Patrice de La Tour du Pin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Issu, du côté maternel, d’une ascendance irlandaise, Patrice de la Tour du Pin introduit dans la poésie contemporaine une nuance d’inspiration celtique qui est peut-être la source de cette double obsession du Jeu et de la Légende qui traverse son œuvre en y instaurant la communication perpétuelle entre les images du langage et le drame ou l’épopée de l’intériorité : on comprend que Supervielle, lui aussi, pour d’autres raisons et sous d’autres formes, poète du merveilleux, n’ait pas hésité à patronner l’auteur des Enfants de septembre.

Mais les pays de légende ne sont plus ici les rêves incertains, ils aspirent à retrouver leur place dans une géographie spirituelle que la poésie a pour fonction d’explorer. Patrice de la Tour du Pin alimente sa quête de tout ce qui réunit l’adhésion à la nature et l’élévation mystique, car il s’agit d’être homme en transcendant l’homme, de reconnaître la lumière sans renier la nuit, et d’inscrire dans la conscience claire le message de l’ineffable. Ce sont alors, bien sûr, les mystiques et en particulier les mystiques poètes, saint Jean de la Croix par exemple, qui aident La Tour du Pin à assurer sa propre originalité ; mais ce sont aussi tous les écrivains qui ont connu l’expérience d’une recherche de l’au-delà dans l’ici-bas, Nerval ou Rilke par exemple, ou encore l’Anglais Francis Thompson.

De toutes ces influences, accordées à une exigence intérieure qu’elles nourrissent et confirment à la fois, résulte une poésie qui est d’abord et avant tout le compte rendu d’une aventure. Et si Patrice de la Tour du Pin fait si souvent penser à Dante, c’est que, dans un univers peuplé d’êtres à la fois vraisemblables et merveilleux, décoré d’images la nature ne cesse de s’épanouir en légendes et en mythes, se déroule une « comédie » au sens où le grand Florentin entendait ce mot, une comédie qui est de l’homme et de Dieu, qui est peut-être surtout de l’homme face à Dieu dans l’inexorable solidarité de sa nature charnelle et de sa vocation spirituelle : la poésie est très exactement située à la charnière interne de cette solidarité et elle naît de l’angoisse qui en accompagne la conscience croissante.

La parole poétique devient alors le lieu d’échange privilégié des multiples signaux dont le va-et-vient remplit l’espace entre les deux mondes. Il est vrai que La Tour du Pin est l’un des plus exactement symbolistes de nos poètes ; et le terme de symbolisme si galvaudé depuis un siècle, est à prendre ici dans un sens aussi précis et rigoureux que possible : La Quête de joie, pour reprendre ce titre où le poète a enfermé l’essentiel de son ambition, n’est pas seulement une nouvelle entreprise de reconquête de l’Âge d’or ou du Paradis perdu ; c’est aussi, à travers les aventures, nocturnes ou lumineuses, ascendantes ou précipitées, de cette reconquête, l’affirmation qu’il n’est entre l’homme et sa Joie de rapport que symbolique. Et ici on se prend de nouveau à songer aux sources celtiques de cette poésie, à la célèbre Quête du Graal, plus précisément à cet admirable passage du Perceval de Chrétien de Troyes, où le héros, semblable à tant d’égards à notre poète et comme lui « fils de la vierge forêt », passe à côté de son salut, faute de saisir le symbolisme inscrit dans les images, le rythme et la démarche d’une progression mystique : au Perceval de Chrétien de Troyes faisait défaut cette intuition du poète que cherche à dégager de lui-même par l’effort de son langage celui qui, comme La Tour du Pin, s’engage alors dans une poursuite qui n’est autre que la poursuite même du Christ.

Aussi la Quête poétique traverse-t-elle la totalité de la condition humaine : elle est, grâce au foisonnement symbolique de l’expérience dont elle rend compte, comme le journal du voyage humain. Et d’ailleurs le symbolisme particulier du voyage et de la migration qui, combiné avec celui de la captivité, donne naissance aux thèmes de l’exil et de l’exode, occupe, semble-t-il, chez La Tour du Pin, une place de choix, non sans raison. Car le propre des signes, dont sont pleins le monde et la vie, est qu’ils sont à la fois des signes secrets et évidents : secrets pour quiconque n’accomplit pas l’acte de dépassement qu’ils exigent ; évidents en tout cas pour Dieu qui en est l’origine. Et si la Quête de la joie reste toujours en deçà de la pleine possession, c’est que l’homme, et le poète lui-même, est bien ce voyageur qui ne cesse de se déplacer dans l’espace intermédiaire entre le secret et l’évidence. Le symbolisme, la rencontre poétique des signes, c’est, pour ainsi dire, à la fois l’épreuve et le démenti de cette distance, à l’intérieur de laquelle toute arrivée est un nouveau départ, et tout départ la plénitude et l’insuffisance d’une arrivée, comme il en est de l’arrivée et du départ suprêmes de l’homme-voyageur : la Mort :

 

      « seront les frontières vers le haut

      Et vers le bas, plus tard ? Les vagues les dépassent,

      Et déjà des reflets sur les vagues, tantôt

      De lui, tantôt d’ailleurs. C’est un espace

      Variable, selon le cœur des eaux... »

 

Car cette poésie, placée sous le signe et de l’angoisse et de l’espoir, hantée par la présence virtuelle ou explicite du Christ, unifie l’immense diversité de son symbolisme de nature et d’humanité par son incessante référence au jeu de l’Amour et de la Mort, dont l’homme est à la fois, sous le regard de Dieu, l’acteur et l’enjeu. C’est pourquoi « les pays qui n’ont pas de légende seront condamnés à mourir de froid » ; car la légende il nous faut y revenir, ce mot étant un des mots clés de l’œuvre de La Tour du Pin est justement ce passage d’un chaos de signes incompréhensibles à la cohérence symbolique d’une aventure significative. Ce n’est pas par hasard que La Tour du Pin, nourri naturellement d’inspiration biblique, comme Pierre Jean Jouve, comme Pierre Emmanuel, commence sa quête poétique et spirituelle par une Genèse, Genèse d’ailleurs plus fluviale que terrestre, qui est surtout la genèse d’une légende, de surprise et de découverte, de tentation et de salut, et surtout d’amour et de mystère, dans le rayonnement solaire et nocturne s’opère la rencontre de l’homme et de la nature, de l’homme et de lui-même, de l’homme et de Dieu :

 

      « Genèse ! Genèse ! aborder ma Genèse !

      Faut-il me féconder pour jouir enfin de moi ?

      Au lever de leur jour, des mondes apparaissent

      Possibles à créer ; mais un seul à ma voix

      Doit surgir, et plus tard, les autres invisibles

      Traverseront un ciel que j’aurais dépassé ! »

 

À travers cette aventure que, dans La Contemplation errante, La Tour du Pin a incarnée dans le personnage, au nom symbolique, d’André Vincentenaire, la poursuite des signes est de plus en plus une tentative de traduction en langage humain des messages de l’Ineffable. L’image devient comme une allégorie sacramentelle et si La Tour du Pin s’écrie « Tout est Eucharistie », c’est parce que ce qui est symbole dans le langage est mystère dans le monde et présence cachée mais incontestable de Dieu dans l’homme et dans la nature. De la symbolique du langage à la signification sacrée du monde et de l’homme, le mouvement est continu qui engage aujourd’hui le poète dans l’exploration d’une véritable poésie liturgique et qui le conduit à définir ainsi son ambition :

 

« Si le plus personnel tient dans l’échange avec le plus universel, si le repli et l’ouverture se balancent si les semences enfouies dans mon tuf n’avortent pas, je peux m’efforcer de remplir ce mot de théopoésie que j’ai hasardé avec crainte, et servir l’homme aussi.

(Lettre aux confidents, 1960.)        

 

Théopoésie, il faut en effet ce néologisme pour formuler l’ambition du poète et saisir l’ampleur de l’aventure dont l’œuvre retrace les épisodes successifs et ascendants.

 

 

Henri LEMAÎTRE.

 

 

 

Entre poésie et mystique, la poésie moderne a souvent entretenu de dangereuses ambiguïtés : Patrice de la Tour du Pin part de cette expérience d’ambiguïté qu’est inéluctablement l’expérience poétique, mais c’est pour délimiter et explorer à la fois la distance qui est, entre expérience poétique et expérience mystique, le lieu de leur distinction comme de leur rencontre.

 

 

Œuvres essentielles

 

LA QUÊTE DE JOIE. – Ce premier acte poétique est né, de l’aveu même du poète, de l’insuffisance des « nourritures intellectuelles », et cette insatisfaction produisit à la fois la recherche d’une connaissance qui pût transcender l’intelligible pur, et la création d’un langage qui pût, à partir d’une synthèse de spontanéité et d’organisation, figurer symboliquement la poursuite du mystère.

UNE SOMME DE POÉSIE. Comme le titre l’indique, avec le souvenir évident de saint Thomas, c’est la tentative d’une analogie entre Poésie et Théologie, ce que La Tour du Pin nomme lui-même théopoésie : l’effort mystique de la vie religieuse vient à la rencontre de l’effort poétique de maîtrise du langage et ce double effort s’oriente vers l’unité d’une poésie intégralement religieuse, qui pourrait même se confondre avec ce que La Tour du Pin appelle le Troisième Jeu, celui qui, après le Jeu du Seul et le Second Jeu, se dénouerait dans la coïncidence entre le secret du poète et le Mystère de Dieu.

 

 

Études sur Patrice de la Tour du Pin

 

BIÉVILLE-NOYANT (A. de), Patrice de la Tour du Pin, Paris, Nouvelle Revue Critique.

DANIEL-ROPS, L’Œuvre grandissante de Patrice de la Tour du Pin, Bruxelles, Maison des Poètes.

KUSHNER (Éva), Patrice de la Tour du Pin, Paris, Seghers (coll. « Poètes d’aujourd’hui »).

 

 

Biographie

 

1911   Naissance à Paris, le 16 mars, de Patrice de la Tour du Pin.

1914   Octobre. Mort au champ d’honneur du père du poète.

1920-1928   Études au Cours Hattemcr, au Collège Sainte-Croix de Neuilly, philosophie au Lycée Janson de Sailly.

1929-1952   Études de lettres et de sciences politiques. Débuts poétiques.

1933   Première publication poétique (Les Enfants de septembre) dans « La Nouvelle Revue française ».

1935   Installation définitive dans le domaine familial, au Bignon-Mirabeau en Sologne.

1940-1943   Captivité en Allemagne : intense activité créatrice.

1943   Mariage avec Anne de Bernis.

1946-1959   Composition et publication des œuvres poétiques majeures.

1961   Grand Prix de Poésie de l’Académie française.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poésie et Prose.

 

La Quête de joie, Paris, La Tortue, 1933, et Gallimard, 1939.

L’Enfer, Tunis, Mirages, 1935.

Le Lucernaire, Tunis, Mirages, 1936.

Psaumes, Coll. « Métamorphoses », Paris, Gallimard, 1938.

La Vie recluse en poésie, Paris, Plon, 1938.

Les Anges, Paris, Cahiers des Poètes catholiques, 1942.

La Genèse, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1945.

Le Jeu du seul, Paris, Gallimard, 1946.

Les Concerts sur terre, Paris, Laffont, 1946.

Une Somme de poésie, Paris, Gallimard, 1946.

La Contemplation errante, Paris, Gallimard, 1948.

Une Somme de poésie : le Second Jeu, Paris, Gallimard, 1959.

Une Somme de poésie : Petit théâtre crépusculaire, Paris, Gallimard, 1963.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net