Léonard de Vinci à Milan

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léopold MABILLEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. – L’Exposition de Milan.

 

 

L’EXPOSITION de Léonard de Vinci que la Cité de Milan, après plusieurs années de la plus exemplaire préparation, vient de présenter au public, offre un double et exceptionnel intérêt. Non seulement, elle permet d’embrasser, de comprendre et de juger l’ensemble intégral de l’œuvre connue du grand artiste que le monde admire, mais elle apporte sur cette œuvre même, sur ses sources et sur ses prolongements, sur l’étendue et la portée du génie complexe d’où elle émane, une véritable révélation. C’est un Vinci nouveau, à la fois défini et indéfini, qui surgit de l’ombre mystérieuse où il s’enveloppait dans une auréole de prestiges qui n’était qu’un masque. Il fallait le prodigieux effort de cette Exposition pour compléter et préciser l’image souveraine, qui désormais domine le domaine entier de la Pensée humaine.

Ce qu’on doit signaler, d’abord, c’est la méthode suivie par le Comité de Milan. Son Exposition est totale, c’est-à-dire qu’elle atteint toutes les formes d’activité spirituelle touchées par Léonard : tous les arts, toutes les sciences, toutes les industries, avec leurs moyens et leurs applications, depuis l’astronomie jusqu’à l’urbanisme et au métier des armes.

Entendez par là qu’on vous présente toutes les expressions du travail et de la recherche, toutes les intuitions, les esquisses, les rêves du génie protéique à qui rien n’a jamais échappé : ses écrits, ses notes, ses « carnets » sibyllins, où il a « retourné » son écriture pour décevoir les curiosités indiscrètes, où il sème, au vol, des signes cabalistiques, des allégories, de véritables « rébus » ; les schémas des appareils qu’il médite, les calculs, les épures ; les croquis de voyage et d’atelier, tous ses dessins, toutes ses sculptures, toutes ses peintures, – on peut dire même ses fresques, puisque la Cène de Santa Maria delle Grazie est à deux pas de la « Mostra Leonardesca » milanaise.

Pour ce résultat, les manuscrits de l’Institut de France ont rejoint le Codex Atlanticus et le Codex Arundel ; les trésors de la Bibliothèque Ambrosienne se sont complétés par les archives de Florence ; le roi d’Angleterre a concédé l’entière collection des Dessins de Windsor qui n’avait jamais quitté le château et qui représente la presque totalité de l’héritage du Maître, légué à Melzi. Il n’est pas jusqu’aux œuvres perdues et aux œuvres inachevées qui ne soient représentées par ces copies que des disciples, comme Melzi, Luini, Boltraffio ou même de grands artistes tels que Raphaël et Rubens nous en ont laissées.

Aucune tentative analogue ne s’était jamais produite au profit des autres Maîtres de l’Art, plus accessibles pourtant que celui-ci, ni pour Raphaël, ni pour Michel-Ange, ni pour Rembrandt. Il est vrai que le héros était « unique », comme la tentative à laquelle il a donné lieu.

Et voici un autre caractère plus remarquable encore de l’Exposition de Milan ; elle n’est pas seulement une collection d’objets, une exhibition. C’est une mise en œuvre, une restauration de l’énergie créatrice, dynamique des traces retrouvées, qu’on célèbre aujourd’hui.

C’est là le « clou » ou mieux la merveille de cette manifestation : le comité, composé de savants, d’artistes, et d’ingénieurs, après avoir fouillé, compulsé, déchiffré les notes de Maître, est parvenu à en dégager, tantôt les « plans » positifs, tantôt les « figures » ou même les « idées » indicatrices des instruments projetés ou ébauchés par lui, pour remplir telle ou telle fonction économique jugée utile à la vie civilisée. Ici, c’est la voiture-automobile, là, c’est l’avion, le vol plané, le transport aérien du « plus lourd que l’air », calculé d’après le mécanisme d’une aile d’oiseau ; plus loin, ce sont les machines hydrauliques, et leurs applications aux besoins de l’agriculture et de l’industrie, ailleurs, ce sont des presses typographiques, des métiers à tisser, des machines-outils, etc.

Et ne croyez pas que le Comité se soit tenu à cette détermination théorique : les appareils qu’il venait de deviner et de reconstituer d’après des signes ou des indications à peine intelligibles du Maître, il a voulu les réaliser, les exécuter matériellement, en métal ou en bois, afin d’exaucer jusqu’au bout le vœu de Léonard : vous les verrez fonctionner devant vous, reliant le rêve à la vie, le passé à l’avenir, attestant la continuité et la puissance de la Pensée.

Si Léonard, du fond de cette Éternité mystérieuse à laquelle il est impossible qu’il ne participe pas, puisque son génie s’en est imprégné jusqu’à l’essence, pendant son existence terrestre, si Léonard peut suivre de là-haut la destinée de son œuvre dans l’évolution confuse où elle s’est conservée et développée ici-bas par l’effet de sa sublimité même, il a la joie ineffable de voir son action libératrice persister à travers les temps, pour le triomphe de l’Esprit dans la nature, et le bien de ces hommes qui l’ont jadis méconnu !

Enfin, dernier trait distinctif : l’Exposition de Milan se présente comme résolument systématique, c’est-à-dire qu’elle prétend disposer et graduer les éléments qu’elle groupe dans l’ordre et dans l’esprit où ils se sont réellement produits et enchaînés. Entreprise encore plus logique qu’historique et qui apparaît plus légitime et plus nécessaire quand il s’agit de Léonard mieux que pour tout autre. Car l’œuvre de Vinci est tellement multiple, complexe, dispersée et enchevêtrée, que la plupart des interprètes doivent renoncer à en expliquer la marche et à en unifier le sens. « Inconstance et versatilité », c’était déjà le jugement des gens sensés et rassis au temps de la Sainte Anne et aux alentours de Santa Maria delle Grazie ; « œuvre ébauchée, incohérente, vouée à la ruine », voilà ce que les amis de Michel-Ange répétaient à Léon X, pour le détourner du prestigieux génie qui l’avait séduit.

D’autres, des romanciers, comme Joséphin Péladan, et Merejkovski, et même des critiques comme Bérencé, pensent trouver l’explication des saccades de fond et de méthode, de changement de terrains et d’occupations que trahit la carrière mouvementée de Léonard, de 1490 à 1510, en imaginant des initiations successives, qui lui auraient apporté du dehors des appels transcendantaux et des révélations mystiques, à la merci desquels aurait flotté son Art comme son esprit. Rien n’est plus contraire à la vérité.

L’unité de pensée du Maître est profonde et indéfectible. Elle embrasse et relie les expressions les plus diverses et les plus lointaines de son inspiration créatrice.

Les organisateurs de l’Exposition se sont pénétrés de cette certitude, et y ont subordonné toute l’ordonnance de leur travail. C’est ce que nous voudrions montrer sur un double terrain d’examen et de réflexion : d’abord pour la série des œuvres que l’on connaît, et qui touchent à l’Art, ensuite pour celles qui n’avaient été, jusqu’à présent, ni complètement découvertes ni explicitement comprises, et qui constituent l’œuvre proprement intellectuelle du Penseur que fut Léonard.

 

 

 

 

II. – L’œuvre connue.

 

 

En principe, il n’y a qu’un Art pour le Vinci, – ou si l’on veut, il n’y a qu’un objet de l’Art, quelles que soient les voies par lesquelles on y tend, – qui est de pénétrer et d’interpréter la Nature pour la plier ensuite, en des œuvres humaines, aux fantaisies de l’Esprit.

En soi, la première phase de cette transformation idéale de Réel est assurément l’architecture qui accommode l’appareil de l’habitation offerte par la Nature aux besoins et aux goûts de l’habitant. Mais Léonard n’a point commencé par là : il n’a cédé qu’assez tard à ce souci d’« ambiance harmonique », – après avoir épuisé les ressources des deux arts proprement anthropomorphiques où la Renaissance italienne s’était passionnément adonnée dès son début, la sculpture et la peinture.

Encore avait-il été touché tout d’abord, et plus profondément, par ce travail préalable de pénétration et de réduction du monde sensible en ses éléments essentiels qu’on appelle le dessin. Le dessin est l’art florentin par excellence. Il suppose et implique toutes les opérations fondamentales de l’intelligence, l’observation et la sélection, l’analyse et la synthèse. Depuis l’adolescence jusqu’à l’extrême vieillesse, Léonard a été avant tout un dessinateur, par le double souci de la perfection de la forme et de l’originalité de caractère. Personne n’a fait plus beau ni plus vrai.

Parmi tant de chefs-d’œuvre, les plus magnifiques, les plus profonds, sont sans doute : d’une part le Christ de la Biera, où le Maître, qui n’a plus cru possible, pour une main humaine, de représenter le regard divin, trouve pourtant le moyen, sous ces paupières abaissées, de suggérer l’émotion de la tendresse infinie et du suprême sacrifice.

Et d’autre part son propre portrait, tracé à Amboise, pour la première fois, à la veille de sa mort, – et auquel nous reviendrons, avec une attention particulière.

Le dessin conduit tout droit à la sculpture, dont l’atelier de Verrocchio lui offrait à la fois la leçon et l’exemple.

Prise en elle-même, la sculpture est l’art le plus direct, le plus simple, le plus « objectif » qui soit. Mais l’« esprit moderne » – et Rio dirait « l’esprit chrétien » – a ajouté une exigence de plus à celles qui avaient fait la perfection de la statuaire antique : il ne se contente plus de ce bienheureux équilibre des proportions et des lignes où se traduit l’harmonie de toutes les fonctions normales de l’être (chez Polyclète ou Praxitèle), et qu’on appelle proprement la beauté, il veut l’expression, où se montre l’âme personnelle, en son fond et en ses actes, l’âme où réside le principe de toute vie et de toute excellence.

Voilà ce qu’avaient pressenti les artistes du Moyen Âge, et ce qu’a compris à fond Léonard ; et toutes ses sculptures sont animées d’un esprit intérieur qui, d’un coup, place l’auteur hors de pair parmi ses contemporains.

Le Scipion du Louvre, dont l’Exposition de Milan montre le premier moulage sorti de France, esquisse le type de physionomie qui va obséder Léonard pendant un demi-siècle, ce Scipion qui est un « sourire de marbre, où la matière, véhicule docile de la forme, s’évapore dans l’illumination de l’Âme ».

Mais la sculpture n’est que le premier pas dans l’effort progressif de spiritualisation du monde sensible qu’est l’Art. En soi, et telle qu’elle apparaît au début de la civilisation, – dans les modelages des cavernes pyrénéennes, par exemple, – elle n’est qu’une assez grossière imitation des êtres vivants qui ont le plus frappé le sens religieux ou superstitieux de l’homme, – quelque chose comme les totems de l’Amérique primitive. Elle s’imprègne bientôt de « l’esprit artiste » par l’intermédiaire du dessin, qui s’impose peu à peu à elle comme opération préliminaire de sélection et de perfection.

Mais elle n’en reste pas moins directement liée à la sensation de résistance, au choc physique du « toucher », gênée dans ses évocations spirituelles par la matérialité du moyen qu’elle emploie pour les réaliser, – terre glaise, pierre ou marbre, en attendant le bronze.

La peinture est d’un tout autre ordre. Léonard fut, je crois, le premier à discerner le processus de réflexion et d’activité créatrice qu’elle implique, – plus effectivement encore que le dessin, dont elle dépend et qu’elle dépasse.

Elle suppose la réduction et l’accommodation du « champ visuel » tout entier, quelles qu’en soient l’étendue et la nuance colorée, – horizon de montagne, plaine de mer ou pan de ciel, – à la mesure de l’œil, ou mieux de l’observation, plus ou moins aiguë et réceptive, plus ou moins capable de concentration et de réaction imaginative, c’est-à-dire plus ou moins intellectuelle du Peintre. La peinture est l’humanisation du Monde, avec une complication d’éléments personnels qui déterminent l’originalité de l’Artiste, et son génie.

On peut dire que Léonard a, pour son compte, découvert la peinture, en la concevant comme l’instrument normal de l’Art. Le Traité de la peinture qu’il a écrit ne ressemble à aucun des ouvrages techniques qui l’ont précédé – ou suivi. On ne saurait entrer dans le détail des idées ni des applications pratiques qu’il y sème avec une liberté souveraine ; mais il faut en marquer la profonde unité. Pendant trente ans de sa vie, de 1475 à 1505, la peinture a été sinon son unique préoccupation, au moins son principal emploi.

C’est de ce point de vue qu’il faut considérer le génie de ses œuvres, réunies ici pour la première fois, dans l’ordre de leur inspiration et de leur production ; – de ces œuvres qui apparaissent, par leur rapprochement, de plus en plus humaines, de plus en plus personnelles. Il y a comme une progression de spiritualité, qui s’exprime surtout par ce trait de physionomie devenu la marque du Maître et qu’on appelle le Sourire.

Il faudrait l’analyse d’un Bergson, interprète génial du rire, pour définir cette nuance d’épanouissement intérieur et contenu, qu’on désigne de ce nom. En principe, il faut y voir un fond de joie discrète, teintée de surprise et d’amusement, où l’ironie et la malice peuvent trouver place.

Mais, à y bien regarder, ce qui domine toute l’expression du sourire, c’est un certain sens d’aisance, d’indépendance, de supériorité même, qui provient d’une satisfaction intérieure ignorée du spectateur à qui elle se laisse entrevoir.

On connaît trois grandes « sourires classiques » dans l’histoire humaine.

Le premier est celui des Corès dont Athènes fit exécuter vingt statues symboliques pour les carrefours de la ville, au lendemain de Salamine. L’intention en était sûrement de signifier, dès l’abord, au voyageur qui débarquait, la prééminence de l’Esprit sur la Force, dont Athènes venait de donner la preuve.

Puis ce fut le Sourire de la Madone, au temps de Saint Louis, où se lit la tendresse rassurée de la Mère Immaculée, devant qui désormais toutes les mères s’agenouilleront, dans la paix catholique restaurée.

Enfin vient le Sourire de Léonard, qui comporte lui-même plusieurs sens successifs, et correspond aux diverses phases de son génie.

Au temps de Florence, c’est le sourire de la Pureté, qui s’ébauche avec l’Ange du Baptême, après lequel on assure que Verrocchio ne voulut plus peindre, qui se continue dans celui, à peine perceptible, de l’Annonciation, sur les lèvres de la Vierge à qui le mystère divin n’est encore que promis, – et qui se développe dans la série des Madones, dix fois repris, creusé, éclairé jusqu’à celui de la Sainte Anne qui est le plus céleste.

Mais, avec l’exode à Milan, s’ouvre pour Léonard une période d’éducation philosophique bien différente. Auprès de Ludovic Sforza vivent et triomphent d’étranges péripatéticiens, élevés à l’École des Juifs et des Arabes, Averroïstes comme ce Pomponace, disciple du Padouan Pietro d’Abano, ou ce Telesio de Bologne qui, sans le dire expressément, ont adhéré l’un et l’autre au principe d’un panthéisme intégral, précurseur de l’Éthique de Spinoza. Pour eux, il n’y a, en réalité, qu’une Âme, celle de la Nature éternelle, pensante et agissante, à laquelle chaque individu participe à son tour, à la fois par la vie animale et par la parcelle d’intellect divin qui est notre raison. Sur les murs de la Sala della Ragione de Padoue, Giotto a représenté, d’une façon saisissante, cette dualité de Nature, – nature végétative et périssable, nature rationnelle et éternelle, – qui nous est échue : un Homme, debout sur la ligne d’horizon d’une plaine terrestre, touche de la tête à une sphère supérieure où son front s’encadre et s’éclaire, tandis que son corps reste attaché au sol sublunaire où s’ensevelira sa personnalité passagère.

Léonard s’est rallié alors à cette conception de la grande Physis, double en son essence comme en ses effets. Ce n’est pas là une initiation, au sens mystique et occulte où l’entendent Schuré et Péladan ; c’est une « doctrine » dont chacune de ses œuvres portera désormais le signe, – au moins jusqu’aux dernières années, où le Maître montre bien qu’il a été illuminé par les rayons de la Foi chrétienne.

Ainsi avons-nous le sourire du Bacchus qui rappelle notre pensée au naturalisme foncier de l’existence terrestre. Le Dieu, assis à l’orée d’une grotte, en face d’un paysage exubérant, nous montre du doigt la profondeur de la forêt où s’élabore la continuité des générations : c’est le secret de la vie réelle, d’où les méditations abstraites de l’idéalisme platonicien, en honneur à Florence, ne doivent point nous écarter. L’expression du Bacchus, sérieuse, grave même, nous avertit que la personnalité humaine, superficielle, satisfaite d’elle-même, n’est que transitoire, illusoire, et qu’il n’existe de vérité stable qu’en ces deux Infinis auxquels nous participons, aux deux pôles de notre être : la Nature et la Raison. – C’est là d’ailleurs tout le secret du Sphynx et des Mystères d’Éleusis.

À cette période de symbolisme philosophique, qui n’a pas duré, je rattacherais volontiers la Joconde, qui a bien vite cessé de représenter la jeune Mona Lisa, et qui, depuis quatre siècles, évoque avec des facettes et des grâces inquiétantes, empruntées à la vie sensuelle, la même complexité, j’allais dire la même duplicité que l’âme, plus sensibles chez la Femme que chez l’Homme, plié à la discipline de la Raison pratique.

Sans doute, il y a quelque équivoque, et peut-être quelque ironie dans ce sourire fuyant, qui semble tout promettre et tout suspendre à la fois ; mais je suis enclin à y trouver l’expression décevante de l’Âme humaine aux instincts contradictoires que lui inspire sa double origine, si magnifiquement résumée en ces deux vers célèbres de Lamartine :

 

      Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

      L’Homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux.

 

Le dernier sourire de Léonard, le plus beau, le plus significatif et le plus caractéristique de sa pensée, est celui du Saint Jean, montrant le Ciel avec un geste d’appel et d’espérance, de séduction aussi et d’illusion, qui indique à l’Homme qu’il lui faudra lutter jusqu’au bout – et peut-être en vain, – pour mériter la lumière et la certitude de l’éternelle félicité.

Après le Saint Jean, Léonard n’a plus de sourires. Ceux que les disciples ont essayé de prolonger, par artifice et par tradition d’école, ne sont plus de source sincère ni d’exécution originale : ce sont des copies et tout au plus des allusions à un Idéal périmé. L’Exposition de Milan, qui veut être complète en tous les sens, nous montre les images de cette région sans génie, des Anges, des Vierges, des Lédas, des Pomones, des Colombines, où se sont évertués les élèves. En vain : l’Art de Léonard est unique, et ses moyens même sont inimitables.

Comme nous l’avons dit, aux environs de 1500 à 1505, la peinture proprement dite a cessé de captiver le Maître. Il se défend plaisamment d’être « peintre », quand tant d’autres professions, plus actives, plus créatrices l’attirent ; et, chose curieuse, il semble que le métier méprisé se soit vengé de ses dédains. Car ce qu’il y a de propre en lui, en dehors du dessin, – c’est-à-dire la couleur et l’ombre, – cesse, de plus en plus, d’obéir à son inspiration. La fresque, qui l’a toujours fasciné, le trahit affreusement dans ce Cenacolo qu’il considérait à bon droit comme son chef-d’œuvre : l’enduit, qu’il a laborieusement combiné, reste spongieux, absorbant, et les couleurs étudiées, élaborées, créées par Léonard se liquéfient au lieu de sécher, s’effacent ou se fondent dans une mixture décevante.

Même dans les portraits de chevalet exécutés sur panneau de bois sec, les nuances s’atténuent, se mélangent, dans un fond empâté d’où seuls émergent les traits caractéristiques en leur fermeté immuables, par la vertu du dessin souverain.

Il n’y a guère dans l’œuvre de Léonard que des « morceaux » parfaitement rendus et demeurés tels : l’Ange de la Vierge aux Rochers, la tête de la Sainte Anne, le visage de la Joconde et le paysage, évoqué plutôt que représenté, de l’horizon, – enfin et surtout le Saint Jean d’une profondeur, d’une transparence incroyable, mais sans couleur, tissu plutôt que fondu dans une atmosphère dorée, où le clair-obscur absorbe tous les rayons, mais laisse intacte la forme liée à l’expression. C’est le comble de l’art, mais d’un art qui n’est plus la peinture, sorte d’évocation lumineuse, où le phénomène physique s’évanouit dans l’expression.

Je n’avais jamais tenu en mes mains, sous mon regard tout proche, ce prodigieux tableau du Saint Jean, et je dois à l’occasion de cet envoi à Milan la jouissance exquise, éblouissante, déconcertante, de cette contemplation presque possessive. Elle m’a positivement révélé, mieux que toute une vie d’étude, le génie du Vinci. Oui, il avait raison de dire : « Je ne suis pas un peintre. » Il est plus et mieux que cela : il est un visionnaire et un thaumaturge de l’Art par l’intuition du réel et par la création imaginaire où l’œuvre s’enveloppe et s’évade.

Dès ce temps, ses tableaux ne sont plus de la peinture. Et il le sent lui-même, et on le sait autour de lui, dans un sens infiniment moins prestigieux que je ne viens de l’expliquer. En 1514, Léon X, qui lui veut du bien, insiste pour avoir son image de la main du Maître. Léonard hésite : il ne peut pas s’y appliquer sans délai, car il lui faut étudier un broyage et un dosage nouveau pour les couleurs qu’il désire employer. Et le Pape : « Singulier homme, il ne fera jamais rien, car il se préoccupe de l’achèvement de son ouvrage avant de l’avoir commencé ! » (Vasari.)

Souvenons-nous, pour excuser Léon X, qu’en ce moment-là, Raphaël est en train de remplir la « Chambre de la Signature » des plus éblouissants chefs-d’œuvre, qui ont gardé leur éclat jusqu’à nos jours.

En réalité, osons le dire, Léonard n’est pas un vrai peintre, parce qu’il n’est ni un réaliste ni un coloriste : c’est pour cela qu’il a inventé le clair-obscur, où il s’est appliqué à rendre la complexité infuse – je n’écris pas « confuse » – des formes et des reflets, des valeurs actives et réactives, qui donnent comme résultante la « lumière et la figure véritable », sans reliefs tranchés, sans couleurs franches, comme en présentent la palette tachetée et le vitrage de l’atelier.

À cet égard, et en le considérant dans son temps et dans son milieu, on peut dire que Léonard nous apparaît comme un précurseur de ce que nous appelons aujourd’hui « l’impressionnisme », – en face du « classicisme » précis, linéaire, conventionnel en somme, de Raphaël et de Michel-Ange, que les scrupules de la science et de la philosophie n’ont jamais troublés dans l’exercice de leur art.

Au surplus, s’il se déprend de la peinture proprement dite, Léonard reste fidèle au dessin, qui a l’avantage d’être un instrument plus sommaire, plus dépouillé du travail esthétique, comme du travail intellectuel, et même du travail de création industrielle auquel le Maître incline de jour en jour. Et, pour nous maintenir dans le domaine de l’Art, notons qu’il gardera jusqu’au bout le goût de la forme caractéristique des êtres qui le touche, indépendamment de la beauté dont ils sont capables, par la singularité expressive, par l’attrait même de leurs anomalies.

La plupart des croquis courants de sa maturité sont de véritables caricatures d’aspect grotesque, ou ridicule.

On arrive ainsi aux dernières années, à l’époque du séjour en France, où un étrange revirement d’esprit se remarque chez le grand homme. Jusque-là, il a toujours refusé de tourner vers lui-même sa faculté d’observation et son art d’expression, – et il s’est pareillement dérobé à la curiosité d’autrui : non seulement il n’existe pas de portrait authentique de Léonard antérieur à 1517 – non pas même par ses élèves, – mais il semble qu’il ait fui tout essai de ressemblance, toute allusion durable à cette figure magnifique qui faisait, depuis quarante ans, l’admiration de toute l’Italie. Tout à coup, sentant venir la mort, il se préoccupe de l’image qui restera de lui. Et il veut cette image exacte, vivante, expressive à l’extrême, chargée de tous les signes cruels que la vieillesse, les déceptions, les chagrins de tout ordre ont inscrits dans son visage. Sous ses doigts paralysés, les esquisses se succèdent, pessimistes, chargées de rides dont chacune correspond à un souvenir ou à un regret. La collection de Windsor a fourni à l’Exposition, entre autres documents inestimables, quelques portraits autographes, qui sont, à cet égard, de véritables révélations.

On connaissait déjà par la bibliothèque du roi à Turin, le plus tragique, le plus saisissant qui soit resté du Maître : un vieillard à demi chauve, à la longue barbe blanche, aux yeux enfoncés dans une broussaille de sourcils, à la bouche amère et méprisante où ne brille pas un trait de bienveillance ni de douceur, pas même l’éclair d’idéal qu’on attendait. C’est une grandeur irritée et détachée de toute sympathie humaine, qui dévoile plutôt l’état d’âme du moment où il se résout douloureusement à poser pour lui-même, que le miroir de la Pensée lumineuse et profonde qui anime l’œuvre de sa vie. On a pu dire avec justesse : « C’est Moïse descendant du Sinaï, les mains vides, et sans le rayonnement divin qu’en rapporte toujours le génie, et qui ne lui avait pourtant pas manqué. »

Chef-d’œuvre, mais qui ne donne pas l’idée de l’Artiste qu’il fut, ni du sillage de beauté qu’il laissait derrière lui.

Venus de Windsor, deux autres portraits, vus de profil, définissent deux autres aspects de sa personne, qu’il a sans doute voulu léguer à la postérité, pour éclairer sa mémoire. L’un représente un visage aux traits accusés, avec une exagération aquiline, coiffé d’une sorte de casque à visière qui en accentue l’air rude et redoutable : figure de lutteur qui se souvient d’avoir fait la guerre avec César Borgia.

L’autre est stylisé dans le sens d’une allégorie antique, Faune, Protée ou Pan, symbolisant le génie de cette Nature créatrice dont il se sentait la légitime incarnation.

Enfin le plus mystérieux, le plus indirect et le plus expressif à la fois, sans doute contemporain de ses derniers jours, nous le montre affaissé, tassé sur un banc de pierre, le menton appuyé à un bâton de berger, les yeux fixés au loin vers l’horizon où glisse un fleuve, la Loire sans doute, dont il suit les remous, pareils à ceux de sa vie...

Quel état d’âme peut-on découvrir ou deviner dans cette attitude méditative, sous ce regard lointain qui fuit le nôtre ? Ce n’est plus, si je le comprends bien, la colère héroïque, le dédain génial qui éclate dans la sanguine de Turin. Au contraire, une sérénité finale s’exhale de cette résignation consentie, peut-être le rêve d’un dernier bienfait à rendre par la refonte de ce fleuve suivant les plans qu’il a dressés, en vue de ce double but qui fut sa suprême pensée : améliorer la nature, pour élever l’humanité.

 

*

 

Le long examen de l’œuvre « artistique » de Léonard, que nous venons d’achever, n’a été possible que par le groupement et l’ordonnance de toutes les parties de cette œuvre, réalisés pour la première fois dans les galeries de l’Exposition milanaise.

Nous voudrions indiquer sommairement l’enseignement qui s’en dégage, et qui emprunte une autorité nouvelle à la documentation sans exemple sur laquelle elle s’appuie.

Un seul mot la résume : en Léonard de Vinci, on admire généralement le « peintre » et l’on ne connaît guère de lui que ses tableaux. Il n’est pas possible de persister dans cette erreur. Léonard reste un incomparable « artiste », mais non pas dans l’ordre de la peinture, où il est largement primé, de son temps, par Raphaël et même par Corrège qui l’imite, et bientôt après par Titien, par Vélasquez, par Rubens, par Van Dyck, par tous ceux qui ont su représenter la vie unie du corps et de l’âme au sein de la réalité concrète où elle évolue, dans la lumière et la couleur – par ceux qui ont peint la chair, le sang, le mouvement, la passion, la douleur, aussi bien que le sentiment et la pensée.

Nous l’avons montré, au cours de cette revue, la peinture n’est pour le Vinci qu’un moment de l’Art et un moment presque théorique puisque tout s’y intellectualise.

Et nous entrevoyons déjà que l’Art n’est qu’une ébauche du travail incessant par où se réalise le génie.

Ne nous étonnons donc pas, avec Michelet, que « Léonard n’ait pas laissé d’élèves ». Les plus forts des disciples qui ont essayé de le suivre, Sodoma, Gianpetrini, Gaudeuzio Ferrari, ont échoué, même dans la modeste tâche de compléter ou de colorier ses cartons. Les autres, les Salai, les Melzi, les Marco d’Oggiono, les Boltraffio, les Cesare da Cesto se sont bornés à des copies, plus ou moins démarquées, de quelques attitudes ou de quelques sourires dont le sens leur échappait. Il leur manquait l’esprit de Maître qui, au moment où ils croyaient le saisir, avait déjà jeté ses pinceaux après ses ciseaux, et s’attaquait à d’autres entreprises.

Le secret de l’Art du Vinci est hors de l’Art. Il faut le poursuivre à travers les expressions successives d’une pensée qui dépasse toujours ce qu’elle fait.

C’est l’honneur des hommes supérieurs qui ont organisé l’Exposition de Milan de l’avoir compris, et d’avoir rassemblé ici tous les moyens d’étude pour cette suprême recherche.

 

 

 

III. – Le étapes et le terme du Génie de Léonard.

 

 

La formule la plus profonde et la plus complète du génie de Léonard tient en ces trois mots qui représentent les étapes de sa pensée, à travers les diverses besognes où il l’a successivement occupée : savoir, pouvoir, créer. C’est dans l’explication et l’enchaînement de ces trois termes que j’espère trouver l’interprétation légitime de son œuvre.

 

 

I. - SAVOIR.

 

La méthode expérimentale et les Sciences de la Nature.

 

C’est Gabriel Séailles qui a élucidé le premier terme de la carrière scientifique de Léonard, la découverte de la méthode expérimentale. À Milan, nous l’avons dit, Léonard est sorti du cercle idéaliste et logique où s’enfermait la métaphysique néo-platonicienne. Il s’est trouvé en contact avec des hommes que la pratique des vieux procédés de chimie et de médecine empirique avait initiés à l’esprit d’observation et d’expérience. Cinquante ans plus tard, la même évidence allait s’ouvrir à Rabelais, dans les officines hébraïques et mauresques de Montpellier, de Narbonne et de Béziers. En apercevant la voie nouvelle, Léonard a écrit ce mot superbe : « On ne connaît que ce qu’on a fait. » Entendez que les éléments constitutifs d’une chose ne se manifestent qu’au cours des tentatives où on la force à se révéler en la « torturant » ou en la décomposant et la recomposant par l’eau, le feu, le marteau, le fourneau, la cornue, l’alambic... C’est l’histoire de Protée, le Génie de la nature qui n’a livré son secret à Aristée qu’après la lutte épique contée par Virgile.

Par cette méthode rationnellement appliquée, l’ignorance et l’idée préconçue cèdent au fait, qui contient en lui une vertu spéciale et unique, celle de pouvoir se reproduire à volonté s’il a été bien observé, et de proliférer en d’autres expériences indéfinies.

Au temps où Léonard se rend à Milan, l’idée empirique est déjà dans l’air : Télesio, Pomponace, Campanella sont nés. Mais si plusieurs y voient d’avance la route par laquelle doit se réaliser, à l’avenir, la Science véritable, – celle qui ne se trouve ni dans les croyances, ni dans les doctrines, ni dans les textes, – celle qu’on se fait à soi-même – nul n’a encore songé à appliquer ces principes aux occupations traditionnelles, qui semblent abandonnées à l’intuition et à l’imagination, – par exemple aux Arts. Léonard est le premier qui, en regardant un corps humain, a pensé que c’est dans l’analyse des organes que se découvre le mystère des fonctions et de la vie. – Il fut, sans doute, le premier anatomiste de l’Italie, où Vésale et ses élèves ne feront que le suivre. – Le Traité de la peinture est une technique d’atelier complétée par une série de planches et d’études anatomiques qui, après avoir inquiété quelque peu les inquisiteurs de Florence, de Milan et de Rome, font, au château de Clos-Lucé, l’admiration des visiteurs, chanoines et cardinaux, aussi bien que lettrés et courtisans.

De même, Léonard s’intéresse passionnément aux mouvements naturels des animaux qu’il veut non seulement représenter en esquisses et en graphiques, mais reproduire mécaniquement, et il le peut, par des moyens artificiels imités de la nature. Et il se met à observer le vol des oiseaux, le mécanisme des ailes, le « miracle » par lequel, étant plus lourdes que l’air, elles peuvent s’y élever en entraînant un corps pesant et inerte.

C’était bien là le début de la méthode expérimentale « que François Bacon ne devait formuler et exposer que cent vingt ans plus tard (le Novum organum est de 1620). C’était même plus et mieux : le commencement de la science positive dans sa région la plus complexe et la plus obscure, la physiologie et la biologie, dont l’éclosion ne devait se produire qu’au cours du dix-neuvième siècle.

Déjà sur ce point, – et nous ne sommes qu’à la première étape, – le Vinci apparaît comme un précurseur extraordinaire, dont la gloire née sur un terrain plus proche et plus ardu, ne sera pas éclipsée par son grand compatriote Galilée, qui, lui aussi, recourra à « l’expérience » – vainement d’ailleurs – pour imposer ses vues, au travers des persécutions et des abjurations.

Vous voyez quel horizon, bien au-dessus de la peinture et même de tout autre art, s’ouvre devant l’homme de génie qui part de telles évidences. Qu’il faut l’admirer d’avoir encore continué de dessiner et de peindre la surface changeante et colorée du monde, alors qu’il venait d’en découvrir les ressorts intimes !

Il est vrai que cette découverte même lui fournit le moyen de représenter pus exactement, plus véritablement, les êtres qu’il évoque du bout de son crayon ou de son pinceau, et qu’au seuil de la Renaissance, on voit, avec une surprise émerveillée, s’esquisser déjà l’union de l’Art et de la Science, qui est l’idéal de toute saine philosophie.

 

 

II. – POUVOIR.

 

La conception dynamique de la Nature.

 

Le plus prodigieux pas que Léonard ait accompli dans le monde où nous le suivons, est assurément l’intuition qu’il eut que le « savoir » se continue par le « pouvoir », et que la science livre à l’homme la clef qui ouvre la conquête du monde.

Les premiers empiristes ont considéré les faits que leur découvrait la méthode d’observation, en train de naître, comme des réalités objectives, se suffisant à elles-mêmes, des données qu’il s’agissait seulement de définir, de classer, d’ordonner pour constituer des formules fixes, des éléments de science aussi inertes que les théories qu’elles remplaçaient. Pour le pur physicien, la Science tout entière est un fait, qui tient dans un livre. On raconte que M. de Humboldt disait en tendant à un ami le Cosmos qu’il venait de publier : « Tenez, voici l’Univers ; prenez-le dans votre main. Vous êtes aussi fort que Dieu ! »

Léonard a eu la claire vision que la Science n’est qu’un système d’idées, où se résument des expériences toujours mouvantes, toujours nouvelles, où le principe du mouvement que nous cherchons à mesurer nous échappe.

C’est-à-dire que la Science n’est qu’une image, qu’un miroir précaire et non la Réalité même. L’Être vivant qui se manifeste à nos sens, la Puissance dont nous cherchons à suivre le développement continu, doit être cherchée et saisie par delà cette féerie phénoménale. L’Être est tout activité, et c’est le jeu de ses fonctions normales dont les effets nous atteignent et sont enregistrés par nos observations.

Ce qui importe, ce qu’il faut voir, ce n’est pas le phénomène qui n’est qu’un aboutissement, un choc dans la perception duquel nous mettons autant de nous-mêmes qu’en met le principe extérieur, ou plutôt que nous ne connaissons qu’en nous et pour nous... Est-ce qu’il y a des odeurs, des couleurs, des sons dans l’Univers ? Nous voulons voir au-delà.

Et, sur cette géniale remarque, Léonard s’est attaché à découvrir les sources des faits, les forces d’où ils émanent – et que nous pouvons dégager, enchaîner, asservir si nous savons en découvrir l’origine et les modalités.

Voici des exemples, – deux exemples illustres qui suffisent à éclairer toute la théorie. – En étudiant l’Eau, son élasticité, sa résistance, il a conçu l’idée d’utiliser toutes ses propriétés ou plutôt ses facultés pour nos besoins d’énergie supplémentaire. Les turbines, les presses hydrauliques, les usines sont nées de cette connaissance des modes d’action et de réaction du liquide, congrûment aménagé.

Mais la merveille, c’est l’utilisation de l’air qui, lui aussi, a sa pesanteur, sa résistance, donc sa force propre sur laquelle on peut s’appuyer.

La fable d’Icare, dont les fouilles de Crète ont démontré la vérité foncière, a suggéré à Léonard la construction d’un appareil planeur, que l’Homme installé au centre pourra mouvoir ou guider. Le vol des oiseaux, scientifiquement observé, montrera les relations qui s’établissent entre le poids et la vitesse dans l’essor du mobile.

Le fait a livré la cause : dans un monde où tout est énergie et action, il suffit d’observer le mouvement pour surprendre la Force et l’asservir à son dessein, comme le nautonier profite du courant du fleuve pour conduire son esquif, comme la voile capte le vent au profit du voyageur qui suit le mouvement.

Si je ne me trompe, Léonard est le premier des modernes qui aperçut le parti que la science peut tirer des constatations qu’elle a faites dans l’ordre technique pour agrandir indéfiniment le domaine effectif de l’activité humaine.

 

 

III. – CRÉER.

 

L’industrie et le machinisme. – L’amélioration de la Nature et le triomphe de l’Homme.

 

Le « pouvoir », aux mains de l’Homme qui l’a découvert, impose « l’action » qui en assure l’emploi. Et si le savant est un philosophe, c’est une voie nouvelle qui s’ouvre à l’esprit, une voie où il cessera d’obéir aux fatalités ambiantes qui le maintenaient dans l’ordre sublunaire où son corps est engoncé aux réseaux complexes de la matière.

Il est mûr pour créer, à l’imitation de Dieu.

Qu’est-ce que « créer » pour Léonard ? C’est s’emparer d’une parcelle du monde, dûment observée et dégagée du bloc du chaos cosmique, la plier aux exigences de l’esprit, en faire un « être nouveau », qui prendra place dans l’ordre universel, comme un prolongement de la personnalité qui l’a conçue.

I. – En ce sens la première forme de la « création », nous l’avons expliqué déjà, c’est l’Art, qui est l’ébauche, restreinte et encore passive, de la spiritualisation de la Nature. Je dis « restreinte », car c’est une parcelle minime de la planète qui se trouve transformée – bloc de marbre ou pan de bois ou de toile, – et « passive », parce que la transformation est tout extérieure, toute superficielle. Le plus beau portrait peint ou sculpté est une image, inerte, aveugle et muette, qui ne vit que dans la sensibilité du spectateur. Rodin se désolait de ne pouvoir exprimer le mouvement du modèle que par l’expédient qui consiste à juxtaposer artificiellement, mensongèrement dans la Nature impassible, trois « états » successifs et gradués, immobiles en eux-mêmes, comme le profil de l’oiseau photographié dans son vol et que notre regard seul relie en les parcourant.

La grande « transformation », – pour garder ce mot inexact mais commode et expressif, – le grand avatar, si l’on veut, que subit la Nature dans l’Art, est cette « harmonisation », voulue par l’esprit, qui s’appelle la Beauté. C’est la trace de l’Âme, la marque de son travail et de son influence idéale.

Mais, justement, cette beauté, dans les œuvres d’art, reste subjective, c’est une projection, plutôt qu’une création.

Aussi l’Art n’est-il que l’antichambre magnifique de l’atelier où s’élabore la création véritable, et Léonard a senti et exprimé cette restriction mieux qu’aucun artiste du monde. Les voluptueux, les rêveurs, les esprits faibles s’attardent dans ces parvis, se plaisent à ces fantômes délicieux, comme les prisonniers de la Caverne platonicienne se laissent tromper par le défilé des figures d’argile dont les reflets se projettent sur le mur de leur geôle.

II. – Le second degré de la « création » ouverte et commandée par la science, est la captation et l’adaptation des Forces naturelles découvertes et définies, à des organes instrumentaux qui les mettent à la disposition de l’homme, dans l’exercice même de leur activité, et que l’homme se contentera de diriger et de régler.

C’est l’industrie proprement dite, dont Léonard a deviné d’un coup les ressources indéfinies, et les relations avec l’avenir et avec la prospérité de la société humaine.

Jusqu’à Léonard, il n’y avait presque point de « machines » : peut-on donner ce nom aux moulins à vent, ou aux moulins à eau ? L’Exposition de Milan a découvert, reproduit, et réalisé plus de deux cents plans de « machines », projetées ou ébauchées par Léonard, – et qui embrassent l’horizon presque entier du travail humain.

Là le Maître s’est élevé à ce rôle que Platon propose pour but à l’éducation de ses auditeurs : ne pas se borner à faire des « œuvres », mais viser à faire des « ouvriers », pour aider, fortifier, développer notre action personnelle hors de nous. Ici la Nature ne se trouve plus seulement « harmonisée », comme dans l’Art, mais humanisée.

III. Il y a encore un pas à faire, et Léonard n’a pas reculé à le tenter. La Nature se présente à nous dans son unité puissante, à la fois bienfaisante et redoutable, sous les espèces de la planète qui est livrée à nos efforts.

Or ce « globe terraqué », n’est pas du tout approprié aux besoins, aux moyens d’action dont nous disposons par nous-mêmes : des mers immenses, des déserts, des montagnes, viennent limiter et paralyser notre activité que le Créateur a cependant appelée et disposée pour s’en servir.

C’est obéir à Dieu, et à l’Esprit, qui le représente en nous, c’est achever leur œuvre que d’entreprendre l’amélioration de la Nature, qui doit conduire à l’amélioration de l’Homme, désigné pour en être le Roi. Dès son entrée dans le domaine de la science et de la philosophie, Léonard a compris que l’art de l’ingénieur, moins flatteur, moins esthétique en apparence, complète l’art du sculpteur et du peintre. Déjà en 1506, 1507, il s’occupait de rectifier le cours de l’Adda, de mettre la Cité de Milan en communication utile avec le Lac de Come, d’assécher les marais, d’assainir et féconder les plaines, de préparer à l’Homme un berceau où pût grandir et se développer la fragile fleur de la civilisation.

Plus tard, dans la solitude de Clos-Lucé, dépris des prestiges de la peinture, il est revenu à ces préoccupations bienfaisantes, et la collection de Windsor contient une série de dessins et de plans tendant à transformer la région de cette vallée de la Loire, si charmante et si mal aménagée par ses habitants ignorants.

C’est, je pense, au cours de ces méditations philanthropiques et morales qu’a surgi et bien vite grandi un souci dont ses excursions philosophiques et panthéistiques l’avaient détourné jusque-là, celui de la destinée humaine, du sens de la vie, du mystère de la mort et de l’Au-delà.

Un témoignage de Vasari qui le montre s’initiant alors aux lumières de la révélation chrétienne, étudiant les livres sacrés et se livrant peu à peu à toutes les pratiques de la piété la plus exigeante, serait d’un grand poids s’il était fondé sur autre chose que sur une édifiante tradition.

J’y remarque pourtant un détail, qui me semble digne de créance, parce qu’il éclaire la tristesse, entrecoupée de regrets et d’espérances, dont l’histoire profane nous a transmis l’impression. Le Maître mourant aurait exprimé son chagrin de n’avoir pas « fait de son art l’usage qu’il convenait », (non aveendo operato nell’arte, corne si conveniva.)

C’est là sûrement la nuance du repentir que peut ressentir un Léonard : et il faut l’en admirer davantage. Non, il n’a pas usé entièrement ni valablement du génie quasi divin qui lui avait été conféré à sa naissance. Il s’est tout ensemble multiplié et divisé dans ses travaux, comme l’Univers se disperse dans le Monde, comme l’Astre se perd dans la nébuleuse qu’il ne réussit pas à coaguler. Art, industrie, philosophie, métaphysique, magie même, tous ces modes de la pensée et de l’action l’ont sollicité et entraîné. Ce n’est qu’à la fin qu’il a aperçu la Fin suprême qui eut dû orienter, concentrer et combler tous ses efforts.

Du moins son Testament fait-il foi qu’il s’est reposé, au bout de la route, dans la divine évidence de la religion. Tout porte à croire que le plus séduisant des Artistes, le plus profond des savants, le plus prestigieux des thaumaturges humains est mort en bon chrétien.

 

 

 

Léopold MABILLEAU,

Commissaire général – pour la France –

de l’Exposition Léonardesque de Milan.

 

Paru dans La Revue universelle

en juin 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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