La comtesse Zamoyska

 

UNE PATRIOTE POLONAISE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie LÉRA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une des figures féminines les plus remarquables de notre temps est, peut-être, celle d’une grande dame polonaise dont l’ardent patriotisme a rempli et inspiré l’existence déjà longue, et qui a consacré sa haute intelligence, sa vaste culture et sa fortune au relèvement de son pays par le relèvement des âmes.

La comtesse Zamoyska, veuve du grand patriote et du grand chrétien que fut le général comte Ladislas Zamoyski, est, pour une grande part, l’initiatrice du mouvement de réforme dans l’éducation, et en particulier dans l’éducation féminine, qui se manifeste en Pologne depuis une trentaine d’années. Elle y a contribué par ses écrits et par son influence personnelle, mais surtout par la création d’une œuvre admirable dont aucun autre pays ne possède l’équivalent.

Cette femme distinguée est l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire et de philosophie ; mais nous ne nous occuperons ici que de sa compréhension du devoir patriotique de la femme polonaise.

Mme Zamoyska a exposé et développé ses idées dans un charmant petit livre qu’il nous serait bon de lire et de méditer à l’heure solennelle que la guerre actuelle marque dans l’histoire de la France. Nous ferions notre profit des conseils qu’il renferme, car nous pourrions reconnaître un certain nombre de nos propres erreurs dans celles des Polonais.

L’auteur de l’ouvrage sur l’Amour de la patrie croit à la destinée des nations.

Chaque nation, comme chaque individu, a, dans la pensée divine, sa mission particulière. – C’est une question vitale pour elle de comprendre le devoir qui lui incombe suivant la pensée et la volonté divines. Autrement elle sera infidèle à ce devoir, et Dieu la rejettera comme un élément inutile ; au contraire, nous comprendrons mieux ce que Dieu désire de nous et à quoi il nous appelle, si nous considérons ce qu’il nous a donné, car il ne nous demandera compte que de ce qu’il nous aura donné. « Les nations sont guérissables », dit l’Écriture ; mais pour nous appliquer effectivement à la guérison de notre pays, il nous faut connaître ses faiblesses et leur source. L’amour de la patrie – dit encore Mme Zamoyska – n’a rien de commun avec l’orgueil national et la vanité. Le service de la patrie nous impose le devoir de respecter et de maintenir chez nous ce qui est bon, d’expier et de réformer ce qui est mauvais, de conquérir pour notre pays, et d’y introduire ce qui est désirable.

Le livre de la comtesse Zamoyska est l’examen de conscience de la Pologne. Ses enfants ont dédaigné les précieux héritages du passé. Ils ont négligé leur langue « qui n’est d’aucun profit et n’aide pas dans les examens ». Ils la blessent quotidiennement par leur insouciance et par un mélange inutile de mots étrangers, et cependant, ajoute l’auteur, « notre langue est le trésor le plus facile à garder en même temps que le plus menacé d’anéantissement. Personne ne nous arrachera notre langue tant que nous nous en soucierons nous-mêmes. Travaillons donc à la conserver ».

La comtesse Zamoyska reproche à ses compatriotes leur légèreté, leur prodigalité et le goût immodéré du plaisir, du faste, du luxe, qui les entraîne à vivre au-dessus de leurs moyens. Elle leur rappelle que les dettes ont dévoré les plus belles fortunes de leur pays, et qu’elles ont été une des principales causes de la déchéance politique de la Pologne. Il est vrai qu’à l’origine de ces défauts on découvre la générosité et l’enthousiasme de natures ardentes et riches : précieuses qualités qui peuvent encore sauver la Pologne.

Car, dit la comtesse Zamoyska, si nous n’avons pas la puissance nécessaire pour libérer notre patrie, nous pouvons avoir assez de vertu et de sagesse pour préparer et mériter son affranchissement.

Ce fut cette pensée qui inspira à la comtesse Zamoyska la création d’une école qui ressusciterait les traditions d’économie domestique, auxquelles la Pologne avait dû jadis sa prospérité.

Les Polonaises des anciens temps étaient non seulement des maîtresses de maison accomplies, mais des femmes d’affaires de premier ordre. En l’absence du mari, presque constamment occupé à guerroyer au loin, ou bien absorbé par la chasse et les plaisirs, la mère administrait la fortune et gouvernait sans appel la famille et la maison. Les plus grandes dames savaient « mettre la main à la pâte ».

Mais ces traditions qui faisaient la famille unie, la maison agréable, la fortune solide, se perdirent au cours du XIXe siècle. Ce fut pour les faire revivre que la comtesse Zamoyska créa, en 1884, une première école à Karnik, dans le grand duché de Posen. En 1886, les décrets qui bannirent de la Pologne annexée à la Prusse plus de trente mille personnes obligèrent la fondatrice à transporter son œuvre dans la Pologne autrichienne. Après divers essais, elle l’établit définitivement à Zacopane, dans les Carpathes, où elle a grandi et prospéré.

Les élèves qui la fréquentent, au nombre de deux cents environ, appartiennent à tous les milieux. Elles se divisent en deux grandes catégories : les jeunes filles riches, ou de la classe aisée, qui viennent apprendre à remplir leur futur rôle de maîtresse de maison ou de fermière ; et celles qui se destinent au service domestique. Toutes, elles vivent de la même vie, à l’exception des repas et des dortoirs, qui diffèrent suivant la classe sociale des élèves et le chiffre de leur pension, qui est de 20 à 100 francs par mois. Elles suivent les mêmes cours et se livrent aux mêmes travaux. Mais les élèves de la première catégorie ne consacrent que la matinée aux besognes manuelles, et emploient l’après-midi à l’étude des langues, à la culture des arts d’agrément, et en général à l’achèvement de leur éducation.

À Zacopane, le cycle des études comprend trois années. On y apprend tout : la tenue de la maison avec la lampisterie, l’entretien de mobilier, le service de table et de l’office ; tout ce qui regarde le linge et les vêtements, blanchissage et raccommodage ; la cuisine « de maîtres » et la cuisine « de ferme » ; la boulangerie, la laiterie, le soin du bétail, la culture et la conservation des fruits et des légumes ; la comptabilité, l’art d’acheter et d’équilibrer un budget ; et un peu de pharmacie. Le temps consacré à ces divers travaux varie selon leur importance. La couture, par exemple, qui comporte, outre le raccommodage du linge, la coupe des vêtements et la réparation des dentelles, des tapis et des ornements d’église, prend, à elle seule, dix-huit mois. La buanderie et le repassage exigent six mois de pratique ; la cuisine de ferme un mois, et celle des maîtres deux. Une élève ne passe d’une occupation à une autre qu’après avoir subi un examen qui consiste à la laisser maîtresse responsable dans son emploi, pendant le temps nécessaire pour faire la preuve de ses connaissances.

Les éducatrices de Zacopane s’attachent surtout à développer chez leurs élèves le sentiment du devoir et de la responsabilité. Lorsque la fin de leurs études approche, on les place temporairement dans des familles connues, ou bien on les envoie travailler en journée ou garder des malades, afin de voir comment elles sa comportent, et aussi pour leur faire acquérir quelque expérience de la vie. Cette liberté relative accordée aux jeunes filles, tandis qu’elles sont encore élèves, crée certainement pour les directrices une grande responsabilité : « Mais, disent-elles, le but de l’éducation ne consiste-t-il pas à enseigner le bon usage de la liberté, plutôt qu’à mettre à l’abri du mal en retardant la possibilité de le commettre ? »

L’œuvre de Zacopane est, par-dessus tout, une école de vie chrétienne : « Il y a longtemps, dit sa fondatrice, que l’on a constaté le besoin d’établir des écoles spéciales pour l’enseignement pratique de la médecine, de la peinture, de l’agriculture, etc. On ne s’y borne pas à expliquer aux élèves ce qu’ils ont à faire : on le leur fait voir et on le leur fait faire. Cependant, seule entre toutes les sciences, celle de la vie chrétienne ne s’enseigne que du haut de la chaire, au confessionnal et dans les livres. Quant à une institution où il soit- permis à des laïques de l’apprendre par la pratique, cela n’existe pas. »

Mais où trouver des collaboratrices pour cette tâche difficile ?

Mme Zamoyska songea aux femmes dont la vie solitaire s’écoule dans une inaction souvent douloureuse ; dont « l’esprit est cultivé, le cœur noble, et qui sont capables du plus grand dévouement, mais qui, malgré des dons si précieux, tombent peu à peu dans l’ennui, l’amertume et l’excentricité, faute de comprendre le prix de leur liberté, et de savoir l’utiliser pour le bien. Elles semblent condamnées à l’oisiveté, comme les ouvriers de la parabole, faute d’avoir été louées. On les appela, et elles accoururent ».

La plupart de ces collaboratrices sont volontaires et versent à l’œuvre une petite pension, afin de ne pas lui être à charge. D’autres sont rémunérées, mais leurs appointements, qui suffisent à leur entretien, demeurent inférieurs à ce qu’elles pourraient gagner dans d’autres établissements, afin de conserver à l’œuvre son caractère d’abnégation. Avec le temps, de sérieux efforts et la direction d’un esprit remarquable tel que celui de la comtesse Zamoyska, ces bonnes volontés ont acquis l’expérience professionnelle nécessaire, et ont fini par composer un personnel enseignant des plus distingués. La programme du cette école de vie supérieure a été merveilleusement défini par la fondatrice : « Nous voulons, dit-elle, accomplir les devoirs les plus modestes par les mobiles les plus élevés, rendre leur accomplissement aussi aimable que méritoire, sanctifiant pour l’âme, intéressant pour l’esprit, et matériellement d’une exécution facile, nous servant pour cela de tout ce que la science moderne met à notre disposition. En un mot, sanctifier son âme et l’éclairer par la prière, cultiver son esprit, en étudiant et en instruisant les autres ; honorer le travail, de quelque nature qu’il soit, en gagnant son pain de chaque jour ; se pénétrer de l’esprit de Notre-Seigneur par la méditation quotidienne des Saintes Écritures, et en cherchant à l’imiter dans le détail de la vie ; conquérir la patrie céleste, en travaillant au relèvement de la patrie terrestre ; relever la patrie terrestre par le fidèle accomplissement des devoirs individuels ; corriger le mal par le bien ; le désordre par l’ordre ; expier les fautes nationales ou personnelles par la pratique courageuse des vertus opposées : tels sont les moyens par lesquels nous voulons coopérer à l’établissement du règne de Dieu en nous et autour de nous. »

Terminons sur ces belles paroles : elles sont de celles qu’il serait bon de relire et de méditer aux heures critiques de reconstitution patriotique et sociale.

 

 

Marie LÉRA.

 

Paru dans la revue Le Noël

du 27 janvier 1916,

sous le pseudonyme de Marc Hélys.

  

 

 

 

 

 

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