Démo(n)cratiquement vôtre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Clive Staple LEWIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La scène se déroule en enfer, à l’occasion du banquet annuel du Collège de Formation pour jeunes tentateurs. Le directeur du Collège, le docteur Slubgob, vient de porter un toast à la santé de ses invités. Screwtape, son invité d’honneur, se lève pour lui répondre :

 

Monsieur le Directeur, votre Imminence, vos Disgrâces, mes Échardes, Mesdiables et Mesdémons,

Il est d’usage en pareille circonstance que l’orateur s’adresse particulièrement à ceux d’entre vous qui viennent de terminer leurs examens et s’apprêtent à occuper un poste officiel de tentateur sur terre. C’est une coutume à laquelle je me conforme volontiers. Je me souviens très bien de mon angoisse à l’époque où j’attendais ma première nomination. J’ose croire que chacun de vous éprouve ce soir la même sensation pénible. Vous entrez dans la carrière. L’enfer attend et exige de vous qu’elle soit – comme le fut la mienne – une réussite sur toute la ligne. Sinon, vous savez ce qui vous attend.

Je n’ai pas le moindre désir de minimiser le rôle salutaire et réaliste du facteur peur, de cette terreur continuelle qui vous fouettera et vous éperonnera dans votre effort. Que de fois vous envierez aux humains leur sommeil ! Mais en même temps, j’aimerais vous donner une vue d’ensemble modérément encourageante de notre position stratégique.

Dans son allocution pleine de mordant, votre redoutable directeur s’est en quelque sorte excusé du menu de ce banquet. Eh bien, mesdémons, personne ne le lui reprochera. Mais il est indéniable que les âmes humaines dont l’angoisse nous a délectés ce soir étaient de bien piètre qualité. Tout l’art culinaire de nos habiles tortionnaires n’a pu les rendre autres qu’insipides.

Oh, si l’on pouvait de nouveau se mettre un Farinara, un Henri VIII ou même un Hitler sous la dent ! Là il y avait de quoi croquer, de quoi broyer – une rage, un égoïsme, une cruauté à peine moins vivaces que les nôtres. Comme ils se débattaient délicieusement pour ne pas être dévorés ! Et comme cela vous réchauffait les entrailles, une fois que vous les aviez engloutis !

Au lieu de cela, qu’avons nous eu ce soir ? Ce conseiller municipal à la patte bien graissée ! Pour ma part, je n’ai pu détecter chez lui la moindre trace du délicieux arôme, exhalé par une cupidité vraiment passionnée et brutale, qui vous flattait le palais chez les magnats de l’industrie du siècle passé. N’était-ce pas manifestement un Petit Homme – un adepte des petits grappillages, sortant sa petite blague en privé mais, à part quelques platitudes souvent rabâchées, complètement démuni lorsqu’il s’agissait de parler en public – une petite nullité malpropre qui avait dérivé vers la corruption, presque sans s’en rendre compte et pour l’unique raison que tout le monde le faisait ?

Puis il y avait le ragoût tiède des adultères. Y avez-vous trouvé le moindre relent d’un désir ardent, provocant, rebelle, insatiable ? Pas moi. J’ai trouvé qu’ils avaient tous le goût de débiles à faible libido qui se sont rués ou se sont glissés dans le mauvais lit, après avoir répondu machinalement à des annonces pornographiques, pour se donner l’impression d’être à la mode et émancipés, ou pour se rassurer au sujet de leur virilité ou de leur « normalité », ou simplement parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire. Franchement, moi qui en son temps ai savouré Messaline et Casanova, j’en avais la nausée.

Le syndicaliste avec tout son blablabla était un tantinet meilleur. Lui au moins a fait de vrais dégâts. Il a coopéré, pas tout à fait sans s’en rendre compte, à l’effusion de sang, la famine, la suppression de la liberté. Oui, d’une certaine manière. Et de quelle manière ! C’est à peine s’il entrevoyait ces objectifs finaux. S’aligner avec le parti, sauvegarder son prestige et surtout se conformer à la routine, telles étaient ses préoccupations dominantes.

Mais à présent, nous arrivons à l’essentiel. Du point de vue gastronomique, tout cela est déplorable. Mais j’espère qu’aucun de nous ne met la gastronomie au premier plan. Par contre, d’un autre point de vue, bien plus important, la situation n’est-elle pas pleine d’espoirs et de promesses ?

Ne considérez d’abord que la quantité. Nul doute, la qualité laissait à désirer ; par contre, nous n’avons jamais eu une telle profusion d’âmes (d’une certaine espèce).

Et puis le triomphe. Peut-être sommes-nous tentés de penser que de telles âmes – ou ce résidu minable qui était autrefois des âmes – ne sont guère dignes d’être damnées. C’est vrai, mais l’Ennemi (pour je ne sais quelle raison impénétrable et perverse) a trouvé qu’il valait la peine d’essayer de les sauver. Et croyez-moi, il est passé aux actes. Vous les jeunes, qui n’avez pas encore été engagés dans le service actif, vous ne pouvez vous faire aucune idée du travail et de l’habileté qui ont été nécessaires pour arriver à capturer chacune de ces misérables créatures.

La difficulté résidait justement dans leur petitesse et leur mollesse. Cette vermine avait l’esprit tellement confus et était si lente à réagir à l’environnement qu’il a été des plus difficile de la hisser au niveau de lucidité et de volonté qui lui permettait de commettre un péché mortel. De la hisser juste assez ; mais pas du millimètre fatal, celui qui aurait été « de trop ». Sinon, tout aurait probablement été perdu. Ils auraient pu comprendre ; ils auraient pu se repentir. Par contre, si nous ne les avions pas suffisamment hissés, ils auraient sans doute été bons pour les limbes, n’étant qualifiés ni pour le ciel ni pour l’enfer. Car, ayant raté l’examen, ils auraient été condamnés à sombrer à jamais dans un état subhumain plus ou moins supportable.

À chacun de leurs choix de ce que l’Ennemi appelle la « mauvaise » voie, ces êtres sont à peine (si tant est qu’ils le sont) responsables de leurs actes. Ils ne comprennent ni l’origine ni la nature exacte des interdits qu’ils violent. Leur état de conscience ne dépend que de l’atmosphère sociale dans laquelle ils baignent. Et bien sûr, nous nous sommes arrangés pour que même leur langage soit fumeux et vaseux ; ce qui dans la profession d’un autre s’appellerait corruption est pour eux pourboire ou cadeau. La première tâche de leurs tentateurs fut d’affermir leur choix du chemin de l’enfer en le muant en habitude par une répétition continuelle. Ensuite (et ceci fut d’une importance primordiale), ils durent changer l’habitude en principe – un principe que la créature était prête à défendre coûte que coûte.

Après cela, tout marche très bien. Le conformisme, pratiqué d’abord de façon purement instinctive ou mécanique – comment la gélatine ne prendrait-elle pas la forme du pot ? – devient alors leur credo inavoué, leur idéal d’unité et d’ouverture d’esprit. La simple ignorance de la loi qu’ils violent devient maintenant une vague théorie de cette loi – rappelez-vous qu’ils ignorent tout de l’Histoire – une théorie qu’ils nomment « moralité » conventionnelle, puritaine ou bourgeoise. Et ainsi se forme peu à peu dans le for intérieur de la créature un noyau solide et compact, fermement décidé à maintenir le statu quo et à résister même aux humeurs qui risqueraient d’amener un changement. C’est un tout petit noyau ; dépourvu de toute réflexion (ils sont trop ignorants), pas provocant du tout (la pauvreté de leurs sentiments et leur manque d’imagination les en empêche) ; à sa manière, presque vertueux et pudique ; comme un caillou ou un très jeune cancer. Mais cela fait notre affaire. Au moins nous sommes en présence d’un rejet réel et délibéré, même s’il n’est pas clairement articulé, de ce que l’Ennemi appelle la grâce.

Voilà donc deux phénomènes que nous constatons avec plaisir. En premier lieu, l’abondance du butin ; même si notre pitance est fade, nous ne risquons pas de souffrir de la faim. Et en deuxième lieu, le triomphe ; jamais nos tentateurs n’ont fait preuve d’autant d’habileté. Mais le troisième point de ce bilan, auquel je n’ai pas encore fait allusion, est le plus important de tous.

Cette sorte d’âmes dont le désespoir et la ruine nous ont, je ne dirai pas délectés, mais du moins rassasiés ce soir ne cessent d’augmenter en nombre. Les informations en provenance du Bas Commandement confirment ce pronostic ; et d’après les directives, nous devons adapter notre tactique à cette situation. Il y aura toujours de ces pécheurs « de haut niveau », de ces humains dont les passions vigoureuses et ingénieuses ont dépassé les bornes et qui ont su appliquer un effort de volonté considérable pour les choses que l’Ennemi abhorre. Mais ils seront de plus en plus rares. Le nombre de nos captures ira sans cesse en augmentant ; mais le plus souvent, ce ne sera que du rebut – du rebut que nous aurions autrefois jeté à Cerbère et aux dogues de l’enfer, parce que nous l’aurions jugé impropre à la consommation diabolique.

Or, il y a deux choses que j’aimerais vous faire comprendre à ce sujet. D’abord, aussi déprimant que cela puisse paraître, il s’agit tout de même d’un changement en mieux. Ensuite, je voudrais attirer votre attention sur le moyen par lequel il a été opéré.

Il s’agit d’un changement pour le mieux. Les grands (et savoureux) pécheurs sont faits de la même étoffe que ces êtres horribles, les grands saints. La quasi-disparition de gens de cette trempe nous vaut certes des repas sans saveur. Mais pour l’Ennemi, ne signifie-t-elle pas frustration et famine au plus haut degré ? Il n’a pas créé les humains – il n’est pas devenu un des leurs et n’a pas été torturé à mort – afin de produire des ratés, de pauvres hères destinés à peupler les limbes. Non, il a voulu faire d’eux des saints – des dieux – des êtres comme lui. La fadeur de votre nourriture actuelle n’est-elle pas largement compensée par la délicieuse constatation que toute sa grandiose entreprise est en train de s’effondrer ? Mais ce n’est pas tout. Au fur et à mesure que le nombre de grands pécheurs diminue et que la majorité des humains perdent toute personnalité, les grands pécheurs deviennent de plus en plus efficaces pour nous. Chaque dictateur ou démagogue – presque chaque vedette de cinéma ou chanteur de charme – réussit aujourd’hui à entraîner des milliers de moutons de Panurge à sa suite. Tous (tant qu’ils sont) se donnent à lui et ainsi à nous. Je prévois le jour où nous n’aurons plus besoin de tenter individuellement les humains, si ce n’est cette poignée de grands. Attrapez le bélier et tout le troupeau trotte après lui.

Mais savez-vous comment nous avons pu réduire tant de spécimens de la race humaine à l’état de simples numéros ? Ce n’est pas arrivé par hasard. Ce fut notre réponse – et quelle splendide réponse – au plus grand défi qui nous ait jamais été lancé.

Permettez-moi de vous rappeler la situation de l’humanité durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle – la période au cours de laquelle j’ai achevé mon service actif en tant que tentateur pour être gratifié d’un poste administratif. Le grand mouvement libertaire et égalitaire parmi les humains avait porté ses fruits. L’esclavage était aboli. La Guerre de l’Indépendance américaine était gagnée. La Révolution française avait réussi. La tolérance religieuse gagnait du terrain.

À ses débuts, ce mouvement comportait de nombreux éléments qui favorisaient notre cause : beaucoup d’athéisme, beaucoup d’anticléricalisme, beaucoup de jalousie et de soif de vengeance, même quelques tentatives (plutôt absurdes) pour faire revivre le paganisme. Il n’était pas facile de savoir quelle attitude prendre. D’un côté, ce fut (et c’est encore) un coup dur pour nous que toute catégorie d’humains qui avait eu faim soit rassasiée, et que celle qui avait porté des chaînes soit affranchie. D’un autre côté, il y avait dans ce mouvement tant de rejet de la foi, tant de matérialisme, de laïcisme et de haine, que nous nous sentions obligés de lui apporter notre soutien.

Mais vers la fin du siècle, la situation devint bien moins complexe et en même temps bien plus inquiétante. Dans le secteur anglais (où j’ai passé la plus grande partie de mon service au front) s’était produite une chose affreuse. Avec sa fourberie habituelle, l’Ennemi avait fait main basse sur une bonne partie de ce mouvement progressiste et libéralisant, et l’avait détourné à ses fins. Il ne subsista presque rien de son hostilité initiale au christianisme. Un fléau dangereux du nom de socialisme chrétien sévissait partout. Les propriétaires d’usine de la bonne vieille trempe qui s’étaient engraissés de la sueur du peuple, au lieu d’être assassinés par leurs ouvriers – ce qui nous aurait profité – furent regardés de travers par les gens de leur propre classe sociale. Les riches cédaient de plus en plus de leur pouvoir, non du fait de la révolution ou sous la contrainte, mais par acquit de conscience. Quant aux pauvres qui bénéficiaient de cet état de choses, leur réaction était des plus décevantes. Au lieu de profiter de leurs nouvelles libertés – ce qu’en toute logique nous étions en droit d’attendre – pour massacrer, violer, piller, ou même pour s’enivrer à longueur de semaine, ils faisaient des efforts contre nature pour devenir plus propres, plus ordonnés, plus économes, plus cultivés et même plus vertueux. Me croira qui voudra, mesdémons, mais à l’époque, il fallait prendre très au sérieux la menace d’un assainissement général de la vie sociale.

Or, grâce à notre Père d’en bas, le malheur a pu être conjuré. Nous avons contre-attaqué sur deux plans. Au niveau inférieur, nos agents ont réussi à provoquer la pleine éclosion d’un élément qui dès l’origine faisait implicitement partie du mouvement. Au cœur même de ce désir de liberté, se cachait une haine profonde de toute liberté individuelle. Rousseau, cet homme inestimable, a été le premier à la mettre au jour. Dans sa démocratie idéale, vous vous en souvenez, seule la religion d’État est permise, l’esclavage est rétabli, et l’on dit à l’individu que, bien que n’en sachant rien, il désire en fait tout ce que le gouvernement lui demande de faire. À partir de là, et par le biais de Hegel (un autre propagandiste de valeur qui a milité pour notre cause), nous avons facilement créé les États nazi et communiste. Même en Angleterre, nous avons eu pas mal de succès. J’ai appris l’autre jour que, sans permis, on n’avait pas le droit d’y abattre son propre arbre avec sa proche hache, de le débiter en planches avec sa propre scie et de se servir des planches pour construire une remise dans son propre jardin.

Voilà donc comment nous avons contre-attaqué sur ce premier plan. À vous qui n’êtes que des débutants, on ne confiera pas de travaux de ce genre. Votre tâche consistera à tenter des particuliers. Contre eux ou par eux, notre contre-attaque se fait sous une forme différente.

Démocratie est le mot dont vous devrez vous servir pour les mener par le bout du nez. Le bon travail de nos experts en philologie dans le domaine de la corruption du langage humain me dispense de l’obligation de vous avertir qu’il ne faut jamais leur permettre de donner à ce mot un sens clair et précis. Il n’y a pas de risque de ce côté-là. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit que le mot démocratie désigne en fait une doctrine politique, voire un système électoral, et que cela n’a qu’un rapport fort lointain et ténu avec ce que vous voulez leur vendre. Bien sûr, il ne faut pas non plus les laisser poser la question d’Aristote, si « l’attitude démocratique » est l’attitude souhaitée par les démocraties ou l’attitude qui contribue à la sauvegarde de la démocratie. Sinon, il leur échapperait difficilement que ces deux choses ne sont pas nécessairement pareilles.

Vous devriez utiliser ce mot uniquement comme formule incantatoire ; ou, si vous préférez, seulement pour son pouvoir magique. C’est un nom qu’ils vénèrent. Et bien sûr, il est étroitement lié à l’idéal politique selon lequel tous les hommes devraient être traités de manière égale. À vous de vous arranger pour que, dans leur esprit, ils passent imperceptiblement de cet idéal politique à la conviction que tous les hommes sont égaux. Et en particulier l’homme que vous travaillez. Vous pourrez alors utiliser le mot démocratie pour qu’il sanctionne dans son for intérieur le sentiment humain le plus dégradant (et aussi le moins agréable) qui soit. Vous pourrez lui faire adopter, sans qu’il en éprouve la moindre honte et en affichant même une certaine autosatisfaction, une conduite qui, si elle n’était couverte par ce mot magique, attirerait sur elle le mépris de tous.

Le sentiment en question est, bien sûr, celui qui pousse l’homme à dire : Je vaux tout autant que toi.

Le premier et le plus remarquable avantage de cette démarche est que vous incitez ainsi cet homme à fonder sa vie sur un bon et retentissant mensonge. Je ne veux pas seulement dire par là que ce qu’il affirme est faux – que sa bonté, son honnêteté et son bon sens n’égalent pas plus ceux d’autrui que sa taille et son tour de taille. Je veux également dire qu’il ne le croit pas lui-même. Aucun homme qui déclare : Je vaux tout autant que toi ne le croit vraiment. Sinon, il ne le dirait pas. Jamais un saint-bernard ne dit pareille chose à un bichon, ni un savant à un sot, ni un salarié à un clochard, ni une jolie femme à un laideron. Les seuls êtres qui revendiquent l’égalité, ailleurs que dans l’arène politique, sont ceux qui ont à certains égards l’impression d’être inférieurs aux autres. Ce genre de prétention témoigne du sentiment aigu, douloureux, crispant d’une infériorité que votre protégé refuse d’admettre.

Et il en est tout irrité. Et de ce fait, il s’irrite de toute forme de supériorité qu’il rencontre chez les autres ; il la dénigre et en souhaite l’anéantissement. Cela va si loin qu’il prend la moindre dissemblance pour une affirmation de supériorité. Personne ne doit se distinguer de lui par la voix, le vêtement, le comportement, les passe-temps ou le choix de la nourriture. « Voilà quelqu’un qui s’exprime d’une façon plus correcte et plus élégante que moi – c’est sans doute sa façon répugnante, guindée, théâtrale de se donner du genre. Voilà un individu qui affirme ne pas aimer les hot-dogs – il se prend pour quelqu’un, j’en suis sûr. Voilà un type qui n’a pas touché le juke-box – je parie que c’est un de ces intellectuels qui veut se faire remarquer. Si c’étaient des gens corrects, ils seraient comme moi. Ils n’ont aucune raison d’être différents. C’est antidémocratique. »

Il est vrai que ce phénomène qui nous est si utile n’est pas du tout nouveau. Sous le nom d’envie, il est connu des humains depuis des milliers d’années. Mais jusqu’à présent, ils l’ont toujours considéré comme le vice à la fois le plus odieux et le plus cocasse. Ceux qui éprouvaient ce sentiment en avaient honte ; ceux qui ne le ressentaient pas le condamnaient impitoyablement chez les autres. La fascinante nouveauté de notre époque est que vous pouvez innocenter ce vice – lui donner une certaine respectabilité ou même l’élever au rang des vertus – en utilisant le mot démocratique comme formule incantatoire.

Sous son influence, ceux qui, pour une raison ou une autre, se croient dans un état d’infériorité peuvent travailler avec plus d’ardeur et de succès que jamais à abaisser tout le monde à leur niveau. Mais ce n’est pas tout. Sous la même influence, ceux qui tendent vers la plénitude de l’être (ou en seraient capables) vont jusqu’à faire marche arrière, de peur d’être antidémocratiques. Je tiens de source sûre que de jeunes humains en arrivent parfois à étouffer dans l’œuf tout goût pour la musique classique ou la bonne littérature, parce que cela pourrait les empêcher d’être comme tout le monde ; que des gens qui aimeraient en fait être honnêtes, chastes ou sobres – et à qui la grâce est même offerte de le devenir – le refusent. Car l’accepter risquerait de les rendre différents des autres, de contrevenir au mode de vie de la société, de les exclure de la communauté, de compromettre leur intégration au milieu. Ils pourraient (quelle horreur !) devenir des individus.

Tout cela peut se résumer dans la prière qu’une jeune femelle du genre humain aurait faite tout récemment : « Oh, Seigneur, fais de moi une vraie fille du vingtième siècle ! » Et grâce à nos efforts, cela reviendra tôt ou tard à dire : « Fais de moi une polissonne, une idiote, un parasite. »

En même temps, comme merveilleux sous-produit, on a ceux (de jour en jour moins nombreux) qui refusent d’être « normaux », « réglo », « comme tout le monde », « intégrés ». Ils ont toujours davantage tendance à devenir les poseurs et maniaques pour lesquels on les prend au sein du peuple. Car le soupçon provoque souvent ce qu’il soupçonne. (« Quoi que je fasse, mes voisins me prendront pour une sorcière ou un agent communiste ; alors, autant être pendu pour un mouton que pour un agneau – et le devenir effectivement. ») Nous avons là une intelligentsia certes peu nombreuse, mais qui sert à souhait la cause de l’enfer.

Mais, comme dit, ce n’est qu’un sous-produit. Ce sur quoi j’aimerais attirer votre attention, c’est la tendance générale à discréditer et en fin de compte à éliminer toute supériorité chez les humains, qu’elle soit d’ordre moral, culturel, social ou intellectuel. Et n’est-il pas plaisant de constater que la démocratie (au sens incantatoire du terme) est en train de faire pour nous le même travail, en utilisant les mêmes méthodes, que les grandes dictatures de l’antiquité ? Vous vous souvenez sans doute de ce dictateur grec (on les appelait « tyrans » à l’époque) qui dépêcha un envoyé auprès d’un autre dictateur pour lui demander conseil au sujet des méthodes de gouvernement. Ce dernier emmena l’envoyé dans un champ de blé et là, avec sa canne, se mit à décapiter tous les épis qui dépassaient les autres d’un ou deux centimètres. La leçon sautait aux yeux : ne tolère aucune prééminence parmi tes sujets. Ne laisse en vie aucun homme qui soit plus sage, plus droit, plus célèbre ou même plus beau que le commun des mortels. Abaisse-les tous au même niveau. Tous des esclaves, des numéros, des nullités. Tous égaux. C’est ainsi que les tyrans ont pu exercer une certaine forme de « démocratie ». Mais actuellement la « démocratie » peut avoir le même effet sans autre tyrannie que la sienne propre. Aujourd’hui, plus n’est besoin d’aller dans les champs avec une canne. Les petits épis rongent les extrémités des grands. Et les grands eux-mêmes se mettent à se ronger pour être comme les autres.

Comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, c’est une tâche des plus laborieuses et délicates que d’assurer la damnation de ces petites âmes, de ces créatures qui ont quasiment cessé d’avoir une personnalité propre. Mais si vous y apportez le soin et l’habileté nécessaires, la réussite est pratiquement assurée. Les grands pécheurs paraissent bien plus faciles à capturer. Mais leur attitude est imprévisible. Après que vous les ayez manœuvrés durant soixante-dix ans, l’Ennemi risque de vous les arracher des griffes la soixante et onzième année. Car ils sont capables d’un réel repentir. Ils éprouvent un réel sentiment de culpabilité. Si les choses tournent mal, ils sont tout aussi prêts à braver les pressions sociales autour d’eux pour la cause de l’Ennemi qu’ils étaient prêts à les braver pour la nôtre. Il peut être plus pénible d’attraper et d’écraser une guêpe au vol que de tirer sur un éléphant à bout portant. Mais l’éléphant risque d’être plus pénible si vous le ratez.

Comme je vous l’ai dit, j’ai fait la plupart de mes expériences dans le secteur anglais, et jusqu’à ce jour c’est de là que me parviennent le plus de nouvelles. Il se peut que ce que je vais vous dire maintenant ne s’applique pas tout à fait aux secteurs auxquels vous serez affectés. Mais vous pourrez faire les mises au point nécessaires une fois sur place. Certaines choses s’appliqueront sans doute à votre situation. Sinon, vous devrez créer dans le pays où vous aurez affaire des conditions semblables à celles qui existent actuellement en Angleterre.

Dans ce pays prometteur, l’esprit du Je vaux tout autant que toi est aujourd’hui bien plus qu’une vague influence sociale. Il a commencé à s’introduire dans son système d’éducation. Je ne saurais déterminer avec précision l’étendue de son influence à l’heure qu’il est. Mais peu importe. Une fois que vous vous serez rendu compte de la situation, vous pourrez aisément en prédire l’évolution, d’autant plus que nous aurons notre rôle à jouer dans cette évolution.

Le principe de base de la nouvelle pédagogie est le suivant : il ne faut à aucun prix que les cancres et les fainéants soient traités de façon à se sentir inférieurs aux élèves intelligents et appliqués. Ce serait tout à fait « antidémocratique ». Ces différences entre élèves – il s’agit purement et simplement de différences individuelles – doivent être camouflées. Ceci peut se faire à différents niveaux. Au niveau universitaire, les examens doivent être conçus de telle façon que presque tous les étudiants obtiennent de bonnes notes. Les examens d’admission doivent être conçus de telle façon que tous les citoyens (ou presque) puissent accéder à l’enseignement supérieur, qu’ils aient ou non les aptitudes ou une attirance pour ce genre de formation. Pour ce qui est des enfants d’âge scolaire qui sont trop bêtes ou trop paresseux pour apprendre les langues, les mathématiques ou les sciences élémentaires, on peut leur donner le genre d’occupation qu’avaient les enfants d’autrefois pendant les loisirs. Par exemple, on leur fera faire des pâtés de boue, et on appellera cela modelage. Mais il faut toujours éviter qu’ils aient la moindre impression d’être inférieurs aux enfants qui travaillent. Aussi absurde que soit leur occupation, elle a droit à ce que les Anglais ont déjà coutume d’appeler la « parité d’estime ». On peut envisager des mesures encore plus draconiennes. Les enfants capables de passer dans la classe supérieure peuvent être arbitrairement retenus, pour éviter que les autres ne subissent un traumatisme – par Béelzébul, quel mot précieux ! – s’ils se voient distancés. Le brillant élève reste donc démocratiquement ligoté à son groupe d’âge pendant toute la durée de sa scolarité et le garçon capable de s’attaquer à Eschyle ou à Dante écoute patiemment son camarade du même âge qui essaie d’épeler : Le dos du dodu dindon.

Bref, une fois que cette mentalité du Je vaux tout autant que toi se sera vraiment imposée partout, nous aurons toutes raisons d’espérer l’effondrement même de l’éducation. Tout encouragement à l’étude et toute sanction dirigée contre ceux qui ne veulent pas apprendre seront supprimés. La poignée d’élèves qui voudront travailler en seront empêchés ; qui sont-ils pour chercher à dépasser leurs camarades ? Les enseignants – ou devrais-je dire les nurses ? – seront de toute façon bien trop occupés à rassurer et à encourager les cancres pour gaspiller leur temps à donner de vrais cours. À ce moment-là, nous n’aurons plus besoin de nous creuser la tête et de nous évertuer à affliger les humains d’une imperturbable suffisance et d’une incurable ignorance. Cette petite vermine le fera d’elle-même à notre place.

Bien sûr, tout cela n’est possible qu’à condition d’étatiser tout le système d’éducation. Mais la chose se fera, car elle fait partie d’un seul et même mouvement. En créant des impôts destinés à financer ce projet, on est en train de liquider les classes moyennes, c’est-à-dire la petite et la moyenne bourgeoisies, qui étaient prêtes à économiser, à dépenser, à faire des sacrifices pour que leurs enfants puissent bénéficier d’un enseignement privé. La disparition de ces classes sociales n’est pas seulement liée à l’effondrement de l’éducation, elle constitue aussi, et c’est fort heureux, l’un des effets inévitables de la mentalité du Je vaux tout autant que toi. Après tout, c’est dans ces couches de la société que s’est recrutée l’écrasante majorité des savants, médecins, philosophes, théologiens, poètes, artistes, compositeurs, architectes, juristes et administrateurs. S’il y a jamais eu une gerbe de longs épis qu’il fallait à tout prix décapiter, c’était bien eux. Un politicien anglais exprimait récemment la même idée en ces termes : « Une démocratie ne désire pas de grands hommes. »

Il serait vain de demander à ce genre de créature si par « désire » elle veut dire « a besoin » ou « aime ». Mais vous ferez bien d’être vous-mêmes au clair à cet égard. C’est en effet la question d’Aristote qui revient sur le tapis.

Nous ici en enfer verrions d’un bon œil la disparition de la démocratie au sens strict du terme – l’organisation politique portant ce nom. Comme tous les régimes, elle sert souvent nos intérêts ; mais, dans l’ensemble, bien moins que les autres. Et nous devons être conscients de ce que la « démocratie », au sens diabolique d’expressions du genre Je vaux tout autant que toi, « faire comme tout le monde » ou « être complètement intégré », est notre meilleure arme pour extirper les démocraties politiques de la surface de la terre.

La « démocratie » ou « l’esprit démocratique » (au sens que nous lui donnons) engendre en effet une nation sans grands hommes, une nation composée surtout d’êtres incultes, devenus moralement flasques par manque de discipline dans leur jeunesse, pleins de cette suffisance que la flatterie finit par greffer sur leur ignorance et de cette mollesse que l’on trouve chez tout individu qui a été dorloté toute sa vie. Voilà ce que l’enfer voudrait que soit tout État démocratique. Car lorsqu’un tel État se heurte à un pays où les enfants sont obligés de travailler à l’école, où les postes de haute responsabilité sont occupés par des gens capables et où la masse ignorante n’a pas son mot à dire dans les affaires publiques, vous devinez le résultat.

Une démocratie a été récemment très surprise de constater que la Russie l’avait dépassée sur le plan scientifique. Quel charmant modèle d’aveuglement humain ! Si par principe toute la société s’évertue à combattre toute forme de supériorité, comment peut-elle s’attendre à ce que ses savants se surpassent ?

Il est de notre devoir d’encourager le comportement, les coutumes et toute la mentalité pour lesquels les démocraties ont normalement une préférence marquée, parce que ce sont là les choses qui, lorsque le contrôle en aura été perdu, vont détruire la démocratie. N’est-il pas étonnant que les humains ne s’en rendent pas compte ? Même s’ils ne lisent pas Aristote (ce qui serait antidémocratique), on pourrait penser que la Révolution française leur aurait enseigné que le comportement auquel l’aristocratie donne par nature la préférence n’est pas celui qui la préserve. Ils auraient alors pu appliquer ce principe à toutes les formes de gouvernement.

Mais je ne vais pas conclure sur cette note. Car je ne veux à aucun prix – l’enfer m’en préserve ! – nourrir aussi en vous l’illusion dans laquelle vous aurez à maintenir soigneusement vos victimes humaines. Il s’agit de l’illusion selon laquelle le sort des nations en soi a plus d’importance que celui de l’âme individuelle. La chute des pays du monde libre et la multiplication des États totalitaires ne sont pour nous qu’un moyen (fort amusant, bien sûr) pour arriver à nos fins : la destruction de l’individu. Car seul l’individu peut être sauvé ou damné, lui seul peut devenir un fils de l’Ennemi ou notre pâture. Ce qui compte finalement pour nous dans toute révolution, guerre ou famine, c’est l’angoisse, la trahison, la haine, la rage, le désespoir de l’individu. La mentalité qui s’exprime par le slogan : Je vaux tout autant que toi est un bon moyen pour détruire les sociétés démocratiques. Mais elle a encore bien plus de valeur en tant que fin en soi, en tant qu’état d’esprit excluant d’office tout sentiment d’humilité, d’amour du prochain, de contentement, ainsi que tout le plaisir que procure la gratitude ou l’admiration. Car elle détourne l’être humain de presque tous les sentiers qui pourraient finalement le mener au ciel.

Mais venons-en à la partie la plus agréable de la tâche qui m’a été dévolue. Au nom de tous les invités, il m’échoit de porter un toast à la santé du directeur Slubgob et du Collège de Formation pour jeunes tentateurs. Remplissez vos verres... Mais que vois-je ? Quel est ce délicieux bouquet qui flatte mes narines ? Est-ce possible ? M. le Directeur, je reprends les paroles sévères que j’ai prononcées au sujet de la qualité du dîner. Je le vois et je le sens, même en temps de guerre, la cave du Collège abrite encore quelques douzaines de bonnes bouteilles de Pharisien de grand cru. Oh ! oh ! comme cela rappelle le bon vieux temps ! Approchez votre verre de vos narines, mesdémons. Regardez-le à contre-jour. Observez ces traînées de feu qui se tordent et s’enchevêtrent au cœur du sombre breuvage, comme si elles luttaient entre elles.

Et c’est bien ce qu’elles sont en train de faire. Savez-vous comment l’on a obtenu ce vin ? On a vendangé différentes sortes de pharisiens, on les a pressées et mises à fermenter ensemble. C’est de là qu’il tient son bouquet. Des types de pharisiens qui ne pouvaient se sentir sur terre. Les uns n’étaient que règlements, reliques et rosaires, les autres que vêtements sombres, faces de carême et mesquines abstinences de vin, de jeu de cartes ou de cinéma. Ils avaient en commun leur pharisaïsme et la distance quasi infinie qui séparait leur façon de voir de tout ce que l’Ennemi est ou ordonne réellement. La perversité des autres religions était la doctrine clé de la leur, la calomnie leur évangile, le dénigrement leur litanie. Comme ils se haïssaient les uns les autres là-haut sous le soleil ! Et comme ils se haïssent encore bien davantage, maintenant qu’ils sont ensemble pour toujours, sans être réconciliés pour autant ! L’étonnement, le ressentiment qu’ils éprouvent d’avoir été mis ensemble, l’envenimement de leurs rancunes invétérées – tout cela, en traversant notre système de digestion spirituelle, produira l’effet d’un feu, un feu sombre.

Tout compte fait, mes amis, ce serait un mauvais jour pour nous si ce que la plupart des humains entendent par « religion » venait à disparaître de la surface de la terre. Elle nous fournit encore les péchés les plus délicieux du monde. Ce n’est que dans le voisinage immédiat de la piété que pousse la tendre fleur de l’impiété. Et la tentation n’est nulle part aussi florissante que sur les marches de l’autel.

 

Votre Imminence, vos Disgrâces, mes Échardes, Mesdiables et Mesdémons, je vous propose de boire à la santé de notre directeur Slubgob et de son Collège !

 

 

 

Clive Staple LEWIS,

Démoncratiquement vôtre, 1961.

 

 

 

 

 

 

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