Dom Pierre-Célestin Lou Tseng-Tsiang

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

D.-Raymond LOSA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 15 janvier 1949 s’éteignait, à l’âge de 78 ans, le Père Abbé Pierre-Célestin Lou Tseng-Tsiang. La presse entière s’est inclinée devant cette grande figure disparue, a retracé la vie de cet enfant chétif qui allait avoir une existence longue et mouvementée, comblée d’honneurs et de charges, illuminée par un grand amour, achevée dans la sérénité et la joie du cloître 1.

À notre tour, nous voudrions relever quelques traits de la vie de ce « moine », car c’est au cloître que nous l’avons connu et aimé.

La vie du Père Abbé Pierre-Célestin apparaît comme une progression lente et équilibrée. Il aimait à répéter : « Ma conversion n’est pas une conversion, c’est une “ vocation ”, entendant par là, comme on l’a écrit, « que ce fut grâce de Dieu bienveillante et totalement gratuite d’avoir pu arriver jusqu’aux sommets spirituels qui couronnent sa vie, mais aussi qu’en avançant toujours plus avant dans les différentes étapes de sa vie, il n’a jamais renié, jamais rien abdiqué de ce qui avait constitué les principes auxquels, jusque-là, il s’était tenu. Ainsi, cet homme, qui est passé par des stades apparemment contradictoires, tour à tour Chinois et Européen, confucianiste et chrétien, homme politique et moine, n’a pas cru qu’il fallait, à chaque nouvelle étape, abdiquer ce qui aurait été en lui l’apport spirituel de la vie menée jusque-là » 2.

Dans cette existence sans rupture, sauf quelques faits extraordinaires, tout est simple, et c’est dans cette simplicité que résident sa vraie grandeur et son charme.

Être simple, naturel, tout en étant « grand », suppose un ensemble de qualités très diverses, parfaitement harmonisées et possédées à un degré peu ordinaire. Ainsi, dans sa simplicité, sa limpidité naturelle, le caractère de Dom Lou était extrêmement riche.

La note fondamentale de son tempérament moral, c’était la piété filiale. « Telle quelle, à l’âge auquel je suis arrivé et après les routes si diverses que Dieu m’a donné de faire, cette conception de la piété filiale, vertu humaine par excellence, n’a jamais cessé de s’imposer à ma pensée et à mon cœur ; elle est demeurée comme un élément constant de rajeunissement qui m’a préparé à la compréhension, très insuffisante d’ailleurs, de la parole de Jésus : “ Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas au royaume des cieux. ” 3 »

Par piété filiale, il faut entendre la dette que contracte l’enfant dès sa naissance et qui reste entière jusqu’à la mort. Par sa naissance, l’enfant est redevable à ses parents de son être physique comme de son être moral. Tout ce qu’il est, il le doit à ses parents, et non seulement à eux, mais également aux ancêtres qui ont permis sa naissance et qui l’ont marqué dans son tempérament.

Cette dette est comme un impératif catégorique qui pèse sur l’enfant et lui impose son devoir d’homme. Nul n’est digne de porter le beau nom d’homme s’il n’est pas un fils : « L’homme qui néglige la piété filiale se détache de ses propres racines, c’est un anonyme 4. »

Ce devoir implique l’amour des parents et des ancêtres et, par là, de toute la nation, car parents et ancêtres ont été tributaires de ceux qui les entouraient, et cet amour s’exprime par le respect des parents et la réalisation de tous leurs justes désirs 5.

Ainsi donc, la piété filiale apparaît comme le devoir de l’homme et elle s’épanouit dans une double attitude : l’une passive : se laisser former par ses parents, ses maîtres, les circonstances : l’autre active : le service. Voici comment le Livre du Li caractérise ce service :

« La piété filiale est de trois degrés. Le plus haut consiste à honorer ses parents par des succès, le second consiste à ne pas se dégrader soi-même pour ne pas faire honte à ses parents, le dernier est de pouvoir aider ses parents... ; la déloyauté envers son souverain est un manque de piété filiale ; la négligence dans les devoirs professionnels est un manque de piété filiale ; l’absence de sincérité envers ses amis est un manque de piété filiale ; l’absence de courage dans la bataille est un manque de piété filiale 6. »

On voit que ce service va loin.

Confucius n’est pas moins explicite : « La piété filiale commence par l’amour de ses parents, s’épanouit dans le service du souverain et aboutit à l’harmonie où l’on se met soi-même avec la vérité et la justice 7. »

C’est bien ce que nous retrouvons chez Dom Pierre-Célestin Lou. « Je suis un enfant, dit-il, sachant à peine marcher... (ce qui marque une attitude dé réceptivité), mais j’avance toujours. » Et cette marche fut jusqu’à son entrée au monastère une marche d’obéissance à son devoir, de respect pour ses parents, ses maîtres, sa femme, sa nation.

 

 

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Entré au monastère, il déclarait : « J’ai retrouvé une nouvelle jeunesse, une nouvelle famille, une nouvelle vie. » Il était redevenu « enfant ». Ainsi, il se retrouvait, à l’âge de 55 ans, devant la même vertu à pratiquer : la piété filiale concrétisée dans le respect, l’amour et le service. Au début de sa vie monastique, il cultivait à l’égard de Dieu un respect quelque peu craintif. À la fin, ce respect était devenu tout filial. À ce sujet, il racontait souvent les craintes que lui avait inspirées le sacerdoce. Il ne pouvait comprendre comment des hommes s’approchaient de l’autel et y fonctionnaient avec aisance. Se tenir devant Dieu lui apparaissait geste si noble qu’il était paralysé par l’idée qu’un jour il serait appelé à assumer cette charge au nom de ses frères, les hommes. Mais, une fois revêtu du sacerdoce, cette crainte s’évanouit : dans le respect, elle se change en amour. Ce fut la grande grâce de son sacerdoce. C’était un beau spectacle de le voir à l’autel, dans sa petite chapelle tapissée de motifs chinois ; la trace des années semblait avoir disparu, il paraissait tout jeune, tellement était noble et digne son attitude, Sa voix elle-même était comme modifiée. Un accent de fermeté et de joie trahissait sa conviction profonde. À mesure qu’il avançait dans la vie monastique, ses relations avec Dieu se firent de plus en plus filiales, tout l’Évangile lui apparut vraiment comme la bonne nouvelle annonçant notre filiation divine 8.

Son abbé était vraiment son « Père », à qui il témoignait son amour respectueux. Il parlait de lui avec une vénération sincère et profonde. Sa piété filiale s’exprimait à son égard surtout dans son obéissance. Malgré son grand âge et son brillant passé, il mettait en pratique la précepte de saint Benoît : ne rien entreprendre sans l’autorisation de son abbé. Sur ce point, on ne peut dire ce qu’il faut admirer le plus, de son obéissance ou de son humilité. On pourrait apporter mille exemples. Citons le court billet écrit à la veille de son départ pour la clinique des Sœurs Noires, à Bruges : « Imitant le paternel exemple du Primat Dom Fidèle de Stotzingen, et en fils obéissant de saint Benoît, j’exprime le désir d’être enterré en coule de moine de Saint-André 9. »

Tout le Père Abbé Pierre-Célestin est dans ce billet : sa piété filiale, son obéissance et son étonnante humilité.

 

 

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L’accomplissement de son devoir de fils exigeait une volonté peu commune. Il faut se représenter ce qu’ont dû être à M. Lou son entrée au monastère et ses débuts dans la vie religieuse. Chinois de naissance et d’éducation, homme d’État et diplomate de carrière, ayant subi, sous l’influence discrète et forte de sa femme, l’attrait du christianisme et de la culture occidentale, placé dans un noviciat constitué de jeunes frères, il était normal que l’apprentissage fût pénible. Ajoutons à cela qu’il avait à étudier le latin, à approfondir son christianisme et à assimiler la théologie. Il se mit à l’école avec patience, avec persévérance surtout, et pénétra, comme l’avait souhaité son maître Shu, dans la mentalité, la culture et la religion de l’Occident. Cela ne se fit pas, on peut se l’imaginer, sans grandes difficultés. Mais, grâce à sa maîtrise de soi, le Père Abbé Pierre-Célestin réussit cette chose extraordinaire de réunir en lui, devenant un trait d’union, les deux cultures : l’orientale et l’occidentale. Ce travail, il l’accomplit avec enthousiasme ; avec une persévérance irréductible, calmement, et jamais personne ne soupçonna l’énergie déployée par ce moine.

Cet apprentissage pénible, il le fit par esprit de piété filiale envers Dieu, mais aussi envers son pays, auquel il destinait son expérience. Sa clairvoyance le portait plus loin encore : préparer une atmosphère de compréhension réciproque entre Jaunes et Blancs. Ce fut le souci de ses dernières années : étudier la possibilité de rencontres entre les humanistes gréco-latins et chinois.

 

 

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Animé d’une vive conscience de son devoir de fils, doué d’une bonté inlassable pour le prochain et d’une force que rien ne pouvait fléchir, Dom Lou possédait à un rare degré cet état intérieur de stabilité morale qu’on appelle l’équilibre humain. Cet équilibre lui assurait une connaissance intuitive des hommes. D’un seul coup d’œil, il distinguait « l’artificiel du naturel, le vrai du faux ». Il reconnaissait l’homme simple et démasquait l’orgueilleux. S’il avait découvert un cœur simple, alors peu importait le rang social de son interlocuteur, il se donnait tout entier à lui, l’intimité était immédiate. Aux autres, il ne pouvait se donner ; mais grâce à sa charité délicate et forte, il leur cachait sa vision de leur vanité.

Voici en ce domaine deux exemples. L’un concerne un pauvre homme, de condition fort modeste et abandonné à cause d’une situation très pénible dans laquelle il se trouvait. Cet homme, après la lecture de Souvenirs et Pensées, écrivit au Père Abbé Pierre-Célestin. Dans sa lettre, sous des phrases mal construites et parsemées de fautes, Dom Lou découvrit une âme droite. À partir de ce moment s’échangea une correspondance toute personnelle. L’autre exemple, qui s’est présenté à de nombreuses reprises, touche de plus près l’abbaye. Il arrivait souvent que l’un ou l’autre jeune Frère sollicitât, pour un membre de sa famille, un entretien avec le Père Pierre-Célestin. Dans cette simple formule : « Mon Révérendissime Père, mon père désirerait vous parler », il reconnaissait le fils respectueux et sa sympathie était immédiate pour le jeune frère respectueux et son père et pour le père qui avait inculqué à son fils une telle attitude.

 

 

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Sens du devoir, charité fraternelle, maîtrise de soi, équilibre, toutes ces qualités, à côté de beaucoup d’autres, étaient imprégnées d’une éclatante humilité. Voilà peut-être le plus grand témoignage de sa vie monastique. Saint Benoît règle l’ordre de préséance des moines en prenant pour norme la date de leur entrée au monastère. Le Père Abbé Célestin, malgré les honneurs reçus dans le monde, se tint toujours à sa place de profession. Alors qu’il dépassait par l’âge plusieurs de ses « aînés », il s’effaçait devant eux pour leur permettre de prendre place au chœur et au réfectoire. Il leur cédait le pas devant une porte, en un mot, il leur témoignait toutes les marques inhérentes à leur qualité d’anciens. Devenu abbé, il ne se départit pas de cette humilité. Il accepta avec simplicité « son nouveau rang » et les marques d’estime et de vénération attachées à son titre ; mais il évita soigneusement, lorsqu’il n’y était pas strictement obligé, de le manifester par le port de ses insignes. Toutefois, une remarque à propos de cette humilité : elle ne visait que sa personne. Peu lui importait l’intérêt ou l’estime qu’on lui accordait ; mais il savait faire respecter sa dignité et prendre sa place lorsqu’une circonstance publique le demandait.

 

 

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Une figure aussi attachante devait normalement connaître un grand rayonnement. Ses funérailles en furent la manifestation. Son grand projet : apporter à ses compatriotes le message de son expérience chrétienne et monastique, il ne put le réaliser complètement de son vivant. Le temps, loin d’arrêter l’impulsion donnée par ses écrits et ses contacts personnels, ne fera que la renforcer ; un jour, plus tard, le message que contenait sa vie sera réalisé, et alors il sera pleinement le « fils filial » qui honore ses parents en servant sa patrie.

 

 

 

 

D.-Raymond LOSA, en octobre 1949

dans la revue Ferveur, publiée

par les Éditions La Colombe.

 

 

 

 

 

 

 

 



1  Cécile GOOR, Temps Nouveaux, 22 janvier 1949. 

2  Jean VAN DER CRUYSSE, Le Rme Père Abbé Lou, Abbé de Saint-Pierre, Revue Générale Belge, septembre 1946, p. 583. 

3  Dom Pierre-Célestin LOU TSENG-TSIANG, Lettre à mes amis de Grande-Bretagne et d’Amérique, abbaye de Saint-André, Bruges, 1948, p. 17-18. 

4  Ibidem, p. 15. 

5  La piété filiale ne signifie jamais l’obéissance aveugle à ses parents. Confucius dit, en effet : « Un père doit avoir un fils qui discute. » Livre de la Piété filiale, chap. XV. 

6  Le Livre du Li, livre XLIII, titre Tse Yee. 

7  Livre de la Piété filiale, livre I, chap. I. 

8  « Si la Providence me le permet, j’espère, un jour, à la lumière de la piété filiale, aborder avec un très profond respect le fait le plus considérable de l’histoire de l’homme : je tenterai d’exposer à mes compatriotes et à mes amis comment m’apparaissent la révélation et la rédemption de Jésus-Christ. Cette rédemption est la grande croisée des chemins, le point unique où la piété filiale des enfants et des hommes s’ouvre à une piété divine, dans laquelle Jésus-Christ nous a introduits, à laquelle il nous donne droit et qui relie la créature humaine à notre Père qui est aux Cieux. » Dom Pierre-Célestin, o. c., p. 20. 

9  Habituellement, les prélats, après leur décès, sont exposés et ensevelis revêtus de la chasuble violette et coiffés de la mitre. Dom Fidèle de Stotzingen, primat de l’Ordre bénédictin, décédé à Rome le 9 janvier 1947, avait désiré déroger à cette coutume ; il fut enterré dans sa coule monastique.

 

 

 

 

 

 

 

 

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