Un itinéraire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Georges LENÔTRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Celui que nous allons proposer au lecteur n’est rien moins qu’une manière de pèlerinage dans le passé et de tous les genres de voyage c’est le plus passionnant ; voici en quoi il consiste : vous adoptez un personnage historique à votre convenance ; vous vous instruisez de ses exploits et de ses aventures, et vous partez à la découverte, le livre en main par manière de guide, revivant l’existence de votre héros aux endroits mêmes où il a passé, le suivant de sa maison natale à sa tombe. C’est ainsi que Charette, par exemple, vous conduira dans le Bocage vendéen, Mme de Sévigné, délicieuse vagabonde, en Bretagne et en Provence, Turenne en Flandre et sur le Rhin, Napoléon partout où vous voudrez aller. Pour aujourd’hui, voulez-vous que nous essayons de reprendre ensemble et de suivre, à travers notre France, l’itinéraire de Jeanne d’Arc, de chercher à reconnaître où la bonne Lorraine s’est arrêtée et ce qui reste de ce qu’elle a vu ?

Passées les grandes plaines de Champagne, nous voici dans la vallée lorraine de la Meuse à peine naissante. Neufchâteau, Vaucouleurs, Domrémy : ici commence le pèlerinage. À l’église, d’abord, stupidement modifiée au temps de Louis XVIII par un admirateur maladroit qui retourna l’édifice, bâtit le chœur à la place de l’entrée, et perça la porte à l’endroit où se trouvait l’abside. Néanmoins la nef subsiste : c’est sous cette voûte, sur ces dalles, que Jeanne, enfant, s’est agenouillée ; la cuve de pierre de son baptême est conservée dans une chapelle latérale, et l’on voit, fixé sur le premier pilier, à gauche, un fragment de l’ancienne grille du chœur que bien certainement sa main a touchée.

La pauvre maison où elle naquit est toute voisine. Voici, surmontant la porte, le fronton gothique dont Louis XI la fit orner, avec ses deux devises : Vive labeur ! Vive le roy Loys ! On entre ; dans la pièce où Jeanne poussa son premier cri, l’antique cheminée de pierre subsiste, et l’armoire creusée dans le mur, et encore la poutre où l’on accrochait la lampe pendant la veillée. À côté est le réduit obscur qui fut la chambre de l’héroïne ; le four où elle se réfugiait, quand elle offrait son lit à quelque mendiante, est à présent muré. C’est dans cette cellule, assez semblable à un cachot, que pendant la nuit ses voix la réveillaient en sursaut, l’appelant et la conseillant des mêmes mots toujours : « De l’audace ! De l’audace ! » Elle ne les désavoua jamais.

Dans cet espace, entre la maison et l’église, une matinée de juin, comme tinte l’angélus de midi, elle les entend pour la première fois. Tout près de là, contre le cimetière joignant le jardin des parents de Jeanne et depuis longtemps déplacé, elle voit l’Ange, « vêtu comme un vrai preud’homme », et ses deux saintes aimées, Catherine et Marguerite, apparaissant parmi la neige rose des arbres fruitiers, dans la lumière, couronnées de fleurs, sentant bon, et qui échangent avec l’enfant des révérences.

Le paysage est calme, sans grands mouvements : des prairies, des arbres ; rien de l’aspect général n’a changé, et ces doux vallonnements évoquent la vieille complainte :

 

            C’était une povre bergère

            Qui menait ses brebis aux champs.

 

Plus tard, devant ses juges, à Rouen, la pauvre bergère se rappellera le bois « qu’on aperçoit de la maison de son père », le bois Chenu.

Il est toujours là, à une demi-heure du village, mais bien réduit par les déboisements. Une basilique, remplaçant les ruines d’un vieil oratoire, grandit à l’endroit précis des apparitions ; une autre chapelle, la chapelle de Bermont, un peu plus loin, contient encore une cloche, qu’on ébranle rarement, et qui date, dit-on, du commencement du XVe siècle. La petite visionnaire l’a bien souvent entendue sonner ; elle a prié devant le Christ, la Vierge et le saint Thibault qui sont là. La source des voix coule au bout d’un sentier boisé.

Quand elle quitta son hameau, à la fin de février 1429, pour aller où ses saintes la conduisaient – car « le temps pressait », – elle gagna d’abord Vaucouleurs ; le gouverneur, capitaine Robert de Baudricourt, lui remit une lettre pour le roi. Du château où le capitaine la reçut restent des ruines tout embroussaillées ; quelques vestiges aussi de la chapelle où la Pucelle attendit l’heure de l’audience. C’est là qu’elle prit des habits d’homme. Accompagnée de quatre gens d’armes, de deux serviteurs et, croit-on, de son frère Jean, elle quitta le bourg, un matin, et sortit par la porte de France, seul débris de l’ancienne enceinte qui soit encore debout. Jeanne, à travers la France inconnue, se dirigeait vers Chinon, résidence du roi Charles VII. La durée du voyage fut, approximativement, de onze jours et l’itinéraire sans doute le suivant : Saint-Urbain, Auxerre, Gien, Sainte-Catherine-de-Fierbois, où Jeanne fut logée à l’aumônerie, transformée présentement en mairie. Les murs à hauts pignons ont été conservés, ainsi qu’une fenêtre ogivale et une assez belle lucarne gothique. L’église dans laquelle, suivant la tradition, elle trouva l’épée « aux cinq croix » a été reconstruite par Louis XI.

Le 6 mars, la petite Lorraine arrivait à Chinon. Du grand logis, où elle rencontra Charles VII, demeurent seulement des pans de murailles ; mais il n’est pas entièrement perdu, car un artiste érudit, M. André Marty, reconstituant il y a peu d’années en un précieux album l’itinéraire de Jeanne d’Arc, a retrouvé, dans les portefeuilles de Gaignières, au cabinet des estampes, un dessin de ce manoir pris à l’époque de sa démolition, en 1699. C’était une élégante construction à deux pignons et à haute toiture ; le rez-de-chaussée, manifestement réservé aux serviteurs et aux gardes, était presque sans ouvertures. Mais le premier étage, comprenant une vaste salle unique, qui était la chambre du roi, s’éclairait par six grandes fenêtres – trois sur chacune des deux faces. On aperçoit, sur l’aquarelle de Gaignières, le perron qu’a gravi Jeanne, la charmante porte écussonnée qu’elle passa, le cœur battant, mais brave et confiante. Elle avait attendu pendant trois jours, dans une hôtellerie de la ville, que le roi voulût la recevoir. L’entourage de Charles se livrait à une enquête sur cette fille inconnue, qui se disait envoyée de Dieu pour délivrer Orléans. Elle fut admise enfin dans la grande salle dont on devine, sur le dessin publié par M. Marty, les larges proportions et la haute cheminée à manteau profond. C’était le soir ; des torches éclairaient la chambre royale, remplie de courtisans et de soldats. Charles était là, se dissimulant, blême, maigre, les jambes tortes malgré ses vingt-cinq ans, les traits gros et sensuels, la mine inquiète, l’air morose, soupçonneux, indolent. Ceux de sa cour n’étaient pas plus animés ; ses officiers, découragés, avaient le renfrognement des vaincus. Dès que parut la fille mystérieuse, avec son chaperon noir, ses cheveux taillés en rond autour des oreilles, sa tunique courte, son épée pendante au côté ; dès qu’elle eut découvert le roi parmi la foule et qu’elle eut dit : « Messire, Dieu vous donne longue vie ! » tout s’éveilla, se ranima. « Cet admirable exemplaire de l’énergie française » dégageait de la jeunesse et de la vaillance. Et c’est ainsi que Jeanne, triomphalement, débuta dans la vie militante.

Ainsi, d’étape en étape, est-il encore possible d’interroger, çà et là, les vieilles pierres, témoins de cette prodigieuse histoire qui commence dans la légende dorée et se termine par la résurrection de la France. À Poitiers, où l’enquête sur la mission de Jeanne se poursuivit et d’où elle écrivit aux Anglais, leur annonçant qu’elle « les fera sortir de France, veultent ou non veultent », M. Marty désigne les vestiges de l’hôtel de la Rose où la Pucelle était logée. C’est dans la rue de la Cathédrale ; il faut pénétrer dans l’arrière-boutique d’un magasin d’ébénisterie, et aussi dans la cuisine de M. le recteur de l’université ; de là on aperçoit, encloses par des constructions plus modernes, la porte et l’une des fenêtres de l’ancienne hôtellerie. Au musée de la ville est conservé le montoir sur lequel Jeanne d’Arc posa le pied pour se mettre en selle, le jour qu’elle partit, radieuse, afin de « bouter hors » l’ennemi.

À Orléans même, les reliques de son passage sont nombreuses. Il serait fastidieux d’en donner ici la nomenclature ; l’érudit conservateur du musée historique est plus que tout autre qualifié pour renseigner ceux que tentera cette patriotique pérégrination. À Compiègne, l’emplacement de la prairie où l’héroïne fut prise, le 24 mai 1430, est occupé par une cour que montre volontiers le propriétaire, ancien chef marinier, administrateur des sauveteurs de l’Oise. Les murs du jardin voisin enserrent la dernière arcade du vieux pont, sous laquelle une cave est aujourd’hui aménagée. C’est sur cette arche que Jeanne, séparée de ses hommes d’armes, leur cria le dernier adieu.

Les ennemis l’emmenèrent captive à Beaulieu, dans le Vermandois, puis au château de Beaurevoir, en Cambrésis, où elle fut pour la première fois mise en présence de l’évêque Cauchon, son rancunier et intraitable adversaire, qui pour dix mille écus d’or la vendit aux Anglais. Du donjon de Beaurevoir, où elle resta détenue durant quatre mois, on ne voit plus que quelques murs écroulés au fond du fossé dans lequel Jeanne, cherchant à s’évader pour courir au secours « de ses bons amis de Compiègne », tomba, la hanche brisée. Un petit musée d’armes et de sculptures, découvertes parmi les décombres, se forme dans la ferme voisine.

Par le Crotoy, Saint-Valéry, Eu, Dieppe, Arques, Longueville, le pèlerinage se terminerait à Rouen où la prisonnière fut conduite et enfermée dans la forteresse, alors déjà vieille de plus de deux siècles, qu’on appelait le château de Bouvreuil. Il avait sept tours. Jeanne fut incarcérée dans l’une d’elles, « en une chambre du côté des champs, vers la porte de derrière ». Cette tour fut démolie en 1809 ; on a retrouvé récemment, lors du percement d’une rue nouvelle, ses fondations et le soubassement d’un bel escalier du XVe siècle, sur les marches duquel, bien certainement, les pieds de la Pucelle se sont posés. Dans la seule tour de l’antique château qui soit conservée, la prisonnière passa ses derniers jours. Elle y subit quelques interrogatoires, et c’est de là qu’elle partit, le matin du 30 mai 1431, sur une charrette, vêtue d’une robe de femme, le chaperon en tête, pour aller vers le bûcher. Un jeune bachelier, frère Martin Ladvenu, et l’huissier Massieu étaient auprès d’elle.

La ville a été beaucoup transformée depuis quatre cent quatre-vingts ans et l’on aura grand-peine à reconnaître le chemin que parcourut la condamnée, de la prison au lieu fixé pour l’exécution. Tout de même l’émotion est intense à errer dans ce Rouen superbe, en quête des péripéties du drame, de rechercher, sur la place du Vieux-Marché, toute modernisée soit-elle, la situation exacte du haut tas de fagots, élevé sur un piédestal de plâtre pour qu’on vît mieux de loin la patiente souffrir et se tordre.

Où était-il, le bûcher ? Les archéologues sont en désaccord. À l’emplacement d’un théâtre élevé là en 1790, disent les uns ; à l’extrémité de la place rapprochée de l’église Saint-Éloi, assurent les autres. N’importe. Il n’est pas possible de contempler ce lieu sans émotion ; l’esprit y découvre ce que les yeux n’y voient pas. En face de l’estrade où la condamnée a pris place, se dresse un vaste échafaudage où les juges s’installent ; un prêtre entame un long sermon, que Jeanne écoute avec des larmes et des lamentations qui troublent la foule emplissant le Vieux Marché. Puis Cauchon lit la sentence. Les Anglais s’impatientent : « Allons, prêtres, nous ferez-vous dîner là ? » L’évêque se hâte ; il écourte la cérémonie ; le chaperon de la suppliciée est remplacé par une mitre où sont écrits les mots : Hérétique, relapse, apostate. Jeanne proteste, attentive jusqu’à la fin. Elle réclame la croix (un soldat anglais en fait une de deux morceaux de bois) ; de l’eau bénite (on court en chercher à l’église voisine). On entend le « mercy très humble » de la pauvre fille ; les flammes s’élèvent, l’entourent ; dominant la rumeur et les crépitements, elle crie encore que « ses voix ne l’ont pas trompée ». Puis un dernier mot : « Jhesu ! » La tête s’incline ; la petite Lorraine est morte.

Ces choses, redites si souvent, sont connues de tous ; l’Histoire éblouie les racontera toujours. Elles tirèrent des larmes à l’évêque Cauchon lui-même ; et Voltaire – qui pourtant avait essayé d’en rire – reconnaissait qu’elles avaient « les apparences du miracle ». Leur charme mystérieux est irrésistible et l’on souhaiterait que pour les populariser encore, dans chacune des bourgades que Jeanne traversa au cours de sa courte mission et où il reste quelque vestige de son passage, une simple pierre fût élevée, portant son nom et une date, afin que dans l’avenir tout Français pût facilement entreprendre le patriotique pèlerinage et suivre, pas à pas, la petite paysanne qui allait devenir la sainte de son pays.

 

 

Georges LENÔTRE, Nos Français : Portraits de famille,

Grasset, 1941.

 

 

 

 

 

 

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