Fils d’archevêque anglican : Robert Hugh Benson

 

(1871-1914)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Paul LORY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DIMANCHES ANGLAIS

 

Une famille d’intellectuels et de croyants, telle était celle d’Edward Benson, pasteur anglican qui deviendra, en 1882, archevêque de Cantorbéry, primat de l’Église d’Angleterre.

Famille itinérante, au rythme des nominations successives qui ne cessent de consacrer la valeur de son chef.

Famille nombreuse dont les enfants, trois filles et quatre garçons, posséderont tous des dons d’écrivain ou d’artiste. De ces enfants, Robert Hugh, né le 18 Novembre 1871, est le benjamin.

Comme les autres, il dut se plier à la discipline familiale, discipline qui nous semble bien stricte. De fait, les plus innocentes plaisanteries sont jugées déplacées, des blâmes sévères entravent toute exubérance ; il est absolument interdit, par exemple, de monter sur les fils de fer bordant les allées du jardin et cette désobéissance légère est considérée comme grave. Presque tout est défendu pendant la semaine ; le dimanche, qui devrait être le jour de la joie par excellence, est celui d’une contrainte plus grande encore.

Dimanches anglais qui s’écoulent avec leurs rites immuables, dans la solennité gourmée des moindres gestes, la tension de l’esprit et la contrainte du corps.

« Dimanche épuisant », dira l’un de ses frères. On ne peut s’empêcher de penser aux joies simples du dimanche catholique.

La forte personnalité de Robert Hugh étouffe un peu, dans une atmosphère aussi guindée. C’est un rêveur, un imaginatif attiré par le mystère. Les évocations du diable, la hantise de la mort, les récits de revenants, les légendes pieuses, voilà ce qu’il emmagasine de préférence dans sa petite tête.

Très jeune, il écrit des histoires d’inspiration tragique et s’amuse à représenter, avec des marionnettes, le meurtre de saint Thomas Becket. Comme Chateaubriand enfant, la seule vue de son père le fige.

Sa mère fut le refuge naturel de sa tendresse. Mrs Benson sut être une maman et une confidente accessible, aimable et sensible. C’est elle qui lit, le soir, Shakespeare ou Dickens ; c’est elle aussi qui saura accepter la mort de son fils aîné, Martin, avec une sérénité admirable et qui écrira à la chère nurse Beth : Comme l’on sent bien, en de tels moments, que l’unique séparation est le péché ! Très chère Beth, notre petit garçon est avec Dieu. Il connaît tout et nous aidera. Que la paix du Dieu tout-puissant soit avec vous !

 

 

AU SERVICE DE LA REINE ?

 

Lorsque l’âge des études approcha, ce fut le collège d’Eton que l’on choisit pour le jeune Hugh. Le mélange unique de culture, de sports, de camaraderie et de traditions qui règne dans les vastes bâtiments aux vieilles briques roses transforme l’adolescent. Au point de vue religieux, il est surtout frappé par « de beaux chants anglais et une extrême imprécision de dogme », une trop grande froideur aussi dans le déroulement des cérémonies du culte officiel :

 

« C’étaient plutôt des solennités artistiques, rendant à Dieu un hommage semblable à celui que constituaient, vis-à-vis de la reine Victoria, nos acclamations unanimes lorsqu’elle venait nous voir. »

 

La communion et la confirmation anglicanes le touchent, mais sans lui faire oublier d’autres joies. Le jour de sa confirmation, est-il permis de jouer au tennis ? Après une palabre avec deux de ses camarades, l’affirmative, c’est-à-dire le goût du sport, l’emporte, étant toutefois bien entendu que « les joueurs s’imposeront un air légèrement réservé ».

L’année 1887 voit le jubilé de la reine Victoria, triomphe de l’Angleterre et apothéose de l’Empire. « Elle est l’Angleterre, je mourrai joyeusement pour elle », déclare, dans sa ferveur, l’archevêque de Cantorbéry.

L’avenir d’un jeune anglais, l’année du jubilé de sa reine, est clair. Hugh ne peut se contenter d’un prix de poésie, fût-il même remporté brillamment, alors que l’Empire réclame des hommes de valeur, administrateurs, constructeurs de ponts, commerçants ou soldats. Il apportera sa pierre à l’œuvre immense, il sera « grand commis » à l’Indian Civil Service.

C’est un grand rêve humain, rêve trop terrestre, sans ambition spirituelle. Ces quelques phrases sèches, lourdes d’espérance, écrites en quittant Eton, traduisent bien son état d’esprit :

 

« Fierté d’être un ancien élève d’Eton. Terrible nostalgie de l’Inde. Regrets de la famille. »

 

Dans l’orgueil naïf de sa jeunesse qui coïncide avec l’enthousiasme dont vibre alors sa patrie, il croit que toutes les réussites sont devant lui. Son euphorie est courte ; la boîte aux rêves avec laquelle il s’apprête à jouer, à peine ose-t-il l’entrouvrir que, brutalement, elle se referme. Il est refusé à l’Indian Civil Service ; l’administration lointaine et fastueuse ne sera pas pour lui.

Sans s’attarder aux regrets inutiles, il décide de préparer à Cambridge un diplôme de classical honours, c’est-à-dire une licence ès lettres.

Il passe des heures entières d’exaltation et de rêves sous les arcades de Trinity College ; il adhère au clan des esthètes, s’inscrit à plusieurs Debating Societies qui organisent des galops d’essai pour les apprentis orateurs.

Son dilettantisme le conduit aussi sur des routes plus dangereuses ; le petit enfant qui était jadis fasciné par la pensée du diable et la vision de la mort se livre maintenant à des expériences d’hypnose. Il essaye de faire tourner des tables avec des amis, mais les tables refusent obstinément de bouger !... De tout ce spiritisme ne subsistera, plus tard, que son roman intitulé : Les Nécromanciens.

Hugh erre dans un mysticisme assez trouble, qu’alimente, par surcroît, une admiration enthousiaste pour Parsifal de Wagner. À la musique du maître de Bayreuth, il ajoute des méditations, qu’il accomplit sous les voûtes de la chapelle de King’s College. Insensiblement, une évolution se dessine en son âme, évolution précipitée par la mort de sa sœur Nellie. L’influence de cette sœur artiste et charitable fut certainement, autant que nous pouvons le supposer, décisive. Nous constatons simplement que c’est après sa mort, son diplôme de littérature obtenu, qu’il décide, pour la première fois de sa vie, de recevoir les Ordres anglicans et d’étudier la théologie.

 

 

LA FOIRE AUX RELIGIONS

 

Il se prépare au diaconat et aime à interroger son père, au cours de longues promenades qu’ils font parfois à cheval. Un jour, à la question : « Les catholiques romains font-ils partie de l’Église du Christ ? », question embarrassante s’il en fut, l’archevêque, après un long moment de réflexion, répond que, personnellement, il ne le croit pas, mais que Dieu seul sait quels sont les membres de son Église.

Au cours d’une retraite bienfaisante, le jeune dilettante est bel et bien mort, et c’est un diacre résolu qui part en apôtre, en 1895, dans un quartier pauvre de Londres. Après une adolescence raffinée, il prend contact avec les tristesses de la misère matérielle et spirituelle.

La misère spirituelle n’est pas seulement visible dans les bas-quartiers, les slums londoniens. Comment un homme de bonne volonté peut-il trouver sa route, le dimanche, à Hyde Park, devant la multitude des pancartes des orateurs, dont chacun prétend posséder seul la Vérité et conduire seul, vers le salut, l’âme de ses frères égarés ? Sur quel quai embarquer ? Quel est le train le plus sûr ? Il y a vraiment de quoi être inquiet devant la multiplicité des dénominations : Wesleyens, Baptistes, Catholicisants, Puseyistes, Anglo-catholiques, Ritualistes !

Benson n’échappe pas à cette inquiétude, bien que son tempérament le rapproche à la fois des catholicisants et des ritualistes.

Le symbolisme de la liturgie le fascine, comme il a toujours fasciné les artistes. Soupçonne-t-il les splendeurs de la liturgie catholique, la plénitude de sa signification ? Il ne peut s’empêcher de songer à la manière émouvante et profonde avec laquelle est célébré le culte catholique ; ces pensées fugitives, ces regrets lui deviennent familiers, bien qu’il les rejette comme des doutes inacceptables.

Or, pendant qu’il ressent cette nostalgie contre laquelle il lutte loyalement, un rapprochement est tenté entre Lord Halifax et l’un de ses amis, prêtre français, l’abbé Portal. Il attend anxieusement la réponse de Rome ; peut-être va-t-elle éteindre ses doutes.

Mais la bulle « Apostolicæ curæ » maintient inébranlablement les positions catholiques ; le problème demeure entier.

À cette douleur vient s’en ajouter une autre : son père meurt en 1896, un dimanche, pendant que les fidèles chantent « Pour toujours avec le Seigneur ». Qui pourra désormais éclairer le jeune pasteur, tourmenté par ses doutes ?

 

 

L’ÂME D’UN PASTEUR ANGLICAN ?

 

Accompagné de sa mère et de sa saur Maggie, Robert Hugh part pour l’Égypte. À Louqsor, pendant que Maggie s’enthousiasme pour les fouilles qu’elle dirige elle-même, malgré son extrême jeunesse, son frère s’étonne de rencontrer une église catholique, sans grande beauté, certes, et semblable à bien d’autres églises répandues de par le monde, mais témoignant, par sa simple présence, de l’universalité de l’Église de Rome.

Le contraste avec l’Église anglicane s’impose à son esprit. En ce pays d’Égypte, que représente son Église ? Il doit reconnaître avec une sincérité mêlée de tristesse qu’ « une Église nationale hors de sa nation, c’était décidément peu de chose » ! Le pèlerinage qu’il effectue aux Lieux-Saints ne fait que confirmer cette obsession de catholicité romaine.

De retour en Angleterre, le rêve de Hugh Benson se réalise : il est nommé desservant de la paroisse de Kemsing, sur la route de Londres à Folkestone.

Qu’il ferait bon vivre sa foi sans la penser, sans se laisser inquiéter par cette Église catholique, cette « mission italienne » comme il l’appelle ! Avec quelle joie ne découvre-t-il pas cette supplication oubliée de la litanie anglicane : « De l’évêque de Rome et de ses absurdités détestables, délivrez-nous, Seigneur ! »

S’il se pose tant de questions, c’est parce que l’histoire religieuse de l’Angleterre le trouble. Est-il réellement, lui, fils du Primat anglican, le véritable successeur des prêtres d’avant la Réforme anglicane, de ces prêtres catholiques dont il lit les noms sur les dalles de son église ? Question combien angoissante pour un pasteur !

Son imagination avivant ses réflexions, il lui semble souvent entendre l’un de ces vieux prêtres lui murmurer pendant qu’il officie : Es-tu bien mon successeur ? Ta « messe » est-elle identique à la messe qu’ici-même je célébrais ?

Ses fidèles doivent penser qu’ils ont un singulier pasteur qui porte un crucifix dans sa ceinture, se confesse, appartient à la confrérie ritualiste du Saint-Sacrement et porte même un jour, de l’autel jusque chez un malade, une hostie qu’il croit consacrée.

Lui qui pensait trouver la facilité d’une vie pieuse et sans tracas, dans ce havre de campagne, n’a rencontré qu’une obscurité plus grande. Dieu parle mieux dans le silence et la solitude que dans les bocages fleuris. Hugh avoue à plusieurs reprises : « Je ne me sens point l’âme d’un pasteur. » Pour reconquérir la paix intérieure, c’est la vie monastique qu’il lui faut.

 

 

LES MOINES DE MIRFIELD

 

Un mouvement anglican s’efforce précisément de restaurer les ordres contemplatifs. Une première réalisation a vu le jour avec les bénédictines anglicanes. Pour les hommes, existe une congrégation missionnaire très originale, Mirfield, dans le comté d’York. Benson va y mener la vie monastique.

Le but poursuivi par la règle de l’Ordre est l’évangélisation par les sacrements. Pour l’atteindre, les moines de Mirfield ont mis au point un compromis entre la vie contemplative et la vie active : ils consacrent six mois à la prière et à l’étude, les six autres mois de l’année étant réservés à l’apostolat extérieur. Ils cherchent de leur mieux à se comporter en moines véritables. Ils récitent l’office du Prayer Book, s’astreignent au silence, s’assemblent en chapitre et prononcent des vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, renouvelables chaque année. Le travail manuel, jardinage ou sciage de bois, repose de la fatigue intellectuelle : « Travail du corps, merveilleux purificateur de l’âme », note Hugh, devenu moine modèle.

Dieu lui parle et il parle à Dieu, en toute simplicité et en toute tendresse ; il parle aussi à la Vierge, dit son rosaire et compose des images de saints. Car il est avant tout un artiste louant son Créateur, un poète mystique. L’apaisement semble peu à peu l’envahir ; deux strophes d’un poème qu’il écrivit à cette époque se terminent par la vision du sourire de Dieu

 

« Dieu ne veut pas que la foi se fonde sur des chronologies... Avec la foi seule, j’ai suivi mon Sauveur, un matin d’août, dans la rue étouffante où pullulait une fangeuse humanité. Il émanait de Lui un rayonnement si doux, que l’homme cessait de jurer, que l’enfant redevenait joyeux, que la femme espérait de nouveau, parce que Jésus avait souri. »

« ... Prouve si tu le veux, ami, que Pierre est Pierre et que Paul est Paul. Disserte jusqu’au Jugement dernier. Rassemble des faits ; je les connais tous. Mais, en dépit de la science poussiéreuse, par toi remuée, je sais que j’ai vu mon Sauveur et qu’il m’a souri. »

 

Ses six mois de solitude accomplis, il quitte Mirfield pour aller prêcher à travers l’Angleterre. En prédicateur simple et courageux, il stigmatise la guerre anglaise contre les Boers, ce « péché », et expose l’esprit dans lequel doit s’accomplir l’humble devoir de chaque jour :

 

« De vos petits devoirs, faites des sacrements. Consacrez-les pour qu’ils deviennent des choses saintes comme le pain et le vin après l’offrande du prêtre. »

 

De cette époque date son premier livre, La Lumière invisible, où se reflètent les contradictions qui déchiraient alors son âme : l’amour de la vieille Angleterre catholique, alors qu’elle était encore « l’île des saints », les fastes liturgiques mêlés au merveilleux et à un mysticisme teinté de poésie. Ce moine est d’ailleurs curieux de tout, des sciences occultes comme de la vie au Moyen Âge ; il admire avec une égale ferveur Fénelon et les Quiétistes, Kipling et Huysmans.

 

 

« LA CITÉ SUR LA HAUTEUR »

 

Le premier août 1901 est la date de sa profession monastique « dans une extase de contentement ». Cependant, cette profession n’empêche pas ses tourments intérieurs de s’amplifier. Il correspond avec des anglicans, peinés de la séparation des Églises chrétiennes, et aussi avec des prêtres catholiques. Il cherche la Vérité dans les livres, mais il avoue lui-même que ce ne sont pas seulement des arguments philosophiques qui peuvent le convaincre, lui, le sensitif et l’intuitif : « Toutes ces lectures m’ont troublé et désolé au dernier point. »

Notons cependant deux titres qu’il mentionne avec reconnaissance : Le Développement de la doctrine chrétienne, de Newman, dont il n’hésitera pas à dire : « Pour moi, il fut le prophète », et Doctrine et rupture doctrinale, de Mallock, après la lecture duquel il écrira : « Réellement, sincèrement, je n’ai plus de doutes. »

Ainsi, devant les incertitudes, les contradictions, les obscurités et les lacunes de la religion anglicane, il est devenu insensiblement catholique d’esprit et de cœur.

Mais on ne peut pas croire à des vérités religieuses sans conformer sa vie aux commandements qu’elles prescrivent. C’est ce passage de l’adhésion de la pensée à la pratique chrétienne qu’il lui reste à franchir, passage combien difficile pour un moine anglican, fils de l’archevêque de Cantorbéry

Dans La Cité sur la Hauteur, Robert H. Benson essaye d’expliquer sa conversion. Pour son esprit avide de clarté et de certitudes, ces contradictions, ces hésitations, ces oppositions doctrinales au sein même de la seule Église Anglicane, contrastent avec l’unité sans faille et la foi inébranlable de l’Église romaine :

 

« Ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle voie Dieu voulait que j’allasse. Je n’avais aucun besoin d’être libre pour pouvoir changer à ma guise ma conception de la vérité ; mais plutôt j’avais besoin d’une vérité qui, d’elle-même, pût me rendre libre. Je n’avais pas besoin des larges chemins agréables, mais du chemin étroit qui est la vérité et la vie. Et pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre était hors d’état de m’aider.

Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse aimante et touchante, me retenant à son service par tous les liens humains, tandis que, de l’autre côté, dans un rayonnement d’aveuglante lumière, je voyais l’Épouse du Christ, dominante et impérieuse, mais avec un regard dans les yeux et un sourire sur les lèvres qui ne pouvaient naître que d’une vision céleste. »

 

Pour franchir le pas irrémédiable qui mène à la Cité de Dieu, il lui faudra vaincre bien des scrupules, briser des habitudes chères, attrister ses amis.

 

 

ROMANCIER PRESQUE CATHOLIQUE

 

La propriété de Tremans, dans le Sussex, rassemble, pendant l’été de 1903, toute la famille Benson.

Robert Hugh entreprend justement d’écrire un grand roman historique : Par quelle Autorité ?, qui évoque une page capitale de l’histoire de son pays, celle pendant laquelle les catholiques durent choisir entre leur religion et une religion d’État. Le cadre du récit est celui de l’époque d’Elizabeth, des fastes de la Renaissance ainsi que des premières manifestations de la puissance de l’Angleterre en tant que nation. Mais derrière les splendeurs de la vie de cour qu’il nous peint avec finesse et exactitude, Benson nous dévoile l’envers du décor : une organisation policière inhumaine, les catholiques traqués, condamnés par une justice politique et exécutés sauvagement.

Plus encore que l’évocation brillante du XVIe siècle, l’émotion contenue que l’on retrouve à chaque page rend ce livre très attachant.

Les acteurs de cette tragédie forcent notre admiration : Isabelle Norris et Mary Corbett, modelées peut-être à l’image de ses propres sœurs ; James Maxwell, gentilhomme artiste et courageux, Anthony Norris surtout, dont l’itinéraire ira du puritanisme au catholicisme « jusqu’à la torture, jusqu’au gibet », où l’auteur aimerait avoir la force d’aller, lui aussi, s’il le fallait.

La lutte dont Anthony est sorti vainqueur est précisément celle que mène Robert Hugh, cet été ; son roman est une transposition de ses doutes comme aussi de ses espoirs. Nous pouvons relever de multiples controverses doctrinales, des joutes émouvantes comme celles qui opposent le Jésuite Campion et ses juges, ou Anthony et la reine Elizabeth. Ce mélange d’histoire, de romanesque et de foi constitue une réussite unique.

 

 

L’ABJURATION

 

Derniers combats. « Je ne puis comprendre pourquoi Dieu permet toutes ces hésitations », s’écrie-t-il. Sa conversion est attendue maintenant et les deux visites qu’il accomplit au nouvel archevêque de Cantorbéry comme à Lord Halifax confirment officiellement ce que beaucoup soupçonnaient déjà.

Dans sa propre famille, contrairement à la plupart des convertis, il ne rencontre qu’affectueuse compréhension. Son frère Arthur lui écrit : Connaissant vos pensées comme je les connais, je ne puis vous souhaiter d’agir autrement que vous n’agissez. Sa mère trouve les mots de confiance sereine qui réjouiront son fils : Vous savez que vous êtes nôtre toujours, que rien n’entamera cette réalité profonde et bénie de notre tendresse. Au reste, vous êtes où vous a mené Dieu. C’est à Lui que nous vous confions avec un amour total et une espérance illimitée.

Le 11 Septembre 1903, Hugh Benson devient officiellement catholique : « J’avais échangé une erreur qui m’était familière et douce, contre une certitude. »

Où se sentir encore plus catholique, sinon à Rome ? Le jeune converti décide d’aller y faire son séminaire.

Qu’importent quelques dépaysements, nés de vieux préjugés insulaires, devant une messe entendue aux Catacombes ou à Saint-Pierre ? Noyé dans la foule des chrétiens et des prêtres du monde entier, il exulte de joie ; car il possède « la paix absolue de l’esprit ».

Le nouveau séminariste traduit lyriquement ses perpétuelles actions de grâce :

 

« Auparavant, je m’étais fait du christianisme l’image d’un doux et subtil parfum, demandant à être goûté dans le recueillement, et maintenant je voyais que le christianisme était le levain, caché dans les lourdes masses du monde et ayant pour effet de faire lever la pâte, dans des proportions incalculables. »

 

Robert Hugh Benson quittera Rome pour Cambridge, la paix et la joie dans l’âme. Comme le cerf altéré, il a bu à la Source ; une nouvelle vie apostolique s’ouvre devant lui.

 

 

« LE MAÎTRE DE LA TERRE,

 

Cette vie apostolique se manifestera sous deux aspects, deux activités complémentaires d’une même personnalité : l’activité du prédicateur et celle de l’écrivain.

Tout en conseillant spirituellement les jeunes de Cambridge, il éprouve le besoin impérieux d’écrire, de se délivrer du message qu’il porte en lui. Romans historiques et catholiques d’abord, avec La Tragédie de la Reine et L’œuvre du Roi, puis romans résolument modernes comme Les Sentimentalistes et Les Conventionnalistes.

Bientôt il songe à un roman d’anticipation qu’il annonce à sa mère : « J’ai l’idée d’un livre si vaste, si pathétique, que je n’ose y penser. » En 1906, il achève ce livre étonnant, Le Maître de la Terre, évocation de l’Antéchrist et de la fin du monde. Livre ambitieux et inégal que seul un écrivain de génie pouvait réussir pleinement ; Benson possède seulement un grand talent et des visions, sinon de prophète, du moins d’anticipateur hardi. La vision est vraisemblable sauf en ce qui concerne l’Église de France ; l’excuse de Benson est d’avoir écrit son livre précisément en 1906... Le petit garçon, aimant les aventures étranges et les histoires diaboliques qu’il est toujours resté, nous décrit maintenant la vision étouffante d’un monde dominé par l’Esprit malin, Felsenburg, « le maître de la terre ».

Ne chicanons pas le romancier sur ses anticipations ni même sur les détails de ses visions prophétiques : il est si difficile d’être prophète, surtout pour un romancier catholique ! Notons cependant que certaines précisions ne manquent pas de mérite si l’on songe à l’année où elles furent écrites : 1906. Nous ne pensons pas aux « scènes de la vie future » qu’il nous peint avec les fameux « aériens » dont Jules Verne avait eu, lui aussi, l’étonnante intuition, mais aux évocations de l’euthanasie généralisée ou d’évènements qu’il n’hésite pas à dater d’un millésime précis, laissant le lecteur fortement impressionné. Il n’était pas donné à n’importe qui d’écrire, par exemple, dès cette époque :

 

« Après la ruine définitive de l’Église de France au début du siècle et les massacres populaires de 1914, la bourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail de réorganisation ; et c’est alors que commença l’extraordinaire mouvement dont nous voyons aujourd’hui les effets, un mouvement qui tendait à supprimer toute distinction de patries ou de classes sociales, après avoir supprimé toute institution militaire. »

 

Le vrai mérite du roman se trouve toutefois ailleurs. L’auteur a voulu nous prouver, – et les romanciers pessimistes modernes ne le contrediront pas – qu’un monde scientifiquement organisé conduit à la catastrophe. L’air devient en effet irrespirable, parce que les lois de Dieu sont méconnues. Après avoir refermé le livre, cette vision de l’avenir terrestre de l’Église, à la fois désespéré et triomphant malgré les faiblesses des catholiques, fait tout naturellement songer au pessimisme chrétien de Graham Greene.

Comme s’il avait craint d’être allé trop loin dans son évocation, le romancier écrit La Nouvelle Aurore dans la ligne du précédent roman, mais d’inspiration nettement optimiste. Le second volet de son diptyque, moins poignant, semble plus terne. Mais nous y retrouvons toujours un thème qui lui est très cher, à savoir que l’abandon du catholicisme conduit les hommes à la catastrophe.

Bientôt, fatigué par sa tâche de vicaire à Cambridge, il est contraint au repos et achète un cottage, Hare Street House, dans le comté d’Hertford. Ce cottage, il le décore à son goût, avec une pointe de romantisme, peignant lui-même une Danse macabre dans une chambre, disposant avec fantaisie les tentures sur les boiseries.

Le prêtre traverse une phase pénible de sa vie : il est malade, sa sœur Maggie devient neurasthénique, la vieille nurse Beth meurt. Son apostolat l’absorbe ; car, de tous côtés, parviennent les lettres anxieuses, quêtant des conseils spirituels. Conseils variés, mais toujours simples et pratiques, adaptés à leurs destinataires. Il nous livre sans doute le secret de sa conversion, lorsqu’il écrit à un anxieux :

 

« Quand vous auriez lu toute la bibliothèque « Bodleian », ce ne serait pas assez pour vous convaincre... Si vous aviez sous les yeux toutes les chronologies du monde, vous ne seriez pas plus près de la solution... L’ultime parole est dans votre cœur. »

 

 

LOURDES

 

Dès 1908, un autre conseil aux anglicans insatisfaits revient plusieurs fois sous sa plume : Allez à Lourdes. Là-bas, les arguments intellectuels s’effondrent d’eux-mêmes, on redevient un petit enfant confiant dans la main du Père, on croit parce qu’on s’est humilié. Commencez par prendre de l’eau bénite avec foi, disait Pascal aux incroyants du XVIIe siècle ; allez à Lourdes, dit Benson aux impatients du XXe. Le conseil est, dans les deux cas, semblable : Faites taire votre orgueil, abaissez-vous ; Dieu ne se révèle qu’aux humbles. « N’est-ce pas aux enfants que le Royaume des Cieux fut promis ? » écrit-il, et, au retour d’un pèlerinage, il nous fait cet aveu, dans la joie de son cœur :

 

« J’ai voyagé en France. Aux idolâtries continentales, j’ai participé de tout cœur. Finalement je suis allé à Lourdes et j’ai vu Jésus de Nazareth et les malades guéris quitter leur brancard... Je ne me rendais pas compte que de telles choses arrivassent aujourd’hui. Les signes accompagneront celui qui croit. J’ai fait un acte de foi ; maintenant j’ai vu. »

 

 

PRÉDICATEUR ET CONFÉRENCIER

 

Dès que sa santé le permet, il va cependant prêcher dans cette société, délaissant les livres et les pièces de théâtre qu’il compose.

Il prêche par trois fois aux États-Unis, dont la vitalité religieuse l’enchante. En Angleterre même, les formes modernes que revêt l’apostolat l’attirent : il participe à une motor mission, première ébauche de nos actuelles missions en roulottes.

Prédicateur, mais aussi conférencier de talent sur les sujets les plus variés, il traite avec la même aisance du roman moderne, de Lourdes, de l’avenir de la religion en Angleterre ou de l’alpinisme ; l’Albert Hall est comble quand il parle.

Orateur sujet au trac, d’ailleurs, mais s’échauffant peu à peu et descendant de chaire complètement épuisé par le trop long effort. Son style oratoire rappelle souvent son style d’écrivain.

L’Église, il la voit...

 

« ... couchée à travers le monde. La tête repose à Rome, couronnée d’épines ; le corps blessé, non mutilé, dépouillé de ses vêtements brillants, mais en vie, s’étend sur la terre. Les bras et les pieds s’allongent à travers les mers et les continents. Jusqu’en Chine, les doigts délicats cherchent des âmes. »

 

 

MAIS SURTOUT ROMANCIER

 

Cependant c’est le romancier mystique qui semble l’emporter sur le prédicateur. Ne dira-t-il pas lui-même à ceux qui le félicitent de ses sermons : « Mes romans sont bien meilleurs. Ils atteignent un public plus vaste, exercent une influence plus durable. » Romans indéfinissables de Benson, ne pouvant être classés dans aucune catégorie, brisant les cadres classiques du genre ; romans dans lesquels Dieu et la grâce sont toujours présents et soulèvent les héros comme des vagues ; romans avant tout surnaturels où les personnages n’agissent qu’en conformité avec leur conviction philosophique ou spirituelle ; romans tragiques où ce ne sont pas des futilités qui sont en cause, mais la raison même pour chaque homme de vivre et d’espérer en l’immortalité.

Ce qui le choque chez les gentilshommes qu’il nous présente dans Les Conventionnalistes, c’est cette béatitude stupéfiante d’êtres totalement hermétiques au surnaturel :

 

« La religion à leurs yeux était une partie de la vie sur laquelle il seyait de ne pas exprimer de vues particulières : on ne refusait pas de se rendre aux offices de temps à autre, surtout si l’on avait le goût de la musique ; à la campagne, on y accompagnait ses hôtes, de même qu’on visitait les écuries dans l’après-midi. Et c’était tout. »

 

Si Les Sentimentalistes et Les Nécromanciens conservent trop de traces d’un dilettantisme qui correspondit un moment à sa vision du monde, Le Poltron est un admirable plaidoyer en faveur de la confession, alors que Sous le Van du Vanneur et L’homme moyen nous font découvrir des échantillons variés d’humanité, des meilleurs aux médiocres.

La Vocation de Frank Guiseley est une très belle œuvre particulièrement émouvante. C’est le récit de la vie d’un juste qui, obéissant totalement à la voix de sa conscience, se voit abandonné par sa fiancée cupide, méprisé de son entourage qui interprète mal ses actes les plus généreux et finalement meurt, tué par un ivrogne. L’existence de ce pauvre type aux yeux de la foule, qui ne constate que la série de ses échecs lamentables, est en réalité une magnifique réussite. Frank Guiseley, du jour où il a compris que, grâce au dogme de la Communion des Saints, il pouvait racheter les péchés des autres, a pleinement réalisé sa « vocation », et sa sérénité illumine ceux qui assistent à son agonie.

 

 

« INITIATION »

 

La vie de Sir Nevill, que nous conte Initiation, sera une réussite semblable, mais une réussite progressive, fruit d’un long et douloureux combat, d’un renoncement dont nous suivons lentement les différentes phases. Initiation chrétienne à la véritable signification de la vie, à la valeur spirituelle et rédemptrice de la souffrance, à la Communion des Saints :

 

« L’épreuve n’est que l’ombre d’une bénédiction. C’est l’ombre d’une main paternelle et divine.

Renoncez à votre volonté. Regardez la mort en face. C’est une chose brutale à dire, mais l’unique chose à faire. Et souvenez-vous que Dieu et son paradis demeurent et que le seul mal consiste à être séparé de Lui. »

 

Saint Paul ne nous avait-il pas livré le même secret : Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations ? Cette attitude, qui est en définitive la seule raisonnable, répugne par malheur à la plupart des hommes ; ils ont peur de la sainteté. Benson a le mérite de nous en faire souvenir.

 

 

DERNIER MESSAGE

 

La première guerre mondiale, qu’il avait par deux fois très clairement annoncée, le trouve prêt. Il veut s’engager comme aumônier militaire ; mais, à quarante-deux ans, il est déjà usé, surmené par une vie qu’il a voulue intense et féconde.

Pour lui comme pour Sir Nevill, l’initiation suprême est proche ; elle sera rapide ; épuisé, il meurt d’une pneumonie, au cours du mois d’octobre 1914.

N’ayant pu accompagner les soldats anglais en France, il n’avait cessé d’être auprès d’eux par la prière, pendant les trois mois qui lui restaient à vivre ; son frère nous assure que sa mort « fut une mort de soldat et de chevalier ».

Cinquante ans après sa mort, l’œuvre de Robert Hugh Benson continue à tourmenter les anglicans, insatisfaits des lacunes et des contradictions de leur religion. Son appel au retour vers le catholicisme, beaucoup l’ont entendu et l’entendront encore. Il semble que sa vie et ses romans n’aient eu en vue que ce but capital : le retour des Églises séparées dans l’Église catholique romaine.

Peu importent les voies qu’emprunteront ses frères en quête de la Vérité ! Benson les énumère parce qu’il les connaît toutes, par expérience personnelle ou par les confidences qui lui ont été faites :

 

« Il y a mille et mille chemins qui mènent à la cité : l’un sera guidé par le son de l’orgue, l’autre par le parfum de l’encens ; l’un s’en ira, tenant une Bible ; l’un est un historien, l’autre un mystique, l’autre un philanthrope ; celui-ci est un pécheur qui implore le pardon ; celui-là, un simple qui veut être éclairé ; cet autre encore, un saint qui réclame l’union avec Dieu. L’un est conduit par la main de sa mère, l’autre s’arrache à ses amis pour suivre le Christ.

Ainsi s’en vont-ils, ces milliers de mille, chacun suivant sa propre voie, chacun mû par une puissance qui reste pour lui mystérieuse. Mais tous finissent par se rencontrer à la même porte ; tous doivent franchir cette porte dont parle l’Apocalypse, qui est faite d’une seule perle. »

 

Ainsi les obscurités que toute vie humaine traverse s’éclairent à la lumière du message qu’il aimait répéter et qui était pour lui la grande certitude : « Mon Évangile tient en ces mots : Il n’y a pas d’échec... There is no failure. »

 

 

Jean-Paul LORY.

 

Recueilli dans Convertis du XXe siècle,

3e volume, 1963.

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Agnès DE LA GORCE : « Robert Hugh Benson, prêtre et romancier ». (Plon, 1928)

 

Principales œuvres de R.H. Benson traduites en français :

– La Lumière Invisible.

– Le Maître de la terre. (Perrin)

– La Vocation de Frank Guiseley. (Perrin)

– La Nouvelle Aurore. (Perrin)

– Les Nécromanciens. (Crès et Cie)

– Sous le van du vanneur.

– Le Poltron.

– Par quelle autorité ? (Lethielleux)

– L’Œuvre du roi. (Lethielleux)

– La Tragédie de la reine. (Lethielleux)

– Les Sentimentalistes. (Lethielleux)

– Les Conventionnalistes. (Lethielleux)

– Richard Raynal.

– Jusqu’à la torture, jusqu’au gibet.

– Le Christ dans l’Église.

– L’Amitié du Christ.

– Paradoxes du Catholicisme.

– Confessions d’un converti.

– Initiation. (Desclée de Brouwer)

 

 

 

 

 

 

 

 

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