Charles Du Bos

 

 

 

 

 

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Charles DU BOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charles Du Bos est mort le 5 août 1939, voici plus de douze ans, et quelles années ? Elles comptent double quand elles sont alourdies par tellement d’évènements et d’angoisses. Néanmoins, à cette heure où je m’apprête à parler de lui, sur cette terre à la fois si proche et si lointaine qu’est le Canada, une terre qu’il avait approchée, lorsqu’il fut, à la fin de sa vie, professeur à l’Université Notre-Dame, je n’ai pas le sentiment d’une absence, mais bien plutôt d’une présence. Il pourrait être assis près de moi, dans ce fauteuil à bascule ? Mais alors, je n’écrirais pas. Je l’écouterais parler, tirant de sa pipe bourrée de tabac blond, entre les phrases, quelques bouffées.

Il avait un corps, et même comme il aimait à dire, avec une courageuse bonne humeur, un « drôle de corps ». Comprenez qu’il était beau, de grande race, un peu trop délicat peut-être, mais affligé de maladies compliquées, dont il a fini par mourir, après de longues, de très longues souffrances. Il était, grâce à cet état maladif, un de ces êtres que Claudel a nommés quelque part « les invités à l’attention ». L’attention a sans doute été sa vertu dominante, à condition d’être entendue, comme le fait Simone Weil, où elle est simplement le contraire de la distraction pascalienne.

La vie de Du Bos est cette attention même, à partir du jour, lointain, où son ami Joseph Baruzi lui fit lire Bergson. Il se produisit alors dans son esprit qui, à l’en croire, était demeuré longtemps engourdi, un brusque réveil, et Du Bos ne devait plus jamais s’endormir. Non, même pas le 5 août 1939, en dépit des apparences. Attentif à lui-même, certes, comme put l’être un Benjamin Constant ; mais non moins attentif aux autres, et précisément de la même qualité d’attention. Les autres, ses amis vivants ; mais peut-être plus encore ses amis morts, les grandes âmes défuntes, dont il éprouvait auprès de lui la présence presque constante.

J’ai dit les grandes âmes, et non pas les grands esprits, car nul ne fut moins marqué que Du Bos par une certaine intellectualité desséchante qui n’était que trop à la mode chez les esprits les plus brillants de son époque. Une autre mortelle erreur serait de faire de lui un esthète parce que les émotions esthétiques ont tenu une très grande place dans sa vie. Il pensait que la beauté authentique ne se sépare pas de la spiritualité et si l’on pouvait rendre au terme d’esprit son sens primitif, le Souffle, l’étincelle divine qui est en chacun de nous, alors il faudrait dire que le grand amour de Charles Du Bos allait aux manifestations de l’Esprit. Les œuvres d’art ne sont rien, ou elles sont de telles manifestations.

La vie de Du Bos était faite de ces rencontres où son esprit était touché par d’autres esprits. Elle se produisaient lors de ces décades de Pontigny, où il a parfois donné le meilleur de lui-même ; ou bien dans l’intimité d’une conversation à deux ; ou en écoutant de la musique ; ou en visitant un Musée ; ou dans le silence de sa bibliothèque, où il s’entretenait avec Tolstoï, avec Tchékhov, avec Nietzsche, avec Goethe, avec Keats, avec Walter Pater, avec Coleridge, avec Maurice de Guérin, avec Benjamin Constant, avec Baudelaire ou avec Claudel.

Cette liste n’a pas la prétention d’être complète. Il y faudrait ajouter beaucoup d’autres noms, entre autres ceux de Byron et de Bourget, pour nous en tenir aux morts. Elle a du moins le mérite de montrer que, pour Du Bos, la littérature n’était pas enfermée dans les frontières d’un seul idiome. Pourquoi n’ai-je pas aussi parlé de saint Augustin, dont l’influence sur Du Bos fut à certains égards déterminante ? Et de Dante, dont il n’a jamais réellement parlé, et à qui il vouait cependant une admiration profonde ?

Nous cherchons à construire l’Europe. Mais nous oublions parfois que Ia première condition pour qu’existe jamais une Europe, c’est qu’il y ait des Européens. Pour ne pas donner à ces pages un caractère trop pessimiste, je ne dirai pas que Charles Du Bos a été le dernier Européen. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il fut un Européen, au sens le plus fort du terme. Fils d’une mère anglaise, il parlait et écrivait avec autant de facilité la langue anglaise et la française. Dans son Journal, il lui arrive de passer d’un idiome à l’autre suivant la qualité des choses qu’il veut exprimer. Il connaissait aussi parfaitement l’allemand et l’italien. L’idée que la qualité d’une œuvre pût être influencée en quoi que ce fût par la langue dans laquelle elle avait été écrite ne l’effleurait même pas. Certains en seront peut-être scandalisés. Mais c’est que, pour Du Bos, l’essentiel était toujours de retrouver l’homme derrière l’œuvre et que, dans cette perspective, on ne rencontre que des personnes et non des collectivités, fussent-elles nationales ou linguistiques.

L’accusera-t-on d’individualisme ? Ce serait mal comprendre que, pour lui, il existait, supérieure à toutes les sociétés temporelles, une libre société des esprits, dans laquelle ils communiquent les uns avec les autres par ce qu’ils ont de plus essentiel, c’est-à-dire, si l’on veut, de plus original. Mais je crois que Du Bos n’aurait pas voulu et que ce qu’il recherchait par-dessus tout, ce n’était pas l’originalité, mais l’authenticité. Si une œuvre ne lui paraissait pas correspondre à un besoin profond, à une nécessité pour son auteur, il s’en détournait, non toujours sans injustice. La virtuosité de Mozart, par exemple, n’avait jamais trouvé grâce à ses yeux, non plus que la puissance de Balzac. Il n’aimait sans doute que les œuvres dont les auteurs auraient pu être ses amis.

Il lui a fallu parfois faire un effort presque héroïque pour découvrir le terrain de cette amitié possible. Ce fut le cas, je crois, pour Goethe et pour Claudel. Mais le résultat d’un pareil effort a passé toutes les espérances. Il n’était pas facile à Du Bos, âme naturellement chrétienne, de rendre justice à Goethe, le plus païen sans doute des modernes. Il a su, néanmoins, le comprendre comme personne, parce qu’il a su l’aimer. Le secret de cette critique, en effet, qui mérite à la fois si mal et si bien son nom, c’était l’amour, une sorte de charité intellectuelle qui est sans doute la chose la plus rare du monde.

Si la critique est l’art de choisir, on peut dire qu’elle fut par excellence l’art de Du Bos, dont toute la vie n’est faite que d’une série de choix. Mais il y a deux manières de choisir : on peut le faire, comme l’ancienne critique, au nom d’un canon esthétique, d’un ensemble de règles. Les choix de Du Bos, au contraire, sont des choix de l’amitié ou des choix de l’amour, ce qui revient presque au même. Ils sont commandés non par des règles, mais par des affinités. En ce sens on pourrait parler d’une critique intuitive et ce ne serait pas mal rendre justice au rôle d’éveilleur que joua, dans la jeunesse de Du Bos, Bergson. Certains diront peut-être, avec quelque dédain, que c’est là une critique du cœur. Ce n’est pas faux, mais le dédain n’est point ici de mise, si l’on a bien compris qu’une critique du cœur n’est pas une critique sentimentale, mais une critique spirituelle, où sont mises en jeu nos plus hautes facultés et pas seulement l’émotion superficielle et facile. Nul ne fut sans doute moins sentimental que Charles Du Bos, au sens vulgaire du terme.

Il était né catholique et il le redevint. C’est ce que l’on peut nommer, si l’on veut, sa conversion. Mais, s’il s’était éloigné un temps de la pratique des sacrements, s’il avait eu des doutes sur certains points de foi, on ne peut vraiment pas dire qu’à aucun moment de son existence il ait cessé d’être chrétien par tout ce qu’il y avait en lui d’essentiel. Il avait un sens extraordinaire des réalités spirituelles et quand il ne sentait pas, dans une œuvre d’art, la manifestation de ces réalités, il s’en détournait. Elle n’avait, littéralement, rien à lui dire. Dans le cas de Goethe, par exemple, ce qu’il nous a révélé, c’est la spiritualité de Goethe. Que cette spiritualité ne fût pas chrétienne, Charles Du Bos le savait mieux que personne, mais elle était pourtant authentique, faute de quoi il eût été à jamais impossible pour Du Bos de s’entretenir comme il le fit avec Goethe.

Sa conversion signifie simplement qu’à une certaine époque de sa vie, non sans luttes qui furent parfois assez âpres, il est arrivé à la conviction que le christianisme et, plus précisément, le catholicisme, exprime d’une façon plus pleine et plus totale le spirituel qu’aucune autre confession. Le catholicisme parce qu’il est la religion des sacrements et de la Présence réelle. Du Bos a littéralement vécu des sacrements pendant toute la dernière période de sa vie. Mais la nourriture qu’il y trouvait, encore qu’elle dépassât infiniment tout ce que l’art avait pu jusqu’alors lui apporter, était pourtant d’une nature analogue. Au contact qu’il prenait alors avec l’Esprit, il avait été préparé par la conversation des esprits.

La question qu’il se posait avec angoisse, au moment de franchir le pas décisif, était de savoir si son adhésion au catholicisme n’allait pas briser certaines amitiés ; s’il allait pouvoir emporter avec lui tous ceux qu’il aimait. Sans doute est-il écrit dans l’Évangile que celui qui veut suivre le Christ doit être prêt à quitter son père et sa mère, et certains esprits jansénistes ne manqueront pas de s’étonner qu’un Charles Du Bos ait pu avoir de semblables hésitations. Mais il faut comprendre que les amitiés qu’il avait nouées n’étaient pas des amitiés temporelles ; qu’elles avaient aussi, et même surtout, une signification spirituelle et que, s’il avait dû y renoncer en rentrant dans le giron de l’Église, Charles Du Bos n’aurait pas seulement renoncé à des satisfactions personnelles, mais à l’âme de son âme et au cœur de son cœur.

Ici se situe la tragédie de ses rapports avec André Gide, sur laquelle le quatrième volume du Journal et la publication de la correspondance entre les deux écrivains ont jeté toute la lumière désirable. Du Bos admirait Gide comme artiste ; mais, plus encore, il l’aimait en tant qu’homme. Il l’avait vu s’approcher très près du catholicisme, en particulier dans Numquid et tu ? Il ne lui était pas possible de parler de ce petit livre sans dire aussi toutes les réserves que lui inspirait l’attitude ultérieure de Gide. De là est sorti ce Labyrinthe à claire-voie, ce Dialogue avec André Gide qui est sans doute une œuvre unique dans l’histoire littéraire de tous les temps. Il se peut que l’on écrive encore sur André Gide. On pourra même ajouter à ce que Du Bos a dit. Mais on ne reprendra pas ce dialogue interrompu et la grande faute d’André Gide est de ne s’être pas montré capable de le supporter.

C’est un dialogue, en effet, où, de la première ligne à la dernière, Du Bos ne cesse de s’entretenir avec son ami, comme il s’était entretenu ou devait s’entretenir avec Goethe, avec Keats, avec Tchékhov ou avec Maurice de Guérin. La seule différence est qu’ici, il s’entretenait avec un vivant et non avec des morts. Mais, pour Du Bos, il n’y avait aucune différence. Ce fut son erreur, mais quelle noble erreur, de penser qu’un vivant pouvait être assez grand pour accepter cette sorte de justice qui est, d’ordinaire, réservée aux morts. Si Gide avait été spirituellement capable de saisir l’intention qui animait alors son ami, il eût été confondu par l’extraordinaire honneur qui lui était ainsi fait. Il a mieux aimé croire que le livre eût été différent si Du Bos n’était pas devenu catholique et accuser, du même coup, le catholicisme d’avoir faussé et rétréci le jugement de son ami, sans se douter qu’en réagissant ainsi, il ne faisait que confirmer le plus sévère diagnostic.

L’amitié a parfois de terribles exigences. Du Bos n’aurait pas été l’ami de Gide s’il s’était montré à son égard moins lucide et moins sévère. Ce que Gide n’a pas compris, c’est que le chrétien ne juge jamais son semblable, et Du Bos s’est assez élevé contre la prétention d’un Henri Massis à émettre des « jugements ». Charles Du Bos ne jugeait donc pas André Gide. Il le voyait simplement tel qu’il était et il le lui disait. Il le disait aussi sans doute, objectera-t-on, au public. Mais à quel public ? À un public auquel Gide n’avait pas lui-même épargné Corydon, auquel il ne devait pas épargner davantage les aveux de Si le Grain ne meurt et du Journal. Il y avait donc une véritable quoique sans doute inconsciente mauvaise foi à prétendre que Du Bos ait trahi l’amitié. Il l’aurait trahie, certes, s’il s’était détourné, à la manière du Pharisien, de l’ami coupable et obstiné dans sa révolte. Mais il ne faisait rien de tel et il faut que l’oreille si délicate de Gide ait perdu, à ce moment-là, ses meilleures qualités pour qu’il ait pu méconnaître l’accent de ces pages.

Mais si l’on veut aller au fond des choses, il faut dire que l’acte de Charles Du Bos avait une telle valeur spirituelle que Gide n’aurait probablement pu la reconnaître qu’en changeant de vie. Car il avait ici frappé au cœur et l’on sent de combien une œuvre pareille dépasse les actes habituels de la critique littéraire. Nous ne pouvons pas nous-mêmes l’apprécier suivant les mêmes règles. Nul n’a eu, davantage que Du Bos, le sentiment de ses responsabilités envers les âmes. De là le scrupule et l’infini respect dont il entoure d’abord celles dont il parle. Qu’il s’agisse de morts ou de vivants, l’exigence est absolument la même. Le critique n’a le droit de rien dire qui ne soit vrai, ou du moins, qu’il ne croie tel. Pour cela, il faut sans cesse revenir aux textes, les citer avec exactitude et ne jamais les solliciter.

Il me semble que la vocation de Du Bos a été de pratiquer cette rigueur obstinée et que c’est par là qu’il a rendu à la critique son plein sens et sa souveraine noblesse. Du reste, cette opération qui avait été si douloureuse à Gide, Du Bos ne la pratiquait-il pas tous les jours sur lui-même ? Nous le savons aujourd’hui que son Journal est, année après année, intégralement publié par les soins de Mme Charles Du Bos. On a dit que ce Journal est l’œuvre essentielle de Du Bos et, pour ma part, je serais assez porté à le croire. Les autres ouvrages, achevés ou non, en sont comme des feuillets détachés. Mais la suite du Journal, en rétablissant cette chronologie, à laquelle Du Bos tenait tellement, nous livre la totalité vivante d’une pensée qui se sait engagée dans le temps, qui n’ignore pas toutes les servitudes que cet assujettissement lui impose, mais qui s’attache à faire jaillir la vérité de ces gênes elles-mêmes.

Car enfin le critique n’est ni une machine à porter des jugements ou, s’il veut être plus modeste, des appréciations esthétiques, ni un être situé en dehors du temps et qui considère comme un paysage déroulé à ses pieds le panorama de la littérature. Le critique est un homme qui vit sa critique, comme tout artiste vit son œuvre. Cet homme est soumis à des nécessités parfois pénibles. Mme Du Bos n’a pas voulu nous les laisser ignorer. Vous pouvez, en lisant le Journal, faire le compte des projets avortés, être initiés à des plans de travail qui ne furent pas suivis et même connaître les difficultés matérielles qui ne furent épargnées à Du Bos à aucun moment de sa vie, sans parler de la maladie, mal vaincue et qui revient toujours à la charge. Pourquoi pas ? Du Bos n’était pas un pur esprit et il subissait aussi durement que chacun d’entre nous cette loi du temps successif à laquelle il ne voulait pas se dérober.

Mais alors le Journal est un document extraordinaire, sans doute unique en son genre. On ne trouve guère à lui comparer que les Confessions de saint Augustin, pour qui Du Bos avait une prédilection bien compréhensible. C’est l’histoire quotidienne d’une âme aux prises avec la grâce, d’une part, et, de l’autre, avec les innombrables empêchements de la condition humaine. Sans cesse vaincue et sans cesse triomphante, cette âme ne pouvait sans doute trouver que dans la mort la perfection qui lui était propre.

C’est même la raison pour laquelle il nous est si difficile de parler de Charles Du Bos comme d’un mort. Son apparence corporelle a cessé de nous être visible, mais son esprit tendait à échapper au temps, dont il respectait seulement la chronologie avec un remarquable scrupule. Ce caractère intemporel éclate partout dans son œuvre. Non pas que Du Bos fût le moins du monde insensible aux tribulations de son époque et qu’il refusât, si c’était nécessaire, de prendre parti. Je me rappelle, par exemple, qu’il avait coutume de dire que, s’il fallait absolument choisir entre la révolution et la guerre, il choisirait, pour son compte, la révolution. De même, on a publié de lui des journaux où il examine la situation de l’Europe en face de la menace hitlérienne. Mais ce sont là des exceptions et, en règle générale, Du Bos paraît étranger au flux des évènements qui secouent le monde.

Il pense, d’une part, que ce n’est pas sa vocation propre de s’engager dans ces querelles et, d’autre part, que les réalités spirituelles qui l’occupent sont dans une large mesure indépendantes de ces vicissitudes. Ce qu’il recherche avant tout dans une œuvre, en effet, ce n’est ni sa valeur esthétique intrinsèque, ni la signification que lui confère son environnement politique et social ; mais ce qu’elle nous révèle sur son auteur lui-même, en tant que cet auteur a eu sa propre vocation et son propre destin. Nul problème, ou plutôt nul mystère ne l’attira davantage que le rapport de la création avec le créateur. Comment telle souffrance, telle désillusion, tel enthousiasme ont-ils donné naissance à cette œuvre-ci ? C’est-à-dire, pour prendre quelques exemples, comment le pessimisme païen d’un Thomas Hardy aboutit-il à Tess d’Urberbille ou à Jude l’Obscur ? Comment le naturisme païen d’un Tolstoï donne-t-il La Guerre et la Paix ou Anna Karénine ? Mais vous ne trouverez chez eux pour ainsi dire aucune allusion à l’Angleterre victorienne ou au déclin du tsarisme.

En un certain sens, nul ne fut moins historien que Charles Du Bos, parce qu’il pensait, comme Proust, que l’œuvre d’art transcende le temps et que la vocation spirituelle de l’artiste le transcende plus encore. Il voyait dans la production de l’œuvre d’art et dans le message qu’elle contient pour des générations inconnues autant d’exemples d’une lutte victorieuse contre la mort. C’est pourquoi les vivants à ses yeux n’étaient pas plus vivants que les morts et il traitait les uns et les autres exactement de la même façon. L’ordre de l’artiste, comme celui de l’œuvre d’art, est un ordre intermédiaire, qui plonge bien ses racines dans le temps, mais qui ne cesse d’en triompher.

Accablés que nous sommes, depuis la mort de Charles Du Bos, par des préoccupations immédiates et temporelles, préoccupations qui ne lui furent d’ailleurs pas épargnées, nous pouvons être tentés de nous écarter de lui, car il semble ne point apporter de réponses à nos questions les plus angoissantes. Mais, si nous allons davantage au fond des choses, alors au contraire, nous trouvons chez lui précisément les réponses dont nous avons besoin, et voilà sans doute la raison pour laquelle la génération qui a immédiatement suivi la mort de Du Bos, et qui avait tant de raisons d’être angoissée, ne s’est pas détournée de lui. L’attachement de la jeunesse à Du Bos dans l’immédiat après-guerre est un phénomène bien remarquable. C’est qu’elle allait d’instinct vers des richesses spirituelles dont elle sentait bien que la présence ou l’absence déterminerait l’issue des conflits les plus temporels.

Plus que toute autre chose, Du Bos, en effet, a été un témoin. Non pas un témoin de son temps, qui écrit des Mémoires pour servir de matériaux aux historiens de l’avenir. Mais un témoin du spirituel dans ses manifestations les plus éclatantes au cours des deux derniers siècles en Europe. S’il fallait absolument situer Du Bos, ce n’est pas dans le bref espace de vingt années qui sépare une guerre de l’autre que nous le trouverions ; mais plutôt dans ce laps beaucoup plus étendu qui va de ce que Paul Hazard appelait La Crise de la Conscience occidentale, au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, jusqu’à la nouvelle crise du monde contemporain, qui n’est, d’ailleurs, que le développement et la suite de la précédente. Crise qui n’est pas seulement celle de l’absolutisme et de l’histoire universelle ; mais aussi et davantage celle de l’âme humaine dont les nouveaux pouvoirs n’apaisent pas les anciennes angoisses.

À travers tout ceci, permanence de l’âme ; c’est ce que Du Bos n’a cessé de nous rappeler. Et permanence d’une âme commune à toutes les nations de l’Europe, en dépit de la diversité des langages. Il faudrait même dire commune à tous les peuples de l’Occident. Du Bos croyait à l’unité de la littérature, et que l’on ne sépare pas sans artifice la française de l’anglaise, de l’allemande ou de la russe. Il n’était pas ce que l’Université appelle un « comparatiste » ; attaché à rechercher minutieusement des influences, comme si la divergence des dialectes était un élément fondamental. Son Keats et son Benjamin Constant, par exemple, sont contemporains, comme ils le sont aussi de Goethe ; mais chacun avait son propre problème. Le problème de Keats n’était pas qu’il fût Anglais, mais qu’il était Keats, et ainsi des autres. La comparaison entre eux serait vaine et ne donnerait rien ? Chacun doit être étudié en lui-même. On n’explique Keats que par Keats, Goethe que par Goethe.

N’y a-t-il pas toutefois un problème fondamental, qui est celui de Du Bos et qu’il retrouve chez tous ceux auxquels il s’est particulièrement intéressé ? Je crois que oui. Ce problème, qui fut aussi celui de Péguy et de tant d’autres, est le problème des rapports entre l’âme antique et l’âme chrétienne. On peut dire que presque tous les artistes de la période qui est proprement celle de Du Bos le portaient en eux. Et ceux à qui ce problème paraît être étranger, ils étaient également étrangers à Du Bos lui-même. Il a existé une spiritualité antique, ou païenne, si l’on aime mieux. La plus authentique grandeur d’une Simone Weil, par exemple, est de nous l’avoir dernièrement rappelé avec une force singulière. Par saint Augustin, Du Bos humaniste communiquait avec Platon. Que cette spiritualité antique ait été insuffisante ne l’a point empêché de produire des œuvres qui ont bravé le temps et qui nous émeuvent encore comme au premier jour. D’où la tentation de penser que l’art se suffit à lui-même et que nous pouvons atteindre, par sa seule médiation, à l’absolu. Tel est l’exemple que les artistes des derniers siècles ont tiré de l’antiquité.

Leur âme, comme celle de Du Bos lui-même, est suspendue entre une spiritualité sans dogmes définis, qui reconnaît partout l’étincelle divine, pour qui le domaine de l’art est un intermédiaire entre le monde des apparences et celui de la réalité ; et une spiritualité mieux définie, qui se soumet au déchirement de la transcendance : la spiritualité chrétienne. D’un côté nous tendons vers la sagesse et de l’autre vers la sainteté. Ce n’est pas pour rien que Du Bos attachait tant d’importance à Walter Pater et à son Marius l’Épicurien, ni que son dialogue avec Nietzsche a été si prolongé et si intime. Il aimait à dire de lui-même qu’il était un être essentiellement moral ; que toutes les questions revêtaient pour lui d’abord un caractère éthique. C’est qu’il pensait aux anciens stoïciens, pour qui l’acceptation de l’ordre du monde se confondait avec la reconnaissance d’un absolu moral. L’éthique ici rejoint l’esthétique et, tout chargé de spirituel, que lui manque-t-il donc pour pleinement nous satisfaire ?

Cette question, Du Bos, jusqu’au moment où il la tranche par sa conversion, n’a jamais cessé de se la poser. La réponse qu’il lui a finalement donnée est la meilleure preuve que quelque chose manque, en effet. Ce qui manque, c’est le contact immédiat avec la Réalité spirituelle, dont l’œuvre d’art ou l’acte moral ne sont que des images. On pourrait dire, je crois, sans trop forcer les choses, que le principe de la conversion de Du Bos, ce fut le besoin qu’il éprouvait de la présence réelle. Comment garder autour de lui cette troupe d’amis, morts et vivants, comment se les attacher d’une telle façon que rien, ni la mort même, ni surtout la mort ne fût capable de nous en séparer, sinon par l’intermédiaire du Médiateur ? Comme tous ceux qui ont profondément médité sur un certain ordre de réalités, Du Bos savait bien, il savait mieux que personne tout ce qu’il y a d’insuffisant dans la médiation de l’œuvre d’art. Si elle ne nous parlait si bien d’autre chose que d’elle-même, elle ne nous attacherait pas tellement.

Ce serait une erreur, du reste, de croire que la conversion résolvait la question une fois pour toutes. Ce fut l’erreur de Gide, qui pense que son ami converti a perdu toute liberté de jugement et qu’il n’est plus de questions désormais dont il ne connaisse d’avance la réponse, parce qu’elle lui est imposée du dehors. Du Bos savait bien, au contraire, que la réponse n’est jamais donnée toute faite et qu’il faut chaque fois la conquérir, l’inventer de toute son âme. C’est pourquoi, si l’on peut, évidemment, découper l’existence de notre ami entre les années d’avant la conversion et les années qui suivirent, je pense néanmoins que cette distinction trop accusée fausserait les perspectives, car s’il est un trait fondamental dans la vie et l’œuvre de Du Bos, c’est bien la continuité. Sa conversion n’est pas brusque et soudaine. Elle est un aboutissement, et ceux qui ont connu Du Bos avant et après peuvent témoigner, pourvu qu’ils soient de bonne foi, que l’homme restait le même ; que, s’il avait gagné quelque chose d’essentiel, en tout cas, il n’avait rien abandonné. Pas même son inquiétude et son insatisfaction, qui ont seulement changé de sens.

Certains – notamment Gide – l’ont accusé de je ne sais quelle préférence pour la souffrance, d’aimer sa propre souffrance et celle des autres, parce qu’elle lui fournissait un moyen de les consoler et aussi d’avoir prise sur eux. Il n’est pas d’imputation plus perfide et plus mensongère. Si la vie de Du Bos fut une vie de souffrances – et de souffrances physiques, les moins contestables de toutes –, il ne s’est pourtant jamais complu dans les épreuves des autres, ni même dans les siennes propres, et il faut l’avoir bien mal lu, bien mal vu, bien mal écouté pour ne pas avoir senti l’immense ouverture qu’il y avait en lui vers la joie. Mais la joie n’est pas donnée ; elle n’est pas un état premier, que nous aurions licence de retrouver pourvu que nous nous abandonnions à la nature ; elle est, au contraire, une conquête héroïque, cette récompense de certains soirs bénis dont le Journal nous fait parfois la confidence.

Je viens de parler d’héroïsme, et c’est en effet peut-être par ce côté secrètement héroïque de sa nature que Du Bos était susceptible de toucher une génération angoissée, dont les responsabilités sont terriblement lourdes. Il fallait de l’héroïsme pour porter la lucidité au point où il l’a portée ; il en fallait encore pour écarter de soi tout ce qui est facile ; il en fallait surtout pour parvenir à cette sérénité suprême dans laquelle il s’est éteint.

À présent le témoin est toujours debout. La mort et les années écoulées, quel qu’ait été leur poids, n’ont pu qu’ajouter à la valeur de son témoignage. L’Occident a souvent manqué d’âme. Il semble quelquefois écrasé par les puissances matérielles qu’il a déchaînées beaucoup plus que maîtrisées et il se tourne avec nostalgie vers un Orient qui lui semble être demeuré plus fidèle aux valeurs essentielles. Charles Du Bos demeure, par son exemple et par ses écrits, la preuve vivante que l’Occident n’est pas incapable de conserver le sens du spirituel. Aussi bien cette distinction entre Orient et Occident ne lui était-elle pas familière, car l’Esprit est un, et nul ne le savait mieux que lui. Mais si l’Occident est tenté de se détourner des vraies richesses, Du Bos est là pour lui rappeler qu’elles ne lui sont pas étrangères. Tombé à la veille du jour où une nouvelle catastrophe allait s’abattre sur le monde, Du Bos nous dit que ces catastrophes temporelles ne déterminent pas, à elles seules, le sens de l’histoire. Elles sont des épreuves dont il nous appartient de faire notre profit. Le chant solitaire d’un poète, l’harmonie d’un musicien, le chef-d’œuvre d’un peintre n’ont pas une moindre importance, si nous savons y voir autant de manifestations d’un Amour qui ne se lasse pas de nous tendre les bras. La vocation du critique est de le reconnaître et de le dire. Charles Du Bos n’y a pas manqué. Voilà pourquoi son œuvre inachevée reste un de ces témoignages incontestables, que Baudelaire invoquait jadis dans Les Phares.

 

 

 

Jacques MADAULE.

 

Paru dans la Nouvelle Revue canadienne en 1951.

 

 

 

 

 

 

 

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