LÉON BLOY, CHRÉTIEN ET LITTÉRATEUR

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Roger LEMELIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LORSQU’EN 1923, on interviewa Paul Bourget, à l’occasion de son cinquantenaire littéraire, on lui posa cette question : « Avez-vous bien connu Léon Bloy, et qu’en pensez-vous ? » Le précieux psychologue répondit d’un ton qui devait être suffisant : « Ce n’était pas un homme intéressant, certes il ne manquait pas de talent, mais il avait surtout subi l’influence de Barbey d’Aurevilly et il se croyait du génie : c’était un orgueilleux et un paresseux : il ne songeait qu’à emprunter de l’argent et il injuriait ceux qui lui en refusaient. » Les écrivains riches n’aiment pas donner aux grands écrivains pauvres.

De la part du sénile chantre des porteurs de sang bleu azur, la rougeur subite était flagrante sur la vieille cicatrice soudain rallumée par la seule flamme du nom de Bloy. Le célèbre profiteur de conversion se rappelait trop cette phrase cuisante comme un coup de fouet dont le « Désespéré » lui avait indélébilement rayé la face dans les « Dernières Colonnes de l’Église » : « Mon Dieu, je suis un pauvre dans le fond du temple. Enlevez-moi cette colonne afin que je vous aperçoive. » Et pour qui ne connaît pas le grand artiste catholique que fut Marchenoir, n’était-ce pas une sentence fatale, venant du grand romancier moderne ?

Quand, malgré toute l’étrange et mystérieuse conspiration du silence qui se continue aujourd’hui autour de son œuvre, on parvient à en briser la trame et à saisir enfin un de ses ouvrages, on reste ébloui devant cette source regorgeante de métaphores et d’épithètes sublimes que l’on voit alterner avec les plus basses apostrophes, comme des pépites d’or incomplètement dégagées de leur boue. Et puis lentement l’étrange catholique nous saisit. Quand on a le prétexte de n’avoir que quelques pages pour parler d’un tel homme, on tremble, on hésite, et on se demande quel moyen prendre pour dire un peu tout de lui tout en faisant croire qu’on ne dira pas grand-chose. Parler d’un livre de Léon Bloy, c’est être le naufragé qui tente de définir l’océan en fureur.

Plus on remonte le cours de ses livres jusqu’au « Désespéré », plus on est étonné, plus on s’inquiète, plus il nous émerveille quand on est un petit catholique comme les autres, qui prie assez régulièrement au bas de l’échelle céleste dans la grande cour de l’Église. Il est même effrayant. Et puis voilà qu’on l’aime, qu’on se passionne avec lui, qu’on hait ceux qu’il hait, on voudrait être un pauvre comme lui, souffrir comme lui, gifler comme lui.

Ce révolté qui invective Dieu, lui reproche de ne pas punir les hommes ; est-il un haineux, un blasphémateur ? Pour comprendre Bloy et sa religion, il faut le saisir à l’époque où son père doit forcément le retirer de l’école. Le jeune Léon s’est battu à coups de couteau contre quinze camarades. Il a alors quinze ans. L’adolescent est souvent seul. Il verse des larmes abondantes. À 18 ans, il tente d’écrire une tragédie. Ensuite le voilà qui veut devenir peintre. Jusqu’ici, la constitution intérieure du jeune homme est assez curieuse pour intéresser le psychiatre. Et plusieurs souffletés ont pris cette porte de sortie. Mais ne nous y trompons pas. L’esprit de Bloy était trop puissamment constitué pour qu’un jour, il aie l’asile d’aliénés pour refuge. Non seulement, il pouvait trouver assez de forces pour subir l’assaut de 70 ans de souffrances, mais il a eu l’énergie de rire de ces mêmes douleurs que sa magnifique imagination et la vaste résonnance de son âme d’artiste sublime savaient répercuter à l’infini...

Son père est un voltairien bourgeois qui traverse la vie avec ses principes devant lui comme un laboureur, le sillon avec sa charrue. Léon est donc le parfait type contraire de l’employé rigide des « Ponts et Chaussées ». À Paris, Bloy est dirigé dans un bureau de dessinateur. Mais les arts l’attirent. Son travail lui répugne. Vient la guerre. En grand Français, il fait son devoir. Dès lors, les Prussiens lui inspireront une haine qui ne s’éteindra qu’avec lui. Eux aussi ils connaîtront la magistrale claque du pamphlétaire. Paris a presqu’entièrement éloigné Bloy de ses pratiques religieuses. Mais sa mère le tenait par une pieuse ficelle : sa correspondance... Et puis vient la fameuse rencontre avec Barbey d’Aurevilly. Bloy est fasciné par le célèbre critique. Il le suit pas à pas, et quand Barbey se retourne et aperçoit son admirateur, il lui demande : « Que me voulez-vous, jeune homme ? » Bloy, le fixant de ses yeux de feu, lui répond instantanément : « Vous contempler, maître. » L’écrivain catholique le fait entrer, et s’asseyant confortablement dans son fauteuil, il lui dit en souriant : « Contemplez-moi, maintenant. »

C’est le coup de foudre pour l’assoiffé de vérité. Le néophyte va dépasser le maître par la violence et l’exclusivité de son amour de Dieu ; cette ferveur exaltée est faite pour effrayer un Barbey ou un Veuillot qu’il allait rencontrer un peu plus taud. Ces pachas d’un catholicisme assez frigorifique pour percer sous leur pieuse et éternelle complainte littéraire, suffisent pour faire éclore complètement le génie naissant de Bloy. Celui-ci, par l’entremise de Blanc de Saint-Bonnet qu’il a connu chez Barbey, est présenté à Louis Veuillot qui lui fait un accueil chaleureux à son bureau de rédacteur en chef de l’Univers. Bloy l’émerveille et est nommé critique littéraire au grand journal. Mais il n’y écrira pas longtemps. Louis Veuillot, en chef de file de talent, comprend vite qu’un tel homme détruirait la calme atmosphère chrétienne qu’il a créée. Il s’aperçoit que la plume du « désespéré » bat comme un cœur de cardiaque, et qu’elle vomit à flots irréguliers des hémorragies d’idées et de mots tantôt scatologiques, tantôt sublimes, – flots qui débordent de beaucoup les colonnes recommandées par l’archevêque de Paris. Louis Veuillot est un homme de bon sens. Il a son habile et majestueux diagnostic de spécialiste. Il fait comprendre au « Désespéré » qu’il n’y a plus de place pour lui à « l’Univers ».

C’est là que naît Caïn Marchenoir, le personnage principal de son « Désespéré ». Dès sa plus tendre enfance, Léon Bloy est un prédestiné de la douleur. Pour lui, les larmes sont une « sueur » bienfaisante et il ne se passe pas un jour sans qu’il en verse. Cette rebuffade qu’il subit à l’Univers st répétera toute sa vie.

Son âme tient trop du grand entant sublime et trop peu de l’homme médiocre pour comprendre qu’il lui faut tempérer, se composer une habile politique littéraire de début pour s’implanter sans apostrophe révélatrice dans la faune des mollusques contemporains. Il se met à pleurer, il se met à rugir comme un Lucifer terrestre qui n’aurait pas encore fait son grand péché, et pour qui le clergé et les écrivains catholiques à tiède température auraient été la grande épreuve. Il allait la vaincre, cette épreuve, en assoiffé de victoires qu’il était. Dans sa souffrance, Léon Bloy allait puiser de ses grandes mains et boire des flots de vérité, de bonheur, et cela avec une sorte de fureur, si bien qu’il en vient à avoir des hoquets traduits en phrases sublimes, en exclamations terribles. Il écarte d’une main large les préjugés contemporains, les piétés de salon, comme s’il eût écarté impatiemment les nuages pour mieux apercevoir son Dieu magnifique ; il tourne sur lui-même, – piétine, lève les bras, s’attendrit, pleure, fait au Maître des aveux d’amour ineffable ; et puis il semble voir les autres fidèles, les écrivains du peuple qui le montrent du doigt et le ridiculisent. Il regarde Dieu de nouveau, l’invective, lui reproche d’être trop bon et c’est là que lui vient cette incomparable définition de la Miséricorde : « On a comme l’intuition d’une sorte d’impuissance divine provisoirement concentrée entre la miséricorde et la justice en vue de quelque ineffable récupération de substance dilapidée par l’amour. Cette punition, Dieu ne peut pas l’exécuter, étant volontairement lié par sa propre miséricorde... » Ensuite, les bras lui tombent, il s’écrie découragé : « Quand on parle amoureusement de Dieu, les mots humains ressemblent à des lions devenus aveugles et qui chercheraient une source dans le désert... »

Caïn Marchenoir erre dans Paris, s’imprègne avidement des églises, cherche son Dieu à la piste... C’est au cours d’un de ces vagabondages qu’il rencontre Véronique... Cette Madeleine repêchée est le type parfait de la prostituée qui attendrit les grands artistes de tous les temps. « Dix ans de prostitution qui va de la période de 15 à 25, ne parviennent pas à lui faire perdre sa virginité », dit Bloy. (Il serait intéressant de savoir ce qu’il pensait de Marie Plessis.) Il emmène donc sa grande convertie chez lui. Il faut que ce soit un secret pour tous ses amis. Si Léon Bloy a la meilleure volonté du monde, il n’en possède pas moins une forte constitution charnelle. Bâti comme un taureau, la tête assise sur ses larges épaules, comme le sphinx est assis sur la terre d’Égypte, trapu, l’œil naturellement calme comme un lac, mais facilement farouche, il ne peut empêcher son esprit de s’embarquer dans les tempêtes de cet amas de chairs furieuses. Si Léon Bloy n’est pas devenu un saint, c’est parce qu’il était un trop grand artiste. C’est pour cela que sur la fin de sa vie, il se nomme un raté dans sa forme la plus cruelle. « Si j’avais fait que j’aurais dû faire ! » s’écriera-t-il. Il se mettra à fustiger l’art et en voudra à Huysmans d’avoir écrit En route. L’âme du chrétien et de l’artiste chez Bloy sont deux vases communicants qui s’abaissent ou s’élèvent l’un aux dépens de l’autre.

Donc Véronique devient sa maîtresse. Il en pleure, il en crie et recommence comme tous les amants du monde. De partout, les difficultés matérielles le pressent. Sa position à l’Administration ne lui suffit plus. Il ne peut plus cacher sa liaison. C’est là qu’il fera la connaissance de l’Abbé Tardif qui l’initiera à sa merveilleuse méthode de comprendre la Bible. C’est lui qui fera naître dans l’esprit de Bloy le projet d’interpréter l’Histoire comme un immense champ d’hiéroglyphes dont il rêvait d’être le Champollion.

Projet d’une impossibilité flagrante et que seul le génie peut sauver du ridicule. Ces élans d’âme sublimes sont la caractéristique des prières de Bloy. Ils ont leur nécessaire répercussion dans ses inspirations d’écrivain et ce qui le fait monter jusqu’au ciel dans un cri de son âme fait naître parallèlement chez l’artiste des traits de génie qui se fondent souvent en des arc-en-ciel chimériques qu’il sait immortaliser en des formules comme celles-ci : « Jésus est au centre de tout, il assume tout, il porte tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit sans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le visage du Christ pour recevoir un soufflet de n’importe quelle main. Autrement la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue dans l’intervalle des planètes pendant les siècles des siècles jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne. » Je me demande si « le Pèlerin de l’Absolu » pensait à tous ceux qu’il injuriait de sa plume quand il a écrit cela ? Voilà donc une des idées les plus magistrales de Bloy. Si Schopenhauer avait entendu cette déclaration, plus rien n’eut subsisté de son accusation contre le Christianisme...

Ces inquiétudes, ces angoisses nouvelles qui assaillent Bloy le préparent à connaître Notre-Dame de la Salette. Quand l’abbé Tardif lui apprend l’aventure des deux bergers, il regarde les yeux de la Vierge, et ils se posent sur son âme comme deux étoiles flamboyantes tomberaient sur un nouveau soleil prêt à luire. Avec sa Véronique, il entreprendra le pèlerinage à la Salette. C’est là qu’il se sent devenir le voyant, le prophète, la voix tonnante d’un Dieu qu’il semble croire trop miséricordieux pour gronder et punir sévèrement les hommes. L’année de l’apparition est 1846. C’est-à-dire la même que l’année de sa naissance. Pour un imaginatif, pour un artiste de génie si porté à voir des manifestations divines spéciales dans le moindre évènement, c’est assez pour que le voyant qu’il se croit devenu se lance à corps perdu dans l’immense rayon de Lumière qu’il lui faut diriger dans les recoins les plus obscurs de la crapule contemporaine. De ses hurlements épouvantables, de ses imprécations parfois vulgaires, parfois sublimes d’originalité, il couvrira la France de sa scatologie flétrissante pour les simiesques crânes des imbéciles. Pour lui, il n’y a que la France qui compte aux yeux de Dieu. Les autres nations ne sont là que comme vassales de sa destinée symbolique ou comme éperons au pied du chevalier des races pour aiguillonner le cheval de Jeanne d’Arc.

Voyez-le flétrir les religieux de La Salette parce qu’ils lui ont reproché d’embrasser trop affectueusement cette Véronique qu’il fait passer pour sa sœur. Son orgueil aime trop le grand air pour s’accommoder des petites remontrances, même justes. Ses horizons immenses l’enlèvent de la fange des hommes où son génie était enlisé. Désormais il est le missionnaire des ténèbres. Sa vie est un remous croissant qui l’entraîne dans le gouffre de l’inscrutable silence. En fier animal qu’il se croit, il se sert de sa plume comme d’une crinière pour chasser les mouches importunes. Il se croit tout permis, puisqu’à lui seul il se sent la force de redresser l’Église. Tous les grands écrivains ont eu recours à leur plume pour se justifier aux yeux de la postérité et ainsi magnifier ce qui n’était parfois chez eux qu’un indice de faiblesse humaine. C’est à leur manière de transposer les événements de la vie courante que l’on reconnaît les grands artistes. Bloy n’échappe pas à cette loi. Sans s’en apercevoir, et par une étrange réminiscence, il tentera, dans le « Désespéré » et « la Femme Pauvre », de justifier ou de pâlir ses fautes charnelles. Les sentiments sublimes qu’il nourrit pour la Sainte Vierge fourniront à son génie l’occasion de glisser des idées merveilleuses d’audace, discutables par les théologiens, mais qui tout de même, par leur spontanéité à deux tranchants, frappent l’esprit et le cœur tout à la fois. Écoutons-le qui dit dans son premier roman ; le ton est atrocement angoissé : « Plus Caïn Marchenoir voyait sa Véronique pénétrée du glaive de la Ste-Vierge, plus elle suscitait en lui des désirs de possession, des transports charnels d’où l’amour de Dieu n’était pas exclus, au contraire. » Et plus loin : « Tout corps de femme est le Tabernacle possible d’un Dieu. Et il ne faut pas oublier que si une femme n’avait pas offert sa Virginité au Sauveur, il n’y aurait pas eu de Rédemption. » Pourquoi Léon Bloy dans ce même « Désespéré » nous dit-il que la « Ventouse » (nom symbolique de Véronique) n’est pas devenue son amante ? Dans ce livre il se dit complètement voué à sa conversion. Il doit même partir pour la Chartreuse pour ne pas succomber. La jeune fille ne va-t-elle pas jusqu’à se faire défigurer par un Juif très louche pour répugner et repousser son trop ardent rédempteur ? À quel obscur désir de récupération morale Bloy a-t-il obéi, en niant une liaison qu’il avoue dans « Lettres à Véronique » ? Et pourtant, « Le Désespéré » est une autobiographie assez exacte de lui-même ! Le génie toucherait donc à l’homme par ce que celui-ci a de plus faible ?

Léon Bloy revient donc de la Salette convaincu qu’il doit se séparer de Véronique pour la sauver et se sauver lui-même. Il abandonne sa place à l’Administration, s’assure que Véronique aura le gîte et sans plus tarder s’en va passer un délai indéfini à la Trappe. Il porte désormais son cœur devant lui comme une lanterne, dira-t-il plus tard. Il est plein d’espoir. Un certain M. Puyjalon lui a promis une situation magnifique en Amérique. Avec Léon Bloy il doit fonder un journal à Québec. Imaginez Léon Bloy à Québec ! En attendant, il se morfond à la Trappe, rêve d’un livre sur le « Symbolisme de l’Apparition », écrit des lettres d’amour quotidiennement à sa convertie et a juste de quoi payer les frais de la poste. Il trouve les offices interminables et se dit qu’il n’est pas fait pour être Trappiste. Il lui faut le mouvement, la guerre, l’invective, il lui faut soudain tomber à genoux pour adorer son Dieu pendant que les autres chantent, boivent et crachent autour de lui. Son confesseur lui dit qu’il est trop passionnément amoureux pour demeurer à la Trappe. Le Père Directeur lui donne mille francs et l’envoie affronter sa pécheresse, et surtout il ne lui conseille pas le mariage. Quand il rencontre de nouveau sa Véronique, un grand changement s’est opéré en elle. La jeune fille semble brûler d’un feu ardent, d’une piété inhumaine. Pour un psychiatre, ces heures d’extase, ces larmes soudaines, ces prédictions emphatiques n’auraient pas laissé de doute. Mais pour un grand enfant naïf et orgueilleux comme Bloy, elle est une sainte qu’il a construite avec la puissance de son âme. Hello qui est son ami presse avec lui la jeune prostituée de questions ; ils voient dans ses plus simples gestes un indice de la manifestation de l’Esprit de Lumière. L’intelligence de la pauvre fille ignorante, coincée ainsi par les regards angoissés, scrutateurs de ces deux hommes de génie, ne peut résister à l’assaut. Elle devient folle. Bloy interprète l’évènement à sa manière. La jeune fille s’est sacrifiée pour lui. Elle a offert sa faible raison à Dieu pour que son génie à lui soit plus grand, afin de châtier plus cruellement les ennemis de la foi et du talent. C’est là que naissent ses idées sur la Réversibilité, qui est le dogme de la Communion des Saints : « Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut-être des milliers de cœurs qu’il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur... » etc.

Pour Bloy, cet évènement est le coup de vent définitif qui pousse la voile de son génie vers les horizons que l’on sait. Il passe sa vie à attendre cet événement effrayant que Véronique lui a prédit. Il s’exténue par la suite à le demander, à l’exiger de Dieu. Quand de sa voix tonnante, il menace la France, il a ce fléau mystérieux au bout du poing...

Cette aventure lui inspirera le livre étonnant qu’on nomme le « Désespéré ». Il transposera en un sublime « surnaturel » sa trop humaine tragédie dont Véronique a été la victime...

 

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La Ventouse, sa folie, « Le Désespéré », sont les générateurs de ce que l’on peut appeler « l’effroyable » des livres de Bloy. Si Barbey d’Aurevilly lui a appris l’art incomparable du conteur, c’est l’étincelle produite par le choc de la vie et de son étrange personnalité qui lui a montré à hurler de la sorte dans la tour de son silence. Il est dans son siècle comme un voyageur dans certaines cavernes. Il lui aurait fallu vivre cent ans après pour entendre l’écho de son cri comme le voyageur dans la vallée pour entendre le sien.

On croirait en le lisant, que son style est un volcan qui bave ses filets de larve en attendant impatiemment l’éruption, qui serait l’éclatement de toutes les littératures, une explosion de justice dans le monde des intelligences, et dont lui, Bloy, sortirait des ruines fumantes, glorieux et disant à son Dieu : « Regardez, Maître, ce que j’ai fait. » Toute sa vie, il piétine dans sa pauvreté, se crée une tour de plomb qu’il dit défendue par les chausse-trappes du génie, et par les créneaux de laquelle il vomit son mépris et ses pamphlets. Il est le colosse du moyen-âge, errant, désorienté parmi les pygmées de son siècle. Comme leurs métiers sont trop infimes pour ses mains immenses, il leur demande dédaigneusement l’aumône, les regardant avec des abîmes de reconnaissance dans les yeux quand ils la lui accordent avec sincérité, leur barbouillant la face de son encre indélébile quand ils la lui refusent ou le font en pharisiens. Et cette marque qui est faite au fer rouge du génie sur le noir de ces consciences, s’avérera plus profonde avec les siècles.

Et pourtant, c’était ce 19e siècle tant abhorré par lui qui l’a pondu. Il se croit un sujet de St-Louis égaré dans l’atmosphère blasée par les coups d’État d’un général Boulanger. Il est l’éclosion parfaite de ce romantisme en délire auquel Hugo avait déjà donné son bain d’exaspération. Voici comment il décrit son style : « Ce style en débâcle et innavigable qui avait toujours l’air de tomber d’une alpe, roulait n’importe quoi dans sa fureur. C’étaient des bondissements d’épithètes, des cris à l’escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c’était pour ressauter jusqu’au ciel. Le mot, quel qu’il fut, ignoble ou sublime, il s’en emparait comme d’une proie et en faisait à l’instant un projectile, un brûlot, un engin quelconque pour dévaster ou massacrer. Puis tout-à-coup, il redevenait, un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azurée de ses regards. »

Avec lui, la génération d’écrivains des Edgar Poe, des Baudelaire, des Barbey, chante son chant de cygne, et ce cri de mort, par un étrange caprice des échos spirituels, possède la calme chaleur des maîtres du 17e siècle malgré les caillots de sang noir qui sortent de son flanc troué, malgré les mots tintés d’effroyable que vomit leur plume.

Et celui qui dit : « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau », n’est-il pas celui qui, par ses angoisses, a péniblement accouché de cette nouvelle génération d’écrivains qui comprend Claudel, Jacques Rivière, Maritain, Schwob, Daniel-Rops ? L’auteur du « Salut par les Juifs » n’a-t-il pas une très grande parenté avec ces filleuls ?

Quoi qu’il écrive, Bloy manie les mots comme un Titan manierait les mondes. Il les lance à la face de tous et de chacun sans un trop grand discernement. Son ami d’aujourd’hui sera son irrémédiable lâcheur de demain. N’a-t-il pas conspué Huysmans pour une insignifiance ? Pour une petite trahison amicale, il deviendra la proie du verbe vitriolé de Bloy. On dirait que l’auteur de l’Oblat en est mort les yeux crevés. Bloy s’est taillé une épitaphe dans le roc de l’immortalité quand il s’est nommé le « pèlerin de l’absolu ».

Hello était un Ruysbroeck sans résignation devant le destin que lui faisait l’essaim bourdonnant des imbéciles. Bloy est un Hello qui se fait boulevardier pour mieux se servir de l’épithète ordurier, pour se mettre en ligne droite avec ceux qu’il vise. Pour Bloy, être charitable, c’est faire la guerre, c’est dénicher la médiocrité et la tordre comme un torchon.

Il est à remarquer que Caïn Marchenoir n’est pas un de ces auteurs qui nous intéressent par leur évolution et dont chaque livre nous donne une courbe nouvelle de leur ligne d’écrivain. Les volumes de Léon Bloy sont les poteaux luminaires qui bordent la route droite menant à la vérité. Ses phrases sont des déserts qui ont soif quand il parle de Dieu. Pour magnifier son Maître adoré, il saisit les mots à la gorge, leur fait sortir la langue et les rejette, toujours un peu déçu de les voir impuissants à dire son amour. On le sent parfois qui voudrait s’arracher le cœur et l’écraser sur le manuscrit de l’immortalité.

Le fait est que Léon Bloy ne sait pas s’interdire l’exagération. Elle demeure aussi bien chez l’artiste que chez l’homme ou le philosophe. Dès qu’il a engendré une courbe, le souci de la forme littéraire la lui fait achever, fut-ce au détriment de l’exactitude.

Il est incapable d’ériger et de soutenir une intrigue. « Le Désespéré » par exemple est un mélange abracadabrant d’imprécations et de pensées sublimes. Il nous raconte comment il s’y est pris pour faire une sainte. Et pour avoir eu la bravoure de fustiger tous les écrivains contemporains réunis à un grand dîner, il juge bon de faire mourir Caïn Marchenoir, qui n’est autre que lui-même. « La Femme pauvre » qu’il a écrit 20 ans après son premier roman est une seconde jeunesse du « Désespéré ». Dans tous les livres de Bloy, il n’y a jamais qu’un personnage : Lui. Et quand on se demande s’il fut plus chrétien que littérateur, on s’interroge perplexe, s’il a été complètement l’un et l’autre.

 

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De son temps, ses écrits n’eurent pas de succès, étouffés qu’ils furent par la conspiration du silence.

Pour en avoir trop voulu au succès, le succès ne voulut pas de lui.

 

 

Roger LEMELIN.

 

Paru dans Regards en 1941.

 

 

 

 

 

 

 

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