Les églises sous la Terreur (1793-1795)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DES RÉUNIONS ÉLECTORALES À NOTRE-DAME

 

Ce fut une singulière cérémonie que celle qui eut pour théâtre l’église Notre-Dame de Paris, le dimanche 30 janvier 1791.

Ce jour-là, devaient avoir lieu les élections des nouveaux curés de la capitale, en remplacement de ceux qui n’avaient point prêté le serment civique récemment exigé par la loi. Paris comptant dix curés réfractaires, – ainsi désignait-on ceux qui, pour ne pas manquer à leur foi, avaient refusé le serment, – il y avait dix noms à élire, parmi lesquels celui d’un évêque en remplacement du vénérable archevêque, Mgr Le Cière de Juigné, en état d’émigration.

Les conditions d’éligibilité avaient été fixées par un décret rendu, le 7 janvier, sur la proposition de Mirabeau : « Tout prêtre, né français, ayant exercé pendant cinq ans le saint ministère, pouvait être nommé, dans un département quelconque, soit aux évêchés, soit aux cures du royaume. » La première élection à laquelle on devait procéder était celle d’un curé pour la paroisse Saint-Sulpice, en remplacement de M. de Pancemont, réfractaire.

Au jour dit, tous les électeurs du district – catholiques ou non – étaient réunis dans la grande nef de la cathédrale. Tous, pêle-mêle, entendirent la messe, et l’on commença aussitôt les opérations du vote : le père Jean Poiret, supérieur de la maison de l’Oratoire, âgé de soixante-neuf ans, obtint 435 voix sur 488 votants.

Huit jours plus tard, le 6 février, à neuf heures du matin, eut lieu, au même endroit et devant la même assistance, la proclamation solennelle du vote. On avait placé, à l’entrée du chœur, entre l’autel de la Vierge et celui de Saint-Denis, un autel élevé sur quelques marches, et orné de peintures symboliques : une couronne de chêne, une massue surmontée du bonnet de la liberté, un faisceau d’armes. De chaque côté était un candélabre. Ces accessoires, provenant des magasins des Menus-Plaisirs, avaient servi, disait-on, à la décoration d’« Iphigénie ». La messe fut entendue : le président de la réunion, Pastoret, procureur général syndic du département, prononça un discours, auquel le nouveau curé répondit en quelques mots, bien persuadé, assura-t-il, que « c’est à la puissance civile que revient le droit de distribuer les pasteurs selon le besoin ». Puis on procéda à l’élection de trois nouveaux curés ; les votes se succédèrent de la sorte, de dimanche en dimanche, jusqu’au 13 mars.

Ce jour-là, les assemblées de districts se trouvèrent terminées, et celle du département fut convoquée à l’effet d’élire l’évêque de Paris. Par 500 suffrages sur 664 votants, Mgr Gobel, évêque in partibus de Lydda, fut nommé. Dans le petit discours qu’il adressa, en remercîment, aux électeurs, il parla de son patriotisme, de la Constitution, de l’amour des lois, de l’ordre public, de la félicité du peuple, et il trouva moyen de ne pas prononcer une seule fois le mot Dieu, ce qui le rendit aussitôt très populaire parmi les avancés.

Les opérations électorales ecclésiastiques se terminèrent, le 3 avril, à Notre-Dame encore, par le sacre des évêques élus dans les départements : Talleyrand et Gobel, tous deux investis antérieurement par le Pape, se trouvèrent chargés de procéder à la cérémonie. Les nouveaux prélats, au nombre de dix, entrèrent solennellement au chœur ; on s’aperçut alors que neuf sièges seulement avaient été préparés, et, tout compte fait, il se trouva qu’on n’attendait, en effet, que neuf évêques. On rentra à la sacristie, on fit l’appel, et l’on constata la présence d’un faux prélat qui ne tarda pas à être démasqué. Il était superbement mitré et costumé, mais il n’était connu de personne et ne put produire son procès-verbal d’élection : on lui enleva son costume et ses ornements épiscopaux, et on le conduisit en prison.

Il n’est pas indifférent de constater qu’à cette aurore de la Révolution, une telle candeur, une si grande ardeur patriotique exaltaient les Parisiens ; ils étaient si certains, sur la foi des philosophes et de « ces messieurs » de l’Assemblée, que la nouvelle organisation de la France assurait à tout jamais son bonheur, que ces nouveautés, qui pour beaucoup étaient sacrilèges, ne choquaient pas trop. D’ailleurs, à cette époque, loin d’anathématiser les prêtres réfractaires, la loi leur permettait l’exercice du culte, autorisait même ceux qui étaient dépossédés de leur cure à en continuer la gérance jusqu’à l’installation définitive de leur successeur, et assurait dignement leur subsistance.

 

 

LES CLOCHES SONT DESCENDUES DES TOURS

ET BRISÉES POUR ÊTRE FONDUES

 

La première mesure, qui donna à réfléchir, fut la réduction du nombre des paroisses. Paris en comptait cinquante et une, en 1700. Le 4 février 1701, l’Assemblée, d’un vote, en supprima dix-huit.

Une autre disposition de la loi n’allait à rien moins qu’à dépouiller méthodiquement les églises. Dès les premières semaines de la Révolution, on avait procédé à des inventaires : un décret du 7 novembre 1780 avait obligé les fabriques « à faire déclaration de leurs biens et à ne pas s’opposer à l’estimation du mobilier des églises ». C’étaient les cloches, d’abord, qu’on visait : l’argent manquait dans les caisses du gouvernement, et l’on avait imaginé de frapper monnaie avec les vieux bronzes qui n’avaient d’autre utilité que d’appeler les fidèles à l’office.

Cela n’alla pas sans résistances et protestations. « Les cloches, écrivait un chroniqueur, n’ont jamais fait plus de bruit que depuis qu’on les a fait taire. » Bien des gens ne se résignaient pas à ne plus entendre les sonneries familières qui avaient salué leur naissance, annoncé la mort d’êtres chers, carillonné leur mariage et pris part à toutes les fêtes, à tous les deuils de leur famille. Il y eut même des sacristains qui refusèrent aux agents du fisc l’accès de leur clocher.

On a gardé le récit d’un organiste de Saint-Denis qui, les larmes aux yeux, assista à l’opération, tandis qu’on descellait les vieilles cloches des antiques charpentes, où elles se balançaient depuis tant de siècles. Il vit descendre, de la flèche de l’admirable basilique, les quatre mazarines, « qui donnaient les sons de fa, ré, mi, ut », et qui formaient, ébranlées ensemble, « la plus belle sonnerie du monde ». On descendit également quatre autres petites cloches, deux autres encore, et aussi la plus précieuse de toutes, la plus ancienne, qu’on appelait, depuis un temps immémorial, Jean Calle, placée dans la tour du bourdon et « qui sonnait toutes les nuits pour matines, et tous les matins l’avant-quart pour six heures ». Sur les dalles de l’église, on les brisa toutes à coups de maillet, et l’on en chargea les débris sur des tombereaux qui prirent la route de Paris.

À Notre-Dame, on descendit huit cloches : du haut des tours, on les voyait filer lentement vers le sol, tournant au bout des cordes neuves, et les curieux, non sans mélancolie, cherchaient à déchiffrer les inscriptions naïves enroulées autour d’elles : « L’an 1249, j’ai été nommé Guillaume... » Les cloches, en effet, avaient des noms : celles-ci s’appelaient Guillaume, Pasquier, Henriette, Jean, Claude, Nicolas et Françoise. Quand le second bourdon, Marie, fut à terre, huit hommes s’attaquèrent à sa masse colossale et furent « employés pendant quarante-deux jours à le casser à l’aide d’une machine ». L’autre bourdon, Jacqueline, fut descendu en 1794 « dans la crainte qu’il ne servît à sonner l’alarme ».

 

 

ET LA FRANCE N’EN EST PAS PLUS RICHE !

 

Au reste, dès les premiers essais, il fut constaté que le résultat de l’opération ne répondait pas aux espérances conçues : l’airain des cloches, alliage de cuivre, d’étain et d’argent, se prêtait mal à la frappe des monnaies ; il y fallait ajouter une importante partie de cuivre rouge. Les essais furent lents et peu encourageants. Le 18 septembre 1700, Camus présenta à l’Assemblée trois pièces, trois sous de cloches, les premiers, fabriqués par un sieur Boucault, mécanicien-charpentier. Deux jours plus tard, Pelletier, membre du collège de pharmacie, exposait un procédé qu’il venait de découvrir pour isoler le cuivre à la fusion. On réussit, dans les premiers mois de 1792 seulement, à frapper pour 15 millions de petite monnaie, qui fut presque aussitôt absorbée et supprimée de la circulation par les spéculateurs et qu’on fut obligé de remplacer par de petites coupures d’assignats.

La déception fut grande. Les églises étaient sans cloches, sans voix, et la France n’en était pas plus riche ; aussi, quand le péril de la chose publique devint imminent, en août 1792, lorsque, pour Paris, la Commune eut ordonné que tous les bronzes des statues et des églises, jusqu’aux crucifix, seraient saisis pour être convertis, non seulement en monnaie, mais en canons, lorsqu’elle ordonna que toutes les cloches seraient brisées, toutes les grilles converties en piques et en fusils ; lorsqu’elle décréta enfin que toute l’argenterie des paroisses serait enlevée pour être portée à la Monnaie, les consciences se soulevèrent. Il y eut des rassemblements autour de plusieurs églises, entre autres à Notre-Dame : il fallut montrer la force armée. Mais, encore cette fois, le peuple se laissa persuader par une proclamation de Manuel faisant appel à sa raison, à son patriotisme, à son dévouement. La masse laissa faire.

 

 

LES PROCESSIONS SORTENT ENCORE

DANS LES RUES EN 1793

 

Au nombre des églises sécularisées, se trouvaient d’antiques sanctuaires, vénérés depuis un temps immémorial, et dont les habitués voyaient, non sans regret, les portes closes et le mobilier mis à l’encan ; Saint-Étienne-des-Grès, avec sa vierge noire, depuis tant de siècles invoquée ; Sainte-Croix ; Saint-Aignan ; Saint-Pierre-aux-Bœufs ; les Saints-Innocents, la plus populaire des paroisses de la ville ; Saint-Sauveur ; Saint-Joseph ; Saint-Éloi-des-Barnabites, devenue une fonderie de canons ; Saint-Pierre-des-Arcis, où allait s’installer le « Spectacle de la Veillée » ; Saint-Josse, rue Aubry-le-Boucher ; Saint-Barthélemy, où l’héritier de Hugues Capet avait chanté au lutrin, et dont un industriel se préparait à faire le Théâtre de la Cité ; Saint-Germain-le-Vieux, sur lequel se balançait un écriteau : À vendre ou à louer, s’adresser au citoyen Ivert, notaire, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 27 ; Saint-Landry, dont les bénitiers de porphyre faisaient l’admiration des badauds ; Saint-Jacques-la-Boucherie, dont la châsse merveilleuse et le fameux Christ, de Pierre Sarrazin, étaient traditionnellement admirés ; Saint-Jean-en-Grève, avec sa vieille horloge où l’on voyait à midi un bélier de bronze frapper douze fois de sa tête un timbre sonore. Mais il restait encore, ouvertes à la piété des fidèles, tant d’autres églises que les Parisiens n’osaient point se plaindre, toujours résignés, inlassablement dociles.

Car, même après le renversement de la royauté, même après l’exécution de Louis XVI, la foi restait intacte et n’avait, pour ainsi dire, rien perdu de sa ferveur.

Un homme bien étonné, par exemple, fut certainement le commandant du poste de la terrible section de la Croix-Rouge, qui, le 6 juin 1793, jour de la ci-devant Fête-Dieu, voyant la procession de Saint-Sulpice traverser le carrefour, jugea bon de ne pas se découvrir.

Il y eut, dans la foule, des rumeurs. Ce qu’entendant, le sans-culotte interpella le prêtre qui portait l’ostensoir :

« Ne t’inquiète pas, fais ton métier ! »

Le soir même, la section – la fougueuse section du Bonnet rouge – se réunissait en assemblée générale et cassait de son grade cet officier, pour crime de sacrilège !

À cette époque où l’échafaud commençait à rester en permanence sur la sinistre place, les Parisiens avaient exigé, en dépit du gouvernement, que les processions sortissent dans les rues. « Elles étaient aussi nombreuses, dit un journal, Le Courrier français du 10 juin, que les patrouilles dans une place assiégée. »

La même feuille rapporte un fait décelant bien quel était encore l’esprit de la population. « Une charrette chargée d’une pierre énorme traversait la rue Saint-Denis, tandis que passait une procession du Saint-Sacrement ; tout à coup, l’essieu de la voiture se rompt et la pierre se renverse sur un enfant de dix ans : la rue retentit de cris douloureux. On accourt pour dégager ce petit infortuné de dessous le poids énorme sous lequel il était enseveli, on parvient enfin à le retirer. Or le croyait écrasé ; mais voilà que l’enfant saute de joie et dit : Heureusement je n’ai pas de mal ! Alors le peuple crie : Au miracle ! On demande au prêtre, qui portait le Saint-Sacrement, de faire là une station et de donner le Salut. On place ensuite l’enfant sous le dais, à côté du Saint-Sacrement, et, pendant toute la marche, on ne cesse de crier : Au miracle ! »

 

 

ON FERME LES ÉGLISES. – LA FÊTE DE LA

RAISON DANS LA CATHÉDRALE DE PARIS

 

Jusqu’en novembre 1793, le culte continua d’être célébré, presque sans défections et sans entraves ; en décembre encore, il y eut un regain de piété, à l’occasion des messes de minuit ; puis les églises furent officiellement fermées.

Pour assister aux offices, il faut sortir de Paris. Comme, dans les environs de la capitale, en dehors du ressort de la Commune révolutionnaire qui siège à l’Hôtel de Ville, le culte est encore autorisé, bien des gens, le dimanche, quelque temps qu’il fasse, prennent le coucou ou la guinguette et se rendent, pour entendre la messe, à Meudon, à Saint-Cloud, à Ivry, à Choisy ou à Claye. Les églises de banlieue sont trop petites pour contenir la foule qui se presse à leurs portes.

Cependant, la Convention, asservie et tremblante, consent, sur la proposition de Thuriot, à assister, dans la cathédrale profanée, à cette fête de la déesse Raison dont Chaumette et Hébert sont les apôtres. Au milieu de l’église, imposante et superbe encore dans sa nudité, était élevé un temple dont le fronton portait : À LA PHILOSOPHIE. La Liberté, sous les traits d’une jeune et jolie femme, – la citoyenne Momoro, croit-on, – était placée sur un trône de verdure, ayant autour d’elle deux rangées de jeunes filles vêtues de blanc. On chanta un hymne de Chénier et Gossec :

 

            ...Que le dernier esclave

            Suive au tombeau le dernier roi !

 

Puis, aux attributs du catholicisme, remis en place pour la circonstance, on substitua les emblèmes et la statue de le Raison.

Quand la cérémonie fut terminée, tous les assistants se formèrent en cortège pour gagner les Tuileries, siège de la Convention. Sur un palanquin, porté par quatre robustes citoyens, figurait la déesse Raison elle-même, personnifiée par Mlle Maillard, une des plus célèbres actrices du temps, qui n’avait pas craint de s’exposer à cette ridicule exhibition. Ses cheveux épars flottaient sous le bonnet phrygien : elle était vêtue d’une longue tunique blanche à demi couverte d’un manteau bleu d’azur, et, de la main droite, elle tenait une pique en bois d’ébène.

Le procureur de la Commune la présenta à la Convention, comme un chef-d’œuvre de la nature. Elle descendit de son trône pour aller s’asseoir au bureau, où le président et le secrétaire lui donnèrent le baiser fraternel ; après quoi, sur une motion de l’ex-capucin Chabot, l’Assemblée décréta que l’église métropolitaine serait désormais consacrée à la Raison et à la Liberté.

La majestueuse cathédrale était dans un état pitoyable : elle avait perdu ses reliquaires précieux, sa belle chaire de vérité, un chef-d’œuvre de Soufflot, la statue équestre de Philippe le Bel, vieille de cinq cents ans, qu’un jour, en 1702, les Marseillais avaient abattue, à coups de sabre, pendant les vêpres. Elle avait perdu surtout cette série d’antiques statues de pierre, figurant les rois des deux premières races, nichées dans la galerie du portail. Entassées en débris, derrière l’église, elles gisaient, formant tas, parmi les immondices. Certains sans-culottes avaient adopté cet endroit en manière de latrines publiques : on les voyait escaladant, la pipe à la bouche, le ventre noirci de Charlemagne, « étendu, sceptre en main, couronne impériale en tête », avec les yeux remplis d’ordures et « son grand nez d’empereur tranquille », où souillant le roi Pépin, « l’épée à la main, un lion sous les pieds, en mémoire de celui qu’il avait tué dans un combat à l’abbaye de Ferrières ».

Le chœur de l’église servait d’entrepôt à un marchand de barriques ; le palais épiscopal était devenu l’infirmerie du tribunal révolutionnaire ; tout ce qui rappelait le passé avait été sabré, haché, couvert de plâtre ou martelé. En province, la dévastation était la même : pour ne citer qu’un exemple, les innombrables statues de pierre, rois, reines, saints ou saintes, qui décoraient le portail de Reims, avaient été décapitées. Même une tradition assure que, trente-deux ans plus tard, les têtes abattues n’avaient pas encore été replacées. On entreprit en hâte ce travail, à l’occasion du sacre de Charles X, et un architecte se chargea de sceller, à grand renfort de plâtre, les chefs royaux sur les cous tronqués ; si bien que, quand le cortège du nouveau roi parut sur le parvis, au premier coup de canon qui ébranla les vieilles tours, toutes les têtes, insuffisamment assujetties, tombèrent en grêle..., ce qui, aux gens superstitieux, sembla un présage de sinistre avenir.

 

 

ON INVENTE TOUTES SORTES DE DÉESSES

POUR LEUR CONSACRER DES TEMPLES

 

Ce fut ainsi, dès l’automne de 1793, une épidémie de paganisme : Saint-Gervais devint le temple de la Jeunesse, et Saint-Jacques-du-Haut-Pas celui de la Liberté ; Saint-Laurent fut le temple de la Vieillesse, inauguré le 20 novembre 1793 par le citoyen Thiébault, employé aux contributions. Les artistes du théâtre de la République y jouèrent une scène lyrique due à la collaboration des citoyens Plancher-Valcour, juge de paix, et Froment. Saint-Martin-des-Champs est devenu l’école des Jeunes Français ; Saint-Médard, le temple du Travail ; Saint-Merry, le temple du Commerce ; Saint-Nicolas-des-Champs, le temple de l’Hymen ; Notre-Dame-des-Victoires, le temple de la Morale ; Saint-Philippe-du-Roule, le temple de la Concorde ; Saint-Roch, le temple du Génie ; Saint-Sulpice, le temple de la Victoire. Aux fenêtres du séminaire sèchent des linges sur des cordes tendues : c’est l’hôtel où se réfugient les femmes et les enfants des citoyens qui combattent à la frontière.

Dans le cimetière de la paroisse est installé le Bal des Zéphirs. Tout près de lui, aux Carmes, le sinistre jardin témoin du massacre des prêtres, au 2 septembre, est transformé en Bal des Marronniers. Aux Théatins, quai Voltaire, une pension bourgeoise est installée dans le portail ; l’église est à louer. « Le local est propre, dit l’affiche, à l’établissement d’un manège : on peut y loger 40 à 50 chevaux et remiser 150 voitures. »

Saint-Thomas-d’Aquin se nomme temple de la Paix ; Saint-André-des-Arts, à vendre 30.000 livres, est, en attendant l’acquéreur, le temple de la Révolution. L’église des Grands-Augustins, lieu où se conservaient les archives de l’ordre du Saint-Esprit, devient le marché à la volaille ; l’église Saint-Benoît, où étaient les tombeaux de Claude et de Charles Perrault, ainsi que celui du comédien Baron, sera le théâtre du Panthéon ; l’église des Blancs-Manteaux est un estaminet : on l’affiche à vendre au prix de 56.000 livres.

Aux Capucines, dans le chœur, le physicien Robertson dresse son théâtre de fantasmagorie – spectres vivants et impalpables, apparitions de fantômes, expériences sur le galvanisme ; la grande galerie du couvent est le Musée du Rire : on y expose des caricatures. Aux Célestins, une forge ; à la Sainte-Chapelle, un magasin de papiers. Saint-Étienne-du-Mont est le temple de la Piété filiale ; Saint-Eustache, le temple de l’Agriculture ; Saint-Germain-l’Auxerrois, le temple de la Reconnaissance. Saint-Germain-des-Prés reçoit la poste aux chevaux, et, dans la richissime bibliothèque de l’Abbaye – la plus belle du monde après celle du roi, – s’installe une raffinerie de sucre qui, le 19 août 1794, prend feu, détruisant les merveilles que, durant tant de siècles, la science et les recherches des moines ont entassées là. L’église du Saint-Sépulcre est transformée en un vaste bazar, la Cité Batave ; Sainte-Opportune devient un magasin de pruneaux de Tours.

Il faut bien utiliser, comme on peut, sans profit pour personne, ces églises vides et dépouillées. Celles qui ne trouvent pas de locataires, la spéculation les guette : une association singulière se forme entre le citoyen Dubois – un prêtre marié – et le citoyen Défagot, cocher de fiacre. Ils vont, à coups d’assignats « achetant églises sur églises, louant l’une, abattant l’autre, vendant, pour la pierre, les sépultures » ; en démolissant lui-même le portail des Minimes qu’avait élevé Mansard, Dubois, le défroqué, est frappé per une pierre qui lui brise une jambe : inaction forcée, faillite ; Défagot reprit son fouet, l’ex-prêtre se fit bouquiniste.

 

 

LE CULTE EST LIBRE... MAIS ON NE PEUT

DIRE LA MESSE QU’EN SECRET

 

Par un contraste frappant, les catholiques formaient toujours, à Paris, l’immense majorité – et il ne leur restait plus une seule chapelle où il leur fût permis d’accomplir leurs devoirs religieux.

Toutefois, le jour même où avait été célébrée la Fête de la Raison, le 16 frimaire, Robespierre, qui, par haine de Chaumette et méfiance de la Commune, était, ce jour-là, libéral, avait fait rendre un décret « défendant toute violence ou mesure contraire à la liberté. Le peuple français, disait-il, respecte la liberté de tous les cultes et n’en proscrit aucun ».

Le décret était à peine promulgué qu’un citoyen résolut d’en tirer parti : c’était un nommé Éloy, mercier dans le quartier de l’Observatoire. M. Biré a conté cette curieuse histoire : « Éloy loua, dans la rue d’Enfer, l’ancienne chapelle de l’institution de l’Oratoire et remplit les formalités nécessaires pour y faire célébrer, sous sa responsabilité, les cérémonies du culte. Il ne bougeait de la chapelle, tant que duraient les offices, afin de répondre à ceux qui tenteraient de les troubler. Il ne manqua pas d’en venir, en effet, gens à bonnet rouge et à moustaches, parlant haut et jurant qu’ils feraient fermer “cette boutique à prêtres”. Éloy leur imposait silence en leur montrant les papiers qui l’autorisaient. Un dimanche, six soldats, menant grand bruit, entrèrent, le sabre au côté et le chapeau sur la tête. Éloy s’approcha d’eux et leur représenta que c’était un lieu consacré au culte catholique, où l’on n’entrait pas la tête couverte. Comme ils faisaient quelques difficultés, il leur fit observer que les cultes étaient libres, que personne n’avait le droit d’y mettre obstacle, qu’ils n’avaient, du reste, pour s’en convaincre, qu’à lire l’affiche collée à la porte : c’était la lettre du département notifiant à toutes les autorités constituées le décret du 16 frimaire, rendu sur la proposition de Robespierre. Les soldats se retirèrent.

« Pendant deux mois, les offices furent célébrés à la chapelle de l’Oratoire, les dimanches et fêtes d’obligation. Tandis qu’une messe se disait, la foule était aussi nombreuse au dehors qu’à l’intérieur, attendant que cette messe fût finie pour avoir la suivante. Des gens de la campagne, qui s’en retournaient après avoir vendu leurs denrées, profitaient avec bonheur de cette occasion : l’après-midi, à vêpres, il y avait autant de monde que la chapelle en pouvait contenir... »

Ces assemblées irritaient violemment les sans-culottes du quartier. « Dans l’espoir d’en détourner les fidèles, ils commencèrent par répandre les bruits les plus effrayants, colportant que les détachements de l’armée révolutionnaire devaient venir, un dimanche, pour foudroyer la chapelle à coups de canon, au moment où elle serait pleine. » Des gens furent apostés dans la rue d’Enfer et dans les rues voisines, injuriant les femmes, les accusant de vouloir former « une nouvelle Vendée ». Il faut noter que le brave Éloy, pour écarter tout soupçon d’aristocratie, avait déclaré publiquement que les femmes ne seraient reçues à sa chapelle qu’autant qu’elles porteraient à leur bonnet la cocarde tricolore. N’importe, les sans-culottes en vinrent aux voies de fait : il y eut des rixes. Le comité révolutionnaire de la section déclara que l’ordre était troublé, et il fit fermer la chapelle.

À la fin de février 1704, il n’y avait plus possibilité de célébrer publiquement le culte. On disait la messe, cependant, mais secrètement, non seulement dans les maisons particulières, dans les galetas, dans les caves, comme on le croit en général, mais dans les églises, les portes fermées, au risque d’arrestation. On assure que, tant que dura la Terreur, l’office fut célébré aux ci-devant Missions Étrangères, rue du Bac : « Les assemblées avaient lieu deux ou trois fois la semaine ; on n’y entrait que par billets. L’église de Chaillot, hors des murs, était aussi très régulièrement fréquentée. Les agents du Comité de Sûreté générale, les observateurs de l’esprit public, – les mouchards, en un mot, – ne l’ignoraient pas : ils en témoignaient dans leurs rapports, mais l’autorité fermait les yeux. »

Fiévée, dans ses Mémoires, rapporte un fait singulier : Voulland, un régicide, membre du Comité de Sûreté générale, un exalté, un terroriste dont le nom seul faisait trembler, Voulland faisait, chaque matin, de longues marches dans les rues de Paris, à la recherche d’une messe dite par un prêtre réfractaire, messe à laquelle il assistait pieusement, avant de se rendre au Comité.

 

 

UN TRAGIQUE ÉPISODE. – LA VIOLATION

DES TOMBES DE SAINT-DENIS

 

À ce désarroi, non point de leur foi, mais de leurs habitudes religieuses, s’ajoutaient, pour les fidèles, d’autres angoisses. En octobre, la municipalité de Franciade – tel était le nom révolutionnaire de Saint-Denis – avait, conformément à un décret de la Convention, ordonné d’exhumer les corps des rois, des reines, des princes, princesses et personnages célèbres inhumés dans la crypte depuis plus de quinze cents ans. L’opération commença le samedi, 12.

Les ouvriers qui en furent chargés, « pressés de voir les restes d’un grand homme », se dirigèrent d’abord vers le cercueil de Turenne. On démolit la fermeture du petit caveau où on le savait renfermé ; on ouvre le cercueil, à grand renfort de cisailles et de maillet. Turenne apparaît : son corps, « en état de momie sèche, est de couleur bistre clair » ; les traits mêmes du visage ne sont point altérés et semblent « parfaitement conformes aux portraits du grand capitaine ». La vénération instinctive qu’inspira aux profanateurs cette dépouille illustre fut si grande qu’au lieu de la jeter à la fosse commune, on la remit au citoyen Host, gardien de la cathédrale, qui la plaça dans une boîte de chêne et l’exposa, pendant huit jours, dans la petite sacristie de l’église, aux regards des badauds. Au bout de ces huit jours, on expédia cette pièce curieuse... au jardin des Plantes !

Le lundi, 14, au matin, on s’offrit le spectacle du corps d’Henri IV. Il était dans un tel état de conservation qu’on le déposa, enveloppé de son suaire, au bas des marches du sanctuaire, où chacun eut la liberté de le voir, jusqu’à deux heures après midi. Au moment où on allait le porter à la fosse préparée pour recevoir pêle-mêle les dépouilles royales, un soldat qui se trouvait là tira son sabre, coupa au cadavre une longue mèche de sa barbe « encore fraîche », et s’en fit une moustache. Puis on exhuma Louis XII, Louis XIV, qui fut trouvé « noir comme de l’encre », Louis XV et le Grand Dauphin, en putréfaction liquide.

L’infection était telle qu’il fut reconnu impossible de chanter l’office, tant que dura l’exhumation ; les messes étaient dites dans la chapelle de l’Hôtel-Dieu ; la basilique se remplissait d’une vapeur noire et infecte, que l’on chassait à force de vinaigre ou au moyen de salves de mousquets ; plusieurs ouvriers furent pris de dysenterie et de fièvre.

L’architecte Lenoir, le cœur navré, assistait à cette dévastation. Il s’ingéniait à sauver du désastre les objets précieux découverts dans les cercueils, et qui tous, eu égard à leur intérêt archéologique, auraient dû être préservés de la destruction : la couronne de Charles V, l’anneau de Jeanne de Bourbon, sa femme, les débris de la couronne et du sceptre de Charles VII, les couronnes de Louis XII et d’Anne de Bretagne, le diadème d’étoffe d’or et le long sceptre de cuivre de Philippe le Bel, le suaire de soie qui enveloppait, dans le même coffre de bois, les corps de Dagobert et de la reine Nauthilde, la main de justice de Charles le Bel, le manteau et la ceinture de Philippe le Long.

 

 

COMMENT ON SAUVA LA COURONNE D’ÉPINES

ET LE FRAGMENT DE LA CROIX

 

Tous les corps, sans distinction, furent jetés à la fosse commune ; la nouvelle en circula dans Paris. Or, on savait qu’il existait à Saint-Denis de plus précieuses reliques, au sujet desquelles ce qui se passait autorisait toutes les appréhensions. On craignait surtout pour la couronne d’épines et pour le fragment de la croix du Christ, conservés, depuis Saint Louis, à la Sainte-Chapelle du Palais, dans des reliquaires précieux, et que, dès les premiers inventaires, Louis XVI avait fait apporter aux Tuileries et de là, afin de les mettre en lieu sûr, expédier à Saint-Denis.

Dans la nuit du 11 au 12 novembre 1793, la municipalité révolutionnaire de Franciade se fit remettre les châsses. Crainte superstitieuse, respect atavique ? On ne sait. Toujours est-il que nul n’osa prendre sur soi d’ordonner la destruction des reliques, et on les apporta à Paris, « afin d’en faire hommage à la Convention ».

L’Assemblée adressa ces objets à son comité des Inspecteurs de la salle qui chargea l’un de ses membres, Sergent, de les porter à l’hôtel des Monnaies. Là, on brisa les reliquaires, en affectant de ne s’intéresser qu’aux métaux précieux et aux pierreries qui les composaient. Quelqu’un cependant osa rompre en trois parties la couronne d’’épines, négligemment jetée sur une table : on remarqua, en l’examinant de près, qu’elle était composée d’un jonc marin tressé en forme de calotte, destinée à recouvrir toute la partie supérieure de la tête. D’épines, il n’y en avait plus trace ; bien longtemps avant la Révolution, elles avaient été distribuées à diverses églises ; la dernière avait été donnée par Louis XIII à la maison de Port-Royal.

Les trois tronçons de la sainte couronne, remis à la Commission temporaire des arts, séjournèrent, pendant près d’un an, dans ses bureaux : en 1794, ils furent remis à l’abbé Barthélemy, un des conservateurs des médailles de la Bibliothèque Nationale, qui les garda jusqu’en 1804, époque à laquelle la fameuse relique prit place au Trésor de Notre-Dame.

Le fragment de la croix fut sauvé d’une façon plus singulière encore. Comme on l’avait porté, ainsi que la couronne d’épines, à la Commission des Arts, un peintre, le citoyen Bonvoisin, qui flânait là par hasard, aperçut, relégué dédaigneusement sur un meuble, le bois précieux. Il s’en empara, le dissimula sous son manteau et le porta à sa mère, femme d’une grande piété ; celle-ci le conserva religieusement, tant que dura la Révolution. À l’époque du rétablissement du culte, elle se fit un devoir de le remettre à Mgr de Bellay, archevêque de Paris, qui, après quatre ans d’enquête, après avoir fait même attester par serment à Bonvoisin et à sa mère l’authenticité des faits et le détail des circonstances, fit, en 1808, enfermer le précieux fragment dans le reliquaire de cristal où on le voit aujourd’hui.

 

 

SAINTE GENEVIÈVE BRULÉE EN PLACE DE GRÈVE

 

Une autre spoliation fut plus impopulaire encore, car elle touchait au cœur même, à la fierté des Parisiens : ce fut celle du tombeau de sainte Geneviève, la patronne, comme disaient les bonnes femmes, celle que, depuis les mauvais jours d’Attila, on invoquait dans les temps de crise, celle qu’on implorait dans les heures de sécheresse ou d’inondation, et qui faisait, à Paris, depuis quatorze cents ans, la pluie et le beau temps.

Dans la crypte de la vieille église Sainte-Geneviève, dont il ne reste aujourd’hui que la tour, était le tombeau – vide – de la sainte, tout de marbre, sans aucun ornement, entouré de grilles de fer. Dans l’église même était la châsse, en vermeil doré, dont la tradition attribuait – faussement d’ailleurs – la fabrication à saint Éloi. Portées sur des colonnes de marbre, quatre statues, plus grandes que nature, soutenaient le reliquaire, couvert de pierreries et surmonté d’un gros bouquet de diamants offert par la reine Anne d’Autriche.

Le 21 décembre 1793, deux membres du Conseil général de la Commune, Greffin et Forestier, accompagnés de quelques sectionnaires, se présentèrent à Sainte-Geneviève, levèrent les scellés qui, depuis les inventaires, étaient apposés sur la châsse : leur mission était d’arracher et d’emporter à la Monnaie toutes les pièces d’or et les pierres précieuses dont le monument était paré ; mais, « pour ôter tout reste de superstition », ils prirent sur eux de décider que le tombeau serait ouvert et qu’on brûlerait les reliques de la patronne de Paris.

Le procès-verbal d’ouverture révèle des détails singuliers : à l’intérieur du reliquaire, on trouva d’abord une caisse couverte de peau de mouton blanc et garnie de bandes de fer. Cette caisse contenait « deux petites lanières en peau jaune, un paquet de toile blanche attaché avec un lacet de fil ; dans ce paquet, vingt-quatre autres paquets, les uns de toile, les autres de peau et plusieurs bourses de peau de différentes couleurs ; une fiole lacrymatoire, bouchée avec du chiffon et contenant un peu de liqueur brune desséchée ; une bande de parchemin sur laquelle étaient écrits ces mots : Una pars casulæ sancti Petri principis apostolorum... Ces vingt-quatre paquets en contenaient beaucoup d’autres plus petits, renfermant de petites parties de terre impossibles à décrire ; un de ces paquets, en forme de bourse, contenait une tête en émail noir de la grosseur d’une petite noix et d’une figure hideuse, dans laquelle était un papier contenant une petite partie d’ossements. Un paquet de toile blanche gommée contenait le squelette de la sainte ; le crâne était couvert de dépôts de sélénite ou plâtre cristallisé ; une bande de parchemin portait cette inscription : Hic jacet humanum sanctæ corpus Genovefæ ; plus un stylet en cuivre en forme de pelle d’un côté et pointu de l’autre. »

Le corps fut brûlé, le soir, sur la place de Grève : quelques fragments, seulement, en purent, dit-on, être soustraits. Quant aux pierreries et à l’or de la châsse, on les porta à la Monnaie : dès le lendemain, le bruit se répandait que le fameux bouquet d’Anne d’Autriche était composé de pierres fausses. L’opération, en tout cas, ne fut pas lucrative : elle ne rapporta à la nation que 23.830 francs, ce qui, par ce temps d’assignats, équivalait à quelque cent livres.

Quand le bruit de ce miracle à rebours circula, les Parisiens qui perdaient chaque jour l’enthousiaste confiance des premières illusions, ne doutèrent plus qu’on ne les lésât dans les plus sacrés de leurs droits ; et désormais ils se résolurent à n’être pas plus longtemps dupes.

C’est de ces jours-là que data la résistance, passive encore, mais très irréductible, à l’athéisme officiel : ceux qui s’étaient faits les apôtres de l’incrédulité comprirent, dès les premiers jours qui suivirent Thermidor, que leur cause était perdue ; ils le comprirent bien mieux encore, quand, quelques années plus tard, la veille de Pâques, le bourdon de Notre-Dame, remis en place, annonça la réouverture de la cathédrale et le rétablissement du culte.

 

 

 

G. LENÔTRE, Sous la Révolution,

Flammarion, 1937.

 

 

 

 

 

 

 

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