La Madone de Campocavallo

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

H. LOUATRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

M. Gaston Crosnier, dans l’Écho du 1er novembre 1891 (Çà et là), et M. R. D. dans celui du 15 janvier dernier (À travers les revues), nous ont entretenus du merveilleux phénomène d’exsudation de la Vierge en estampe de Novella (Corse). On connaît d’autres exemples d’images ou de reliques qui on donné lieu à des manifestations extranaturelles :

 

A) Le moine Raoul Glaber rapporte dans ses Chroniques que quelques années avant l’an 1000 un crucifix pleura dans une abbaye des environs de la ville d’Orléans, et, considérant ce prodige comme de sinistre présage, il ajoute : « Bientôt après il y eut des incendies dans les églises d’Orléans et de nombreuses maisons de bourgeois brûlèrent aussi. »

 

B) En 1527, les contrées italiennes étaient plus que jamais agitées et bouleversées par la guerre. Le pape Clément VII était menacé. L’armée d’outre-monts s’approchait, envahissant les compagnes et prête à s’élancer sur Rome, où régnait l’épouvante et la confusion. Cependant, à l’intérieur, les autorités civiles et religieuses prenaient les dispositions opportunes, les unes en se préparant à la défense, les autres en invoquant le secours du Ciel. On réunit les fidèles dans les églises et on implora particulièrement l’assistance de « Celle qui n’abandonne jamais ceux qui recourent à Elle avec confiance » et, en ce moment critique, cette confiance était d’autant plus ardente que le danger était plus pressant.

 

 

 

La madone miraculeuse de Frascati (Italie)

 

Les mères éplorées serraient leurs enfants dans leurs bras. Hélas ! c’en était fait.... Les hordes impies s’approchaient, l’air résonnait de leurs cris terribles. L’ennemi était aux portes ; il était à Frascati. L’affreux tumulte retentissait de plus en plus près. Mais au moment où les soldats ennemis, impitoyables dans leur sauvagerie, passaient devant une image de la Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras – fresque placée dans une toute petite chapelle adossée au mur de clôture d’une vigne, de temps immémorial, sur la route, à l’entrée de la ville, comme une fidèle gardienne, comme une barrière infranchissable aux hostiles incursions et comme un roc de salut que ces légions humaines ne pourraient abattre – de la bouche de cette Vierge sortit une voix terrible, menaçante :

« Arrière, ô fantassins, cette terre est, à moi ! »

À cette impérieuse sommation, les oppresseurs ne purent résister ; leurs chevaux se cabrèrent et refusèrent d’avancer ; ils furent forcés de faire volte-face ; ils s’enfuirent précipitamment, et tombèrent paralysés, presque comme foudroyés, dans la plus grande confusion, les uns sur les autres, s’écriant avec épouvante ;

« Arrière ! arrière ! »

Cet heureux évènement par lequel la Vierge de Frascati s’était plu à manifester sa protection sur les habitants de Rome d’une manière si merveilleuse arriva un dimanche 1er mai. On pense bien que l’image de la Madone à qui la population devait son salut ne fut pas laissée sans honneurs. On construisit à l’entrée de la ville une très belle chapelle avec un autel pour y célébrer la messe et à côté une maison pour y loger le desservant. On transporta la sainte fresque dans le nouveau sanctuaire et c’est là qu’on la vénère encore aujourd’hui.

 

C) Deux autres prodiges, permanents, ceux-là, depuis des siècles ; ce sont :

1o La liquéfaction et le bouillonnement du sang de saint Janvier pieusement conservé à Naples ; le fait se répète chaque année à la date du 19 septembre, anniversaire du martyre de l’évêque de Bénévent.

2o Le découlement d’une espèce de manne, ou baume liquide, des ossements de saint Nicolas, reliques déposées dans une résille d’argent, sous un autel-cénotaphe de même métal, ciselé. Tous les pèlerins de Bari en sont témoins, et le 16 novembre 1892 le tzarévitch (aujourd’hui Nicolas II) remporta de son pèlerinage à Saint-Nicolas de Bari un flacon du liquide sécrété par les précieux restes de l’ancien évêque de Myre, liquide recueilli au moyen du pressurage d’une éponge avec la quelle on l’avait étanché sous ses yeux.

 

D) Dans les premiers jours d’octobre 1894, un merveilleux phénomène a provoqué une vive émotion dans toute la Calabre ; une statue en marbre du XVIIIe siècle et qui jusqu’ici n’avait jamais rien présenté d’extraordinaire, la madone de Radiona, avait remué les yeux. C’était un colporteur qui, en priant devant cette vierge, avait vu soudain l’image promener ses regards autour d’elle, les fixer sur lui et tour à tour lever et baisser ses paupières marmoréennes, en un mot ses pupilles s’animer. Il se précipita hors de l’église et annonça le « miracle ». La nouvelle se répandit dans le pays avec une grande rapidité et, le soir même, la statue fut portée en procession dans le village.

Un second prodige se produisit alors ; il se forma autour de la lune un superbe halo qui prit la forme d’une croix. Tous les membres de la procession se jetèrent à genoux et prièrent. Depuis, Radiona fut remplie de pèlerins. Des cures « miraculeuses » s’opérèrent devant la madone qui, paraît-il, ne remua pas les yeux une seconde fois, l’ayant fait assez longuement la première. Les 7, 8 et 9 octobre ont eu lieu des fêtes qui ont coûté 20 000 lires à la paroisse calabraise devenue ainsi célèbre.

 

 

 

Mater Addolorata de Campocavallo.

 

 

E) Mais j’arrive au plus fameux des faits extranaturels de cet ordre.

À quelques kilomètres de Lorette, et à un quart de lieue dans le diocèse d’Osimo (Italie), se trouve la petite commune de San Sabino. C’est sur le territoire de celle-ci qu’est située la ferme de Campocavallo, laquelle possède une petite chapelle pour les pauvres gens trop éloignés de l’église paroissiale.

Au mur de cette chapelle dénudée et pauvre comme la plupart de celles de campagne, est suspendu, depuis douze ans, un tableau de 55 centimètres de haut sur 40 de large, donné par un desservant. Il consiste en une Notre-Dame des sept douleurs (une Vergine addolorata) peinte à l’huile, reproduction probable de quelque toile de maître et qui, dans sa simplicité, ne manque pas d’un certain mérite artistique.

Placée à environ deux métrés au-dessus du sol, en pleine lumière, elle réunit toutes les conditions pour être bien vue. Les yeux, en particulier, se détachent nettement, d’autant plus que, levés au ciel, la moitié de la prunelle, d’un noir foncé, lait tache sur le blanc. Ils sont grands ouverts.

Le 16 juin 1892, jour de la Fête-Dieu, quelques pieuses paysannes étant restées dans la chapelle après la messe pour faire leurs dévotions devant cette image de la Vierge, l’une d’elles, une pauvre vieille, vit la Madone verser trois grosses larmes qui coulèrent tout le long du corps de son divin Fils. Croyant à une illusion d’optique, elle s’approcha et constata, outre les pleurs, une vive transpiration du visage et des mains.

Sûre de n’être le jouet d’aucune hallucination, elle lui dit alors en lui tendant les bras :

« Mamma mia, qu’est-ce qui vous chagrine donc ainsi ? »

Les allures de la sexagénaire avaient vite attiré l’attention des autres femmes qui s’aperçurent de l’étrange phénomène dès qu’elles eurent regardé la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Leur surprise fut immense. La Vierge recommençait à répandre des larmes. Elles appelèrent des personnes qui passaient.

« Accourez ; la Madone du tableau qui pleure ! venez vérifier si par hasard nous nous tromperions. »

Ces personnes entrèrent et constatèrent le prodige comme les autres. Le custode mandé en hâte à la chapelle, et fort étonné à son tour, fit avertir le curé le plus voisin et le prêtre qui avait offert l’oléographe. Ce dernier ne voulait rien croire. Cependant le lendemain, 17, il se rendit de bon matin à l’oratoire de Campocavallo et y célébra la messe. Il vit, – et affirma pouvoir le jurer, – une sorte de sueur sur le visage de la Vierge ; seulement il refusa de se prononcer et attribua le fait à une cause naturelle inconnue. Mais les femmes qui avaient vu les premières ne furent pas aussi discrètes, et la nouvelle se répandit rapidement. Il n’y eut plus qu’un cri dans le pays.

« La Madone de Campocavallo qui pleure ! »

La foule accourut. Le 17 juin, vers 2 heures de l’après-midi, ces braves gens, pressés autour du tableau, regardaient la Notre-Dame de Pitié, lorsque soudain de toutes les poitrines partit un cri de stupeur : tous venaient de voir en même temps la Vierge remuer les yeux.

L’émotion fut instantanée, indescriptible.

On priait, on gémissait, on se frappait la poitrine ; on se signait, on se prosternait : la piété, le repentir, la crainte s’emparaient tour à tour des témoins.

La nouvelle fut connue tout de suite à l’évêché. Dans la soirée du même jour, le grand vicaire et le commissaire de police d’Osimo se rendirent à la chapelle de Campocavallo. Celui-ci enleva le verre du tableau et essuya soigneusement l’image. À ce moment les yeux de la Madone s’animèrent et s’abaissèrent sur lui pour le fixer. Immédiatement hors de lui-même, le commissaire tira de son doigt un magnifique anneau d’or qu’il portait et le donna à la Vierge.

Le lundi 20 juin, deux tourières du Refuge de Saint-Joseph de Lorette, les sœurs Marie-Augustine et Marie-Antoinette, et Vincent, le vieux serviteur du même couvent, furent témoins du merveilleux phénomène. Le petit garçon du domestique César, de Mgr de Marcy, un enfant de deux ans, fut porté à la chapelle ; tout d’un coup il tendit ses petits bras vers la sainte image pour la toucher.

« Oh ! oh ! la Madonna ! comme elle fait ! elle fait comme ça ! »

Et il ouvrait et fermait ses yeux comme il voyait faire à la Vierge.

Le maréchal des logis des gendarmes venus pour maintenir l’ordre, fut si ému du prodige que de suite il enleva sa chaîne et sa montre d’or et les offrit à la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Deux libres-penseurs de Lorette attirés par la curiosité repartirent tout saisis également d’avoir vu l’icone ouvrir les yeux.

Le 26, la Madone ne pleurait plus, mais continuait à lever les regards au ciel, à les abaisser avec une indicible tristesse sur le corps de son Fils et à les promener de temps en temps sur l’assistance. Une jeune paysanne paralysée par une insolation (les coups de soleil sont très mauvais en Italie) se trouva subitement guérie en priant devant le tableau et a toujours bien marché depuis. Trois religieuses, les sœurs Marie-Joseph, Antoinette et Adelina, contemplèrent avec enthousiasme la mobilité des pupilles et des paupières de la Vierge. Le 2 août elle ferma, rouvrit et tourna successivement les yeux trois fois en présence de plusieurs religieuses du Refuge de Saint-Joseph. Des guérisons miraculeuses se produisirent. Chaque jour une multitude de personnes assistèrent au même fait prodigieux.

Don Rodolfi, confesseur dudit couvent de Lorette et curé de la Santa-Casa, récusait tous les témoignages à l’aide du refrain :

« Je ne croirai jamais que lorsque j’aurai vu moi-même. »

Or il alla à Campocavallo avec deux autres prêtres ; ces derniers virent à diverses reprises la Madone remuer les yeux et les regarder, mais Don Rodolfi ne vit rien : cette privation de la scène thaumaturgique était son châtiment.

La Mater addolorata pleura pendant dix-huit jours ; ensuite, durant toute une semaine, son visage et ses mains furent baignés de sueur. Depuis lors elle n’a cessé de lever vers le ciel des regards suppliants, de les abaisser après avec une expression de profonde tristesse sur le corps du Christ qu’elle tient dans ses bras, de les fermer doucement, de les tourner à droite, à gauche, et de les attacher sur les personnes présentes.

Cependant le prêtre donateur du tableau et le grand vicaire s’étant rendus auprès de l’évêque, Mgr Mauri, de l’ordre des Frères-Prêcheurs, lui confirmèrent l’évènement. Celui-ci, homme de savoir et d’une prudence consommée, donna des ordres pour que le clergé se tînt à l’écart de ces manifestations.

« Si la Madone veut réellement démontrer sa présence, dit-il, elle saura bien prendre les moyens nécessaires. »

Mais l’enthousiasme des fidèles augmentait de jour en jour et devenait totalement incompressible. La campagne de San Sabino, d’ordinaire calme et déserte, était sillonnée par de nombreux pèlerins, les uns à pied, les autres entassés dans des chariots traînés par des bœufs. La chapelle de Campocavallo ne pouvait les contenirs et ses alentours étaient noirs de monde. La foi débordait, car le thaurnaturgique mouvement des pupilles et des paupières de la Vierge continuait. De la foule, des voix de petits enfants s’élevaient :

« Père, vois donc comme la Madone remue les yeux, les lève, les baisse, les arrête sur nous ! »

L’évêque d’Osimo, pour donner satisfaction aux fidèles, pérmit au desservant, qui avait offert l’oléographie, de prendre la direction du pèlerinage naissant. Les faits étaient trop avérés pour que l’autorité diocésaine persistât à rester indifférente. Un registre fut ouvert où les témoins du prodige furent invités à consigner leurs constatations.

Dès le 19 août, plus de 3 000 signatures certifiaient que la Mater addolorata remuait les yeux et versait des larmes comme une personne vivante.

Enfin Mgr d’Osimo se décida à une visite à Campocavallo ; il commença à réciter les litanies de la Sainte Vierge devant le tableau, mais il ne put les achever, tant il pleura après avoir vu l’air affligeant que prenait le visage de la Madone.

Les préfets d’Ancône et de Bologne vinrent d’autre part, sur l’entrefaite, pour confisquer la merveilleuse image ou fermer la chapelle ; mais eux-mêmes remarquèrent effectivement quelque chose d’étrange, de fort insolite, « dans les yeux de la vergine », et ils se retirèrent sans avoir osé mettre leur injuste projet à exécution.

À partir du 28 août, le phénomène « miraculeux » se renouvela plus fréquemment le vendredi que le reste de le semaine. Dans les premiers jours de septembre, l’archiprêtre d’une des paroisses de Venise se rendit à la petite chapelle. Voulant bien s’assurer du prodige, il demanda aux fidèles qui l’entouraient, lorsque la Vierge levait les yeux au ciel :

« – La Madone regarde à terre, n’est-ce pas ?

« – Mais non, répliquait un enfant, et avec lui d’autres personnes ; vous vous trompez, Monsieur, la madone regarde juste dans le sens opposé, en l’air ! »

Disant ainsi tout haut le contraire de ce qu’il voyait lui-même, l’archiprêtre contrôla la réalité des faits. Une seconde fois il répéta des questions inverses. Une troisième et dernière, étant rentré dans l’oratoire, la Vierge fixa sur lui un regard si plein de tendresse qu’il ne put plus se contenir et sortit pour pleurer.

« On ne comprend pas et on ne saurait rendre, dit-il aux autres pèlerins, ce qui se passe dans l’âme lorsque la Madone vous regarde ; je suis sûr à présent de ce que j’ai vu et j’en parlerai sans hésitation dans ma paroisse. »

Le 2 octobre fut une journée particulièrement féconde en mouvements d’yeux de la Mater addolorata et en guérisons ou en grâces miraculeuses. Des mécréants s’en retournèrent convaincus du prodige, l’affirmant avec serment après avoir inscrit leurs dépositions sur le registre : « La Vergine a trois sortes de mouvements dans le regard : elle lève les yeux au ciel, assez lentement pour que tout le monde la voie, puis les abaisse vers la terre et les ferme ; elle les rouvre, regarde à droite et à gauche, et parfois les attache sur certaines personnes. L’expression est douce ou sévère selon les individus sur lesquels elle les arrête. »

Le vendredi 4 novembre, la Madone qui, depuis le mois de juin, après ses dix-huit jours de larmes, se bornait à remuer les yeux, recommença en outre à pleurer. Mgr d’Osimo fit trois visites à l’image, ce jour-là. Le 5, le visage de la Vierge devint très pale, chose qui se produisait surtout quand on la priait pour la conversion des pécheurs les plus éloignés de Dieu. La sœur Marie-Joseph ayant demandé intérieurement à la Madone de lui donner sa bénédiction et de tourner les pupilles de son côté avant son départ, une mission imposée par la supérieure du refuge devant la retenir, avec l’esprit réglementaire d’obéissance, quelque temps au couvent, la Dame des Sept-Douleurs fixa aussitôt sur elle un long et pénétrant regard qui la remplit d’émotion. Des larmes d’amour et de reconnaissance perlèrent aux cils de la religieuse ; son cœur se gonflait et elle ne pouvait se résoudre à sortir de la chapelle.

Finalement le concours des pèlerins a tellement grandi que l’évêque a dû procéder le 10 décembre 1892 à la pose de la première pierre d’une basilique à Campocavallo, église destinée à donner à l’image un sanctuaire plus digne de son hyperdulie. Pendant la cérémonie la Madone oléographiée, qui était placée sous un riche baldaquin d’azur frangé d’or, n’a pas cessé de regarder la foule. Du reste le prodige a continué depuis, alternant sous ses diffétentes formes d’exsudation, de lacrymation, de mouvements d’yeux, de palléfaction et d’expressivités diverses de la physionomie. De nouvelles attestations innombrables, signées par des visiteurs de toute condition et de toute nationalité, viennent chaque jour le confirmer. Un grand nombre de miracles n’ont cessé de s’y opérer, sans parler des exaucements de prières, de vœux, et des conversions subites des pécheurs les plus irréductibles obtenues par l’intercession de la Mère de Pitié. Des sourds-muets et des aveugles de naissance y ont recouvré l’ouïe, la parole, la vue ; les murs de la chapelle sont couverts de béquilles, d’ex-voto et de souvenirs de maladies et d’infirmités de toute nature.

Le procès commencé à Rome touchant les faits de Campocavallo est en très bonne voie et on espère ne pas attendre désormais bien longtemps le jugement favorable de l’Église.

 

 

H. LOUATRON.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en mars 1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

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