Les chevaliers de Malte

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice MAINDRON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TRAVERSER la Méditerranée en tous sens est aujourd’hui une petite affaire, ce n’est même plus un voyage. Le seul danger qu’on y court est la fortune de mer, et encore est-il petit, tant les navires sont bien construits et tiennent facilement leur route. Il n’en fut pas toujours ainsi. Et, une fois que la marine de Soliman le Grand se fut développée, que Barberousse se fut installé à Alger avec les corsaires barbaresques, nul vaisseau, si puissant qu’il fût, ne put se vanter de faire, sans male aventure, la traversée de Marseille à Palerme ou de Cadix à Naples. Être enlevé par les Turcs et vendu comme esclave était alors une aventure commune et qui ne surprenait point, tout comme le pillage des côtes de l’Italie par les pirates. Les captifs chrétiens abondèrent sur les marchés de l’empire ottoman, qui devait pendant trois siècles exercer sa suprématie sur toutes les côtes de la mer intérieure, sans en excepter celles de l’Espagne, de l’Italie et de la France.

Purger la Méditerranée des corsaires qui l’infestaient, délivrer les chrétiens enchaînés sur les galères de l’Islam, telle fut la tâche. à laquelle se consacrèrent les chevaliers de Malte. Ils luttèrent pendant près de trois siècles, sans se décourager, avançant l’œuvre que le roi Charles X paracheva en faisant la conquête d’Alger.

Les origines des chevaliers de Malte sont anciennes ; il faut remonter au XIe siècle, jusqu’à cette confrérie charitable de marchands francs qui avaient fondé en Palestine des hôpitaux pour les pèlerins. Cette fondation de bienfaisance, riche et puissante, était composée de laïques. Le succès de la première croisade lui donna un caractère religieux. Quand les Francs eurent pris Jérusalem, les Hospitaliers, – ainsi les nommait-on, – prononcèrent les vœux et se firent d’Église. Mais ces religieux ne tardèrent pas à changer complètement leur genre de vie ; ils se donnèrent une autre mission et se consacrèrent aux armes, pensant qu’il était encore plus agréable à Dieu de voir combattre les infidèles que de soigner des malades. Sans renoncer cependant à entretenir leurs hôpitaux, ils s’organisent en ordre militaire, et ils nomment cet ordre la Religion. Mais on les tonnait surtout sous le nom d’Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

Leur puissance devint bientôt grande, et leurs richesses considérables. Avec les Templiers leurs émules, ils représentaient une force imposante, et ils surent la garder, tandis que les premiers, victimes de leur imprudence, de leur orgueil et de leurs désordres, disparaissaient sous la main de fer du premier grand roi politique que la France eût encore possédé. La ruine des chevaliers du Temple profita aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem : ils héritèrent de la plus grande partie de leurs richesses. Aucun concurrent ne vint modérer leur ambition, et les chevaliers de la Religion, aveuglés par la prospérité, se crurent invincibles jusqu’au jour où Soliman le Grand leur infligea la plus terrible leçon.

Dès 1187 ils avaient dû abandonner Jérusalem ; plus tard ils doivent aussi quitter Saint-Jean-d’Acre ; alors ils s’établissent à Rhodes, qu’ils occupèrent deux cent vingt ans. Souverains de l’archipel qui confine à l’antique Carie, étendant leur domination sur l’île de Lesbos et sur le territoire de Smyrne, ils ne tardent pas à donner à la chrétienté le spectacle d’une association violente, ambitieuse, intérieurement troublée par des passions jalouses, et bien peu fidèle, à coup sûr, au serment naguère prononcé de renoncer au siècle.

Mais ce sont avant tout des hommes de guerre. Les vœux monastiques s’allient mal avec les qualités militaires. Aussi voyons-nous que ces braves se piquèrent peu d’être humbles, qu’ils se gardèrent de la pauvreté, et que pour le reste ils s’en tinrent aux mœurs de leur temps.

L’humilité ne leur est pas nécessaire, car leur recrutement lui-même est fait pour flatter leur orgueil. Pour être chevalier de l’ordre, il faut être de noble souche, faire preuve de huit quartiers sur lesquels il n’y ait pas une tache. Ceux qui voudront faire profession sans avoir de naissance devront se contenter du titre de frère servant, et ils ne le quitteront jamais. Encore ne seront-ils admis dans l’ordre, malgré la modestie de leur rang, qu’après une sévère enquête sur l’honorabilité de leur famille, et on s’assurera si aucun de leurs ascendants n’a point pratiqué « aucun art vil et mécanique ». Tous indistinctement, chevaliers ou servants, porteront sur leurs armes une robe noire avec une croix blanche à huit pointes, cousue au côté gauche de la poitrine. À chacune de ces huit pointes correspond une béatitude, et la couleur noire est le symbole de la simplicité dont les soldats de Saint-Jean ne doivent pas se départir.

Les chevaliers cependant ne sont pas longs à s’en défaire, et ils portent par-dessus leur harnois une soubreveste écarlate avec la croix brodée richement. Les servants continueront à se battre sous la couleur noire ; leur humilité, à eux, est définitive. Ils savent, d’ailleurs, que leur condition ne changera pas et qu’ils ne pourront jamais devenir chevaliers, quels que soient leurs mérites ou même leur avancement dans le monde. Dès le XIVe siècle, une ordonnance du grand maître Roger de Pins a nettement établi que tout servant, même anobli par un prince, ne sera point chevalier de l’ordre.

 

Quant à la pauvreté, elle n’existe ni pour l’ordre ni pour ses membres, qui souvent sont riches et n’attendent point après leur solde. Les donations sans nombre dont l’ordre bénéficie ne lui permettent pas seulement de multiplier les fondations charitables ; partout il possède des terres et des biens, administrés par des chevaliers chargés de ce soin. Il a même institué des commanderies, sortes de fiefs dont les chevaliers titulaires ont l’usufruit ou viager, à charge pour eux de verser à la communauté une somme fixe à titre de redevance. Les commanderies se groupent sous la suzeraineté des prieurés ; ceux-ci sont le bien des prieurs, grands dignitaires de l’ordre, hauts administrateurs du temporel.

Mais tous les chevaliers ne sont point munis de pareils bénéfices ; la plupart résident dans des couvents qui appartiennent à l’ordre, et qui sont disséminés en tous pays d’Europe. On donne à ces couvents le nom d’auberges, et le chevalier qui en est le supérieur prend celui de pilier. Là tous les chevaliers, – et ils sont nombreux, leur nombre étant dans leur principe presque illimité, – trouvent asile, la table et le couvert, aux frais de l’ordre. Le pilier de l’auberge est un haut dignitaire. Dans le nobiliaire, il porte le titre de bailli. L’ordre, étant recruté dans toutes les contrées de l’Europe civilisée, est partagé en grandes catégories, qui sont les nations ou langues. Il en existe huit : Auvergne, France, Provence, Italie, Castille, Aragon, Angleterre et Allemagne. Sous la conduite de leur bailli, les chevaliers de chacune des langues vivent dans les commanderies, combattent à la guerre. Le bailli capitulaire est un chevalier possesseur d’un fief, le bailli conventuel est un généreux chevalier qui entretient souvent à ses frais les chevaliers de sa langue.

Telles sont les divisions, on pourrait dire foncières ou financières, qui servent de base à l’administration des biens de l’ordre. Mais au – dessus des dignitaires, commandeurs, prieurs et baillis, se dressent les grands chefs de l’ordre, qui sont nommés d’après certaines coutumes auxquelles on ne déroge point. Si le grand maître, qui est le chef souverain, est nommé à l’élection et choisi sans acception de nationalité, chaque langue a comme privilège de fournir le titulaire des autres grandes charges. Le grand commandeur appartient à la langue de Provence, le maréchal à celle de l’Auvergne. La charge de grand hospitalier est à la France, celle d’amiral à l’Italie, celle de grand conservateur ou drapier à l’Aragon. Le grand chancelier sera de la langue d’Aragon ; le grand bailli, d’Allemagne. La charge de grand turcoplier ou turcopolier est à l’Angleterre. Cette dernière porte un nom singulier et qui mérite explication : le grand turcoplier était le chevalier commandant les contingents islamistes que l’ordre entretint jadis à sa solde. Ces Turcs, ainsi enrégimentés sous les bannières chrétiennes, étaient des hommes achetés et que l’on nommait turcoples. Comme ils combattaient à cheval, on ne cessa de donner, après leur disparition, le nom de turcoplier au dignitaire qui commandait la cavalerie de l’ordre. Enfin la langue de Castille fournissait le grand chancelier.

Si l’ordre ne défend point à ses membres de posséder des richesses et d’en augmenter l’importance, il n’entend pas toutefois que ces biens viennent à passer en d’autres mains que les siennes. Tout chevalier ou servant ne peut avoir d’autre héritier que l’ordre lui-même ; ainsi s’augmente sans cesse le trésor, dont le grand maître a la disposition absolue. Il a encore d’autres avantages : une part importante dans toutes les prises, le droit de faire faire la course pour son compte. Il possède une commanderie dans chaque prieuré et la fait administrer par un chevalier. Si grande que soit son autorité, elle n’est point cependant sans contrôle, et il doit accepter la discussion. Un chapitre général de cinquante membres choisis parmi les hauts dignitaires peut diriger sa conduite et lui imposer sa volonté. Au-dessous de cette assemblée, qui ne se réunit que rarement et dans les circonstances graves, à peine tous les cinq ans, deux comités règlent les affaires : ce sont le conseil ordinaire et le conseil complet.

Ce sont les deux juridictions devant lesquelles les membres de l’ordre exposent et plaident leurs différends. Le second sert de cour d’appel à l’autre. Les chevaliers et les servants s’engagent à ne point plaider devant les tribunaux du siècle, et à accepter les arrêts du conseil qui a jugé en dernier ressort. S’il ne s’agissait que de procès, la chose ne serait point trop grave ; mais trop souvent s’agit-il de séditions ou de rixes à mains armées.

Mais il faut beaucoup pardonner à ces hommes de guerre, qui vivent toujours dans les combats. Leur humeur aventureuse les pousse vers toutes les entreprises difficiles, et c’est une des grandes préoccupations des dignitaires de l’ordre que d’empêcher les chevaliers d’aller faire la guerre dans les armées des souverains du continent, lorsque leur devoir est d’être toujours embarqués ou au péril de la mer pour lutter contre les Turcs.

 

Leur courage, à la vérité, est sans frein, et leur dévouement admirable. Peu de ces braves qui, durant le XVIe siècle, meurent de leur belle mort dans leur lit ou ne soient criblés de blessures. Habitués aux rencontres navales, aux guerres de siège, aux escalades sans merci, ils font au Turc une guerre sans trêve, et grâce à eux l’Europe respire jusqu’à la bataille de Lépante, où la capitane de l’ordre perdit tout son équipage et ses officiers. Le commandeur dal Pozzo devait écrire quelque temps après cette victoire si cruellement achetée : « Presque tous les mariniers, presque toute la chiourme, périrent. De la poupe à la proue, la galère de Giustiniani était ensanglantée, couverte de morts et de mourants. Aucun n’avait abandonné ses armes avant de perdre la vie. »

Certes, les Turcs, dans cette mêlée effrayante où se joua presque le sort de l’Europe civilisée contre l’Islam, ne ménagèrent point leurs vieux ennemis. Partout ils les trouvaient dressés contre eux. Quand ils les chassaient d’un point, ils reparaissaient sur un autre.

Lorsque, le 1er janvier 1523, le grand maître de l’ordre, Villiers de l’Isle-Adam, dut évacuer l’île de Rhodes, d’où le chassait Soliman le Grand, les Turcs purent se croire débarrassés de leurs dangereux ennemis. Bientôt ils les trouvaient installés dans l’île de Malte, d’où ils ne purent jamais les chasser. L’empereur Charles-Quint établit, en 1530, sur cet îlot de rocs, les chevaliers qu’il prétendait opposer aux corsaires de Barberousse. Ceux-ci ne faillirent point à leur mission, et pendant cinquante ans il ne se passa pas un jour sans combats ni coups de main.

En 1551, les Turcs essayèrent de s’emparer du repaire de leurs ennemis. Sinan-Pacha, ne pouvant enlever la place fortifiée, fait dans l’île un dégât sans merci et assiège la ville, dont la seule protection est le château Saint-Ange. L’entreprise échoua ; les Turcs se retirèrent avec du butin, mais sans beaucoup d’esclaves ; car, à l’annonce de leur arrivée, tous les habitants s’étaient réfugiés dans l’enceinte. Toutefois ils prirent leur revanche en enlevant l’île de Goze ; ils y firent six mille captifs, brûlèrent la ville et coupèrent tous les arbres avant de se rembarquer.

L’entreprise était manquée toutefois. Les Turcs attendirent une occasion plus propice, tout en s’irritant profondément contre ces chrétiens qui poussaient maintenant leurs galères dans la Méditerranée, en toutes directions, et capturaient les galions et les fustes du sultan. Ils tuaient aussi ses janissaires et attachaient au banc des rameurs les prisonniers, quel que fût leur rang ; ils avaient même pris et gardaient en captivité la nourrice de la princesse Mihrmah, la fille de Soliman le Grand et de Roxelane. De pareilles choses affligeaient tous les croyants, et, quand ils voyaient le Grand Seigneur traverser la ville à cheval, ils s’écriaient en se prosternant :

« Que ta bonté, seigneur, nous délivre des corsaires de Malte ! Rends-nous la consolation qu’ils nous ont ravie d’aller visiter en paix la sainte maison de la Mecque ! »

Et tous ces Turcs, pirates, massacreurs, marchands d’esclaves, se plaignaient ainsi avec naïveté qu’on leur rendit la pareille. Devant cette poussée de l’opinion publique, Soliman prépara la guerre ; car il avait résolu « de faire disparaître une race impie et opiniâtrement parjure de la surface de la terre ». Et il désigna le fameux Piali-Pacha pour commander l’expédition contre Malte ; Moustapha dirigerait les opérations du siège. Les arsenaux se vidèrent, on leva des hommes de toutes parts, on arma des navires sans nombre. La chrétienté s’émut ; mais Soliman avertit Venise qu’il ne tramait rien contre elle, et Catherine de Médicis qu’il désirait plus que jamais rester en bons termes avec la couronne de France.

La chrétienté ne donna pas toujours à cette époque, contre l’ennemi commun, le spectacle d’une parfaite entente. Le Turc fut assez habile pour faire croire aux deux puissances maritimes qu’il pouvait redouter que cet armement était fait contre Malte, c’est-à-dire contre l’Espagne.

Philippe II n’attendait secours de personne. Aux premières nouvelles il renforça la Goulette, au cas d’une attaque, en envoyant un gros de trois mille soldats que le vice-roi de Naples, don Garcia de Tolède, conduisit en personne. Ce personnage alla ensuite visiter Malte et conférer avec le grand maître, Parisot de La Valette. Il trouva les fortifications dans le meilleur état, les arsenaux pleins d’armes, les magasins bondés de vivres et de munitions. Les deux ports étaient sous la protection des canons du fort Saint-Elme, et on avait enclos d’une enceinte très forte la petite ville sise au pied de la place, et qu’on appelait le Bourg. Le vice-roi quitta Jean de La Valette le 13 avril 1565, après avoir passé tout son monde en revue. On comptait cinq cents chevaliers de l’ordre, deux mille trois cents soldats espagnols et italiens, et cent cinquante cavaliers, sans compter deux mille Maltais aptes à porter les armes et huit cents esclaves qui travaillaient aux remparts.

Jean Parisot de La Valette, dont ce siège de Malte devait rendre à jamais le nom glorieux, avait alors soixante-dix ans. Depuis huit années il était grand maître, et tous l’honoraient pour son courage et sa droiture. Très au courant des affaires de Turquie, il avait été bien vite informé des préparatifs que Soliman tramait contre lui. Un Vénitien qu’il envoya à Constantinople lui apprit la force de l’artillerie que les Turcs embarquaient, et le grand maître fit terrasser d’autant ses murs, accumuler les fascines, raser les maisons où l’ennemi eût pu trouver un logement. Et il ferma le port des galères au moyen d’une grande chaîne de fer forgée à Venise, dont chaque anneau avait coûté dix ducats d’or, et qui avait plus de six cents mètres de long.

Cependant il multipliait les précautions, évacuant sur la Sicile les femmes, les enfants, toutes les bouches inutiles, et il levait des hommes. Le vice-roi lui envoyait des soldats espagnols, au nombre de quatre cents ; et le pape lui en promettait d’autres, ainsi que de l’argent.

Soliman fit enfin partir sa flotte. Jamais, au dire des contemporains, on n’avait vu pareille armée, si riche, si bien munie de toutes choses, les moindres soldats étant vêtus de soie et de velours, avec leurs armes dorées. Le 2 mai, l’escadre de cent vingt-cinq galères quittait Constantinople ; elle s’arrêta en Grèce, pour y prendre encore des hommes ; elle ne repartit que le 12 mai. Dans la nuit du 18 au 19 mai, Piali-Pacha réussissait à débarquer trois mille hommes sur l’île de Malte. Conduite sur divers points, l’opération de la descente n’éprouva point d’obstacles ; bientôt vingt mille Turcs occupèrent l’île et se retranchèrent fortement. Le fort Saint-Elme fut bloqué tout d’abord ; mais les Turcs, quand ils voulurent faire leurs approches, essuyèrent une furieuse sortie de deux troupes, l’une de cavaliers, l’autre de gens de pied. Tandis que la lutte se poursuit, les deux chefs turcs, à l’abri derrière leurs forces massées, examinent la place et poussent leur reconnaissance.

Dès lors c’est le journal du siège qu’il faudrait tenir, avec le compte rendu monotone des sorties et des attaques de tranchées, tandis que les assiégeants poussent leurs travaux d’approche. On attend toujours un secours qui ne vient pas, et on s’use dans des actions de détail sans résultat. C’étaient les Turcs qui sans cesse recevaient des renforts, et leur flotte devenait si puissante, que Philippe II n’enverrait pas sans doute ses navires pour les affronter. La victoire de Lépante n’avait pas encore appris aux chrétiens que les Turcs n’étaient pas invincibles sur mer.

Bientôt le fort Saint-Elme est entouré de travaux, les communications avec la place sont interceptées ; à grand-peine le grand maître peut-il envoyer des renforts à la garnison, que des assauts terribles, menés chaque jour pendant plusieurs heures, déciment sans relâche. Plus de quatre mille Turcs sont morts sous le feu ou l’épée des défenseurs, les pertes de ceux-ci se comptent par centaines. Le fort Saint-Elme succombe enfin, aucun de ceux qui l’occupaient n’en sortit vivant. Dociles à l’ordre du grand maître, qui leur enjoignait de mourir jusqu’au dernier plutôt que d’évacuer le fort, ils jonchèrent de leurs cadavres les débris des tours et les murs écroulés que le canon des Turcs avait réduits en poudre.

Le premier assaut avait eu lieu le 3 juin, le dernier se donna le 23 du même mois. Pendant vingt jours quelques centaines de chevaliers et de soldats avaient tenu la place contre dix mille Turcs qui montaient sans cesse aux brèches, d’où ils se retiraient en comblant les fossés de leurs morts. Un moment le vieux Moustapha s’était demandé avec angoisse s’il n’y laisserait pas son armée.

Le grand maître n’avait plus qu’à se préparer à une vigoureuse résistance. Son ouvrage avancé était aux mains de l’ennemi, qui eut dès lors un port abrité. Parisot de La Valette envoyait des chevaliers au vice-roi de Naples pour le presser de lui expédier des secours que les calculs de la politique ou la mollesse des commandants ne laissaient point arriver. N’ayant plus guère à compter que sur lui-même, l’intrépide grand maître repoussa les propositions de capitulation que lui faisaient les pachas. Il refusa de recevoir leur parlementaire, et répondit à son interprète :

« Va dire à Moustapha que je n’ai voulu ni voir son ambassadeur, ni l’entendre. Un barbare tel que lui ne mérite pas qu’on donne audience à ses messagers. Qu’il nous fasse tout le mal qu’il pourra ! Le grand maître met sa confiance en Dieu, et Dieu lui donnera la victoire ! »

Telles sont les fières paroles qu’un historien, qui sut joindre le charme et l’originalité du récit le plus vif à l’érudition la plus solide, le vice-amiral Jurien de La Gravière, met dans la bouche du grand maître. Elles sont bien conformes au caractère de l’inflexible vieillard, qui se considérait vis-à-vis des infidèles comme le porte-épée de Dieu. Il avait ordonné aux défenseurs du fort Saint-Elme de mourir à leur poste, il se devait de se dicter la même conduite.

Moustapha et Piali ne se leurraient pas sur les difficultés du grand siège qu’ils allaient être obligés d’entreprendre, et à considérer les pertes qu’ils avaient éprouvées devant le seul fort Saint-Elme, ils craignaient de n’avoir pas assez de monde pour venir à bout de cette entreprise. Encore la mort du célèbre Dragut, le roi des écumeurs de mer, arrivé avec de nombreux combattants, n’était-elle pas pour leur donner grand courage. Le plus audacieux des corsaires ne devait pas longtemps aider les deux pachas de ses conseils que Soliman le Grand mettait au-dessus de tous les autres. Tandis qu’il examinait les positions que les Turcs attaquaient aux derniers jours de la résistance du fort Saint-Elme, un boulet ricocha sur un rocher, dont un quartier s’en vint lui fracasser le crâne. Les deux pachas craignaient aussi que les Espagnols ne se décidassent à envoyer une armée pour débloquer Malte. Il n’était pas de nuit où quelque frégate ou autre menue embarcation ne forçât le blocus, apportant quelques hommes et des lettres. Et, le 1er juillet, Jean de Cardone amenait un petit renfort de six cents soldats, qui occupèrent la vieille ville. Six cents hommes, c’était peu de chose. Mais l’effet moral fut considérable, l’ordre ne se considéra plus comme abandonné.

Toutes les attaques des Turcs sont repoussées, les infidèles n’en seront bientôt plus à compter leurs morts. Combattant derrière leurs ouvrages, les chrétiens sont couverts de bonnes armures à l’épreuve, et il est telle de leurs rondaches qui peut affronter le choc d’une balle d’espingole. Leurs arquebuses de rempart font autant de dégâts dans les troupes turques que des pièces d’artillerie. De celles-ci d’ailleurs ils ne manquent point, non plus que de munitions. Et quand les Turcs veulent monter à l’assaut, on les précipite en bas des murs dans le fossé, avec des armes d’hast et des épées de brèche.

Ces épées de brèche étaient de longues épées à deux mains à lame rigide et tranchante ; on s’en servait comme arme de taille. De certaines, la lame mesurait plus de cinq pieds. Longtemps on se servit de ces espadons, et il n’y a pas deux cents ans on les voyait encore, sur les remparts des places fortes, fixées de distance en distance aux merlons, où elles attendaient le besoin des combattants. On s’en servait aussi dans les batailles, et parmi les lansquenets il en était toujours quelques-uns au premier rang qui portaient de ces grandes épées sur leur dos en bandoulière, comme une guitare ou une basse de viole. Mais c’est surtout dans les combats navals que cette arme terrible trouvait son emploi ; souvent vit-on un homme résolu s’ouvrir un passage au milieu des ennemis, qu’il fauchait comme des épis. À la bataille de Lépante, on vit Sébastien Veniero, le commandant de la flotte vénitienne, reprendre ainsi à lui seul sa capitane envahie par les Turcs. Déjà ceux-ci avaient repoussé les Vénitiens jusqu’au milieu du navire, lorsque le terrible vieillard se précipita dans la mêlée. Pour ne pas glisser dans le sang, il s’était fait entourer les pieds de lisières et de filasse. Semblable à l’ange exterminateur, il frappait les Turcs de sa grande épée, abattant à droite et à gauche les hommes, que ses compagnons achevaient. Ainsi le septuagénaire provéditeur purgea sa capitane de la horde des infidèles. Puis il vola à d’autres exploits. Et, encore qu’il eût tenu tête à don Juan d’Autriche, il mérita les éloges des Espagnols eux-mêmes, qui ne l’aimaient pourtant pas, car il avait fait pendre quatre d’entre eux à propos d’une sédition survenue à bord d’un de ses navires.

La défense de Malte a vu de pareils faits d’armes ; des deux côtés on déploya pareil courage, et les Turcs se montrèrent admirables, car ils n’avaient point à combattre couverts par des murailles et ne portaient pas d’armures pour les préserver des coups. Mais leur indifférence vis-à-vis de la mort était grande. On en vit quatre plonger, armés de marteaux et de ciseaux à froid, puis s’installer sur la grande chaîne du port, dont ils commencèrent à couper les anneaux. Et, malgré les arquebusades, ils continuaient leur travail. Il fallut, pour les déloger, envoyer quatre Maltais qui se mirent à l’eau, tenant leur épée aux dents, et leur donnèrent la chasse. Un des Turcs disparut, noyé, percé de coups ; les autres abandonnèrent la place. Mais, si Moustapha eût voulu, il aurait trouvé cent hommes pour les remplacer. Il renonça à l’entreprise, parce qu’il n’en attendait point de bon résultat, et il essaya d’autre chose.

À cette époque la guerre de siège abondait en ruses ingénieuses et atroces, le métier d’artificier y déployait toutes ses ressources. L’historien des chevaliers de Malte, Baudouin, nous a donné la description d’engins extraordinaires que Parisot de La Valette expérimenta contre les Turcs : « Le grand maître fit préparer quantité de cercles de tous bois légers et flexibles, fit bouillir dans de grandes chaudières poix, résine écaillée et lie d’huile. Dans ce mélange, il faisait tremper les cercles, après les faisait entortiller d’étoupe et les faisait encore tremper une seconde fois. Cela fait, on les laissait refroidir et sécher. Quand ces cercles étaient enflammés, on les prenait avec certaines forces de fer, et on les jetait sur les ennemis, là où ils étaient le plus épais. Ces cercles descendaient roulant par l’air et enfermaient deux ou trois ennemis, qui étaient contraints d’aller deux à deux, ou trois à trois, se jeter dans la mer. Autrement ils brûlaient tout vifs. » Ou bien encore on garnissait le fossé de substances inflammables, de fascines soufrées, huilées, goudronnées. Quand les ennemis avaient envahi et commençaient à dresser leurs échelles le long des remparts, on jetait quelque substance enflammée le long des murs. Le feu prenait dans le fossé, et les assaillants périssaient dans les flammes s’ils n’avaient point le temps de remonter sur le glacis. Les Turcs vêtus de longues robes devaient particulièrement redouter ce genre d’artifices.

Leurs assauts pour enlever le fort Saint-Michel et le Bourg furent repoussés. Un seul leur coûta quatre mille hommes, sans compter les blessés. Ils se mirent alors à rapprocher leurs tranchées, et ils poussaient leurs mines jusqu’aux murailles ; mais, quand ils avaient ruiné une partie du retranchement, ils en trouvaient un autre derrière, que l’on avait eu soin d’élever. Car l’ingénieur de l’ordre, maître Évangélista, était aussi habile que les Turcs dans tout ce qui touchait l’art des fortifications.

Enfin les pachas se crurent capables d’enlever la place par la force, et, le 7 août, ils attaquèrent de toutes parts, poussant leurs épaisses colonnes de janissaires contre les murailles en partie ruinées des bastions. Plus de vingt et un mille Turcs se ruèrent contre le fort Saint-Michel et le Bourg. Pendant cinq heures cette marée monta, sans cesse grossie par des renforts, sans pouvoir couronner les murailles de l’ordre. Un moment le bastion, défendu par le chevalier Melchior de Robles, est forcé. La panique va se produire. Mais le grand maître accourt, et l’on voit l’héroïque vieillard charger les Turcs, la pique à la main. Autour de lui plus de vingt chevaliers sont tombés ; il a reçu lui-même un coup de pierre à la main droite ; mais le bastion est dégagé, et Parisot de La Valette peut retourner au Bourg, d’où il dirige la défense. Une habile sortie de la cavalerie fait tourner la journée à la confusion des Turcs ; pris à dos par des charges furieuses, ils croient qu’une armée de secours est sur leurs derrières, et s’enfuient en désordre. Piali-Pacha lui-même se rembarque précipitamment avec ses troupes de marins. Moustapha ne peut arrêter la panique de son armée. Le vieux pacha déchire sa robe de désespoir ; le roi d’Alger, qui l’assiste, partage sa douleur. Piali-Pacha est la cause de la déroute. L’assaut est manqué ; quatre mille Turcs ont été tués ou blessés en pure perte. Les chevaliers n’ont que quatre-vingts morts et cent cinquante blessés.

Moustapha dès lors ne laissera plus un jour de répit aux assiégés, dont les rangs s’éclaircissent. Le brave des braves, Melchior de Robles, tombe frappé d’une arquebusade à la tête ; le bailli d’Aguila le suit dans la tombe ; bien d’autres seraient à nommer. Du côté des Turcs les pertes sont aussi cruelles, et ils perdent tant d’hommes, qu’ils en sont réduits à des stratagèmes misérables.

Pour épouvanter l’ennemi, Mustapha déguise, sous des costumes de janissaires morts, des valets de guerre ou des soldats de la dernière catégorie. Ainsi vêtus, ils sont poussés à l’assaut, sans plus de succès d’ailleurs, et le vieux pacha roule étourdi à terre sous un coup de canon qui lui fait tomber son turban. Toute une colonne d’assaut, massée sur un point miné par les chevaliers de Malte, saute en l’air au milieu d’une formidable explosion avec l’ouvrage de fortification qu’elle avait enlevé à grand-peine. Une autre fois, les Turcs vont à l’assaut de confiance, sous des torrents de pluie ; car l’eau, qui éteint les mèches, ne permettra pas aux chrétiens de se servir de leurs arquebuses. Les chevaliers se servent d’arbalètes, et les Turcs, au lieu de rouler sous les coups de feu, sont tués à coups de carreaux qui percent leurs chemises de mailles.

Philippe II cependant n’avait point abandonné l’ordre ; mais il avait froidement étudié la manière de sauver ces chevaliers que l’on nommait le boulevard de la chrétienté, et donné ses instructions au vice-roi de Naples, don Garcia de Tolède, pour lever et diriger sur Malte une armée de secours. La responsabilité de celui-ci était lourde, car il craignait de voir détruire la flotte qui porterait l’armée de débarquement, ce qui eût été ajouter un désastre à un autre, puisque dès lors la perte de Malte fût devenue certaine. Le vice-roi massa les troupes de secours en Sicile. En Italie, en Espagne, les gentilshommes se préparaient à l’expédition comme si c’eût été une croisade. Le jeune don Juan d’Autriche se sauva, sans avoir pu obtenir l’autorisation de son royal frère de passer à Malte ; mais à Barcelone un ordre de Philippe II lui défendit de quitter l’Espagne et lui enjoignit de revenir à Madrid.

Soliman ne laissait point que d’être inquiet de toutes ces choses. On était au commencement de septembre ; les chevaliers de l’ordre tenaient toujours, et un secours allait leur arriver sous peu. Il envoya un ambassadeur au roi de France Charles IX, pour lui demander son alliance contre l’Espagne. Celui-ci n’avait pas voulu aider l’ordre de ses galères ni de ses soldats, car il considérait l’alliance de son grand-père, François Ier, et de son père, Henri II, avec la Porte, comme l’engageant lui-même dans cette voie. Il n’en prenait pas pour cela d’engagement avec le Turc, éconduisait son ambassadeur sous divers prétextes. Enfin, pressé de se décider, le fils de Catherine de Médicis déclara qu’il n’y avait pas lieu de renouer l’ancienne alliance, et que lui, roi de France, ne pouvait prendre les armes contre le roi d’Espagne, qui venait d’épouser sa sœur. Il se contenterait de garder la neutralité.

Cette neutralité était déjà peu noble, et le petit Valois aurait pu se rappeler que l’ordre renfermait de nombreux chevaliers français, et que le grand maître Jean Parisot de La Valette appartenait à la langue de Provence. Il aurait dû ne pas oublier qu’on l’appelait le roi très chrétien et que dans cette affaire le christianisme se trouvait en face du croissant. On regrettera pour lui cette abstention, comme on regrettera plus tard de ne pas avoir vu les galères françaises à Lépante. Leur place y était cependant plus marquée que celle des navires français, près de trois cents ans plus tard, au combat de Navarin.

Philippe II eut une idée plus haute de son devoir ; il pressa le vice-roi de Naples d’envoyer à Malte l’armée de secours. L’expédition se mit plus d’une fois en route ; les hésitations des chefs, le mauvais temps, les croisières ennemies l’arrêtèrent, et elle revint en Sicile. Don Alvaro de Bazan, parti d’Espagne avec une escadre, devait rejoindre la flotte de Sicile ; il commença par prendre des hommes en Italie, et rallia d’autres galères ; il arriva à Messine avec quarante-deux navires et plusieurs milliers de soldats à la fin de juillet. Un conseil de guerre réunit les chefs des diverses escadres sous la présidence du vice-roi ; les avis les plus timides furent émis, comme les plus hardis ; mais ceux-ci furent loin de prévaloir, tant, dans une réunion de beaucoup d’hommes, les idées les plus médiocres ont de chances de rallier la majorité des suffrages. Incertain, malade, assiégé de noirs pressentiments, le vice-roi chercha à gagner du temps, se persuadant que les forces dont on disposait n’étaient pas suffisantes pour secourir utilement l’ordre de Malte. Dix jours après arrivaient quatre mille hommes du duché de Toscane, amenés par Jean-André Doria. Don Garcia de Tolède est d’avis d’attendre encore les quatre mille soldats du duc d’Urbin ; puis il se décide brusquement, et, sans souci de ce renfort qui reste en arrière, il fait embarquer tout le monde le 25 août 1565, et monte lui-même sur sa capitane.

La flotte partit de Syracuse, divisée en trois escadres. Mais par de mauvaises manœuvres ces unités se séparèrent, se perdirent dans la nuit, dispersées par un violent coup de vent. On mit une partie des troupes à terre, l’expédition était manquée, la flotte ne quitta point les eaux de la Sicile. Enfin le 6 septembre on se remit en route : don Garcia de Tolède venait de recevoir la nouvelle que la côte de Malte était libre. À 1 heure après midi il était en vue de l’île avec toute son escadre. Entrant habilement de nuit dans le canal de Malte, il débarque ses troupes dès l’aube. Personne n’était là pour les repousser. Tous les équipages turcs étaient à terre, pour le grand assaut qui devait se donner le jour même. Malte était sauvée. Piali-Pacha, étant allé reconnaître la flotte chrétienne, voyant qu’elle se retirait après avoir débarqué les troupes de secours, comprit qu’il n’y avait plus qu’à lever le siège. Ses troupes à lui ne pouvaient pas attendre en bataille rangée l’armée espagnole et tous les chevaliers de l’ordre. Moustapha et Piali durent évacuer leurs ouvrages sous le feu des canons de la place et chercher à mettre leurs troupes et leur flotte à l’abri des entreprises des chrétiens. Cependant ils se résolurent à la fin à tenter un dernier effort et à tailler en pièces, dans la plaine, ces chrétiens qu’ils n’avaient pu exterminer dans leurs murs. Mais l’engagement ne tourna pas à leur avantage, et ils durent se rembarquer après avoir perdu quinze cents hommes. Toute l’expédition leur avait coûté près de trente mille hommes. L’ordre avait à regretter la perte de deux cent cinquante chevaliers, sans compter les servants et les soldats.

En mémoire de cette belle défense, qui dura près de quatre mois, le pape donna à Parisot de La Valette une épée et une dague à montures d’or émaillé, qui se voient aujourd’hui, la première au cabinet des médailles de Paris, la seconde au musée du Louvre dans la galerie d’Apollon.

 

 

 

 

 

Maurice MAINDRON,

Récits du temps passé,

Mame, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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