Le merveilleux dans la jeunesse de Chateaubriand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

George MALET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le merveilleux tient une place considérable dans la vie et dans l’œuvre de l’illustre écrivain dont on vient de fêter le cinquantenaire. Déjà, ses yeux d’enfant étaient amusés de fantômes, terrifiés par des spectres. Le château de Combourg était hanté. Parmi ces hôtes surnaturels du vieux manoir féodal venait ou revenait d’abord un certain sire de Combourg, à jambes de bois, défunt depuis quatre siècles. Détail particulièrement horrifique : parfois sa jambe de bois se promenait toute seule, accompagnée d’un chat noir. L’enfant, tapi dans son donjon, l’entendait toquer de marche en marche dans l’escalier de la tourelle.

On se rappelle, dans la première partie des Mémoires d’outre-tombe, la description si saisissante des soirées d’hiver à Combourg. « Le souper fini, les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de jour de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une sorte de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête demi-chauve était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu’en se promenant il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus ; on l’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière, émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa ligure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse quand il était à l’autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant : « De quoi parliez-vous ? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent.

« Dix heures sonnaient à l’horloge du château : mon père s’arrêtait ; le même ressort qui avait soulevé le marteau de l’horloge semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s’avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l’embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

« Le talisman était brisé ; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles : si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher. »

C’était le moment où Mme de Chateaubriand racontait aux deux enfants tremblants et ravis des histoires de chevaliers et de revenants, le Moine pèlerin, le Sire de Beaumanoir et Jehan de Tinténiac. On chercherait vainement dans les Mémoires d’outre-tombe, ces beaux récits « qui occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur », dit Chateaubriand. Mais ils existaient dans le manuscrit de 1834, dont on sait que Chateaubriand donna des lectures chez Mme Récamier. Sainte-Beuve, qui fut l’un des auditeurs, les signale. Jules Janin, qui n’était pas du petit cercle d’élus, mais sut écouter à la porte, écrivait dans la Revue de Paris :

« Onze heures venues, le vieux seigneur remontait dans sa chambre ; on prêtait l’oreille ; son pied faisait gémir les vieilles solives ; puis enfin tout se taisait, et alors la mère, le fils, la sœur poussaient un cri de joie... Ils se racontaient des histoires de revenants. Parmi ces histoires, il y en a une que M. de Chateaubriand raconte dans ses Mémoires et qui sera citée un jour comme un modèle de narration. Voici quelques lambeaux de cette histoire ; voici le pale squelette du revenant de Chateaubriand.

« La nuit, à minuit, un vieux moine, dans sa cellule, entend frapper à sa porte. Une voix plaintive l’appelle ; le moine hésite à ouvrir. À la fin, il se lève, il ouvre : c’est un pèlerin qui demande l’hospitalité. Le moine donne un lit au pèlerin, et il se repose sur le sien ; mais à peine est-il endormi que tout à coup il voit son hôte au bord de son lit, qui lui fait signe de le suivre. Ils sortent ensemble. La porte de l’église s’ouvre et se referme derrière eux. Le prêtre à l’autel célébrait les saints mystères. Arrivé au pied de l’autel, le pèlerin ôte son capuchon et montre au moine une tête de mort : « Tai m’as donné une place à tes côtés, dit le pèlerin ; à mon tour je te donnerai une place sur mon lit de cendres. »

Ce résumé de Janin, véritablement un peu pâle, fait regretter davantage que la légende du pèlerin mystérieux ait disparu des Mémoires. Après ces merveilleuses histoires, Mme de Chateaubriand et Lucile n’osaient dormir : le petit chevalier de Chateaubriand, aguerri par ses nuits solitaires dans la tourelle, devait regarder sous leur lit, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers et les corridors voisins.

Une nuit, elles entendirent distinctement des pas lourds dans l’escalier de la tour : épouvantées, elles se cachent sous leurs draps. Le pas approche, on dirait le bruit sec de la jambe de bois du vieux sire de Combourg, enterré depuis quatre siècles. Le pas mystérieux approche toujours, s’arrête à leur porte – pensez un peu si le cœur leur battait – puis passe, s’engage dans un escalier dérobé et se perd dans les profondeurs du château. Elles n’osaient en parler le lendemain à M. de Chateaubriand le père ; mais il avait aussi entendu le marcheur nocturne.

Une autre nuit, ce fut M. de Chateaubriand lui-même qui vit un spectre (ou peut-être un voleur). Sa porte s’était doucement ouverte ; il tourne tout à coup la tête et voit un être qui le regarde avec des yeux hagards et étincelants. Il tire du feu de grosses pincettes toutes rougies et va s’élancer ; mais le visiteur sinistre a déjà disparu. C’est M. Edmond Biré qui a retrouvé ces deux anecdotes dans le manuscrit de 1826 et les met en appendice de sa parfaite édition des Mémoires d’outre-tombe.

Quand il quittait par grand hasard Combourg pour visiter ses sœurs mariées, l’enfant retrouvait des légendes et des spectres presque aussi beaux. Voici quel était celui de Lascardais, le château de Mme de Châteaubourg.

Le régisseur, M. Livoret, était entré en fonctions peu après la mort de M. de Châteaubourg père, qu’il n’avait jamais vu. Il était seul au château. La première nuit, il voit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L’apparition s’approche de l’âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, ravive le feu et s’assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière et sort de la chambre en fermant la porte.

Le lendemain, le régisseur raconta son aventure aux fermiers, qui, sur sa description, reconnurent leur défunt maître. Le fantôme s’attacha au malheureux intendant : tournait-il la tête, sur le chemin, dans un bois, il voyait l’ombre du seigneur ; s’il avait à franchir un échalier dans un champ, le fantôme se mettait à califourchon sur l’echalier. Un jour, le misérable obsédé s’étant hasardé à lui dire : « Monsieur de Châteaubourg, laissez-moi », le revenant répondit : « Non. » Ce M. Livoret n’était pas un homme illettré et naïf, mais un ancien jésuite, professeur de collège, d’esprit positif et froid. Un intendant de carrière, un intendant moins récemment entré en fonctions fût tombé aux pieds de l’ombre en disant « Reprenez tout. »

L’enfant merveilleux n’était pas effrayé de ces récits : Lorsque – dit-il – mon père me disait : « Monsieur le chevalier aurait-il peur ? », il m’aurait fait coucher avec un mort ; lorsque sa mère lui disait : « Mon enfant, rien n’arrive que par la permission de Dieu ; vous n’aurez rien à craindre des mauvais esprits tant que vous serez bon chrétien », elle le rassurait mieux que tous les arguments de la philosophie. Son succès fut si complet que les vents de la nuit dans la tour inhabitée ne servaient que d’ailes à ses songes et son imagination surexcitée ne trouvait nulle part assez de nourriture et « aurait dévoré la terre et le ciel. »

 

 

 

George MALET.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en juillet 1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

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