Le petit cercle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Clive Staple LEWIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Permettez-moi de vous lire un bref extrait de Guerre et Paix de Léon Tolstoï :

 

Au moment où Boris entra, le prince André écoutait un vieux général russe couvert de décorations qui, presque sur la pointe des pieds et au garde-à-vous, une expression d’obséquiosité de soldat sur son visage cramoisi, lui faisait un rapport.

– Très bien, veuillez attendre, dit-il au général en russe avec cet accent français qu’il prenait quand il voulait marquer son dédain et, apercevant Boris, sans plus faire attention au général (qui courait d’un air suppliant derrière lui, le priant de l’écouter encore), il se tourna vers Boris, le saluant avec un gai sourire d’un signe de tête.

Boris comprit alors clairement ce qu’il avait déjà pressenti auparavant, à savoir que, dans l’armée, outre la subordination et la discipline inscrites dans le règlement, qu’on connaissait dans les régiments et qu’il connaissait lui-même, il existait une autre subordination plus essentielle, celle qui obligeait ce général au visage cramoisi et sanglé dans son uniforme d’attendre respectueusement pendant que le capitaine prince André trouvait plus d’agrément à s’entretenir avec l’enseigne Droubetzkoi. Plus que jamais, Boris décida d’obéir désormais dans le service à cette subordination non écrite et pas à celle qui était inscrite dans le règlement. (3e partie, chapitre IX.)

 

Si vous invitez un moraliste d’un certain âge à vous faire un discours, je crois devoir en conclure – aussi invraisemblable que cette conclusion puisse paraître – que vous avez une certaine prédilection pour la morale des gens de mon âge. Je vais faire de mon mieux pour vous satisfaire. En fait, je vais vous donner mon avis sur le monde dans lequel vous serez amenés à vivre. Je ne veux pas dire par là que je vais vous entretenir de ce que l’on appelle l’actualité. Là-dessus, vous êtes sans doute aussi bien informés que moi. Je ne vais pas vous dire – sauf d’une manière si générale que vous le remarquerez à peine – quel rôle vous aurez à jouer dans la reconstruction, une fois la guerre terminée. Il est d’ailleurs peu probable que la possibilité de prendre une part active au rétablissement de la paix et de la prospérité en Europe soit offerte à quelqu’un d’entre vous dans les dix années à venir. Vous serez occupés à trouver un emploi, à fonder un foyer, à découvrir la réalité. Aussi vais-je faire quelque chose de beaucoup plus démodé que vous ne vous y attendez peut-être. Je vais donner des conseils. Des conseils et des avertissements sur des choses d’une telle pérennité que personne ne les considère d’actualité.

Et bien sûr, chacun sait contre quels périls un moraliste de mon âge et de mon genre met en garde ses cadets : contre le monde, la chair et le diable. Mais aujourd’hui, je vais me contenter de vous parler de l’un des membres de ce trio. Le diable, je vais le laisser entièrement de côté. Car le rapprochement entre lui et moi dans l’esprit des gens est à mon gré bien suffisant. On est parfois allé jusqu’à nous confondre, même à nous identifier. Je commence à me rendre compte de la sagesse du vieux proverbe qui dit : celui qui prend son souper avec cet hôte redoutable fait bien de se munir d’une longue cuiller. Quant à la chair, si vous n’en saviez pas aussi long que moi, vous seriez des jeunes gens bien anormaux. Mais c’est à propos du monde que je pense avoir quelque chose à dire.

Dans le passage de Tolstoï que je viens de vous lire, le jeune sous-lieutenant Boris Droubetzkoï découvre qu’à l’armée, il existe deux systèmes hiérarchiques. L’un est inscrit dans un petit livre rouge que tout le monde peut consulter. On n’y apporte jamais aucun changement. Le général est toujours supérieur au colonel, et le colonel au capitaine. L’autre n’est inscrit nulle part. Il ne s’agit même pas d’une société secrète formellement organisée, avec ses responsables et ses lois dont vous ne seriez informé qu’après avoir été admis. Non, vous n’êtes jamais admis ou initié d’une manière formelle et explicite par personne. Peu à peu, des indices que vous pouvez à peine définir vous font découvrir que le système existe, que vous n’en faites pas partie et, un peu plus tard peut-être, que vous en faites partie. Il existe quelque chose comme des mots de passe, eux aussi dépourvus de caractère officiel et qui surgissent spontanément. Un certain jargon, l’utilisation de certains surnoms, une certaine façon de s’entretenir pleine d’allusions, tels en sont les marques distinctives. Mais les changements sont fréquents. Il n’est pas facile de dire, à tel ou tel moment, qui est à l’intérieur, qui est à l’extérieur. Certains sont à l’évidence dedans, d’autres dehors, mais il y en a toujours qui sont entre les deux. Après une absence de six semaines, réintégrez votre état-major de division ou de brigade, votre régiment ou même votre compagnie. Vous constaterez de profonds changements dans cette seconde hiérarchie. On n’y procède à aucune admission ou exclusion formelle. De sorte que l’on peut avoir l’impression d’en faire partie, alors qu’en réalité, on en a déjà été exclu ou qu’on n’y a encore jamais été admis ; ce qui amuse beaucoup ceux qui font vraiment partie du système.

Celui-ci ne porte pas de nom précis. Cependant, une chose est sûre, c’est qu’on le qualifie différemment, suivant qu’on se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur. Si l’on est à l’intérieur du système, on peut le désigner par une simple énumération du genre : « Toi, Antoine et moi. » Quand il y règne une certaine stabilité, par exemple en ce qui concerne l’effectif du système, il s’appelle « nous ». Lorsqu’en cas d’urgence, il faut l’agrandir, il s’appelle « tous les gens raisonnables ici ». Au contraire, si vous êtes à l’extérieur, et que vous désespériez de jamais pouvoir y entrer, vous l’appellerez « cette bande » ou « ils » ou « Untel et consorts » ou « la clique » ou « le petit cercle ». Si vous êtes un candidat à l’admission, vous évitez sans doute d’y faire la moindre allusion. Car le seul fait d’en discuter avec d’autres personnes de l’extérieur ne ferait que renforcer votre propre sentiment d’être aussi à l’extérieur. Et ce serait folie de le mentionner dans un entretien avec une personne qui, étant à l’intérieur, pourrait vous faciliter l’entrée au cas où la conversation prendrait la bonne tournure.

J’espère que malgré la médiocrité de mon exposé, vous avez tous reconnu à quoi je voulais faire allusion. Non pas que vous ayez servi dans l’armée russe ou dans quelque autre armée. Mais vous avez tous dû rencontrer ce phénomène du « petit cercle ». Avant la fin de votre première année d’école, il y en avait un dans votre classe. Et après avoir réussi à vous en approcher vers la fin de la deuxième année scolaire, peut-être avez-vous découvert à l’intérieur du cercle un autre cercle encore plus petit, qui à son tour ne formait que la frange du grand cercle de l’école, autour duquel gravitaient les petits cercles des différentes classes. Il se peut même que le cercle de l’école ait presque été en contact avec un cercle des enseignants. Vous commenciez pour ainsi dire à passer à travers les différentes couches d’un bulbe d’oignon.

Et à l’université, n’y a-t-il pas ici même, dans cette salle, à l’instant où je vous parle, plusieurs cercles formant des systèmes indépendants les uns des autres ou concentriques, bien réels quoique invisibles à mes yeux ? Et je puis vous assurer que dans n’importe quel hôpital, cour de justice, diocèse, école ou entreprise que vous allez fréquenter après l’université, vous trouverez de tels cercles – que Tolstoï appelait « une autre subordination » ou « la subordination non écrite ».

Tout ceci est plus ou moins évident. Mais je me demande si vous allez en dire autant de ce qui suit. Je crois que pour tous les hommes à certains moments de leur vie et même pour certains à tous les moments de leur vie – de l’enfance à l’âge le plus avancé – le désir de s’intégrer au cercle local et la crainte de ne pas en faire partie comptent parmi les choses les plus importantes. La littérature a d’ailleurs rendu amplement justice à l’une des formes que prend ce désir : le snobisme.

Les romans de l’époque victorienne fourmillent de personnages obsédés par le désir de pénétrer dans ce cercle particulier qu’on appelle (ou appelait) « la société ». Mais il faut bien comprendre que la société (au sens que je viens de donner à ce terme) n’est qu’un cercle parmi tant d’autres, et que, de ce fait, le snobisme n’est qu’une des formes prises par l’envie de s’intégrer à un tel cercle. Ainsi, des personnes qui se croient libres de tout snobisme (et le sont d’ailleurs effectivement) et qui lisent des satires sur les milieux snob avec un sourire de supériorité, sont parfois obsédées par une autre forme du même désir. Il se peut que leur désir d’entrer dans un cercle d’un tout autre genre soit si intense qu’il les immunise contre les attraits du grand monde. L’invitation d’une duchesse ne serait qu’une piètre consolation pour un homme qui souffrirait d’être exclu de quelque coterie artistique ou communiste. Ce que désire le pauvre homme, ce ne sont ni des pièces immenses à l’éclairage somptueux, ni du champagne, ni même les derniers scandales auxquels ont été mêlés les grands de ce monde et les membres du gouvernement ; c’est plutôt le petit atelier ou grenier secret, les discussions en tête à tête, la fumée des cigarettes et le délicieux sentiment que nous – serrés à quatre ou à cinq autour de ce poêle – nous sommes ceux qui sont au courant.

Souvent, ce désir est si bien camouflé que c’est à peine si nous ressentons du plaisir à le voir se réaliser. Tel homme dit à sa femme, mais se dit aussi à lui-même, que c’est une vraie corvée de rester au bureau ou à l’école pour quelque tâche supplémentaire importante qui lui incombe pour la bonne raison que lui et Untel et les deux autres sont encore les seuls à vraiment s’y connaître. Mais ce qu’il dit n’est pas tout à fait conforme à la vérité. Bien sûr, cela vous ennuie terriblement quand le gros père Dupont vous prend à part et vous souffle à l’oreille : « Écoutez, il faut absolument qu’on s’arrange pour que vous fassiez partie de ce jury d’examen » ou encore : « Charles et moi avons vu tout de suite qu’il fallait à tout prix que vous soyez membre de cette commission. » Cela vous ennuie terriblement... oui, mais cela serait encore bien plus terrible si l’on vous tenait à l’écart ! C’est pénible et même mauvais pour la santé d’avoir à sacrifier tous ses samedis après-midi ; mais être libre ce jour-là, parce qu’on ne compte pour rien, c’est bien pire.

Freud dirait sans doute que tout cela n’est qu’une manifestation de l’instinct sexuel. Je prendrais plutôt le contre-pied d’une telle opinion. Car, à une époque où l’on prône la liberté des mœurs, ne perdrait-on pas moins sa virginité par déférence pour Vénus que par sujétion au pouvoir séducteur du groupe ? Bien sûr, lorsque le relâchement des mœurs est à la mode, les partisans de la chasteté font figure d’outsiders, ils ignorent ce que les autres savent, ce sont des non-initiés. Et, pour parler de choses plus anodines, ce sont des motivations analogues qui ont sans doute poussé de nombreuses personnes à fumer leur première cigarette ou à s’enivrer pour la première fois.

Mais je me dois maintenant d’apporter certaines nuances à mes propos. Il est absolument inévitable que se forment de petits cercles, et ce n’est pas un mal en soi.

Certains entretiens confidentiels sont indispensables, et ce n’est pas une mauvaise chose, bien au contraire, que se tissent des amitiés entre des personnes qui travaillent ensemble. Et puis, il n’est sans doute pas possible que la hiérarchie officielle d’une organisation corresponde tout à fait à l’équipe qui la fait effectivement fonctionner. Si encore les gens les plus capables et les plus énergiques occupaient constamment les positions clés, une telle correspondance pourrait exister ; mais comme il en est rarement ainsi, vous trouverez des gens haut placés qui sont de vrais poids morts et des gens moins haut placés dont le rôle est bien plus important que leur rang ou leur ancienneté ne vous le laisserait supposer. C’est ainsi que « l’autre hiérarchie », « la hiérarchie non écrite » est appelée à se développer. Tout en étant nécessaire, ce n’est pas nécessairement mauvais. Il en va tout autrement de notre désir de faire partie du petit cercle. En effet, du point de vue moral, une chose peut être neutre, alors que le désir que vous éprouvez pour cette chose peut être dangereux. Comme l’a dit Byron :

 

Il est doux d’hériter ; et bien plus doux encore

Le décès inattendu de quelque vieille parente.

 

La mort sans douleur d’une parente pieuse qui a atteint un âge avancé n’est certes pas à déplorer. Mais l’ardeur de ses héritiers à souhaiter sa mort est considérée comme tout à fait déplacée, et la loi désapprouve formellement la moindre tentative pour hâter son départ. Admettons que les petits cercles soient un phénomène inévitable, voire innocent, bien que n’étant pas des plus recommandables ; mais qu’en est-il de notre désir d’y pénétrer, de notre angoisse d’en être exclus et de notre plaisir d’y être admis ?

Il est hors de propos que j’imagine à quel point vous êtes compromis dans ce genre d’affaire. Je n’ai pas non plus le droit de supposer qu’un jour vous avez négligé un ami que vous aimiez pourtant et qui vous serait sans doute resté attaché toute votre vie, et que vous l’avez par la suite carrément laissé tomber, rien que pour briguer l’amitié de gens qui vous paraissaient plus influents, plus ésotériques. Je ne vous demanderai pas si vous avez éprouvé un sentiment de satisfaction en voyant la solitude et l’humiliation de ceux qui sont restés en dehors, après qu’il vous a été donné la possibilité d’entrer ; si vous vous êtes entretenus devant eux avec d’autres membres du cercle, uniquement pour leur faire envie ; ou si tous les moyens que vous avez mis en œuvre, au cours de votre stage probatoire, pour gagner la faveur du petit cercle, étaient entièrement dignes d’admiration. Je ne vous poserai qu’une question – une question de pure rhétorique n’exigeant aucune réponse de votre part. Si vous jetez un regard rétrospectif sur votre vie, vous souvenez-vous que le désir d’être du bon côté de cette ligne invisible vous ait portés à faire un seul geste ou à dire une seule parole qui, durant les dernières heures d’une nuit froide et sans sommeil, vous ait remplis d’un sentiment de satisfaction ? Si c’est le cas, vous avez eu plus de chance que la plupart de vos semblables.

Mais j’ai dit que j’allais donner des conseils, et des conseils portent normalement sur l’avenir, non sur le passé. Si j’ai fait allusion au passé, ce n’était que pour vous rendre attentifs à ce que je crois être la nature véritable de la vie humaine. Je ne pense pas que l’on puisse expliquer tout ce qui se passe dans ce que nous moralistes appelons le monde, en invoquant uniquement des raisons économiques et des raisons érotiques. Même en ajoutant l’ambition, le tableau me paraît encore incomplet. La soif d’ésotérisme, l’envie d’être dans le cercle, peuvent se manifester de diverses manières qui sont difficilement assimilables à la seule ambition.

Nous espérons bien sûr retirer des avantages substantiels de chaque petit cercle dans lequel nous pénétrons : pouvoir, argent, liberté d’enfreindre certaines règles, dispense des devoirs de routine, exemption de toute discipline. Mais tout ceci ne nous satisferait guère, s’il n’y avait en plus ce délicieux sentiment d’intimité secrète. C’est sans doute bien commode de n’avoir à craindre aucun blâme officiel de la part de notre supérieur officiel, parce qu’il s’agit du vieux Percy qui est l’un des membres de notre cercle. Mais nous ne prisons pas ce genre d’intimité uniquement pour le profit que nous en tirons ; nous apprécions ce profit tout autant pour la preuve d’intimité qu’il nous fournit.

Le but principal de mon discours est en somme de vous convaincre que ce désir est l’un des mobiles permanents des actions humaines. Il est l’un des éléments constitutifs du monde tel que nous le connaissons – ce pêle-mêle de conflits, de compétitions, de désordres, de pots-de-vin, de déceptions et de réclames. Vous pouvez donc être sûrs que si vous ne prenez pas des mesures énergiques pour le contrer, ce désir sera le principal mobile de vos actions, du premier jour de votre vie professionnelle jusqu’au jour où vous serez trop vieux pour vous en soucier. Ce sera une chose normale – le mode de vie que vous adopterez spontanément. Tout autre mode de vie que vous adopteriez exigerait de votre part un effort conscient et continu. Si vous ne réagissez pas et suivez simplement le courant, vous serez un partisan du petit cercle. Je ne dis pas que vous aurez du succès ; cela dépend des circonstances. Mais que ce soit en languissant et en soupirant à l’extérieur de cercles qui vous seront à jamais fermés, ou en vous portant triomphalement toujours plus avant, de toute façon vous serez ce type d’homme-là.

Je pense vous avoir fait clairement comprendre que ce n’est pas là ce que je souhaite pour l’un quelconque d’entre vous. Mais il se peut que vous soyez large d’idées sur la question. Aussi vais-je vous dire deux raisons qui m’ont amené à être de cet avis.

Il est sans doute poli et gentil et, vu votre âge, raisonnable de supposer qu’aucun de vous n’est encore un scélérat. Par ailleurs, selon la théorie des probabilités (notez que je n’ai rien contre le libre arbitre), il est presque certain qu’avant de mourir, au moins deux ou trois d’entre vous le seront quasiment devenus. Dans cette salle, il doit y avoir en puissance au moins ce nombre-là d’égotistes sans scrupule, déloyaux et impitoyables au possible.

Mais votre possibilité de choisir reste entière, et j’espère que vous n’allez pas interpréter mes sévères paroles au sujet du caractère qui pourrait devenir le vôtre à l’avenir comme un manque de respect pour le caractère que vous avez aujourd’hui. Voilà donc ce que je prédis : pour neuf sur dix d’entre vous, si jamais le choix de devenir un scélérat se présentait, cela serait sans grand éclat. Vous n’auriez sans doute pas affaire à des hommes manifestement mauvais, proférant des menaces ou essayant visiblement de vous corrompre. Non, c’est devant un apéritif ou une tasse de café, sous une apparence anodine, entre deux plaisanteries, venant des lèvres d’un homme ou d’une femme avec qui vous avez tout récemment fait plus ample connaissance et que vous espérez connaître plus amplement encore – c’est juste à un moment où vous prenez les plus grandes précautions pour ne pas paraître fruste, naïf ou pédant – que la suggestion sera faite.

L’objet de la suggestion ne sera pas tout à fait conforme aux techniques du franc-jeu. L’homme de la rue, ignorant et romantique comme il est, n’arriverait jamais à le comprendre. Même des gens de l’extérieur ayant la même profession risqueraient de très mal le prendre. Mais au dire de votre nouvel ami, c’est le genre de chose que « nous » – en entendant le mot « nous », vous essayez de ne pas rougir de plaisir – que « nous faisons toujours ». Et vous serez amené à le faire, non par amour du gain ou du mieux-être, mais simplement parce qu’à ce moment-là, lorsque la coupe serait si proche de vos lèvres, vous ne pourriez supporter l’idée d’être repoussé dans le froid du monde extérieur. Ce serait en effet terrible de voir le visage de cet homme – il y a un instant encore si jovial, confiant et délicieusement raffiné – devenir soudain froid et méprisant, de savoir que vous aviez pu vous présenter à l’épreuve d’initiation dans le petit cercle et que vous venez d’être rejeté. Et après que l’on vous aura amené à faire ceci, la semaine suivante, ce sera une chose un peu plus en désaccord avec les règles, et l’année d’après une autre qui s’en éloignera encore davantage, mais toujours de la façon la plus agréable et la plus aimable possible. Peut-être l’affaire aboutira-t-elle à la catastrophe, au scandale, à la prison, ou au contraire gagnerez-vous des millions, un titre de noblesse, l’honneur de distribuer des prix aux élèves de votre ancienne école ; mais de toute façon, vous serez un scélérat.

Voici donc ma première raison. De toutes les passions, celle du petit cercle est la plus apte à pousser un homme qui n’est pas encore trop mauvais à faire de très mauvaises choses.

Et voilà ma seconde raison. La condamnation infligée aux Danaïdes dans le Tartare – celle de verser continuellement de l’eau dans un tonneau sans fond – n’est pas le symbole d’un seul vice, mais de tous les vices. C’est le propre de tout désir pervers d’aspirer à ce qui ne peut être obtenu. Le désir de traverser la fameuse ligne invisible illustre bien ce principe. Aussi longtemps que vous êtes sous l’emprise de ce désir, vous n’obtiendrez pas ce à quoi vous aspirez. Il en est ainsi lorsque vous essayez de peler un oignon : quand vous avez réussi, il ne reste plus d’oignon. Aussi longtemps que vous n’aurez pas surmonté la crainte d’être en dehors, vous resterez en dehors.

Si vous y réfléchissez un tant soit peu, tout cela deviendra parfaitement clair. Lorsque, pour un motif salutaire, vous désirez vous joindre à un certain cercle – par exemple, lorsque vous voulez faire partie d’une société de musique parce que vous aimez vraiment la musique – vous pourrez y trouver de la satisfaction. Ainsi, vous serez peut-être amené à jouer dans un quatuor et en serez ravi. Mais si votre seul souci est d’être du nombre des initiés, votre plaisir sera de courte durée. De l’intérieur, le petit cercle ne peut pas avoir le même attrait que de l’extérieur. Par le seul fait que vous y aurez été intégré, il perdra tout son pouvoir de fascination. Une fois le charme de la nouveauté rompu, les membres de ce cercle ne vous paraîtront pas plus intéressants que vos anciens amis. Pourquoi le seraient-ils d’ailleurs ? Vous ne cherchiez à y trouver ni la vertu, ni la bonté, ni la loyauté, ni l’humour, ni la culture, ni les jeux d’esprit, ni aucune des choses capables de procurer à l’âme une joie véritable. Vous vouliez simplement être « dedans ». Et ce genre de plaisir n’est pas fait pour durer. Dès qu’une certaine familiarité avec vos nouveaux associés aura ôté de sa fraîcheur à vos relations, vous vous mettrez à la recherche d’un autre cercle. N’étant pas encore au bout de vos illusions, l’ancien cercle ne servira que de toile de fond à vos tentatives d’intégration à un nouveau cercle.

Vous aurez à chaque fois les mêmes difficultés à y pénétrer, et pour cause. Vous-même, une fois entré, cherchez à rendre l’accès du cercle aussi difficile au candidat suivant, que ceux qui en font partie l’avaient fait pour vous. Rien n’est plus normal. Un refus d’admission au sein d’un groupe de personnes qui se sont réunies pour une œuvre bénéfique est en quelque sorte accidentel. Quand trois ou quatre personnes entreprennent ensemble une tâche déterminée, elles refusent que d’autres se joignent à elles pour la bonne raison qu’il n’y a de travail que pour elles ou que les autres sont incapables de le faire. Ainsi, votre petit ensemble musical limite le nombre de ses adhérents parce que les locaux où ils se réunissent pour répéter sont exigus. Mais tout véritable « petit cercle » est exclusif. Ce ne serait pas amusant s’il n’y avait personne « en dehors ». La fameuse ligne invisible n’aurait aucun sens si la plupart des gens ne se trouvaient du mauvais côté. L’exclusion n’est pas accidentelle, elle est fondamentale.

La quête du petit cercle vous brisera le cœur, à moins que vous n’en brisiez le charme. Or, si vous y parvenez, un résultat surprenant s’ensuivra. Si durant les heures de travail vous avez vraiment le cœur à l’ouvrage, vous ne tarderez pas à vous retrouver, d’ailleurs sans vous en rendre compte, à l’intérieur du seul cercle qui ait une réelle importance dans votre profession. Vous serez un homme de métier, et les autres hommes de métier le sauront. Ce groupe de professionnels ne coïncidera nullement avec le « petit cercle », celui des gens importants ou celui des « initiés ». Ce n’est pas lui qui définira la politique à suivre ou usera de son influence pour défendre en public les intérêts de la profession ; il ne connaîtra pas non plus les scandales et les crises que le petit cercle a coutume de déclencher. Mais c’est lui qui s’attellera aux tâches inhérentes à la profession et finira ainsi par gagner toute l’estime que l’on porte à celle-ci, et qui ne peut être maintenue ni par de grands discours ni par une publicité tapageuse.

Et si durant vos heures de loisir vous fréquentez tout simplement les personnes qui vous plaisent, vous constaterez à nouveau que vous êtes parvenu, sans vous en rendre compte, à un « dedans » véritable. Vous serez, en effet, heureux et en sécurité, au cœur de ce qui, du dehors, ressemble parfaitement à un petit cercle. Mais avec cette différence que son côté secret est purement accidentel, et son côté exclusif un simple sous-produit, et que personne n’y a été attiré par l’appât de l’ésotérique. Il ne s’agit en somme que de quatre ou cinq personnes qui aiment se rencontrer pour faire des choses qu’elles aiment faire. C’est ce que l’on appelle l’amitié. Aristote la classait parmi les vertus. On lui doit sans doute la moitié de tout le bonheur ici-bas, et on ne la trouve dans aucun « petit cercle » au monde.

L’Écriture dit que celui qui demande reçoit. C’est vrai à bien des égards. Mais il y a aussi une bonne part de vérité dans le principe de l’écolier : « Ceux qui demandent ne reçoivent rien. » Pour un jeune au seuil de la vie adulte, le monde semble plein de « dedans », d’intimités délicieuses et de confidences, et il désirera y pénétrer. Mais s’il tente de réaliser ce désir, il n’accédera à aucun « dedans » qui vaille la peine. La vraie voie est tout à fait ailleurs, comme la maison dans Alice à travers le miroir.

 

 

 

Clive Staple LEWIS,

Démoncratiquement vôtre, 1961.

 

 

 

 

 

 

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