Saint Louis

 

(1214-1270)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Xavier de MAGALLON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plupart des Saints dont la troupe lumineuse est ici groupée a fait briller dans les choses les plus humbles cette lumière émanée d’eux. Celui dont nous allons un instant contempler la figure se détache au contraire avec une splendeur céleste de tous les rayonnements terrestres. Il est sur le trône, en pleine clarté. Il tient le sceptre qui est déjà le premier du monde. Mais, pourpre et or, gloire, tout s’efface à l’éclat de ses vertus.

Un jour une femme dont l’histoire a conservé le nom, la Sarrette, plaidant au Parlement de Paris, interpelle le roi descendant les degrés : « Fi ! fi ! tu n’es que de la troupe des frères mineurs et prêcheurs, c’est grand dommage que tu es roi, c’est grand merveille que tu ne sois bouté hors du royaume. » Et comme les sergents la veulent battre et chasser, il les en empêche, il répond en souriant : « Certes, vous dites vrai, je ne suis pas digne d’être roi et, s’il eût plu à Notre-Seigneur, il eût mieux valu qu’un autre que moi fût roi, qui sût mieux gouverner le royaume. » Mais, l’étant, il s’appliqua à l’être de son mieux. Ce n’est point par des aptitudes spéciales qu’il y excella, mais par une volonté du bien, du vrai, du juste qui l’eussent rendu partout ce qu’il fut dans la fonction royale. Ce qui resplendit en saint Louis non plus que le roi mais faisant précisément l’excellence du roi, c’est l’homme. L’honnête homme. Le chrétien. Ajoutons, à cause d’un certain tour vif et charmant, le Français. Et mieux encore. Bien que ce ne soit point par là qu’en général on l’admire, bien qu’en apparence il ait là échoué, c’est lorsqu’il s’est éloigné de son royaume qu’il a été le plus roi, c’est lorsqu’il a entraîné la France au service d’une cause intéressant tous les peuples qu’il a été le plus français. Gardons-nous de ne pas voir et de ne pas dire que saint Louis est avant tout le Croisé.

Louis IX naquit à Poissy (Louis de Poissy, comme il aimait à signer, du lieu non, disait-il, de sa naissance mais de son baptême), le 25 avril 1214, l’année de la bataille de Bouvines, comme Louis XIV monta sur le trône l’année de la bataille de Rocroy. L’histoire a de ces perspectives et se plaît à dresser de ces portiques devant les pas des grands hommes. L’enfance de saint Louis, c’est sa mère. Et une grande partie de sa vie fut sa mère dont il adoucit plutôt qu’il n’eut à viriliser le génie de commandement. Génie des femmes de Castille, sainte Thérèse, la reine Blanche. L’éducation de saint Louis fut tendre et rude. La prière y abondait. Le fouet n’y manquait pas. Ce qui prouve qu’il eut ses défauts (quelle serait la gloire de n’avoir rien à vaincre ?), de ces défauts qui se font qualités : fougue, ténacité. Saint Louis le miséricordieux ne devait jamais être Louis le Débonnaire. Blanche de Castille le mène fort aux offices. Elle le mène aussi face aux châteaux rebelles. Au siège de Bellesme, il a quinze ans, il est à ses côtés. Blanche de Castille lui enseigne ce qu’il aura tant de peine à faire entrer dans la tête du bon sénéchal de Champagne qu’il faut se préférer mort qu’en état de péché mortel, mais c’est elle qui lui met le heaume en tête et le lance aux assauts.

Blanche non plus n’était pas sans défauts. C’était du moins l’avis de Marguerite de Provence. Blanche de Castille était une maîtresse femme, mais femme. Une mère, mais une belle-mère. On se souvient du récit, entre cent autres, de Joinville et comment le jeune ménage se donnait rendez-vous dans l’escalier reliant ses deux chambres afin que lorsque la reine-mère survenait dans l’une ou l’autre elle ne les y trouvât pas trop souvent ensemble. « Quand les huissiers voyaient venir la reine Blanche, ils frappaient à la porte... » Traits charmants ! Humble humanité chez les plus grands ! Sur l’escalier tournant de saint Louis, scène de l’éternelle comédie par des acteurs de la grande tragédie et même de la Divine Comédie !

Blanche de Castille cependant par un étonnant mélange d’énergie et d’adresse a placé, puis affermi la couronne sur le front de son fils qui n’a que douze ans quand meurt Philippe VIII. Elle brise l’éternelle coalition des régences. S’agissait-il seulement de donner la régence au comte de Boulogne ou la couronne à Enguerrand de Coucy ? Entre Henri III d’Angleterre et Raymond VII de Toulouse, Pierre Mauclerc de Bretagne noue le complot. Mais Blanche se hâte. Avant qu’ils ne bougent, saint Louis est sacré. À l’exemple de Philippe-Auguste refoulant avec les communes – la nation armée, déjà ! – le roi anglais et l’empereur allemand, elle fait prêter serment aux bonnes villes. Elle ramène au roi le comte de Champagne, bientôt, grâce à elle, roi de Navarre. Enfin Mauclerc lui-même se soumet. Tout cela non sans force négociations et chevauchées dont le jeune Louis prend sa part, au bout desquelles Blanche de Castille lui remet le beau royaume pacifié.

Le voilà roi. Et roi à une époque où c’était une grande chose que de l’être, mais où il n’était guère possible de l’être en roi fainéant. Le titre de roi élève déjà infiniment celui qui le porte au-dessus de ceux hier ses égaux dont la puissance encore balancerait la sienne. Mais il faut qu’il le défende de sa personne. On ne prononce plus l’insolente parole : « Qui t’a fait roi ? » Mais elle fût vite remonté du cœur aux lèvres si le roi n’avait apparu par ses qualités personnelles digne de l’être. Vérités de tous les temps. La politique comme la guerre est la science de l’action ; les thèses ne triomphent que si elles s’incarnent. Saint Louis fit à merveille son métier de roi. En même temps, il ajouta à l’immense prestige de la royauté une splendeur mystique qui ne s’éteignit plus. Un Louis XI, un Henri III sont recouverts de ce manteau miraculeux. Dans ce « charme séculaire de la royauté », dont parle l’historien révolutionnaire, saint Louis mit l’ingrédient le plus précieux. Puissance spirituelle qui croîtra d’âge en âge, et qui fut tout de suite ressentie. Une clarté d’aurore, un souffle de printemps semblent se répandre sur l’Europe à l’avènement de saint Louis.

Blanche de Castille avait dompté les révoltes des grands vassaux, mais elle n’en avait pas supprimé les causes qui tenaient à la constitution même de l’état féodal. À peine saint Louis prend-il le pouvoir, un orage formidable se prépare dans le Midi, un de ceux que la France si souvent traversa, non sans y risquer sa vie.

La fureur d’une femme provoqua celui-ci. La comtesse de la Marche, veuve de Jean-sans-Terre, mère de Henri III, la reine Isabelle, comme on continuait à la nommer, ne pouvait supporter de voir son mari vassal d’Alphonse, comte de Poitiers. À la suite des fêtes données dans cette ville et où il dut prêter hommage, elle fit déménager jusqu’au moindre meuble du château de Lusignan où saint Louis et ses frères avaient couché. Elle déclare à son mari qu’elle ne le reverra de sa vie, s’il ne la venge. À la Noël suivante, Hugues de Lusignan vient à Poitiers, défie publiquement le comte, et s’enfuit au galop de son cheval de bataille après avoir mis le feu à la maison où il a logé. Présage d’un incendie plus grave. Car il a décidé à la guerre et Henri III et Raymond VII espérant sa revanche avec tout le Midi frémissant et jusqu’au roi d’Aragon qui prétendait sur Carcassonne.

Avant qu’Henri III, se débattant avec ses barons, soit en campagne, saint Louis est à Chinon avec 4 000 chevaliers, 20 000 écuyers. Il enlève Montreuil-en-Gâtine, Béruge, Fontenay-le-Comte, Moncontour si bien que d’après certains chroniqueurs Isabelle désespérée tente de le faire empoisonner. Henri III arrive enfin. Il descend, puis remonte la Charente, et se fixe à Taillebourg. C’est là que saint Louis, en attendant le chêne de Vincennes, la mer de Damiette, la prison du sultan, la plage de Tunis, livre sa première image impérissable à la postérité.

Qu’un soldat essentiellement, que Bonaparte s’élance au pont d’Arcole, c’est beau, mais l’admirable est de voir le pacifique, le saint, le sage armé. La Charente est rapide. Les Français l’ont passée sur ponts volants. Comme toujours ils se sont trop avancés, en trop petit nombre. C’est alors que saint Louis apparaît tel et plus éclatant encore que Joinville nous le peindra huit ans plus tard, à Mansourah, arrivant « à grand bruit de trompettes et de cymbales. Jamais je ne vis si beau chevalier, il apparaissait au-dessus de toute sa gent, les dépassant à partir des épaules, un heaume doré en son chef, une épée d’Allemagne à la main. » À Taillebourg, il a vingt-huit ans. Il avait de magnifiques cheveux blonds comme la race du Hainaut dont il tenait par sa grand-mère, mais aussi comme les Grecs d’Homère ; et, sans doute, dans le combat comme dans le discours ou l’oraison, le feu de ceux qui ont Dieu en eux. Une vision surnaturelle expliquerait la fuite éperdue du roi anglais qui, emporté par un cheval très rapide, ne s’arrêta qu’en la ville de Saintes. À Saintes le bruit court que saint Louis approche : Henri III de nouveau de sauter en selle avec ses seigneurs et soldats, bien que sur le point de se mettre à table : « Ils laissèrent les mets à demi-cuits et se mirent en course à jeun », fait scandaleux que l’historien anglais relève avec autant d’amertume que de stupeur. La flamme, comme de l’épée de l’ange, qui avait fait reculer Henri III fut aperçue de loin. L’idée de sa bravoure donna une grande force à saint Louis dans son rôle de pacificateur et de justicier.

Voilà son grand titre aux yeux de son temps. Ce doit l’être aux yeux de tous les temps, surtout du nôtre. C’est l’article premier des Enseignements : « Cher fils, Je t’enseigne que tu te gardes selon ton pouvoir d’avoir la guerre avec aucun chrétien. Si l’on te faisait tort essaie pour voir si tu ne pourrais pas trouver quelque moyen qui te permit de recouvrer ton droit sans être obligé de faire la guerre. »

La justice, saint Louis s’efforça de la faire régner entre ses plus humbles sujets, entre les vassaux de son royaume, entre rois, entre pape et empereur.

Ainsi ses écrits, ses messagers couraient au loin porteurs et semeurs de concorde. Pourtant c’est sous le chêne de Vincennes que l’histoire s’est plu à le représenter dictant des arrêts, pacifiant. C’est d’un siège rustique au ras du sol qu’elle lui fait dominer les trônes. Il y a toujours dans les images naïves de l’instinct populaire quelque chose de profond. Il est beau de voir ce chrétien, ce mystique s’appuyer, sans y songer, aux forces naturelles les plus simples pour en tirer les suprêmes efflorescences de la pensée et de la conscience. Saint Louis rentre ainsi dans l’humanité au-dessus de laquelle il s’élève si souvent. Comme la jeune fille lorraine à laquelle il fait sans cesse penser, mystique également et en même temps si réaliste et pratique, il entend des voix d’en haut, mais ce sont aussi les souffles des prés et des forêts qui les lui portent et les personnes qui ne connaissent d’autres truchements de l’invisible ne s’étonneront donc pas des inspirations qu’il en recevait quand le chêne vénérable étendait sur l’auguste roi l’ombre ensoleillée de ses branches. L’arbre et l’homme, arbre et homme souverains, forment un tableau de grandeur émouvante et brillant de l’éclat de mystérieuses fraternités. Non plus seulement la foi dont saint Louis fut l’incomparable héros, mais tous les cultes peuvent s’incliner ici. Voici l’homme dans la plus sublime de ses fonctions, répandant la justice, ciment des nations, et voici l’enveloppant, le protégeant, le bel être d’un autre règne, fruit aussi de justes lois et de l’ordre où s’appuie et d’où s’élance l’ordre de la pensée et de la vertu. Tous deux abritent. Tous deux servent. La majesté antique des pasteurs de peuple se retrouve en saint Louis avec je ne sais quelle grâce et quelle clarté nouvelles, sous ce chêne de Vincennes, frère glorieux des chênes de Dodone.

L’énumération dans Joinville des réconciliations qu’il opère semble des litanies à sa louange : « Entre le comte de Chalon et son fils le comte de Bourgogne ; entre le roi de Navarre et le comte Jean de Chalon et le comte de Bourgogne, son fils ; entre le comte de Thibaut de Bar et le comte Henri de Luxembourg... »

Cette passion de la justice, si sainte, ne l’égara-t-elle pas un jour ? La place fait défaut pour discuter le traité de Paris de 1258. La formation de la France était un fait si visiblement voulu par la nature des choses qu’un ferme croyant en la Providence pouvait l’augurer voulu par elle et se refuser à rien distraire de ce qui lui avait été agrégé. Mais peut-on faire grief à saint Louis de n’avoir pas prévu l’écroulement du monde féodal, ni les évènements d’où sortit la guerre de cent ans ? Gardons-nous de le blâmer, tout en honorant le sentiment ardemment français des fières provinces qui ne lui pardonnèrent pas de les avoir abandonnées, et refusèrent, pour ce motif, de souscrire à sa canonisation.

L’admiration fut presque universelle. Quoi de plus beau que le spectacle de ce même Henri III, accompagné de la reine Éléonore se rendant dans la ville d’Amiens en 1264 pour s’y rencontrer avec ses barons en présence de saint Louis, afin de recevoir jugement dans l’affaire des provisions d’Oxford ? À la vérité la sentence, bien que confirmée par le Pape, ne fut pas observée par les barons. Mais même en éludant les sentences on s’inclinait devant le juge. Saint Louis était l’arbitre de l’Europe.

Un saint véritable, qui n’avait rien d’un illuminé. Il savait que la justice ne s’établit pas toute seule. Rex pacificus, mais toujours prêt à redevenir le combattant de Taillebourg. Par exemple, alors qu’il n’avait jamais voulu s’ingérer dans la lutte entre le pape et Frédéric II, il arrive que des légats français se rendant au concile de Rome sous Grégoire IX furent saisis en mer par les bateaux de Pise. Saint Louis envoie l’abbé de Corbie et le chevalier Gervais d’Escrennes les réclamer à l’empereur. Refus. Sommation de saint Louis. Les prélats sont délivrés à l’instant. En 1247, Innocent IV étant réfugié à Lyon, ville libre reliée à l’Empire par un lien purement nominal, Frédéric II manifeste l’intention de marcher sur elle. Saint Louis à l’instant lève des troupes ; les comtes d’Artois, de Poitiers et d’Anjou convoquent leur chevalerie ; l’empereur renonce à franchir les Alpes. La justice est nécessaire en tout, elle ne suffit à rien. Saint Louis peut être dit le roi de la justice et de la paix, parce qu’il les chérit toutes deux et parce qu’il n’hésita jamais à tirer l’épée pour les défendre.

Autour de cette vertu centrale fleurirent toutes celles d’une nature heureuse cultivée par une morale pure et par une foi vive en un monde où le bien est Dieu, où Dieu est le bien, où le mal pourtant existe mais racheté par le sacrifice de Dieu même. Saint Louis les pratique toutes et sans l’excès qui déforme et corrompt.

Il lavait les pieds des pauvres et un jour que l’un d’eux se plaignait qu’il ne le fît pas complètement il s’y remit avec plus de soin ; il embrassait et étreignait les lépreux et les pestiférés ; en Syrie on le vit ensevelir les cadavres amoncelés des prisonniers, les morts déjà tombés en pourriture ; il servait les moines à table, comme Murillo plus tard le verra faire aux anges. Il avait chaque jour trois pauvres à sa table non pas sélectionnés et préparés mais tels quels, ou choisis parmi les plus rebutants ; il en avait des centaines à ses jours de fête. Une façon comme une autre d’entendre l’égalité. Mais il paraissait dans les cérémonies publiques, sur le trône, à la tête des troupes, avec les insignes de son rang et tout l’éclat de la majesté royale.

Ses largesses, ses aumônes, ses fondations furent considérables ; il y subvint sans déranger ses finances ni pressurer son peuple.

Jamais sa bonté ne dégénéra en faiblesse. Ni sa mère, ni sa femme, ni ses frères, ni les pairs à ses genoux ne purent obtenir la grâce d’Enguerrand de Coucy qui avait fait pendre trois jeunes gens surpris à chasser dans ses bois ; ni la grâce de la dame de Pontoise qui avait fait assassiner son mari ; ni la grâce du maître du Temple qui avait passé une convention avec le Soudan sans son aveu : tous les chevaliers, déchaussés, et le maître lui-même durent venir s’agenouiller en présence de tout le camp, et faire réparation ; après quoi le coupable fut banni, malgré prières et instances, du royaume de Jérusalem. Marguerite de Provence n’était pas moins volontaire, mais moins judicieuse que Blanche de Castille. Saint Louis la chérit sans la subir. Elle avait fait prêter à son fils Philippe serment de lui rester toujours soumis ; saint Louis le fit délier de ce serment par le pape.

La raison et le charme sont les caractères des vertus de saint Louis. Il est vivant au livre de Joinville. N’y apparaît-il pas exquis, plein de grâce, de malice et d’enjouement ? « Cher fils, dit-il en ses Enseignements, prends soin que ta compagnie soit composée de prudhommes. » Prud’homme, c’est l’honnête homme du XVIIe siècle, avec quelque chose de plus vif et libre dans l’esprit et les façons. Telle était la compagnie de saint Louis, les Joinville, Simon de Nesle, Jean, comte de Soissons, Imbert de Beaujeu, connétable de France, Pierre dit le Chambellan « l’homme du monde qu’il croyait le plus », Pierre de Laon, le panetier Gervais, Geoffroy de Sartines, Gaucher de Châtillon, que nous verrons pour la plupart l’entourer sur les champs de bataille comme à la cour et tomber à ses côtés. Il voulait que les repas se terminassent non pas en lectures, mais en sages et gais propos. Et parfois à sa table s’asseyaient Robert de Sorbon, saint Thomas d’Aquin.

Nul religieux contemplatif ne vécut en plus continuelle oraison que ce roi administrateur et guerrier. Il n’y perdait rien de son attention aux choses de la terre ni de son indépendance à l’égard de l’Église qu’il chérissait et vénérait. Le problème des rapports de l’Église et de l’État était fort compliqué à une époque où les représentants de l’Église faisaient souvent partie comme seigneurs des pouvoirs de l’État, où la société ecclésiastique et la société civile étaient étroitement unies et mêlées. Saint Louis guidé par son amour et son bon sens n’eut jamais en ces sortes d’affaires d’embarras ni d’hésitation, soit qu’il arrêtât l’abus des excommunications épiscopales et répondît aux prélats le menaçant de la damnation et l’accusant de perdre son royaume parce qu’il ne les faisait pas soutenir du bras séculier : « Je le ferai quand je les jugerai justes », soit qu’il refusât au pape des subsides pour la guerre contre Frédéric II et tentât là encore une conciliation d’ailleurs impossible. Il n’en était pas moins attaché à l’Église, chrétien jusqu’aux moelles. La pire ineptie est de vouloir faire de lui comme de Jeanne d’Arc un précurseur du laïcisme.

La piété de saint Louis était l’atmosphère de ses vertus comme l’air l’est de la terre. Le sentiment de la présence divine pénétrait toutes ses actions, sans compter le temps considérable consacré chaque jour à l’office divin. Il y a un poète en tout grand homme, c’est-à-dire en tout homme qui élève la vie au-dessus de ses apparences. A-t-on assez remarqué le goût de saint Louis pour la musique ? Il ne s’absentait jamais, pas même en Palestine, sans emmener sa chapelle de façon à « chanter quotidiennement messe et glorieuses vêpres et matines à chant et déchant, à orgue et trèbes ». Là est le fond de son âme. La vie est vraiment pour lui un pèlerinage de la terre au ciel. Il sait que le mal existe, il le combat, tâchant de le muer en bien, ne l’écrasant qu’en dernier recours. Et il s’efforce d’entraîner ses amis, ses ennemis, son royaume, les autres royaumes et jusqu’aux infidèles à leur destinée surnaturelle, la seule pour lui naturelle, et il les entraîne, notons-le bien, en chantant.

Sous cette volonté chaleureuse il n’est rien dans le royaume qui ne tende à sa perfection. Le règne de saint Louis est une des époques les plus prospères que la France ait connues. Les humbles surtout y étaient protégés, dans le respect de toute légitime et utile autorité. Les œuvres de charité surgissent de tous côtés, Maison-Dieu de Vernon, Maison-Dieu de Pontoise, Maison-Dieu de Compiègne et les célèbres Quinze-Vingts, dont chaque année encore les pensionnaires reconnaissants vont déposer une palme au pied de la statue de leur fondateur ; et les finances publiques, grâce à une excellente administration, n’en étaient pas moins en parfait état. « Le royaume, écrit Joinville, se multiplia tellement par la bonne droiture que l’on y voyait régner que le domaine censive, rente et revenus du roi croissait tous les ans de moitié. » Par la quarantaine le roi, le roi de la paix détruisait les guerres privées ; par la suppression du duel judiciaire, le roi croyant abolissait la superstition du jugement de Dieu. C’est le premier article de l’Ordonnance de 1260 : « Nous défendons à tous les batailles par tout notre domaine, et, au lieu de batailles, nous voulons preuves de témoins. » Bref, sous saint Louis on vit la France et le siècle avancer, si j’ose dire, dans toutes les voies du progrès. « Ordre et progrès », la devise positiviste aurait pu être celle de ce grand mystique. « C’est de Louis IX, écrit Mignet, que date la monarchie moderne. »

Les arts ne pouvaient manquer de suivre l’essor d’une prospérité matérielle si imprégnée de spiritualité. On discerne au XIIIe siècle une première renaissance qui eût pu être définitive sans les désastres du siècle suivant. Saint Louis y participa, y aida de son mieux, donnant des bourses aux étudiants pauvres, préférant faire copier que d’acheter les livres afin d’en augmenter le nombre, fondant la Bibliothèque royale, jetant les bases de la Sorbonne comme du Parlement. C’est le moment où le pape Alexandre IV écrit : « Paris remplit l’univers de la plénitude de sa science, c’est la cité renommée des Lettres », et les étudiants y accouraient de tout pays. Le goût de saint Louis pour la musique contribua sans doute aux progrès de l’harmonie. L’autre musique, l’architecture, le grand art des grands siècles, connaît alors un de ses beaux épanouissements. Chartres, Amiens, Reims, Bourges, Beauvais, Rouen élèvent ou achèvent leurs merveilles. Les portraits de saint Louis et de la reine Marguerite gravés au tympan de la Porte Rouge de Notre-Dame de Paris montrent l’intérêt qu’il y porta. La statuaire produit alors plus de chefs-d’œuvre en France que l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne réunies. Les arts de l’orfèvre, du fondeur, de l’émailleur, de l’enlumineur, du relieur, du tisseur de tapisseries révèlent une perfection raffinée de l’œil et de la main que notre époque est loin d’égaler. La peinture elle-même s’éveille. Les schémas de Byzance s’animent au souffle créateur et, si l’on se penche sur les vignettes des manuscrits français, on voit que Giotto y est annoncé et déjà parfois devancé. Saint Louis n’est pas seulement roi de France. Il est le roi du XIIIe siècle. C’est le siècle des cathédrales, dont la Sainte-Chapelle est la fleur. C’est le siècle de saint Thomas d’Aquin. C’est le siècle de Dante.

Mais le bien-être terrestre, la félicité des troupeaux ne saurait être l’idéal d’un saint Louis. Saint Louis chante, et son chant l’entraîne. Tant que la perfection relative du monde où il se considère comme le tâcheron de Dieu n’est pas atteinte, il doit la poursuivre. Par l’existence et le mouvement perpétuel des empires musulmans, l’ordre chrétien sentait une avalanche suspendue sur lui. Les critiques n’ont pas manqué à l’entreprise des Croisades, que l’on a jugées dépourvues de raison hors du sentiment religieux. On oublie que la puissance asiatique qui s’était emparée jadis d’une péninsule européenne, qui avait failli noyer la France sous son flot, n’avait fait que croître depuis lors, qu’elle infestait la Méditerranée, qu’elle campait en Provence, qu’elle barrait à l’Europe l’accès de deux continents ; on oublie que plus tard, même refoulée et affaiblie par les Croisades, sans la victoire de Juan d’Autriche et celle de Sobieski, elle eût eu peut-être raison de la chrétienté, qui de nouveau s’inquiète d’elle. La loi chrétienne est de conquérir les âmes : saint Louis ne voulut jamais mort d’homme hors du combat ; le Coran dit : « En l’assurement de la foi tue l’ennemi de la foi. » Mahomet prêche l’extermination de l’infidèle. On voit à laquelle des deux civilisations, alors en conflit inévitable, il était prudent et sage d’assurer l’avenir.

Quelque enthousiasme qui ait emporté saint Louis, la raison d’État l’approuve. Et toute âme l’admire. C’est par la Croisade qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, du vulgaire des rois, qu’il entre dans l’ordre héroïque et lyrique des esprits véritablement supérieurs. C’est là qu’on le voit ce qu’il est.

Il a mis le royaume, avant de le quitter, en parfait état matériel et moral. Il l’a fait parcourir par ces fameux enquesteurs chargés d’aller partout et jusqu’au pays des Albigeois rechercher les griefs, provoquer les réclamations de quiconque croirait avoir eu à se plaindre du roi ou de ses agents, et faire droit autant qu’il y aurait lieu. Peu de mesures frappèrent davantage les esprits que cette mesure extraordinaire, ce grand examen de conscience royal. L’expédition pendant ce temps a été soigneusement préparée, et Joinville est frappé d’étonnement à la vue des approvisionnements qu’il trouve en l’île de Chypre. Le 25 août 1258, on met à la voile à Aigues-Mortes. Un long arrêt forcé à Chypre ne ralentit pas l’ardeur. Enfin on cingle vers l’Égypte. À peine le rivage touché, à peine l’enseigne Saint-Denis est-elle à terre, « saint Louis traverse à grands pas le vaisseau et malgré le légat qui se trouvait là il saute à la mer, ayant de l’eau jusqu’aux aisselles et l’écu au col et le heaume en tête il rejoint ses gens et sans plus tarder eût couru sus aux Sarrazins si ses prud’hommes jugeant plus sage d’attendre que l’on fût en nombre ne l’eussent retenu ». Enfin il chevauche et renverse tout ennemi sur son passage. Damiette est prise. À grand peine, à grands efforts, contre vents et marées, surtout contre feu grégeois, on approche du Caire qu’on appelle Babylone, le long du Nil que l’on croit fleuve du paradis terrestre. Une fois encore on couche vainqueurs dans le camp ennemi. Mais voici la péripétie. Le fol élan de Robert d’Artois l’a fait massacrer dans Mansourah. L’armée est acculée au canal du Tanis. Elle est coupée de Damiette et de sa flotte par les vaisseaux que les Turcs ont transportés à dos de chameaux au-delà de ses lignes. Une affreuse épidémie la décime. C’est la défaite et la retraite, prélude de la plus belle victoire, de la victoire d’âme que doit remporter saint Louis.

Autour de lui, en ces journées tragiques, sont des Français dignes de lui, les Français d’alors et de toujours, de Roncevaux, de Bouvines, de Denain, d’Austerlitz, de Reischoffen, de la Marne. C’est Pierre de Bretagne revenant de Mansourah, blessé au visage ; « Il maugréait contre les Turcs, et chaque fois il crachait le sang par la bouche. Eh bien ! s’écriait-il, par le chef-Dieu, avez-vous vu de ces goujats ? » C’est le bon comte de Soissons, serré de près avec Joinville sur le pont qu’ils gardent en grand péril, fonçant sur les Turcs de temps en temps avec ses chevaliers, et disant : « Sénéchal, laissons huer cette canaille ; car, par la coiffe-Dieu ! encore parlerons-nous de cette journée dans la chambre des dames. » Nous avons connu ce sourire, ce ton. C’est Gaucher de Châtillon, lequel avait sollicité le commandement de l’arrière-garde : « On le vit en dernier lieu dans un village là où le roi fut pris ; une rue traversait ce village. En cette rue était monseigneur Gaucher de Châtillon l’épée au poing, toute nue. Quand il voyait que les Turcs se mettaient dans cette rue, il leur courait sus l’épée au poing et les jetait hors du village ; et les Turcs en fuyant le couvraient de traits. Quand il les avait chassés hors du village, il se débarrassait de ses traits qu’il avait sur lui et se dressait sur ses étriers et étendait les bras avec l’épée et criait : « Châtillon, chevalier ! où sont mes prud’hommes ? » Quand il se retournait et voyait les Turcs escortés par l’autre bout, il recommençait à leur courir sus l’épée au poing et les poursuivait. Le soir monseigneur Jean Foninon, le bon chevalier, quand on l’amena prisonnier à Mansourah, trouva un Turc monté sur le cheval de monseigneur de Châtillon ; et la croupière de ce cheval était toute sanglante. Et il lui demanda ce qu’il avait fait de celui à qui le cheval était ; et le Turc lui répondit qu’il lui avait coupé la gorge sur son cheval, ainsi qu’il apparut à la croupière qui en était ensanglantée du sang. » Chant de l’Iliade, moins la fuite des héros ! Et c’est Gui de Château-Porcien qui, voyant que l’on s’en retourne vers Damiette, « ne veut pas revoir la terre où il est né » et fonce seul sur les Turcs « qui le tuèrent de leurs épées ». C’est Joinville lui-même, fort peu Don Quichotte en paroles, mais fort brave en fait, qui défend un pont presqu’à lui seul et sauve ainsi l’armée et le roi. Et c’est lui-même, le roi : « L’on dit, rapporte encore Joinville, narrant la première bataille de Mansourah, que nous étions tous perdus dès cette journée, n’eût été le roi en personne. Car le sire de Courtenay et monseigneur Jean de Sailleray me contèrent que six Turcs étaient venus saisir le cheval du roi par le frein, et lui seul s’en délivra à grands coups qu’il leur donna de son épée. Et quand ses gens virent la défense que faisait le roi, ils prirent courage et se portèrent vers le roi pour l’aider. » Saint Louis, dès le commencement de la retraite, avait quitté son corps de bataille qui marchait au milieu de l’armée pour se placer à l’arrière-garde. En vain on veut le faire embarquer sur les vaisseaux descendant le Nil, le comte d’Anjou allant jusqu’à lui dire qu’il retardait l’armée : « Comte d’Anjou ! comte d’Anjou ! laissez-moi, si je vous suis à charge, mais je n’abandonnerai pas mon peuple. » Enfin il tombe épuisé dans le village que défendait Châtillon. On le couche comme mort « sur les genoux d’une bourgeoise de Paris ». C’est dans ce village qu’il est pris. C’est de ce coin de terre qu’il s’élève sur un trône plus haut que celui de France.

Du 6 avril au 6 mai 1250, il est entre les mains de ses ennemis, gens assez farouches qui presque sous ses yeux assassinent leur sultan. Épuisé de maladie, presque mourant, accablé de maux, exposé au pire, la mort, les supplices, il montre une âme inaltérable, une majesté tranquille. Il dit ses heures avec son chapelain. Ce qui le préoccupe surtout, c’est le sort des prisonniers. À part cela, et comme si tout le reste était de moindre importance, il s’efforce de convertir les musulmans qui l’entourent. Entre leurs mains, à leur merci, c’est lui qui cherche à les délivrer de l’erreur. Il n’y a que Jeanne d’Arc en face de ses juges qui soit aussi grande et aussi émouvante que saint Louis en face de ses geôliers. Quand il s’agit de régler la question des otages, il s’offre, afin que tout son peuple soit libre. On a grand peine à le faire céder sur ce point par considération mieux entendue de l’intérêt de son peuple. Mais jamais sur rien qui touche ni au bien de ses sujets, ni à la foi, ni à l’honneur. À peine le chef des mamelouks, Farès-eddin-Actaï eut-il égorgé de sa main le sultan Tourân-Chah, il accourut tout sanglant trouver saint Louis : « Que me donnes-tu, lui dit-il, pour t’avoir délivré de ton ennemi ? » Saint Louis garde le silence. Actaï veut qu’il le fasse chevalier. En vain tous ceux qui sont autour de lui le supplient-ils d’y consentir, il s’y refuse : qu’Actaï d’abord se fasse chrétien ! On exige qu’ayant prêté serment d’exécuter le traité il jure qu’il veut être « aussi honni, s’il y manque, que le chrétien qui crache et marche sur la croix ». On le menace des bernicles, supplice qui broie les os, s’il ne signe la formule : « Je suis Votre prisonnier, faites de moi à votre volonté. » On doit renoncer à le faire signer. Mais quand il s’agit de la rançon de l’armée et de la sienne et qu’on lui demande du tout mille besants d’or, saint Louis, l’humilité chrétienne même, répond : « Je vous donnerai pour l’armée les mille besants, et pour moi Damiette, car je ne suis pas tel que je puisse être racheté à prix d’argent. » C’est la grandeur de Porus, mais en face de pis qu’Alexandre. Les Sarrazins stupéfaits ne se tiennent pas de lui dire : « On dirait que nous sommes vos captifs et non vous le nôtre. » On ne sait s’ils songèrent vraiment à en faire leur sultan ; mais il est sûr que nulle tête humaine ne fut mieux faite pour toute couronne de la terre ou des cieux.

Il la reçut enfin lorsqu’après quinze ans d’un règne admirable, ayant porté le royaume au plus haut point de gloire et de félicité, il repartit pour le seul but qui lui eût jamais semblé valoir qu’on le poursuive, pour la Croisade, et revint sur la terre d’Afrique pour y trouver la mort digne d’une telle vie. Elle l’y attendait. Elle le saisit aussitôt. Il se fait coucher sur un lit de cendres. Il dit Jérusalem ! Et il y entre en effet, mais non en Palestine.

Ce lit de cendres sur la terre nue et le bûcher de Jeanne d’Arc sont les deux cimes de l’héroïsme chrétien. Au-dessus, il n’y a que le Calvaire. La Méditerranée qui roule en son miroir tant de grandes images n’en a pas de plus haute que le mont du Golgotha et à ses pieds étendu le roi très-chrétien qui ne vécut et ne mourut que par la sagesse et la folie de la croix.

L’Église n’attendit pas la fin du siècle pour le mettre sur les autels. L’incrédulité l’a canonisé à son tour en reconnaissant par la voix de Voltaire qu’il « n’est pas possible à l’homme de pousser plus loin la vertu ».

Si les démocraties modernes étaient justes et de bonne foi, elles élèveraient des statues à celui de tous les chefs de peuples qui mérita le nom de souverain de la justice et de la paix.

C’est ici le saint des rois, et le roi des saints.

 

 

 

 

Xavier de MAGALLON, dans La vie et les œuvres

de quelques saints, tome premier.

 

 

 

 

 

 

 

 

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