Une cousine de Churchill à Assise : Clara Sheridan

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri LEMAÎTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’histoire de Clara Sheridan, moins spectaculaire que certaines autres conversions, n’en est pas moins exemplaire : elle montre en effet combien les traditions d’un terroir profondément catholique – l’Irlande – sont capables d’influer sur une destinée individuelle. Combien aussi un lieu tout rempli d’une présence sainte – Assise – peut épanouir, par une sorte de miracle, les réserves de foi, perdues dans les profondeurs d’une âme, malgré elle engagée dans la grande Recherche.

Et, pour une religion de l’Incarnation, l’histoire de cette conversion vérifie l’importance qu’elle attache aux traces humaines, terrestres et historiques du surnaturel.

 

 

EN TERRE D’IRLANDE

 

Clara Sheridan, qui appartient à une noble famille britannique, alliée à la famille des Marlborough et dont le plus célèbre représentant est aujourd’hui Sir Winston Churchill, était née en Irlande du Sud, ce pays où traditions religieuses et traditions nationales s’étaient, tout au long d’une douloureuse histoire, mutuellement renforcées.

À cette époque – en 1887 – l’Irlande est encore engagée dans sa lutte ardente, à la fois pour sa liberté et pour sa religion.

Il faut ainsi imaginer le climat dans lequel put grandir une enfant, extrêmement sensible à cette sorte d’exil spirituel que signifiait sa condition d’Anglaise protestante dans cette Irlande catholique. Elle verra autour d’elle se manifester l’attirance de ce catholicisme irlandais sur des esprits généreux, lorsque son cousin Shane Leslie, au grand scandale de sa famille, entrera dans l’Église catholique, à l’âge de vingt ans.

Le souvenir de cette enfance, et de l’empreinte qu’elle en reçut pour sa vie entière, est bien, pour Clara Sheridan, la source la plus ancienne, mais non la moins efficace, de la conversion à laquelle elle ne devait se résoudre entièrement qu’à l’âge de 60 ans ; mais, comme elle l’écrit elle-même

 

« Les impressions reçues durant l’enfance peuvent dormir longtemps au fond du cœur, elles n’en sont pas moins indéracinables. »

 

Or, dans cette Irlande des années d’avant 1914, ignorante de toute neutralité libérale, les termes mêmes de catholique et de protestant sont implicitement chargés d’une sorte de violence antithétique ; ils symbolisent le conflit irréconciliable de deux humanités ; et ceux qui sont les maîtres du pays – Anglais et Protestants, ce qui, en Irlande, ne fait qu’un – ont le choix entre la double et intransigeante dureté du puritanisme et du racisme, ou l’inconfortable sentiment d’une sorte d’exil intérieur.

Dans un pays aussi solidaire, aussi fortement établi dans ses traditions religieuses, l’Anglais, quoique maître, reste l’étranger ; et il est même deux fois étranger, socialement et spirituellement.

Or, il est des âmes qui ne peuvent aisément tolérer de se sentir ainsi doublement étrangères, dans le propre pays de leur naissance. Sans doute le cousin de Clara Sheridan, qui était poète, appartenait-il à cette classe d’âmes, et ce fut la raison humaine qui servit à la grâce pour le contraindre à la conversion. À cette même classe d’âmes appartenait aussi Clara Sheridan :

 

« Je passai mon enfance en Irlande du Sud, ce pays où les mots « protestant » et « catholique » comportent aussi dans leur définition des implications politiques. Sans pouvoir me l’expliquer, je sentis vaguement que nous étions à l’écart de la véritable vie irlandaise et que l’on nous considérait comme une minorité méprisée. »

 

L’ultime réaction à cette première impression d’enfance devait tarder encore de longues années, mais les circonstances allaient en rendre l’empreinte encore plus profonde.

Comme on le sait, en effet, les dernières années du XIXe siècle et les premières années du XXe furent, dans l’histoire de l’Irlande, une période fort troublée, qui allait aboutir, à la faveur de la première guerre mondiale, à l’indépendance du pays.

Au cours de cette période de troubles, le manoir des Sheridan fut incendié et détruit ; cet évènement n’était pas de nature à entourer de sympathie et l’Irlande et sa religion...

Telle était l’enfant qui allait bientôt entrer en contact, pour la première fois de sa vie, avec le catholicisme.

 

 

EN FRANCE

 

Appartenant à un milieu mondain et aristocratique, où l’éducation obéissait à un certain nombre de règles rigoureuses, la mère de Clara Sheridan comptait au nombre des ornements sociaux les plus indispensables la connaissance impeccable du français : elle avait elle-même connu autrefois Napoléon III et l’Impératrice Eugénie, elle avait, dans sa jeunesse, été reçue à Compiègne et gardait un souvenir enthousiaste des brillantes soirées des Tuileries ; dans son esprit, une éducation française était nécessaire, non seulement à l’indispensable connaissance de la langue, mais encore à l’acquisition de ces belles manières, qui ne se pouvaient apprendre qu’à Paris.

Telles sont les raisons, exclusivement mondaines, qui firent qu’à l’âge de 13 ans, Clara Sheridan fut soumise à des influences qui allaient, après celle de l’Irlande, la marquer pour sa vie.

Et l’on ne peut s’empêcher, au passage, d’admirer l’opportunité avec laquelle Dieu sait s’adapter aux diverses mentalités humaines, lorsqu’on le voit ici exploiter, avec une sorte de surnaturelle habileté, le snobisme mondain de la famille Sheridan !

Car la décision de faire élever Clara Sheridan en France et de lui faire apprendre les bonnes manières à Paris impliquait presque obligatoirement son entrée dans une maison d’éducation catholique. Et c’est bien ce qui se passa : la fillette entra en 1900 au Collège de l’Assomption.

Quel changement de vie et d’atmosphère pour une enfant de cet âge ! Mais déjà une sorte de finalité semblait marquer sa vie : Anglaise et protestante, elle était née dans l’Irlande catholique ; Anglaise et protestante, elle allait passer son adolescence – cet âge crucial – dans un collège catholique français, et parmi les changements de langue, de mœurs et de milieu, une seule chose demeurait commune à son pays natal et à sa nouvelle demeure provisoire : l’atmosphère catholique ; même pour une petite fille qui, quoique d’origine protestante, n’avait encore reçu aucune formation religieuse, il y avait là de quoi la frapper, fût-ce inconsciemment, en attendant que l’empreinte divine, ainsi discrètement disposée, vînt enfin à la lumière.

La fillette qui entrait ainsi à 13 ans dans un collège catholique parisien ne connaissait encore rien des problèmes religieux : il semble bien, d’après son propre témoignage, que la fidélité protestante de sa famille ait été peu de chose et se bornât à être une habitude sociale plutôt qu’une véritable foi. Les impressions qu’elle allait recevoir trouvaient donc un terrain favorable.

Et cela, d’autant plus que, justement, ces impressions n’étaient pas sans analogie avec celles que Clara Sheridan avait pu ressentir au cours de son enfance irlandaise. Ici encore, parmi ses compagnes, elle se sent doublement étrangère, et par la nationalité, et par la religion :

 

« Ainsi me trouvai-je dans la situation désagréable de me sentir différente de mes compagnes, qui me prenaient en pitié. »

 

C’est que la famille de Clara, obéissant à cette fidélité sociale au protestantisme dont nous parlions tout à l’heure, avait un peu mauvaise conscience : n’était-ce pas une sorte de trahison, surtout pour des protestants vivant en Irlande, de livrer ainsi leur fille à ce qui, d’un certain point de vue, était l’ennemi ? Aussi avait-on prévu que Clara devait être protégée de toute influence religieuse. Elle allait au collège pour apprendre le français et les belles manières, non pour y trahir sa religion natale. Clara Sheridan nous rapporte elle-même à ce propos quelques détails savoureux :

 

« Au Collège, j’appris à faire la révérence, ce que ma chère maman plaçait au-dessus de tout, au-dessus même de la religion. Et pour tranquilliser sa conscience de protestante, elle payait une somme spéciale, en supplément du prix de pension, pour qu’on me fît manger de la viande le vendredi. »

 

Les précautions nécessaires étaient prises : Clara Sheridan, quoique dans un collège catholique, ne recevrait pas une éducation religieuse ; le principe d’action de ses parents semble bien avoir été : plutôt rien que catholique (plus tard, on changera d’avis et l’on en arrivera à dire : plutôt catholique que rien ; mais ce sera au moment où Clara elle-même aura, une première fois, été tentée par la grâce).

 

« Toujours pour tranquilliser sa conscience, ma mère avait demandé à la Supérieure qu’on ne m’enseignât pas la religion catholique, et la Supérieure avait accédé à cette demande. Aussi, lorsque l’aumônier venait chercher les élèves pour la classe d’histoire de l’Église, je ne bougeais pas. Quel malaise lorsqu’il arrivait qu’on me demandât pourquoi ! Aussitôt, toute la classe, tournée vers moi, répondait en chœur à l’aumônier, pour lui expliquer la situation : « Elle est hérétique ! » Il n’est pas besoin d’avoir une connaissance approfondie de la psychologie des enfants pour imaginer ce que je pus alors souffrir. »

 

Ce temps passé au Collège de l’Assomption ne lui a pas laissé que de bons souvenirs : elle avait grandi, en Irlande, comme une enfant libre et indisciplinée ; le régime de l’internat, de cet internat français qui faisait, alors surtout, tellement moins de place à la liberté que l’éducation anglo-saxonne, ne dut guère convenir à ce tempérament.

 

 

INFLUENCE DE LA LITURGIE

 

Cependant, et peut-être justement, parce que le régime lui était dur, la jeune Clara concentrait sa sensibilité sur ce qui lui parlait au cœur, et principalement les manifestations de la liturgie. Comme pour tant de protestants, frustrés des satisfactions légitimes de la sensibilité, les cérémonies furent, pour cette jeune fille éprise de beauté, une admirable découverte : c’est d’abord par le biais d’une certaine émotion esthétique que le catholicisme l’impressionna :

 

« J’étais fascinée par la chapelle, par la musique, par le chant des religieuses, par l’autel doré, les cierges, l’encens. Les cérémonies me mettaient en extase comme lorsque, par exemple, nous défilions une à une devant l’autel et qu’il nous était permis de baiser, à genoux, les reliques de la Sainte Croix. »

 

Le langage même que Clara Sheridan emploie, aujourd’hui encore, pour évoquer ces souvenirs d’enfance, caractérise sa situation d’adolescente troublée par la fascination de sa nouvelle vie. Ce n’est encore que romantisme d’adolescente, mais de cela aussi Dieu saura se servir pour entraîner plus loin cette jeune et sans doute superficielle amoureuse des chants, des génuflexions, de l’encens et des baisers dévots.

 

 

INDÉCISION

 

Sachant à quoi elle était promise – à l’influence du Poverello stigmatisé d’Assise, dont la religion est fort éloignée de ce romantisme suspect – on ne s’étonnera guère que la Providence ait fait échouer une première tentative de conversion. Plutôt que d’être admis à fausser, dès sa source, la spiritualité de cette âme poursuivie par Dieu, son romantisme adolescent devra d’abord être renoncé, puis dépassé ; alors seulement, il pourra prendre sa place dans l’économie générale de sa destinée.

Après trois ans de séjour au Collège de l’Assomption, trois années de refoulement mystique, si l’on ose ainsi parler, trois années, en tout cas, où la jeune fille avait éprouvé, dans sa sensibilité d’exilée, le besoin d’un recours, dont elle ne connaissait pourtant encore que les formes les plus superficielles, après ces trois années, son parti était pris : à 16 ans la voici décidée à se faire catholique :

 

« Revenue en Irlande pour les vacances d’été, j’appris que le Pasteur protestant avait dit à ma mère qu’il était temps pour moi de recevoir la confirmation anglicane ; mais je m’opposai délibérément à la réception du sacrement et déclarai que mon intention était de devenir catholique : je revois encore le visage affligé du Pasteur et l’expression résignée de ma mère quand me fut faite cette réponse : « ...Enfin..., il vaut mieux être catholique que rien ! »

 

Et, malgré l’extase adolescente de la musique religieuse, de l’autel doré, des cierges et de l’encens, ce fut rien plutôt que catholique :

 

« De seize à soixante ans, j’ai vécu selon le mot de ma mère : je ne fus rien. »

 

Il ne fut plus question, évidemment, de retourner dans un établissement catholique. Il semble que Dieu voulait une âme plus profondément conquise, et, pour amener jusqu’à lui Clara Sheridan, il sut prendre son temps. Mais il sut aussi la maintenir à portée de sa grâce, et, comme elle le dit elle-même, en se rappelant cette période de sa vie,

 

« Cependant, quoique hors de l’Église, je n’en étais pas éloignée ; j’étais déjà par le cœur sur le parvis de la cathédrale. »

 

 

MARIAGE

 

De son passage au Collège de l’Assomption, Clara Sheridan avait conservé des coutumes religieuses que peut-être – n’était la suite de sa vie – on pourrait considérer comme de simples habitudes sentimentales et superstitieuses : c’est ainsi qu’elle avait dans sa chambre un oratoire orné de cierges et de fleurs, et d’une Madone de Bellini : le romantisme de son adolescence restait ainsi vivace en elle, et cet oratoire, plutôt qu’une manie plus ou moins touchante, était bien le signe d’une nostalgie.

Bientôt vint le temps du mariage : le fiancé de Clara appartenait à une famille traditionnellement puritaine ; un paradoxe mystérieux voulait qu’elle s’attachât ainsi à un protestant pour qui l’antipapisme était un devoir rigoureux. Clara Sheridan fait d’ailleurs, des premiers temps de son mariage, le récit que voici :

 

« Mon mari fut irrité d’apprendre que j’avais dans ma chambre un oratoire... Il en vint à me dire que, si un de ses fils se faisait catholique, il le déshériterait. Mais, au début, nous n’eûmes pas de fils et nous en étions fort attristés. Mon mari désirait me voir consulter des médecins renommés, mais j’avais d’autres pensées en tête, et comme j’étais alors jeune et belle, et que mon mari était fort amoureux, je pus naturellement agir à ma guise. »

 

Quelle place tenaient encore, dans cette vie à sa guise, les souvenirs religieux du Collège de l’Assomption et la trace, sans doute plus profonde, du désir de conversion de ses seize ans, Clara Sheridan ne nous en dit rien dans sa brève autobiographie. Mais, chaque année, des vacances italiennes allaient entretenir et approfondir en elle le besoin religieux et, plus précisément, le besoin du catholicisme. Dans cette nouvelle période de sa vie, son attachement à une terre catholique semble bien avoir encore été le signe providentiel du regard de Dieu sur son âme. Il est clair en effet que, sans l’Irlande, sans le Collège de l’Assomption, sans l’Italie enfin, et malgré la durée de ses ardeurs sentimentales, Clara Sheridan fût restée rien plutôt que catholique.

 

 

VACANCES ITALIENNES

 

Dès le moment de leurs fiançailles, Clara avait conclu avec son futur époux le pacte suivant : pour pouvoir satisfaire son grand amour de l’Italie, elle devait pouvoir disposer chaque année de quelques semaines de vacances qu’elle serait libre de consacrer à des séjours dans ce pays de prédilection ! C’est au cours de l’une de ces vacances italiennes, peu de temps après son mariage, qu’elle entra vraiment dans la voie qui devait la conduire jusqu’au terme de son évolution.

Cette année-là, le voyage d’Italie se transforme en un véritable pèlerinage : avant d’avoir peut-être vraiment la foi dans sa plénitude, Clara Sheridan, appliquant la méthode que Pascal conseillait à l’incroyant, se livra à la pratique des plus humbles dévotions. Au cours d’un séjour à Rome, elle passait ses journées dans les églises, elle allumait des cierges bénits devant les autels de la Madone. Et voici ce qu’elle écrivait dans son journal :

 

« Je n’ai consulté ni guide ni cicérone ; je choisis mes églises au hasard. J’ai ainsi assisté à la messe à Saint-Pierre, et, dans la chapelle de la Vierge, je me suis trouvée auprès d’une pauvre femme avec un bébé dans les bras. Dans la Basilique de Saint-Paul, immense, toute étincelante de marbre et d’albâtre, j’ai mêlé mon cierge à ceux des autres. Puis je suis allée à Sainte-Marie-Majeure, là où la Vierge est par deux fois apparue au Pape Liberius : au pied de l’escalier de marbre, dans une crypte à demi ouverte, j’ai vu l’autel avec la statue de marbre de l’Enfant adorable, et autour de sa tête l’auréole dorée. J’y fis brûler deux cierges.

Pour la fête de saint Patrick, patron de l’Irlande, le 17 mars, je suis allée à Saint-Isidore, l’église des Franciscains irlandais, et j’y portai des fleurs ; puis je fus à Sainte-Cécile, à Sainte-Marie de la Minerve. Je me complus longuement dans le calme profond de Sainte-Marie-Cosmedin, dressée parmi les colonnes du Temple de Proserpine ; puis à Saint-Jean de Latran, où, après la prière, je demeurai à méditer dans l’admirable cloître.

Pour la fête de l’Annonciation, le 25 mars, je gravis les marches du Pincio, vers le Couvent de la Trinité des Monts : une religieuse me fit entrer dans la petite chapelle de la Vierge miraculeuse, où elle me laissa, comprenant que, ma visite ayant un but particulier, je désirais rester seule. »

 

Nous avons tenu à citer cette page tout au long : elle a la beauté d’un compte-rendu, dont la sincérité révèle combien cette vie, tout entière consacrée à des actes de piété, est déjà tout entière acquise à ce Dieu, dont l’âme n’a cependant pas encore commencé de se nourrir vraiment.

Et qu’il s’agisse, selon un dessein clairement manifesté, d’une piété essentiellement mariale, cela s’accorde non seulement avec la sensibilité de Clara Sheridan, mais témoigne aussi de l’efficacité de son recours à celle qui est Médiatrice de toutes grâces. Car cette conversion ne sera pas de celles qui ont exigé l’intervention directe et brutale de Dieu même, celles qui se font sur le modèle du chemin de Damas ; ce sera une conversion pleine de douceur, et opérée par les plus doux des médiateurs, la Vierge et saint François d’Assise.

 

 

MATERNITÉ ET SOUFFRANCE

 

Neuf mois après ce pèlerinage romain, naquit une petite fille : elle fut nommée Marie-Marguerite ; ce nom qui, apparemment, était emprunté à une parente à qui l’on voulait faire plaisir, avait pour Clara une raison plus profonde :

 

« Le Seigneur et moi seuls savions quelles choses je gardais cachées en mon cœur. »

 

Puis ce fut, en 1915, la naissance d’un fils, au moment même où son père mourait sur les champs de bataille français. Alors s’ouvre une période de 21 ans, sur laquelle Clara Sheridan ne nous dit presque rien ; qu’advint-il alors des élans religieux de son pèlerinage romain ? Il se peut, semble-t-il, qu’en elle l’amour maternel ait été le rival de l’amour de Dieu :

 

« Pendant 21 ans, ce fils fut mon idole ; je l’aimais avant toute chose au ciel ou sur la terre. Et ces 21 années m’ont apporté tout ce que j’ai connu de joie, de bonheur et d’amour désintéressé. »

 

Un tel amour humain était cependant destiné à prendre aussi sa place dans le plan divin, et il restait à Clara Sheridan à éprouver une autre médiation, celle de la souffrance.

À 21 ans, en 1937, ce fils adoré mourait en Afrique du Nord. Sa mère n’eut pas le courage de ramener son corps jusqu’en Angleterre, et se décida à l’inhumer dans un coin de la France méridionale. Mais, laissons-lui la parole :

 

« Nous étions arrivés à Port-Vendres, le petit port près de la frontière espagnole où faisait escale le paquebot d’Afrique du Nord ; à Port-Vendres, il n’y avait qu’une église, et c’était une église catholique. Il me parut naturel d’aller trouver le curé et de lui confier ma douleur.

C’était un homme simple et bon, un saint homme. Je lui demande son aide, puis, me reprenant, lui dis : « Nous ne sommes pas catholiques. »

À quoi il me répondit : « Madame, vous n’êtes pas tenue de me faire cette confidence. »

Que le Seigneur le bénisse pour sa charité et pour ce morceau de terre bénite qu’il nous donna dans un cimetière catholique. »

 

L’expérience de la souffrance faisait faire à Clara Sheridan un nouveau pas en avant vers Dieu, et, au cœur de cette expérience, la charité du curé de Port-Vendres apparaît comme un autre signe providentiel. La dernière étape est désormais en vue : il y faudra encore dix ans, dix années au cours desquelles la dévotion à saint François d’Assise soutiendra la longue patience imposée à Clara Sheridan par les circonstances de la guerre mondiale.

Car Dieu avait choisi pour elle ce patronage franciscain, que son nom même d’ailleurs préfigurait ; et ce n’est pas l’un des traits les moins frappants de son histoire que cette attente du jour où elle pourrait se rendre à Assise ; apparemment, elle était, pourrait-on croire, suffisamment proche de Dieu et de l’Église pour entrer dans le catholicisme, comme l’ont fait tant de ses compatriotes, sans avoir à accomplir ce pèlerinage, dont l’attente a rempli les dix années qui séparent la mort de son fils de son baptême et de sa Première Communion.

Mais le récit de sa vie donne l’impression qu’elle était alors entièrement remise entre les mains de Dieu, et qu’une volonté providentielle avait de mystérieuses raisons de la conduire à l’Église par un itinéraire précis et irremplaçable, dont la suprême étape était la ville du Poverello, le sanctuaire de saint François et de sainte Claire.

La même volonté, qui avait jalonné sa vie de contacts progressifs avec des terres catholiques, allait faire jaillir sa conversion de ce suprême contact avec l’un des plus hauts lieux du catholicisme. Et ainsi le pèlerinage romain, qui avait joué dans sa vie antérieure un rôle si important, apparaît comme une figure préalable de ce dernier pèlerinage franciscain, qui coïncide avec son arrivée au port.

 

 

ASSISE

 

Ainsi comprend-on que, pour quiconque écoute aujourd’hui le récit de cette vie, il s’y manifeste une saisissante finalité elle est tout entière orientée vers ce sanctuaire d’Assise, dont toutes les expériences religieuses antérieures n’étaient que la figure et la préparation. On comprend mieux alors que Clara Sheridan ne se soit pas décidée à faire le dernier pas avant d’avoir pu se rendre auprès de saint François et de sainte Claire :

 

« Quand je jette un regard en arrière, ma vie me semble obéir à une prédestination, et le déroulement de cette prédestination a son point culminant dans cette terre mystique de l’Ombrie. »

 

Cependant – et c’est encore un signe probant de ce qu’elle appelle elle-même sa prédestination – Clara Sheridan n’avait encore eu avec Assise qu’un contact rapide, mais qui laissa dans son âme une trace indélébile :

 

« Je n’avais, avant la guerre, passé que deux heures à Assise. C’était pendant un voyage en automobile avec quelques amis ; il était tard et nous avions hâte d’arriver à Pérouse. Je me rappelle que je me séparai des autres, et descendis seule au tombeau de saint François. Je ne sais ce qui alors m’arriva : tout souvenir est recouvert par l’émotion... Depuis ce jour-là, je compris que j’aurais dû, dès longtemps, aller à Assise. Je compris que, de façon ou d’autre, je devais y retourner. »

 

Obéissant ainsi à la loi imposée à sa vie dès sa naissance, Clara Sheridan prend conscience de cette solidarité nécessaire entre sa connaissance de la Vérité et sa présence sur une terre spécialement marquée. Sa conversion ne peut avoir lieu n’im porte où : selon un mystère, qui place sa destinée sous le signe de l’Incarnation, elle se sent comme contrainte de retarder sa conversion jusqu’au moment où elle pourra retourner à Assise ; et le sentiment de cette obligation fait partie de la révélation qu’elle crut avoir, en ce moment d’ineffable émotion, auprès du tombeau de saint François. Ce retour à Assise, qui devait providentiellement coïncider avec le grand retour de son âme à la foi, les évènements de la seconde guerre mondiale vont la contraindre à le préparer par une longue et féconde attente.

 

 

L’ATTENTE

 

Sur ces années d’attente, Clara Sheridan ne nous dit que peu de choses. Elles sont dominées par le vœu qu’elle fit que, si elle survivait à la guerre – qu’elle vécut dans une propriété familiale du Sud-Est de l’Angleterre, région particulièrement exposée – elle consacrerait son premier voyage sur le continent à un pèlerinage de remerciement à Assise. Ce vœu est le signe d’une attitude de prière constante, qui allait trouver sa plus grande intensité au moment de la campagne d’Italie. Ici encore, la destinée personnelle de Clara Sheridan est étroitement liée à la destinée historique de cette terre italienne, qui était devenue pour elle sa patrie spirituelle, car elle était de ces âmes pour qui la découverte de la patrie céleste est attachée à l’un de ces lieux où elle choisit parfois de s’incarner dans nos patries terrestres :

 

« Tandis que se développait la campagne d’Italie, mon cœur tremblait d’inquiétude. Je ne priai point pour Rome, je ne priai que fort peu pour Florence ; mais quand le fléau atteignit la plaine ombrienne, toute mon anxiété se ramassa dans une unique prière : le salut d’Assise. »

 

Cette intensité de prière pour le salut temporel d’un lieu saint eût sans doute profondément étau un Péguy, lui qui fut le porte-parole de ces âmes, si profondément attachées à l’incarnation du spirituel dans le temporel. En priant pour le salut temporel d’Assise, menacée par la guerre, Clara Sheridan priait aussi pour son propre salut spirituel, dont elle savait, depuis sa première visite à Assise, qu’il dépendait de la survivance de ce lieu, auquel désormais elle était proprement vouée.

C’est bien là le moment suprême de son attente ; c’est aussi le point culminant de son angoisse humaine ; avant d’être comblée, il lui faut subir l’ultime épreuve de l’angoisse ; qu’elle soit ainsi capable de la dominer par la prière, c’est la preuve qu’elle est enfin sur le seuil ; et bientôt, sa destinée va se précipiter ; ce n’est peut-être pas un hasard si les évènements, qui l’ont ainsi plongée à la fois dans l’angoisse et dans la prière, sont ceux mêmes qui, marquant la fin de la guerre, annoncent le moment où elle pourra prendre à nouveau la route d’Assise.

 

 

ENTRÉE DANS L’ÉGLISE

 

La solidarité entre Assise et sa volonté de conversion est si étroite, qu’elle décide le voyage à une époque où il était non seulement téméraire, mais peut-être matériellement impossible, de se rendre d’Angleterre en Italie : la difficulté même du voyage lui est l’occasion de vouloir vérifier sa vocation : elle ne peut se convertir qu’à Assise ; si le voyage d’Assise lui est interdit, elle y verra le signe que son heure n’est pas encore venue :

 

« Il serait trop long de raconter comment je parvins jusqu’à Assise. Mon voyage fut une véritable aventure. Avant de quitter l’Angleterre, je priai longuement dans ma chapelle, et je demandai au Seigneur la grâce de guider mes pas. Si j’arrivais jusqu’à Assise, je me ferais catholique ; et si c’était impossible, je comprendrais que là n’était pas ma voie. »

 

Prière exaucée, le signe le moins contestable de cette vie, où les signes ne manquent pas. À travers la Suisse, où elle avait des parents, dont la maison lui servit d’étape, Clara Sheridan parvint jusqu’à Florence. Le temps lui était mesuré, à raison des strictes mesures financières qui l’avaient empêchée d’emporter avec elle plus qu’une petite somme. Aussi, quelle angoisse lorsqu’elle se rendit compte que, même de Florence, il lui faudrait encore du temps pour arriver jusqu’à Assise. Un autocar enfin l’y conduisit, et, le soir même, elle était devant le tombeau de saint François :

 

« Le lendemain matin 8 août, je sortis aussitôt et me rendis à l’Église de sainte Claire. »

 

À partir de là, les évènements allaient se précipiter : Dieu, qui l’avait fait attendre si longtemps, comme s’il avait voulu la faire cheminer lentement, à travers un itinéraire soigneusement jalonné des signes de sa présence, allait maintenant la combler sans retard, en multipliant au contraire les prévenances. À la recherche de quelqu’un qui pût l’aider, Clara Sheridan rencontre d’abord un Suisse de langue française, qui lui sert d’interprète et de guide. C’est lui qui, apprenant que son intention est de se convertir, découvre le religieux capable de l’instruire en français : celui-ci d’ailleurs s’aperçut vite qu’elle avait conservé de son passage dans un collège catholique une connaissance de la religion qui autorisait une période d’instruction plus brève qu’à l’ordinaire. Il n’en craignait pas moins que le temps dont elle disposait fût encore trop court :

 

« La première chose à faire était de quitter l’hôtel pour entrer dans un couvent. Dans les jours qui suivirent, je fis de nombreuses connaissances ; je liai conversation avec des religieux, des prêtres, des religieuses, avec toute sorte de gens dans les églises et dans la rue. Je rencontrai partout la plus grande gentillesse ; mais j’avais l’impression que le moment où se réaliserait mon rêve était encore loin. « Il faut compter deux mois », me dit quelqu’un. Désespérée, j’invoquai le Poverello, dont le tombeau recueille tant de Prières. J’étais décidée à ne pas quitter Assise sans avoir embrassé le catholicisme. »

 

Le 11 août 1947, en la vigile de sainte Claire, Clara Sheridan assiste à la messe de minuit à Saint-Damien. Et, le lendemain, la fête de sa patronne allait, sans qu’elle s’y attendît, par une délicate attention de Dieu lui-même, s’exerçant à travers ses ministres, lui apporter la joie suprême du Baptême :

 

« Revenue au couvent, je trouvai une convocation du vicaire, me donnant rendez-vous à 9 heures à la cathédrale, et à 5 heures du soir à nouveau pour une entrevue avec l’Évêque. Le vicaire me prépara à la cérémonie du Baptême et de la Confirmation, et la réception de ces deux sacrements fut décidée pour le soir même. Je ne réussis pas à me rendre compte comment tout ceci a pu arriver : c’est encore pour moi un mystère. Cette grâce m’était faite le jour de ma fête, et pourtant personne à Assise ne connaissait mon prénom ; on ne m’appelait que « la dame anglaise ». Je ne pourrai cependant jamais croire que mon entrée dans l’Église Catholique, le jour de ma fête, soit due simplement au hasard. »

 

La cérémonie eut lieu dans la cathédrale où saint François et sainte Claire avaient reçu le baptême et, peu après, Clara Sheridan recevait pour la première fois la Sainte Communion, sur la tombe même de saint François, entourée par les religieuses du petit couvent où elle avait reçu l’hospitalité. Et le reste de son séjour se passa dans la joie enfin conquise, après l’attente de toute une vie : à 60 ans, Clara Sheridan entrait de plain pied dans cette Église qui avait déjà séduit le cœur romantique de ses seize ans :

 

« Je passai les quelques jours qui me restaient dans un état d’exaltation et de joie. Il m’était facile de me lever avec le jour et de descendre à Sainte-Marie des Anges, pour y entendre la messe, pour recevoir la communion dans la Chapelle de la Portioncule ; ou bien encore, je pouvais aller la nuit à Saint-Damien et rentrer en ville aux premières heures du matin... À chaque instant et partout m’accompagnait le souvenir de la vie de saint François ; mes pieds se posaient sur la terre où il avait lui-même marché, et je me disais qu’il serait merveilleux pour moi de pouvoir habiter cette ville... Revenue parmi mes compatriotes en plein désarroi, je suis revenue de mon ciel sur la terre ; mais je voyais désormais toutes choses d’un œil nouveau, et je continuais de vivre en pleine béatitude spirituelle. Je ne peux m’expliquer à moi-même ce qui m’est arrivé : il me semble que je renferme pour toujours Assise dans mon cœur. »

 

Dès lors, Clara Sheridan est retournée au pays de sa naissance pour vivre dans cette Irlande catholique, où elle avait, dès l’enfance, trouvé la trace de Dieu. Sa vie de prédestinée, pour reprendre le terme qu’elle a cru devoir elle-même employer, s’est organisée entre ces deux pôles du monde catholique, l’Irlande et Assise, la terre de saint Patrick, le premier saint qu’elle ait invoqué lors de son premier pèlerinage catholique à Rome, et la terre de saint François et de sainte Claire, les saints qui ont enfin présidé à son entrée dans l’Église. Comme on comprend qu’elle s’écrie au terme de son autobiographie :

 

« Assise est la ville sainte, la Mecque chrétienne ! Ceux qui y vivent ne peuvent se faire qu’une faible idée de ce que signifie, pour nous, l’arrivée dans cette oasis, lorsque nous y parvenons enfin, après un long et fatigant voyage. »

 

L’étonnant, c’est l’unité d’une vie comme celle-ci, malgré les retards apparents : à plusieurs reprises, Clara Sheridan parle de miracle et de mystère : mais rien n’est fortuit, rien n’est contingent : une pensée domine une telle vie, et ce n’est pas une pensée anonyme, ce n’est pas une fatalité. De l’Irlande à Assise, en passant par le Collège de l’Assomption, et à travers les souffrances et la lenteur d’une vie marquée de toutes les ombres et lumières de son humanité, c’est la pensée même de Dieu qui agit, travaille et accomplit, sans erreur, son dessein.

 

 

Henri LEMAÎTRE.

 

Recueilli dans

Convertis du XXe siècle,

3e volume, 1963.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net