Charles Péguy

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Péguy, en pleine bataille de la Marne, le 5 septembre 1914, signe et unifie sa vie et son œuvre, et ce terme marque le point de départ de la révélation progressive qui devait donner à ce poète et à ce militant, au long d’un demi-siècle, sa stature définitive.

Cette aventure commence à Orléans, dans le triple cadre du foyer, du travail et de l’école, et c’est déjà l’intuition de l’unité profonde de la cité et de la personne, de la patrie et de la justice, de l’homme et de Dieu : alors se forme sans doute ce mythe de Jeanne d’Arc, destiné à devenir la grande vision historique et théologique qui, de plus en plus, obsédera l’homme et le poète.

En attendant, Péguy passe par l’École normale supérieure, où il découvre, pour s’y engager tout entier, ce socialisme généreux qui fera d’abord de lui le plus pur et le plus passionné des « dreyfusards » et ensuite l’intransigeant animateur des Cahiers de la Quinzaine ; socialisme et générosité qui l’opposeront bientôt à la politique du parti socialiste ; c’est alors que Péguy, aux environs de 1910, dans Notre jeunesse, fixera définitivement sa distinction célèbre entre politique et mystique, distinction dont l’affirmation et l’approfondissement marquent les grandes œuvres polémiques dirigées contre le « parti intellectuel ».

Mais sans doute serait-ce trahir Péguy que de réduire son œuvre militante à cette polémique, car la polémique et c’est ce qui lui conserve toute son actualité permanente n’est que la forme où s’exprime une mystique englobant le présent et le passé, le spirituel et le charnel : c’est la découverte simultanée de la Terre des Hommes et du Fils de l’Homme, car le retour à la foi catholique, amorcé dès 1908 et annoncé par la première Jeanne d’Arc de 1897, trouve ses racines dans la mystique de la Justice et dans la mystique de la Patrie. C’est alors que le polémiste et le militant donnent naissance au poète et que l’engagement politique donne naissance à cet engagement suprême qu’est l’engagement épique : celui qui fut sans doute le plus « engagé » des écrivains de sa génération ne devient pas par hasard notre plus grand poète épique : la preuve en est que le rythme et, pour ainsi dire, la respiration des trois Situations sont, en profondeur, les mêmes que ceux des inépuisables quatrains qui défilent tout au long de la grande épopée d’Ève.

Péguy avait d’autre part rencontré Bergson et trouvé, dans l’œuvre et la pensée du philosophe, la confirmation d’une de ses intuitions spirituelles et poétiques les plus profondes : l’expérience du temps et de la durée à la fois comme milieu d’incarnation et comme source de rédemption, à la fois comme substance du charnel et comme figure du spirituel ; aussi pourra-t-il écrire :

 

      Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles

      Car elles sont le corps de la cité de Dieu.

 

Ces deux vers du morceau le plus justement célèbre d’Ève sont comme la clé de toute la pensée et de toute l’œuvre de Péguy.

Ainsi prend corps la grande épopée de l’insertion du charnel dans le spirituel, qui s’exprime à travers l’histoire de l’humanité et l’histoire de la France, à travers le Christ et à travers Jeanne d’Arc ; qui s’exprime aussi à travers une certaine tradition de l’âme et de la littérature française que Péguy a de plus en plus conscience de continuer et d’illustrer : en particulier la tradition de l’honneur qui fait remonter Péguy jusqu’à Corneille et lui fait écrire sur ce sujet, dans Victor-Marie, comte Hugo, et dans la Note conjointe, quelques-unes de ses plus admirables pages.

C’est donc l’obsession du sacré et de son universelle présence dans l’humain qui est le germe progressivement épanoui du génie et de l’œuvre de Péguy : l’invasion de cette œuvre par la poésie en est le signe irréfutable ; de même, le parcours cyclique qui conduit du drame poétique de la Jeanne d’Arc au Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et aux strophes solennelles consacrées à l’héroïne dans Ève ; de même encore, l’accomplissement du rythme de démarche et de retour sur soi des « œuvres en prose », dans le verset des Mystères et l’alexandrin des Tapisseries. Et ne laissons pas passer l’occasion de souligner la place éminente dans la poésie française de ce Péguy restaurateur et promoteur d’un alexandrin qui porte en lui à la fois la vigueur de la nouveauté et la plénitude de la tradition.

Aussi l’œuvre de Péguy trouve-t-elle sa place au-delà de tout art, au-delà de tout propos esthétique ; ce qui s’inscrit dans la démarche du verbe et du rythme, c’est la vie intérieure d’un témoin et d’un acteur ; si cette œuvre est marquée par l’abondance et la répétition, si elle obéit à la loi du piétinement et du retour, c’est qu’elle est à la fois rite et pèlerinage, c’est qu’elle tend à intégrer l’élévation de la prière à la marche lente et régulière de la durée ; c’est qu’elle veut aussi, par cette patience créatrice que figure le rythme du verset ou de l’alexandrin, et dont une autre figure est l’histoire profane et sacrée, accéder à la plénitude de la prophétie, inépuisable proclamation rythmée de la présence intime du surnaturel au cœur de l’homme et du monde.

Car si Dieu est au centre, et à l’origine, de cet univers et de son histoire, le monde et l’homme y voient leur présence croître proportionnellement à celle de Dieu, et la plénitude de la Vie se nourrit de cette relation mystique :

 

          Sans ce bourgeon qui n’a l’air de rien,

          qui ne semble rien,

          tout cela ne serait que du bois mort.

          Et le bois mort sera jeté au feu.

                        (Mystère des Saints Innocents)

 

Or, dans cet univers, il n’y a pas place pour la mort, toute la place est prise au contraire par la Vie et par sa figure à la fois la plus fragile, la plus noble et la plus invulnérable, la figure paradoxale qui domine toute l’œuvre de Péguy, la figure de l’Espérance, cette petite Espérance sans laquelle la spiritualité de la prière et la poésie de l’épopée seraient dépouillées de leur grandeur.

C’est dans les Tapisseries que triomphent à la fois la plénitude rythmique, l’unité épique et la fonction sacrée de la poésie de Péguy ; mais s’y trouvent tout aussi bien assimilés et assumés les thèmes majeurs du militant de la Foi, de la Justice et de la Patrie ; ce qui permet à ces Tapisseries d’être, au sens le plus plein du terme, le couronnement et la somme de l’œuvre entière : après la forme en quelque sorte intermédiaire du verset qui caractérisait les Mystères, voici l’alexandrin et la répétition de sa régularité métrique et strophique (car, dans les Tapisseries, la forme du quatrain revêt au moins autant d’importance rythmique que l’alexandrin) ; voici aussi, grâce à l’incantation et à l’efficacité de ce rythme, le tissu de l’histoire où se dessine, au fur et à mesure qu’avance le parcours poétique, une véritable « politique divine », en même temps que se forme à la manière d’un décor englobant la signification, ce multiple paysage où fraternisent les terres et les héros, les hommes et les saints, le destin et la Providence. Alors paraît le véritable héros de cette épopée, le peuple, plus particulièrement le peuple de France et le peuple de Paris, mais si c’est encore le peuple historique, c’est déjà, sous la bannière de Jeanne d’Arc ou la houlette de sainte Geneviève, le peuple futur et présent de l’humanité en marche, sauvée et rassemblée :

 

          Le troupeau tout entier à la droite du père

                            (La Tapisserie de sainte Geneviève)

 

Mais ce chevalier de la Justice, ce chantre de la communion, fut un solitaire, et il reste seul. Cependant sa puissance poétique et prophétique suscite comme un rayonnement de cette solitude, rayonnement dont sans doute le secret réside, pour peu qu’on y consente car il faut y consentir dans une rencontre unique de la simplicité et de la solennité, de l’humilité et de la grandeur.

 

 

Henri LEMAÎTRE.

 

 

 

L’identification de l’expression poétique avec la conscience du sacré est au cœur de l’œuvre de Péguy, comme l’identité de la condition historique de l’humanité et de sa vocation mystique est au cœur de sa pensée.

 

 

Œuvres essentielles

 

NOTRE JEUNESSE. Péguy, en évoquant l’enthousiasme socialiste et dreyfusard de sa jeunesse, s’en prend à ceux qui ont, selon lui, dégradé cet idéal ; selon une méthode qui est caractéristique de sa pensée, il élève le débat en développant à cette occasion l’analyse dialectique de l’opposition entre mystique et politique.

VICTOR-MARIE, COMTE HUGO. L’ARGENT. L’ARGENT, SUITE. – Dans ces trois cahiers, qui forment un ensemble, Péguy élargit ses perspectives, exalte conjointement Corneille et Hugo, fonde sa mystique patriotique sur le retour aux traditions populaires, le principe de l’honneur et la fidélité à un christianisme authentique, mystique concentrée et rassemblée dans le thème de la vocation de la France.

MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE D’ARC. PORCHE DU MYSTÈRE DE LA DEUXIÈME VERTU. MYSTÈRE DES SAINTS INNOCENTS. Le mot de Mystère est à prendre ici dans un sens très précis, à la fois poétique et religieux : c’est d’abord une méditation, le plus souvent en forme de prière, sur les mystères de l’Incarnation et de la Rédemption ; c’est d’autre part la traduction en langage poétique, sans la forme du verset, du retour de Péguy aux sources médiévales ; c’est aussi le développement du thème de l’Espérance, la deuxième vertu, inspiratrice originelle de la prière poétique de Péguy.

LES TAPISSERIES : TAPISSERIE DE SAINTE GENEVIÈVE ET DE JEANNE D’ARC, TAPISSERIE DE NOTRE-DAME, ÈVE. – C’est le sommet épique de l’œuvre de Péguy : accordée avec la pratique de l’alexandrin régulier, son inspiration s’engage dans le développement d’une immense fresque la trame d’une histoire sacrée apparaît au travers du symbolisme des événements, des paysages, des personnages.

 

 

Études sur Charles Péguy

 

BÉGUIN (A.), La Prière de Péguy, Paris, Le Seuil.

DUPLOYÉ (P.), La Religion de Péguy, Paris, Klincksieck.

ISAAC (Jules), Expériences de ma vie, Péguy, Paris, Calmann-Lévy.

ROLLAND (Romain), Péguy, Paris, Albin Michel.

 

 

Biographie

 

1873 janvier.    Naissance de Charles Péguy à Orléans.

1880-1891   Péguy élève de l’École annexe de l’École normale du Loiret, puis boursier au Lycée d’Orléans.

1892-1893   Service militaire à Orléans.

1891-1892 et 1895-1894   Préparation de l’École normale supérieure au Lycée Lakanal et à Sainte-Barbe. Naissance de l’amitié de Charles Péguy et de Joseph Lotte, futur fondateur du « Bulletin des professeurs catholiques de l’Université ».

1894-1897   À l’École normale supérieure, sous l’influence d’Albert Mathiez et de Lucien Herr, Péguy s’engage dans le socialisme militant, et l’affaire Dreyfus, qui éclate alors, est pour lui l’occasion d’accentuer son intransigeance.

1897   Jeanne d’Arc, première grande œuvre poétique de Péguy qui contient déjà les germes de son inspiration future.

1900 janvier.    Fondation des Cahiers de la Quinzaine dont Péguy assurera jusqu’à la guerre la direction et, pour l’essentiel, la rédaction : les Cahiers seront pendant quatorze ans l’organe d’une pensée qui « évolue » selon la loi d’une profonde fidélité de Péguy à lui-même.

1905   À l’occasion de l’incident de Tanger, Péguy découvre ce qu’il appelle lui-même « l’imminence réelle » de la menace allemande et s’engage alors dans le patriotisme militant contre le pacifisme et l’internationalisme.

1908   C’est de cette année que, si l’on en croit les termes d’une lettre à J. Lotte (« J’ai retrouvé la foi, je suis catholique ») qu’il faut dater la conversion de Péguy, qui retentira si profondément sur son œuvre ultérieure mais qui est en même temps dans la ligne d’une part importante de son œuvre antérieure.

1914   5 septembre. Le lieutenant Péguy est tué, d’une balle au front, à Villeroy, durant les premières heures de la bataille de la Marne.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Théâtre.

 

Jeanne d’Arc, Paris, Librairie de la Revue Socialiste, 1897.

 

Prose.

 

De Jean Coste, 1902, Paris, Gallimard, 1937.

Notre Patrie, 1905, Paris, Gallimard, 1915.

Clio, dialogue de l’histoire et de Pâme païenne, 1909, Paris, Gallimard, 1931.

Notre jeunesse, 1910, Paris, Gallimard, 1933.

Victor-Marie comte Hugo, 1910, Paris, Gallimard, 1934.

Un Nouveau Théologien, 1911, Paris, Gallimard, 1936.

L’Argent, l’Argent suite, 1913, Paris, Gallimard, 1932.

Note conjointe sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, 1914 Paris, Gallimard, 1935.

 

Poésie.

 

Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1911, Paris, Gallimard, 1918.

Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1911, Paris, Gallimard, 1929.

Le Mystère des saints Innocents, 1912, Paris, Gallimard, 1929.

Les Tapisseries, 1912-1913, Paris, Gallimard, 1927.

Ève, 1913, Paris, Gallimard, 1933.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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