Francis Jammes, poète géorgique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Robert MALLET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers 1890, la poésie française, bien que Rimbaud, Verlaine et Mallarmé lui aient ouvert des voies nouvelles, semble piétiner. Elle cherche vainement son unité, sa raison d’être, dans une école prétendue symboliste qui groupe des talents réels mais disparates, des aspirations généreuses mais quintessenciées. À force de se vouloir originaux, les poètes se livrent à l’étrange et même à l’excentrique. Chacun s’efforce de découvrir un domaine inexploré, pour l’exploiter à sa façon. La littérature s’encombre d’un mobilier gothique, oriental ou antique, avec des armures, des bouddhas, des griffons fabuleux, des vitraux, des statues mythologiques et des gerbes de fleurs maladives.

Albert Samain goûte le charme morbide du Jardin de l’Infante, Verhaeren erre à travers les Campagnes hallucinées, André Fontainas cueille les fruits des Vergers illusoires, Robert de Montesquiou pare sa boutonnière d’Hortensias bleus, Henri de Régnier s’intéresse aux Jeux rustiques et divins. On sent chez tous ces poètes le besoin réel de renouer avec une nature dont le contact a été perdu. Mais aucun d’eux, pas même le mieux doué, ne parvient à discerner et à traduire la véritable poésie des choses de la terre car chacune de leurs œuvres, même la plus sincère, au lieu d’exprimer un instinct, manifeste l’effort. On attend un authentique poète de la nature chez qui la louange de la vie des champs jaillira comme un cri spontané et non comme une chanson étudiée. Ce poète existe, il n’est pas encore connu, mais déjà, dans son obscur coin de province, il a donné à des amis intimes la mesure de son génie rustique. Il s’appelle Francis Jammes.

Avec sa loyauté proverbiale, Albert Samain lui-même salue l’apparition de ce confrère provincial dont l’art risque d’éclipser le sien : « Il est réservé à un poète perdu dans le fond des Pyrénées, là-bas à Orthez, de formuler ce que d’autres tentent d’exprimer systématiquement. Au milieu de la surchauffe intellectuelle où se dessèchent les esprits, c’est comme un verre d’eau claire qu’on apporte et tous boivent avidement 1... »

Le miracle du jammisme se produit : pour n’avoir voulu appartenir à aucune école, pour avoir résolument banni tout effet de style, pour s’être exprimé avec une simplicité qui ne prétend qu’à traduire sans transposer, Francis Jammes impose à la littérature de la fin du XIXe siècle le sceau de sa personnalité. Son premier recueil de vers à grand tirage, De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, attire sur lui en 1898 l’attention de tous les « assoiffés » dont Albert Samain nous a révélé l’existence.

Voilà enfin un écrivain qui ne parle pas des champs en amateur, en promeneur du dimanche ou en moraliste. Il ne joue ni les Coppée trop citadins, ni les Zola trop militants, ni les Verhaeren trop visionnaires. Il habite la campagne, il possède une métairie. S’il ne met pas la main à la charrue, il sait comment on la manie. Il n’ignore aucun des secrets de la vie rurale, il peut appeler toutes les plantes, tous les oiseaux, tous les insectes par leurs noms. Les paysans sont ses amis, les animaux ses confidents. Il chasse, il pêche, il herborise, il jardine. Et il chante ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent. Il ne chante que cela. Le monde pour lui est borné par la barre bleue des forêts landaises et par le mur d’argent des glaciers pyrénéens. S’il rêve, c’est pour évoquer les Antilles fleuries de tabacs roses, brodées de palmiers luisants, chamarrées d’oiseaux multicolores, les Antilles parfumées où ses grands-parents paternels ont vécu et sont morts. Jamais ses pensées ne se laissent accaparer par les fastes illusoires de la Capitale. Il redoute l’agitation, la cohue et l’énervement des grandes villes. Il ne se plaît qu’à Orthez, dans sa petite maison dont la façade blanche, bleutée de lierre, ressemble – prétend Charles Guérin – à son visage barbu.

Francis Jammes mourra en 1938, après être demeuré fidèle à ses Pyrénées. Né en Bigorre, fixé dans le Béarn pendant plus de trente ans, et mort au Pays basque, il accordera toujours à la nature la part privilégiée de ses sentiments. Son œuvre se présente comme un immense poème à la gloire de la création dans ce qu’elle a de plus pur et de moins interprété par l’homme.

 

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Les campagnes « qui tressaillent comme des ventres de femmes enceintes » lui ont livré « l’obscure douceur des choses villageoises 2 ». La vie des bourgades, des hameaux, des fermes s’accorde au rythme de sa respiration. Il s’introduit jusque dans les foyers les plus humbles pour nous en restituer le charme. Suivant en cela l’exemple de Lamartine, il prend plaisir à s’entretenir avec les paysans dont il a appris à percer l’âme peu expansive. Les hommes des champs apparaissent aussi souvent dans ses poèmes qu’il les rencontre au détour d’un chemin ou courbés sur leurs travaux. Il les voit tels qu’ils sont, c’est-à-dire dans leur humilité et leur grandeur. Pour les décrire, il n’embouche pas comme Victor Hugo la trompette emphatique qui célèbre « le geste auguste du semeur », il se contente d’effets aussi simples que le sujet offre de simplicité, nous montrant par exemple

 

                                              ... des paysans calmes

            Qui semblent réfléchir et qui ont l’air au loin

            De se fondre dans la nuit lentement et grands 3.

 

Il concilie ainsi l’exactitude scrupuleuse et la suggestivité, la réalité et la poésie. Dans des œuvres comme Jean de Noarrieu et les Géorgiques chrétiennes, il passe du didactisme au lyrisme avec un art des transitions qui n’appartient qu’à lui. Le cycle des travaux ruraux se développe comme une vaste fresque où les détails accumulés, loin de nuire à la majesté de l’ensemble, lui apportent d’harmonieuses nuances.

Lorsque Francis Jammes ne nous fait pas communier avec l’âme proprement agricole de la campagne, il nous entraîne à sa suite dans ses interminables courses de chasseur qui sont pour lui autant de prétextes à rêveries et à exaltations spirituelles. Ses sentiments amoureux le conduisent aussi dans les champs, car il aime à aimer « à ciel ouvert » en union étroite avec la nature qui lui semble participer à ses joies sensuelles et près de laquelle il cherche une consolation dès qu’il souffre.

Il reconnaît lui-même qu’il possède des sens de faune et se compare volontiers à un silène, mais il demeure curieusement chrétien dans sa sensualité païenne. Bien avant de songer à pratiquer le catholicisme, il ne perçoit jamais mieux la présence d’un Dieu de bonté que pendant ses promenades à travers la campagne. Quand il subit la crise qui prélude, en 1905, à son retour à la foi, c’est vers une Église habillée de feuilles qu’il se dirige, vers « une chapelle des champs vêtue d’un petit bois » dont la modeste cloche retentit « sur la gloire des maïs d’août, au-dessus des granges recueillies, au-dessus des greniers et des aires, au-dessus des batteuses qui ronflent 4 ». Et cette identification de Dieu avec la Nature trouve sa plus belle consécration dans les Géorgiques chrétiennes dont le seul titre exprime un religieux amour de la Terre.

« La paix est dans les bois silencieux 5 », a-t-il constaté. Le voilà donc parti pour y pacifier son âme trop sensible, en perpétuel état de tension. Quelle moisson de fleurs et de plantes il va rapporter le soir ! Sa boîte de botaniste « couleur d’insecte vert 6 » ne suffira pas à les contenir. Il y faudra aussi le carnier. Cette passion de la botanique qui le rapproche de Bernardin de Saint-Pierre, Jean-Jacques Rousseau et Lamartine fait de sa poésie un odorant herbier. « Les arbres aussi bien que les fleurs et les fruits représentent pour moi des êtres et des sentiments, confie-t-il, et mon souvenir est, si je puis dire, végétal 7. »

Il traite avec le plus grand sérieux « de la folie, de l’ouïe, de l’odorat, de la vue chez les végétaux » ou bien « de l’amour d’une immortelle des neiges 8 ». Et nous assistons dans Existences à d’étranges conversations entre lui et des platanes, des coquelicots, des légumes ou même des pelouses.

Ce don qu’il possède de communiquer avec l’âme secrète des choses le porte à compatir non seulement à la souffrance présumée d’un épi de blé malade, mais aussi à celle des pierres que l’on casse au bord des routes. Sans se soucier des railleries, il publie sa sympathie affectueuse pour des objets que les conventions du cœur dédaignent ou ignorent : « Moi qui ne savais faire que mon âme pliât devant des hommes, je l’ai prosternée devant des choses. Un rayonnement émanait d’elles, pareil au frisson d’une amitié. Je les sentais, je les sens vivre autour de moi. Elles sont dans mon obscure royauté. Je me sens responsable envers elles comme un frère aîné 9. »

Si Francis Jammes se penche avec une telle ferveur fraternelle sur la vie mystérieuse des végétaux et des minéraux, nous ne serons pas étonnés de découvrir en lui le défenseur le plus passionné des bêtes. Sa poésie n’est pas qu’un herbier, elle est aussi une arche de Noé. Il s’intéresse à tous les animaux, à ceux de la ferme comme à ceux des champs et des bois, aux poissons comme aux insectes, aux plus séduisants comme aux plus vulgaires. Au lieu de leur prêter, à la façon du Fabuliste, des sentiments humains, ce sont leurs propres sentiments qu’il tâche d’exprimer par sa voix. Il devient en somme leur interprète, il se met dans leur peau. Et de s’être ainsi solidarisé avec eux, lui fait comprendre « toute l’infinité résignée et muette de leurs douleurs 10 ». Ici le naturaliste s’efface pour laisser la place au disciple de saint François d’Assise qui s’écrie :

Je veux emplir mon cœur du Cœur des animaux 11.

L’oiseau et le lièvre blessés (tardif remords du chasseur impénitent), le poisson en train d’asphyxier hors de l’eau, ou l’ours brutalisé à la foire par le montreur, s’attirent sa compassion, mais non moins que le veau mené à l’abattoir, le cochon égorgé, les bœufs aiguillonnés, les vieux chevaux morts à la tâche, les chats galeux et perdus, les chardonnerets mis en cage. De toutes les souffrances animales, celles du chien et de l’âne éveillent dans son âme le plus de résonance. Le chien est son meilleur ami, il trouve en lui la résignation, la bonté et la constance qui manquent aux hommes. Quant à l’âne, « l’âne doux du ciel bleu 12 », il n’hésite pas, au prix des sarcasmes, à le considérer comme un... poète, et même à se comparer à lui. Ne va-t-il pas jusqu’à demander à Dieu de monter au paradis avec maître Aliboron et de retrouver là-haut la compagnie de sa chienne Flore ?

Ainsi, Francis Jammes voue son génie poétique à l’exaltation de sa terre natale, mais il réussit en nous décrivant les paysans, les champs, les arbres, les animaux de « chez lui », à nous emporter au delà de son cadre provincial dans un monde qui n’est plus pyrénéen mais universel. Et c’est ce qui place son œuvre très au-dessus de celles de tous les autres poètes géorgiques français – Mistral mis à part – qui n’ont pu dépasser la vérité locale pour accéder à la vérité humaine.

 

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Un demi-siècle déjà s’est écoulé depuis la parution des premiers essais de Francis Jammes, et les années en s’accumulant, loin de plonger son œuvre dans la brume où s’évanouissent les modes éphémères, font ressortir sa valeur permanente. Ayant su refuser de sacrifier aux actualités qui consacrent sans coup férir les talents à elle consacrés, notre poète demeurera d’une éternelle actualité : plus que jamais dans les remous de notre époque, nous avons besoin de nous rafraîchir l’âme, d’oublier les querelles intestines et internationales et de croire à une poésie qui ne prétend prendre parti que pour la rose, le soleil ou l’âne.

Exhumer d’un vieux coffre de bois, dans la maison de Francis Jammes, à côté de celle qui fut sa compagne et se dévoue à son souvenir, exhumer des manuscrits inédits, voilà l’émouvante joie qui me fut réservée au printemps dernier. Sur un papier de grand format, jauni par le temps, d’une écriture petite mais appuyée, le poète avait rédigé quelques impressions de jeunesse, sans davantage se décider à les publier qu’à les détruire. Fallait-il les enfouir à nouveau dans leur tombeau ? N’était-il pas sacrilège de publier ce que l’auteur avait écarté de la publication ? N’y avait-il pas intérêt, au contraire à révéler un aspect mal connu du poète au moment ou l’Université, alertée par trois projets de thèses sur son œuvre, risquait de l’enrôler parmi les classiques ? Finalement, les considérations d’enseignement et de divulgation l’emportèrent sur les autres, et les deux poèmes ont vu maintenant le jour officiellement.

Il reste à redire au lecteur qu’on ne lui a point livré des œuvres de maturité. Francis Jammes – l’écriture et les sentiments exprimés l’indiquent – avait environ vingt ans quand il les composa. Il s’y montre encore respectueux des règles prosodiques que plus tard il abandonnera résolument. Mais on y décèle, à côté d’un certain excès de facilité dans l’expression, les qualités les plus représentatives de ce qui constituera le fond de décor lyrique du jammisme : la tendresse, la pureté, le mysticisme, et sur toute cette douceur sentimentale, l’imprégnant de son parfum de glèbe, l’amour de la Nature.

 

 

Robert MALLET,

revue Claire de terre, mars 1947.

 

 

 

 

1. Extrait des Carnets Intimes d’Albert SAMAIN, publiés en 1939 par les éditions du Mercure de France, Paris.

2. Extrait de la Naissance du Poète dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, Paris, Mercure de France, 1898.

3. Extrait du poème les Villages dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir.

4. Extrait de l’Église habillée de feuilles dans Clairières dans le ciel, Paris, Mercure de France, 1906.

5. Titre d’un poème contenu dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir.

6. J’allais dans le verger, poème contenu dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir.

7. Dans le Roman du Lièvre (Mercure de France, Paris, 1903).

8. Dans Pensée des jardins (Mercure de France, Paris, 1906).

9. Extrait du Roman du Lièvre.

10. Extrait de la Charité envers les animaux dans le Roman du Lièvre.

11. Extrait de la Prière devant un beau paysage (inédit, à paraître).

12. Extrait de J’aime l’âne dans De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir.

  

 

 

 

 

 

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