Les femmes de la Révolution

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gabriel-Marie LEGOUVÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On ne saurait penser sans attendrissement et sans reconnaissance à l’attachement courageux, à la persévérance infatigable que les femmes, en général, montrèrent à l’époque de la terreur pour les proscrits qui leur étaient attachés par les nœuds de la nature, du cœur, ou de l’hyménée. D’abord, au nombre de quinze à seize cents, elles présentèrent à la Convention une pétition en leur faveur. Depuis, dans toutes les villes où l’on emprisonna, où l’on égorgea, il n’est pas de périls que les femmes n’aient bravés, pas de sollicitations qu’elles n’aient faites, pas de sacrifices qu’elles ne se soient imposés pour sauver, ou voir et consoler les objets de leurs affections ; et plus d’une fois, lorsqu’elles ne purent ni obtenir leur liberté ni les défendre, elles partagèrent volontairement leur captivité et leur trépas. Il m’eût été bien doux de rendre hommage à toutes ces héroïnes en rappelant leurs noms et les monuments de leur magnanimité ; mais comment rassembler des faits innombrables ? J’en ai du moins recueilli quelques-uns 1. Ils suffiront pour attester la vérité de mes vers, et la bonté de ces anges consolateurs qui, dans des jours de crime, ont remplacé la Providence.

Mme Lefort, dans un des départements de l’Ouest, apprend que son mari est incarcéré comme conspirateur. Elle achète la permission de le voir ; elle vole le trouver au déclin du jour avec des vêtements doubles. Elle obtient de lui qu’ils changeront d’habillements, et qu’ainsi déguisé il sortira de la prison, et l’y laissera. Le projet réussit ; l’époux s’échappe. Le lendemain on découvre que sa femme a pris sa place. Le représentant la fait paraître devant lui, et lui dit d’un ton menaçant :

– Malheureuse, qu’avez-vous fait ?

– Mon devoir, lui répond-elle : Fais le tien.

Un semblable stratagème arriva à Lyon, quand cette cité valeureuse, forcée de se soumettre à ses vainqueurs, devint le théâtre des plus barbares exécutions. Une femme est prévenue que son mari va être saisi. Elle se hâte de l’en avertir, lui donne son argent, ses bijoux, le contraint de s’éloigner, et se couvre pendant son absence des habits de cet époux menacé. Les sicaires arrivent, et le demandent ; sa femme, vêtue comme lui, se présente ; on la conduit au comité. Bientôt l’erreur est reconnue. On l’interroge sur son mari : elle répond qu’elle l’a fait fuir, et qu’elle se glorifie de s’être exposée pour lui sauver la vie. On lui présente l’image du supplice si elle ne révèle la route qu’il a prise :

– Frappez quand il vous plaira, répond-elle, je suis prête.

On ajoute que l’intérêt de la patrie lui commande de découvrir le lieu où il est caché ; elle s’écrie :

– La patrie ne commande pas d’outrager la nature.

Paris vit, comme les départements, se multiplier les prodiges de la tendresse conjugale.

Mme Lavalette, détenue à la Bourbe avec son mari, est instruite qu’il se rend au tribunal : elle court vers lui, s’attache à son cou, enlace ses jambes dans les siennes, et supplie le guichetier de les laisser partir ensemble. On lui refusa cette triste faveur.

Mme Davaux l’obtint. Son mari, autrefois lieutenant-général du présidial de Riom, avait été arrêté dans cette ville, et devait être transféré à la Conciergerie : il gémissait sous le poids de l’âge et des infirmités. Mme Davaux prévit le sort dont il était menacé, et voulut partager le sanglant sacrifice. Elle n’avait contre elle aucun mandat d’arrêt, et, libre, elle s’élança sur la voiture qui conduisait à Paris les prisonniers des départements. À leur arrivée elle fut enfermée elle-même, et périt quelques mois après sur l’échafaud à côté de son époux qu’elle tenait embrassé.

Mme Lavergne, femme du commandant de Longwy, éleva pour lui la voix à l’interrogatoire qu’il subit comme prévenu d’intelligence avec les ennemis dans la reddition de cette place. Effort impuissant ! sa sentence fut prononcée devant elle. Elle n’écouta plus que le désespoir ; il suffisait de proférer le cri de Vive le roi, pour être immolé : décidée à ne pas survivre à son mari, elle en fit retentir la salle. En vain les juges voulurent la regarder comme aliénée ; elle s’obstina à répéter ce cri favorable à sa résolution jusqu’à ce qu’elle obtînt d’être elle-même condamnée.

Mme Roland, femme du ministre, le défendit à la barre de la Convention avec autant de fermeté que d’éloquence. Arrêtée, et ne pouvant plus lui être utile, elle lui légua l’exemple d’une mort intrépide, par le calme avec lequel elle marcha à l’échafaud.

On déposa au Plessis des malheureux amenés à Paris pour y être jugés. L’un d’eux avait une femme jeune et belle qui ne s’était point séparée de lui. Comme elle se promenait dans la cour avec les autres prisonniers, on appela son mari au guichet. Elle pressent que c’est le signal de sa perte ; elle veut l’accompagner. Le geôlier s’y oppose ; mais, forte de sa douleur, elle renverse tout, elle se précipite dans les bras de son mari, elle s’attache à lui pour avoir la triste douceur de partager son sort. Des gardes les séparent.

– Barbares, leur dit-elle, je n’en mourrai pas moins.

En même temps elle s’élance vers la porte de fer de la prison, s’y brise la tête ; et tombe expirante.

Le maréchal de Mouchy fut conduit au Luxembourg ; sa femme s’y rend. On lui représente que l’acte d’arrestation ne fait pas mention d’elle ; elle répond :

– Puisque mon mari est arrêté, je le suis aussi.

Il est traduit au tribunal révolutionnaire ; elle l’y accompagne. L’accusateur public l’avertit qu’on ne l’a point mandée ; elle répond :

– Puisque mon mari est mandé, je le suis aussi.

Enfin, il reçoit son arrêt de mort ; elle monte avec lui dans la charrette meurtrière. Le bourreau lui observe qu’elle n’est point condamnée :

– Puisque mon mari est condamné, je le suis aussi.

Telle fut son unique réponse. On les exécuta ensemble.

Si l’hymen, dans ces temps horribles, fit tout pour les malheureux, on juge que l’amour, plus exalté, plus impétueux, ne se laissa pas vaincre en générosité. La fiancée du citoyen Caussé, négociant à Toulouse, en donna un exemple.

La commission révolutionnaire de cette ville l’avait condamné : il était nuit lorsque l’on prononça son arrêt : l’exécution fut donc remise au lendemain. Sa fiancée apprend ce délai, et se dispose à en profiter pour le soustraire aux bourreaux. Une maison non habitée touchait au lieu où il devait passer la nuit. Sa fiancée, qui, dans le cours de son affaire, avait tout vendu pour répandre l’or en sa faveur, achète sur-le-champ cette maison. Elle y vole, suivie d’une femme de chambre dont elle était sûre. Elles percent toutes deux le mur contigu à la prison, et y font une ouverture assez grande pour donner une issue au captif qu’elles veulent délivrer : mais les environs étaient remplis de gardes ; comment le dérober à leurs yeux ? Un déguisement militaire que cette prévoyante amie avait apporté favorise son évasion. Elle-même, vêtue en gendarme, le guide parmi les sentinelles. Ils traversèrent ainsi la ville, sans être reconnus, et passèrent même devant la place où l’on dressait déjà l’instrument qui devait trancher des jours que l’amour sut conserver.

Mme C....r ne put également prouver son amour au citoyen Boyer qu’en mourant avec lui. Ils étaient incarcérés ensemble à Paris. Un jour Boyer est cité au tribunal comme témoin. Ses compagnons d’infortune sentirent qu’ils ne le reverraient plus, et tous les yeux se portèrent sur sa maîtresse. Elle parut fort calme ; elle s’enferma pour écrire. Un de ses amis, craignant que cette tranquillité apparente ne cachât un projet sinistre, épia ses démarches, et intercepta une lettre qu’elle avait écrite à l’accusateur public. Cette lettre lui apprit tout ce qui se passait dans cette âme brûlante. Mme C....r y faisait des vœux pour le retour de la royauté : c’était demander la mort ; elle l’attendait. Mais ne recevant pas de nouvelles, elle craignit que sa lettre ne fût point parvenue : elle en écrivit une autre, et prit ses mesures pour qu’elle arrivât. Cependant on lui cachait les journaux, parce que Boyer était sur la liste des suppliciés ; elle dit à ses amis :

– Je sais qu’il n’est plus ; ne me déguisez rien ; j’ai du courage.

On lui avoua qu’elle avait tout perdu. Elle reçut ce dernier coup avec la plus grande fermeté, et se retira une seconde fois dans son appartement. Là elle relut toutes les lettres de son amant, s’en fit une ceinture, et passa le reste de la nuit à le pleurer. Le lendemain elle s’habilla avec recherche ; et, à l’heure du déjeuner, comme elle était à table avec les autres prisonniers, elle entendit la cloche.

– C’est moi que l’on vient chercher, s’écria-t-elle avec joie : adieu, mes amis ; je suis heureuse, je vais le suivre !

À ces mots elle coupa ses beaux cheveux, les partagea entre ses amis, donna ensuite à l’un une bague, à l’autre un collier ; et les quitta, après les avoir priés de jeter quelquefois un regard sur ses présents. Elle vola au tribunal. On lui demanda si elle était l’auteur de la lettre qui l’y faisait appeler

– Oui, monstres, c’est moi qui vous l’ai adressée ; vous avez assassiné mon amant, frappez-moi à mon tour ; je vous apporte ma tête.

Arrivée à l’échafaud, elle s’écria :

– C’est ici qu’il a péri, hier, à la même heure, je vois son sang : bourreau, viens-y mêler celui de son amante.

Après avoir prononcé ces mots, elle se livra au fer assassin, en répétant jusqu’au dernier moment le nom qu’elle adorait.

Une autre femme se signala, après le trépas de son amant, par un transport d’un caractère différent, mais qui n’est pas moins tendre.

Elle avait assisté à l’exécution de l’infortuné qui lui était si cher. Elle suit sa dépouille jusqu’au lieu où l’on devait l’ensevelir avec d’autres cadavres. Là elle flatte la cupidité du fossoyeur pour en obtenir la tête d’une victime chérie. « Des yeux où régnait l’amour, et que la mort vient d’éteindre, la plus belle chevelure blonde, les grâces de la jeunesse flétries par le malheur ; voilà, dit-elle, l’image de celui que je viens chercher. Cent louis sont le prix que je mets à votre service. » La tête est promise. Elle revient seule et tremblante la prendre dans le voile le plus beau. Mais la nature fut moins forte que l’amour ; cette sensible amante, épuisée des combats qu’elle éprouvait, tomba au coin de la rue Saint-Florentin, et laissa voir aux yeux effrayés son secret et son dépôt. Elle fut envoyée au tribunal révolutionnaire, qui lui fit un crime de l’action qui aurait dû l’attendrir, et elle marcha bientôt au supplice, heureuse de l’espoir de retrouver dans un meilleur monde l’objet qui lui avait inspiré un délire si passionné !

La tendresse fraternelle inspira aussi des sacrifices dignes d’être placés à côté de ceux de l’amour et de l’hymen.

La sœur d’un libraire de Paris, appelé Gattey, présente à la condamnation de son frère, cria Vive le roi, dans l’enceinte même du tribunal ; mais elle voulait périr avec lui : on ne lui accorda pas cette douloureuse satisfaction ; sa mort fut remise au lendemain.

Mlle Maillé, détenue rue de Sèvres, s’immola pour sa belle-sœur. Elle s’était rendue dans la cour avec les autres prisonniers pour y entendre l’appel des accusés : son nom est prononcé, elle s’avance ; mais elle fait observer que, le prénom n’étant pas le sien, ce n’est pas d’elle qu’il s’agit. On lui demande si elle sait quelle est la personne désignée (c’était sa belle-sœur), elle garde le silence. On lui ordonne de révéler sa retraite.

– Je ne désire pas la mort, reprend-elle, mais je la préfère mille fois à la honte de me sauver aux dépens d’une autre ; je suis prête à vous suivre.

Ce mot fut son arrêt.

Madame Élisabeth pouvait échapper aux dangers qui menaçaient les Bourbons en rejoignant ceux de ses frères qui sortirent de France : elle aima mieux s’oublier elle-même pour ne pas abandonner le plus malheureux. Elle mourut bientôt après lui avec le calme d’une âme douce et pure. Dans la voiture qui la menait au supplice son fichu tomba. Exposée en cet état aux regards de la multitude, elle adressa au bourreau ce mot remarquable :

– Au nom de la pudeur, couvrez-moi le sein.

Après la reddition de Lyon, une jeune fille entra désespérée dans la salle où la commission siégeait, et s’écria :

– Il ne me restait de toute ma famille que mes frères ; vous venez de les faire fusiller ; de grâce, commandez que je périsse avec eux.

Elle pressait les genoux des juges en leur adressant cette triste prière. On la refusa.

Dans la même ville, à la même époque, cinq prisonniers s’échappèrent d’un cachot appelé la Mauvaise Cave ; ce sont les sœurs du jeune Porral qui leur en facilitèrent les moyens. Elles donnèrent une partie de leur fortune pour pénétrer jusqu’à leur frère, et firent, au milieu des plus grands dangers, plusieurs voyages pour lui apporter les instruments nécessaires à son évasion. Le jeune Porral s’en servit avec autant de bonheur que de hardiesse, et vint bientôt avec ses quatre compagnons remercier ses généreuses libératrices... qui l’aidèrent encore à se dérober aux recherches qu’occasionna le bruit de sa fuite.

La France presque entière était devenue une arène sanglante où tous les sentiments se disputaient le dangereux honneur d’être utile à l’infortune. Mais la piété filiale, en se dévouant à sa défense, acquit peut-être un nouveau degré d’intérêt par le contraste de l’héroïsme avec la jeunesse et l’innocence.

Mlle de Bussy et Mlle de Brion, âgées, l’une de quinze ans, l’autre de dix-neuf, avaient toutes deux accompagné leurs mères en prison. Elles n’étaient point écrouées, elles pouvaient sortir ; elles préférèrent partager leur captivité ; et lorsque le décret qui expulsait de Paris la caste nobiliaire les força de s’en séparer, elles versèrent des torrents de larmes ; et tous les jours, dans ces campagnes où elles jouissaient d’un air plus pur, on les entendit regretter l’insalubrité de l’horrible demeure dont la violence les avait arrachées.

On a vit également Mme Grimoard, maintenant Mme Potier, témoigner à sa mère, Mme Lachabeaussière, le plus touchant empressement. Elle avait été envoyée dans une prison différente ; elle sollicita, quoique enceinte, sa translation à Port-libre, pour être auprès de sa mère, et lui rendre tous ses soins ; mais elle la trouva enfermée au secret, et traitée avec la plus grande barbarie. Témoin de cette cruauté, elle en fut tellement affectée que son esprit s’aliéna par intervalles ; elle devint la Nina de la nature. Elle négligeait le soin de se parer ; ses cheveux flottaient toujours épars. Dans son égarement, qui attendrissait tous les cœurs, tantôt, immobile à une place, ses yeux se promenaient autour d’elle et ne voyaient personne, son sein exhalait des gémissements, sa figure et son corps se tourmentaient de convulsions ; tantôt elle se levait avec précipitation, parcourait les corridors, allait s’asseoir sur les degrés de la porte du cachot de sa mère. Là elle écoutait longtemps ; et si aucun bruit ne frappait son oreille, elle soupirait, elle pleurait, elle s’écriait douloureusement et à demi-voix :

– Ô ma mère ! ma tendre, ma malheureuse mère !

Si elle l’entendait marcher ou faire quelques mouvements, elle s’entretenait avec elle, et, pour prolonger le pénible plaisir de cette conversation, elle restait des heures entières étendue sur le seuil. Elle ne se bornait point à des paroles, elle portait tous les jours à sa mère une partie de sa subsistance : c’était lui porter la vie, car souvent on oubliait cette infortunée. Mais lorsqu’elle venait demander aux geôliers l’ouverture du cachot, par combien de refus grossiers, de propositions dégoûtantes, d’insolentes plaisanteries il fallait l’acheter ! N’importe, elle souffrait tout pour offrir quelque nourriture à sa mère, pour l’embrasser quelques instants. On eût dit que la sollicitude maternelle avait passé tout entière dans l’âme de cette fille sensible.

Le même éloge est dû à Mlle Delleglace. Son père, envoyé d’un cachot de Lyon à la Conciergerie, partait pour Paris. Elle ne l’avait pas quitté ; elle demanda au conducteur d’être admise dans la même voiture. Elle ne put l’obtenir ; mais le cœur connaît-il des obstacles ? Quoiqu’elle fût d’une constitution très faible, elle fit le chemin à pied, elle suivit pendant plus de cent lieues le chariot où son père était traîné, et ne s’en éloignait que pour aller dans chaque ville lui préparer des aliments, et, le soir, mendier une couverture qui facilitât son sommeil dans les différents cachots qui l’attendaient. Elle ne cessa pas un moment de l’accompagner et de veiller à tous ses besoins, jusqu’à ce que la Conciergerie les séparât. Habituée à fléchir des geôliers, elle ne désespéra point de désarmer des oppresseurs. Pendant trois mois, elle implora tous les matins les membres les plus influents du comité de Salut Public, et finit par vaincre leur refus. Elle reconduisait son père à Lyon, fière de l’avoir délivré ; mais le ciel ne lui permit pas de jouir de son ouvrage ; elle tomba malade dans la route, épuisée de l’excès de fatigue à laquelle elle s’était livrée, et perdit la vie, qu’elle avait sauvée à l’auteur de ses jours.

Mlle de La Rochefoucauld montra autant de courage pour son père. Elle avait été condamnée avec lui dans la guerre de la Vendée ; mais elle sut le dérober à l’exécution. Elle le cacha chez un artisan, jadis leur domestique, et chercha ailleurs un asile pour elle. Tous deux vivaient ainsi à l’abri des bourreaux ; mais comme leurs biens étaient confisqués, et que la pitié est prompte à se lasser, leurs ressources s’épuisèrent bientôt. Mlle de La Rochefoucauld apprend que son père va succomber au besoin ; réduite à la même extrémité, elle ne peut le secourir ; elle se dévoue pour lui. Un général républicain passait alors dans la ville où elle s’était réfugiée ; elle l’instruit, dans la lettre la plus pathétique, de la situation déplorable de son père, et lui offre de se présenter pour subir l’arrêt prononcé contre elle, s’il s’engage à donner un prompt secours à ce vieillard expirant. Le guerrier vole la trouver, mais ce n’est pas un ennemi qu’il lui montre, c’est un protecteur. Il secourut le père, sauva la fille, et, après le 9 thermidor, les fit rentrer dans leur fortune en obtenant la révision de leur jugement.

Le trait de la jeune Bois-Berenger n’est pas moins admirable, et est peut-être encore plus attendrissant. Sa mère, son père et sa sœur, avaient reçu leur acte d’accusation ; elle seule semblait avoir été oubliée des meurtriers de sa famille. Combien cette funeste préférence lui coûta de larmes ! Elle disait, dans son désespoir :

 – Je suis donc condamnée à vous survivre ! nous ne mourrons pas ensemble !

Elle s’arrachait les cheveux ; elle embrassait tour à tour sa mère, sa sœur, son père ; elle les baignait de ses pleurs, et répétait avec amertume :

– Nous ne mourrons donc pas ensemble !

L’acte d’accusation si désiré arrive ; plus de regrets, plus de larmes : elle fait éclater les transports de la joie. Elle embrasse de nouveau ses parents, en s’écriant :

– Nous mourrons ensemble !

On eût dit qu’elle tenait dans ses mains leur liberté et la sienne. Elle se para comme un jour de fête ; elle coupa elle-même les tresses de sa belle chevelure. Au sortir de la Conciergerie, elle pressait dans ses bras sa malheureuse mère, dont l’abattement était son seul chagrin ; enfin elle soutint son courage affaibli jusqu’à l’échafaud.

– Consolez-vous, lui disait-elle, consolez-vous ; n’êtes-vous pas heureuse ? vous n’emportez pas le moindre regret dans le tombeau ; toute votre famille vous accompagne, et vous allez recevoir la récompense que méritent vos vertus.

C’est avec une constance semblable que Mme de Malezey, dont les grâces égalaient la beauté, se conduisit auprès de son père condamné. Elle veilla sans cesse sur lui, elle le consola jusqu’au moment où il fut frappé, et soumit à la même hache la tête la plus séduisante.

Il est plusieurs femmes à qui l’humanité seule inspira ce noble mépris de la vie, que d’autres montrèrent par attachement à des liens sacrés.

Quelque temps après le 31 mai, le député Lanjuinais, mis hors la loi, vint se réfugier à Rennes, chez sa mère, qui n’avait à son service qu’une femme de chambre. Il crut devoir déguiser la vérité à cette dernière ; mais un jour il lit dans les papiers publics que Guadet a été exécuté à Bordeaux, et que l’on a enveloppé dans sa proscription tous ceux de ses amis qui l’avaient reçu, et même les domestiques qui n’avaient pas déclaré son asile. Lanjuinais voit le péril où sa présence jette la femme attachée à sa mère, et il se décide, au risque de sa vie, à l’y soustraire. Il lui révèle sa position, l’avertit de ce qu’elle doit craindre, et l’engage à s’éloigner, en lui recommandant le silence. Elle lui répond qu’elle ne l’abandonnera pas quand il est en danger, et qu’il lui importe peu de mourir si elle doit le perdre. Il lui fait des représentations ; toutes sont inutiles : elle réclame avec instance le bonheur de rester près de ses maîtres jusqu’au dernier moment. Lanjuinais, pénétré, se laissa vaincre, et parvint à gagner, par l’adresse de cette femme, l’époque de la chute de Robespierre, où elle recueillit, dans le salut du fils de sa maîtresse, le prix de sa vertueuse obstination.

Marie, servante dans une maison d’arrêt de Bordeaux, inspira de la confiance à deux jeunes gens par la douceur avec laquelle elle traitait ceux qui y étaient enfermés. Ils s’adressèrent à elle pour s’évader. Elle consentit à leur en fournir les moyens. Au moment de sortir ils lui offrirent chacun un assignat de cinq cents francs comme un témoignage de leur reconnaissance. Elle s’en offensa, et leur dit :

– Vous ne méritez pas que je vous sois utile, puisque vous m’estimez assez peu pour imaginer qu’un vil intérêt me guide.

Ils eurent beau lui observer qu’ils ne lui proposaient cette somme que pour qu’elle échappât sans craindre les besoins, si elle était soupçonnée d’avoir participé à leur fuite ; ils virent bientôt qu’il fallait, ou ne plus lui parler d’argent, ou renoncer à accepter son secours. Ils s’abandonnèrent enfin à elle, en lui demandant quel gage ils pouvaient lui laisser de leur sensibilité :

– Embrassez-moi, leur répondit-elle, je ne veux pas d’autre récompense.

Mlle Boyer, ouvrière à Marseille, fut traduite devant la commission pour témoigner dans l’affaire d’un prévenu qui avait en effet commis le délit révolutionnaire dont on le chargeait. Croyant le soustraire à la mort, elle attesta en sa faveur, et paya de sa tête ce généreux mensonge.

Dans la ville de Brest, un inconnu entra chez Mme Ruvilly pour lui demander un asile contre la proscription. C’était un vieillard de quatre-vingts ans. Née avec une âme compatissante, elle ne s’informa pas de son existence, elle n’examina pas le danger qu’il lui apportait ; il était malheureux, ce titre lui suffit : elle s’empressa de le cacher, et lui prodigua les soins les plus attentifs. Deux jours après, le vieillard vient prendre congé d’elle. Mme Ruvilly, qui avait eu la délicatesse de ne pas le questionner, lui témoigne sa surprise. Il lui avoue qu’il est prêtre, et que voué par ce nom seul à la persécution il craint qu’un plus long séjour ne l’attire sur elle.

– Souffrez, ajouta-t-il, qu’en m’éloignant, je vous délivre du danger de m’avoir recueilli, et m’épargne à moi-même la douleur de vous entraîner dans ma ruine.

– Mais dans quel lieu vous retirez-vous ? lui dit Mme Ruvilly.

– Dieu y pourvoira, répondit-il.

– Quoi ! s’écrie-t-elle, vous n’avez pas de retraite, et vous voulez que je vous laisse partir ! Non, plus votre état vous expose, plus vous m’intéressez. Attendez, de grâce, dans cette maison un moment plus tranquille.

Le vieillard refusa, et, malgré les instances les plus vives, resta vainqueur dans ce combat de générosité. Mme Desmarets, sœur de Mme Ruvilly, se trouvait alors chez cette dernière ; elle fut témoin de cette scène touchante, et garda le secret. Mais la tyrannie a les yeux toujours ouverts ; elle surprit bientôt des traces de cet acte hospitalier. Mme Ruvilly s’applaudit devant ses juges du service qu’elle avait rendu, et ne parut affligée que de voir sa sœur condamnée avec elle pour ne l’avoir pas dénoncée. Ces deux femmes subirent leur sort, fières d’être punies pour une action généreuse.

Mmes Bédée et Bouquey, résidentes l’une à Landujan, l’autre à Bordeaux, Mlle Cauchois, mercière à Dieppe, et beaucoup d’autres, eurent aussi la gloire de périr pour avoir exercé l’hospitalité envers des malheureux persécutés sous différentes dénominations.

Mme Payssac, habitante de Paris, fit plus que donner l’hospitalité à l’innocence poursuivie, elle l’offrit. L’estimable Rabaud de Saint-Étienne était mis hors la loi par suite du 31 mai : Mme Payssac vint lui proposer un asile dans sa maison. En vain il lui fit sentir l’étendue des dangers où il la jetterait en acceptant : elle insista avec toute l’énergie d’une belle âme, et parvint à triompher des refus de Rabaud. Cependant il fut découvert chez elle ; et bientôt après, elle le suivit au supplice avec le courage qu’elle avait montré lorsqu’elle en affronta le péril.

Mme Le Jai, libraire à Paris, réussit mieux ; elle recueillit le député Doulcet de Pontécoulant mis hors la loi, et son zèle fut si ingénieux qu’elle sauva sa vie et la sienne.

La belle action de Mlle de Sombreuil au milieu des massacres de septembre est trop connue pour que j’entre dans de longs détails. Il est juste pourtant que je rappelle ici comme une nouvelle preuve de son dévouement un fait que je n’ai pu placer dans mes vers. Un des meurtriers mit à la délivrance de son père la condition qu’elle boirait un verre de sang. L’amour filial lui donna la force de céder à cette horrible proposition. Depuis cette époque Mlle de Sombreuil eut des convulsions fréquentes et dont le retour était régulier. Elle n’en fut pas moins attentive pour son père ; elle partagea ses fers lorsqu’il fut réincarcéré sous la Terreur. La première fois qu’elle parut devant les autres prisonniers, tous les yeux se fixèrent sur elle et se remplirent de larmes ; elle reçut de tous les cœurs le prix que l’on doit à la vertu. Le citoyen Coëttant la célébra dans une romance touchante qu’il chanta devant elle. Mme de Rosambo lui adressa un mot qui les honore l’une et l’autre. Elle sortait de la prison avec le vénérable Malesherbes pour paraître au tribunal ; elle aperçoit Mlle de Sombreuil :

– Vous avez eu, lui dit-elle, la gloire de sauver votre père, et moi j’ai la consolation de mourir avec le mien.

La fille de Cazotte l’arracha aussi aux égorgeurs des prisons. Comme ce trait a fait moins de bruit que l’autre, il n’est pas indifférent que j’en développe les circonstances.

Quelques jours avant le 2 septembre, Mlle Cazotte, mise à l’Abbaye avec son père, fut reconnue innocente, mais elle ne voulut pas l’y laisser seul et sans secours ; elle obtint la faveur de rester auprès de lui. Arrivèrent ces journées effroyables qui furent les dernières de tant de Français. La veille, Mlle Cazotte, par le charme de sa figure, la pureté de son âme, et la chaleur de ses discours, avait su intéresser des Marseillais qui étaient entrés dans l’intérieur de l’Abbaye. Ce furent eux qui l’aidèrent à sauver Cazotte. Ce vieillard, condamné après trente heures de carnage, allait périr sous les coups d’un groupe d’assassins ; sa fille se jeta entre eux et lui, pâle, échevelée, et plus belle encore de son désordre et de ses larmes.

– Vous n’arriverez à mon père, disait-elle, qu’après m’avoir percé le cœur.

Un cri de grâce se fait entendre ; cent voix le répètent ; les Marseillais ouvrent le passage à Mlle Cazotte, qui emmène son père, et vient le déposer dans le sein de sa famille. Cependant sa joie ne fut pas de longue durée. Le 12 septembre, Cazotte est jeté une seconde fois dans les fers. Sa fille se présente à la Conciergerie avec lui ; la porte, ouverte pour Cazotte, lui est refusée avec dureté : elle vole à la Commune et chez le ministre de l’intérieur, et à force de larmes et de supplications leur arrache la permission de servir son père. Elle passait les jours et les nuits à ses côtés, et ne s’éloignait de lui que pour intéresser ses juges en sa faveur, ou pour disposer des moyens de défense. Déjà elle s’était assurée de ces mêmes Marseillais auxquels elle fut si redevable dans son premier danger ; déjà elle avait rassemblé des femmes qui lui avaient promis de la seconder : elle commençait enfin à espérer, lorsqu’on vint la mettre au secret. Son zèle s’était fait tellement redouter des adversaires de Cazotte qu’ils n’avaient trouvé que ce moyen pour qu’il ne pût leur échapper une seconde fois. En effet ils égorgèrent pendant l’absence de sa fille cet homme qu’auraient dû faire respecter son grand âge, ses talents, et ce spectacle effrayant de la mort qui, dans les massacres de septembre, avait plané trente heures sur sa tête. Mlle Cazotte n’apprit qu’en devenant libre une perte si cruelle ; on conçoit l’étendue de sa douleur. Elle n’eut d’autre consolation que d’adoucir les chagrins de sa mère.

Lorsque la pensée s’arrête sur nos massacres révolutionnaires, et principalement sur la Terreur où le meurtre régna quatorze mois parmi nous, il est difficile de ne pas se rappeler les temps de Marius et de Sylla, qui furent aussi une des époques les plus fatales à l’humanité.

 

 

 

 

Gabriel-Marie LEGOUVÉ.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

1. Ces faits sont, pour la plupart, tirés des almanachs des prisons qui parurent après le 9 thermidor. On rencontrera dans le cours de la narration les noms de la Bourbe, de la Conciergerie, du Plessis, du Luxembourg, de l’Abbaye, de la rue de Sèvres, de Port-Libre : c’étaient des maisons d’arrêt de Paris.

 

 

 

 

 

 

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