Bataille de dames

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri LOUATRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’abbé Schnebelin, après avoir délivré la famille Lebègue du sorcier qui la hantait, s’endormit un peu sur ses lauriers et, comme Bravida à Port-Tarascon, négligea de s’éclairer. C’était un oubli qu’il faillit payer cher, car son ennemi, mort depuis peu, ne l’en guettait pas moins. « Une nuit, dit l’abbé, je me réveillai en sursaut, croyant qu’on m’assassinait. Je n’avais pas rêvé. J’avais un couteau sur la poitrine et la pointe avait déjà pénétré dans mes chairs (Gaston Méry, la Libre Parole, 24 juillet 1897). Le couteau était réel, si le sorcier était fantomatique. Il fallut recommencer la lutte qui se termina, heureusement, par la défaite et la domestication de l’être hostile !

On a douté de cette histoire, et l’abbé a certainement pu se faire illusion. Cependant la Société anglaise des Recherches psychiques, qui n’accepte que des cas bien contrôlés, a publié une aventure analogue dans son journal d’octobre 1897. Les documents lui venaient de sa section américaine, American Branch, le drame ayant eu lieu à New York.

 

Une miss Z..., jolie, distinguée, intelligente et sérieuse, avait attiré l’attention d’un galant gentleman, M. M..., qui la rencontrait journellement en chemin de fer et l’entourait de prévenances. « C’était trop visible pour n’être pas compris. Elle, de son côté, était polie, indifférente, et il semblait qu’elle eût désiré qu’il fût ailleurs. » Ainsi parle une personne qui les connaissait tous deux. Le monsieur était marié, mais sa femme était malade, ce qu’ignorait miss Z..., qui, d’ailleurs, n’avait jamais vu la dame.

Or, une nuit, le 10 novembre 1890, la jeune fille eut une vision qu’elle raconta ainsi le 4 février 1896 : « Je rêvai qu’une femme arrivait auprès de mon lit, et je pensai qu’elle venait pour me tuer. Dans ma frayeur je me levai et la repoussai de toute ma force ; quoique cette femme semblât trop faible pour résister. Tandis que je crains toujours de heurter quelqu’un mentalement ou physiquement, mon effroi semblait m’avoir complètement changée, et je la poussai par la chambre voisine, à travers une porte fermée et verrouillée, vers le palier de l’escalier, au bas duquel je cherchai à la jeter. Quand nous arrivâmes aux marches, elle disparut, et je regagnai ma chambre à travers la porte fermée. Je regardai l’heure dans mon rêve et vis qu’il était deux heures vingt minutes. À ce moment je m’éveillai et, sentant que je n’en pouvais mais de mon rêve, je tirai un cordon que j’avais attaché au gaz et remontai la lumière. À ma grande surprise, la pendule marquait juste deux heures vingt minutes. »

La femme de M. M... mourait à la même heure. Il est probable, dit le correspondant américain de la société anglaise, qu’elle connaissait l’admiration de son mari pour la demoiselle ; elle put donc, à ses derniers moments, réfléchir « que si elle mourait, son mari chercherait à épouser miss Z... Ce fut sans doute avec des pensées de haine et de jalousie qu’elle rendit le dernier soupir ».

À Paris, ce sont deux hommes qui se battent, à New York, deux femmes : pour compléter la série, voici la lutte d’un homme et d’une femme, en Russie (Stead, Beat Ghosts, 1897, p. 214-218).

 

Un M. Addison habitait à Riga, en février 1884, une maison assez petite, et, sa femme étant accouchée depuis peu, il passa la nuit dans le salon. Une fois, après dix heures du soir, il s’entendit appeler par son petit nom, et fut réveillé à deux reprises différentes par le spectre d’une femme qui avait un châle gris sur la tête et sur les épaules. À la seconde reprise, « je saisis du coup les allumettes, dit-il, mais dans ce mouvement je renversai la table de nuit qui tomba avec le chandelier, ma montre, les clefs, etc., en faisant un bruit terrible. Comme auparavant, je tenais mes yeux fixés sur le fantôme et j’observai maintenant que, quoique ce fût, cela avançait droit sur moi, et, un moment de plus, m’aurait coupé la retraite vers la porte. Ce n’était pas une idée confortable que de me battre avec l’inconnu dans l’obscurité, et en un instant j’eus saisi les draps du lit, je pris un de leurs coins dans chaque main et, les élevant devant moi, je fonçai droit sur le fantôme. (Je pensais, j’imagine, qu’en couvrant la tête de mon assaillant présumé, j’aurais mieux repoussé l’attaque qui arrivait.)

« Le moment d’après, j’étais à genoux sur un canapé, près de la fenêtre avec mes bras sur le bas de la fenêtre, et avec le sentiment que « cela » était maintenant derrière moi, que j’avais passé à travers. D’un bond, je me retournai, et je fus immédiatement plongé dans une noirceur impalpable au toucher, mais si dense qu’elle semblait peser sur moi et me comprimer de tous côtés. Je ne pouvais pas bouger, les draps que j’avais empoignés, comme je l’ai dit, pendaient sur mon bras droit, l’autre bras était libre, mais semblait prostré par un pesant engourdissement. J’essayai de crier à l’aide, mais j’appris pour la première fois de ma vie ce que c’est que la langue collée au palais. La voix revint enfin, des paroles entrecoupées jaillirent de mes lèvres, puis mon esprit sembla faire un furieux effort, une secousse pareille à un choc électrique sembla se produire, et mes membres étaient libres. J’ouvris la porte du dehors et regardai, la nuit étant éclairée d’un reflet de neige, mais je ne vis rien.

« Je revins à la porte de la chambre de ma femme, et entendant qu’elle était après l’enfant je frappai, et elle ouvrit. Elle est témoin de l’état dans lequel j’étais. Des gouttes de sueur coulaient sur ma face, mes cheveux étaient trempés, et les battements de mon cœur pouvaient s’entendre à quelques pas. Je ne puis donner l’explication de ce que j’ai vu, mais aussitôt que mon histoire fut connue, les gens qui avaient occupé la maison auparavant nous dirent qu’ils avaient une fois installé un visiteur dans le même salon, mais il déclara que la chambre était hantée et refusa d’y rester. »

Pour prouver qu’un repas trop copieux n’était pas la cause de l’apparition, le lutteur donne le menu de son dîner : « Quant à ce que j’avais mangé le soir en question, j’avais dîné à 6 h. 30 d’un léger potage, de mouton rôti et d’un soufflé de pommes, le tout arrosé d’une demi-bouteille de bière Lager et couronné d’un simple verre de Sherry. »

 

Ces trois récits, dont le plus curieux semble bien celui de miss Z..., prouvent qu’il est quelquefois peu confortable d’avoir affaire aux gens de l’autre monde, de quelque nom qu’on les nomme : ils ne sont pas gracieux tous les jours. Il y a des « esprits » qui injurient, qui frappent, qui lapident, qui mordent, qui étranglent, etc.

Une particularité singulière, mais qui heureusement ne se produit pas toujours, est la sensation de brûlure que laisserait parfois leur toucher. Au temps jadis, la brûlure pouvait être réelle, comme il advint à la tante de Mélanchton : son mari, revenant pour demander des messes, lui donna une poignée de main dont elle garda la marque toute sa vie. Dans un cas, au moins, le contact aurait été jusqu’à l’âme. Un illuminé du dernier siècle, l’abbé Fournié, disciple de Martinez Pasqualis, reçut une nuit la visite amicale de son ancien maître et de ses père et mère, toutes personnes défuntes : « Dieu sait quelle nuit terrible je passai ! Je fus, entre autres choses, légèrement frappé sur mon âme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une impression de douleur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu’à l’éternité » (Matter, Saint-Martin, p. 43-44).

Aujourd’hui, les fantômes ont généralement le toucher plus agréable, entre autres Katie King, dont la peau était « d’une douceur non naturelle », déclara un M. Tapp. William Crookes aussi en sut quelque chose, puisqu’il obtint la faveur d’embrasser la magnifique apparition. Peut-être, pour finir, vaut-il mieux s’arrêter sur cette dernière vue, moins déplaisante assurément qu’une bataille, même « fluidique ».

 

 

Henri LOUATRON.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en février 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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