Grévistes et sabotage d’autrefois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

G. LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EN creusant un puits dans son jardin, un paysan du village de Littry, aux environs de Bayeux, avait découvert en 1741, presque à fleur de terre, une mine de charbon. Le marquis de Balleroy, seigneur du pays, ayant demandé et obtenu le privilège d’exploiter cette mine, se ruina, n’étant pas homme d’affaires. L’exploitation passa à d’autres concessionnaires qui ne furent pas plus heureux. Pourtant, cinquante ans plus tard, après des fortunes diverses, la fouille au charbon de Littry, achetée par une société parisienne, était, au début de la Révolution, en pleine prospérité. Elle occupait trois cents ouvriers sous la direction d’un brave homme, nommé Noël, maître ferme et bon, adoré de tous pour son activité et sa charité proverbiales. Sous son impulsion, la mine, jusqu’alors inféconde, rendait 30 000 à 40 000 boisseaux de charbon par mois, ce qui paraissait alors miraculeux.

À Rubercy, village voisin de Littry, demeurait en 1792 Mme de Montfiquet, aristocrate hautaine et peu aimée. M. de Montfiquet avait émigré, et sa femme, restée à son château, y vivait avec ses quatre jeunes filles, qu’instruisait un pimpant abbé, poète et mondain, nommé Anquetil. L’abbé Anquetil avait tant d’esprit que les paysans de la région, qui savaient ses chansons par cœur, le considéraient comme un peu sorcier.

Or dans les premiers mois de 1792, le brave Noël, directeur de la mine de Littry, constatait avec regret que ses ouvriers avaient la « tête en l’air ». Les élections, les plantations d’arbres de la liberté, le service de la garde nationale apportaient quelque trouble à la discipline. Les mineurs fêtaient maintenant le lundi, et bien que les commandes fussent nombreuses, ils apportaient moins d’ardeur au travail, ce dont le conciliant patron leur adressait de doux reproches.

Au commencement du mois de mai, trois mineurs étaient occupés à creuser un fossé dans un champ ; parmi eux se trouvait un jeune homme de vingt-deux ans, Jean-Baptiste Le Nourrichel, fils d’un vieil ouvrier trop âgé pour descendre à la fosse. Tout en piochant la terre, Jean-Baptiste aperçut des pigeons qui se posaient dans un champ voisin. Il prit, dans la haie, un fusil qu’il y avait caché, fit feu, et deux pigeons restèrent sur place. Les droits féodaux avaient été récemment abolis, et tous les paysans de France en profitaient pour se procurer, en hommes libres, le plaisir de la chasse, plaisir nouveau pour les « manants » et d’autant plus apprécié que les aristocrates se montraient exaspérés de cette insolente usurpation. Un garde de Mme de Montfiquet, au pigeonnier de laquelle appartenait les oiseaux abattus, sortit d’un fourré au bruit du coup de feu, et comme il l’eût fait « au bon vieux temps », il épaula son fusil et visa Jean-Baptiste, qui crut à une plaisanterie. Le garde pourtant pressa la gâchette ; mais l’arme avait servi à l’abbé Anquetil, « le sorcier », et c’est pour cela que le coup fit long feu. Jean-Baptiste rit de bon cœur et se remit au travail. Il avait déjà oublié l’incident, quand le garde de la châtelaine reparut, muni cette fois d’un fusil qui n’était pas « enchanté » ; il coucha en joue l’ouvrier et le tua raide.

Trois ans auparavant, un tel châtiment, pour un pareil délit, eût déjà paru excessif ; mais depuis qu’avaient été promulgués les droits de l’homme et du citoyen, germaient dans l’esprit des gens du peuple bien des idées que n’avaient pas eues leurs pères. Le lendemain, le directeur de la mine, Noël, fut fort surpris de ne point voir ses ouvriers se présenter à l’heure habituelle. Il s’informa : les trois cents mineurs déclarèrent qu’ils ne reprendraient pas le travail avant que leur camarade fût vengé. Ils avaient procédé à une rapide enquête et appris que Mme de Montfiquet elle-même, ayant assisté d’une fenêtre de son château à la scène du meurtre, avait remis à son garde les cent écus promis pour chaque braconnier abattu. La gendarmerie, avisée aussitôt, était arrivée de Bayeux et y était retournée sans avoir inquiété la coupable. Les mineurs devaient donc faire eux-mêmes justice.

C’était le 10 mai 1792, date à noter, car c’est peut-être celle de la première de toutes les grèves. Les trois cents mineurs se mettent en route dès le point du jour. Ils marchent vers Rubercy, se massent devant le château, Mme de Montfiquet n’est plus là ; elle s’est sauvée. N’importe, sa maison payera pour elle. Mais les émeutiers sont novices ; ils ne savent pas au juste comment s’y prendre, et tout d’abord ils se rendent chez le maire de l’endroit, « pour lui demander la permission d’incendier le château ». Le maire, comme bien on pense, déclare que ceci n’est point de sa compétence, et les mineurs, s’étant humblement excusés, entrent au château. Avec un soin méticuleux, ils déménagent les meubles, car quelqu’un leur a soufflé que ces meubles n’appartiennent pas à Mme de Montfiquet ; ils les portent loin de là, avec mille précautions, s’appliquant à ne rien endommager. Puis ils retournent chez le maire, l’invitent à constater que la maison est vide ; alors ils y entassent des fagots et de la paille, allument du feu, et tandis que l’incendie fait rage, ils massacrent à coups de fusil et de bâton la basse-cour affolée, les lapins du clapier, les pigeons du colombier, abattent les arbres du jardin, arrachent les espaliers, saccagent les plates-bandes. Quand il ne reste que des ruines, ils se dirigent vers Mandeville, où Mme de Montfiquet possède un autre château, dans lequel, dit-on, elle s’est réfugiée.

Mme de Montfiquet était à Mandeville en effet. Prévenue de l’approche des révoltés, elle s’enfuit entraînant ses filles, mais si éperdue, qu’elle en oublie une, la plus jeune. Heureusement l’abbé Anquetil est là, bien décidé à tenir tête aux « forcenés » et confiant dans sa faconde pour leur faire entendre raison. Il fait cacher dans un four l’enfant oubliée par Mme de Montfiquet et apprête sa harangue.

Les mineurs se présentent ; avec méthode, ainsi qu’à Rubercy, ils sortent les meubles, les rangent dans une prairie afin de les mettre à l’abri des flammes, puis ils apportent des fascines, du bois, de l’herbe sèche, préparent le foyer... C’est à ce moment que l’abbé prend la parole : « Eh quoi ! dit-il, pour punir une personne qui peut-être n’est pas coupable, ces braves mineurs vont-ils risquer de brûler tout un village, d’incendier, de ruiner des innocents ?... » Tel est son thème, abondamment développé. Les grévistes s’arrêtent, écoutent, réfléchissent. C’est vrai pourtant que le sinistre peut se propager au delà de leurs désirs. Très poliment – car c’est décidément la violence élégante, le « Fontenoy » du sabotage, – ils exposent à l’orateur déjà triomphant que son éloquence les a convaincus : ils ne mettront pas le feu à la maison Montfiquet... Mais ils vont la démolir pierre à pierre, ce qui ne peut causer aucun préjudice aux voisins. Et tout aussitôt, avec un entrain discipliné, sans cris, sans invectives, sans colère, aimablement, si l’on peut ainsi dire, ils se mettent à la besogne. Pour des hommes habitués à manier le pic, l’ouvrage n’est qu’un jeu. En moins de trois heures le château fut rasé. Puis les mineurs s’excusèrent du dérangement, saluèrent et se retirèrent, sans avoir découvert le four souterrain où la petite Montfiquet se tenait tapie, et sans avoir non plus soutiré une seule bolée de cidre des douze pièces qu’ils avaient préalablement sorties de la cave. Même l’un d’eux ayant dérobé un mouchoir fut sévèrement blâmé par ses camarades, qui pour le punir lui coupèrent un morceau d’oreille.

Avant de terminer la journée en jetant bas un troisième château appartenant à la méchante aristocrate, les grévistes de Littry interrompirent leur besogne vengeresse pour assister à l’enterrement de Jean-Baptiste, et un peu plus tard, alors qu’on était en pleine Terreur, ils exigeaient encore qu’on célébrât trente messes pour le repos de l’âme de leur camarade. Trente messes, en 1793, c’était un luxe rare, et cependant peu coûteux : les braves mineurs les obtinrent pour la bagatelle de dix-huit livres.

 

Cette extraordinaire insurrection ouvrière, dont la brutalité garde quelque chose de la politesse, de l’affabilité du XVIIIe siècle, ébahit les autorités de Bayeux, incertaines de savoir s’il fallait se fâcher ou admirer : c’est à ce dernier parti qu’on s’arrêta. On ne complimenta pas directement les émeutiers, mais on ne les poursuivit point.

Est-il besoin d’ajouter que dès le lendemain de leur expédition, les émeutiers avaient tous docilement repris le travail ? Pourtant les habitants de la contrée, les hobereaux surtout, n’étaient point rassurés. Ainsi, disaient-ils, ces gens « sortis des entrailles de la terre » vont dévaster les châteaux sous couleur de représailles !... Les honnêtes mineurs, persuadés qu’ils avaient bien agi, souffraient de cette suspicion. En vain proclamaient-ils que leur justice était satisfaite et qu’on n’entendrait plus parler d’eux ; la méfiance régnait. D’autant plus qu’il se trouva parmi eux un faux frère qui, jugeant l’occasion favorable, se présenta, certain jour, au château de Mlle de Criqueville, et tablant sur l’effroi qu’inspiraient les évènements récents, se fit remettre une somme de vingt-quatre livres. Les mineurs de Littry, indignés, tinrent conseil ; ils se jugeaient atteints dans leur honneur. Ils se saisirent du coupable, le traînèrent au château de Criqueville, l’obligèrent à se mettre à genoux et à demander pardon... Puis ils le chassèrent de la mine, menaçant de se remettre en grève si on leur imposait la compagnie de cet escroc. Pour le coup, l’enthousiasme fut universel ; les dons, de tous côtés, affluèrent à l’adresse des valeureux travailleurs de Littry, qui d’ailleurs ne travaillaient plus, très occupés à fêter leur triomphe, à vider les tonnes de cidre qu’on leur envoyait, et à jouir de leur popularité, si grande, que de longtemps Mme de Montfiquet n’osa plus se montrer dans le pays. Réfugiée à Rouen avec ses enfants, elle y vécut du travail de ses mains tant que dura la Révolution. Elle ne revint à Mandeville qu’en 1809 – et je crois bien qu’elle y était sous la surveillance de la haute police.

 

 

 

 

G. LENÔTRE, Sous le bonnet rouge,

croquis révolutionnaires, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

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