Sartre, Anouilh et le problème de Dieu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Gabriel MARCEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La nouvelle pièce de J.-P. Sartre le Diable et le Bon Dieu a causé une vive déception, sinon à des admirateurs fanatisés qui sont disposés à prendre comme parole d’Évangile tout ce qui sort de sa plume, tout au moins à ceux qui, sans être aucunement d’accord avec ses positions philosophiques, apprécient hautement les qualités proprement théâtrales de ses principales œuvres dramatiques, particulièrement des Mains Sales.

C’est en effet avant tout sur le plan théâtral que ce nouvel ouvrage apparaît critiquable. L’espèce d’athéisme doctrinal dont Sartre s’est fait le champion est ici au premier plan. L’auteur n’a rien négligé pour le mettre en évidence, et c’est à cette préoccupation qu’il a sacrifié la réalité même de ses personnages. Je ne me propose nullement de raconter ici en détail cette pièce extrêmement longue et compliquée. Je me bornerai à insister sur un ou deux points essentiels.

On sait que le drame se situe en pays rhénan au XVe siècle à l’époque de la guerre des paysans. La ville de Worms est assiégée par une armée dont le reître Goetz a pris la tête. Mais ce qui complique la situation, c’est que dans la ville même une faction s’est dressée contre l’évêque. Celui-ci est assassiné, mais auparavant, se sentant menacé avec tout le clergé, il a confié la clé de la ville au curé Heinrich et a chargé celui-ci d’aller la remettre en secret aux assiégeants. Il compte qu’ainsi les membres du clergé auront la vie sauve. Le reste de la population sera sans doute massacré mais peu lui importe. Après bien des hésitations, Heinrich s’exécute, mais en présence du reître qui se donne lui-même pour un suppôt de Satan, il se ravise. En réalité, il est beaucoup trop tard pour rien changer au cours des évènements, car même s’il refuse de donner la clé, il ne sera pas difficile de la lui arracher. D’ailleurs, au cours d’une longue scène entre Heinrich et Goetz, le curé est retourné par le reître et, dans des conditions assez déconcertantes, finit par lui remettre la clé de la ville. Chose singulière, il consomme sa trahison au moment précis où Goetz vient de lui révéler cyniquement qu’il est responsable de la mort de son frère Conrad. Conrad était le fils légitime des Heidenstamm, alors que lui, Goetz est bâtard et heureux de l’être. On trouve ici du reste le même thème que dans l’Œdipe de Gide – cette idée que le bâtard a cette chance d’être sans héritage, la légitimité étant au contraire une chaîne et un poids. C’est peut-être ici le point le plus précis où se situe l’articulation entre Gide et Sartre. Je signalerai d’autre part en passant la scène théâtralement inutile mais philosophiquement très significative où un banquier tente de négocier avec Goetz le salut des riches de Worms. « Vous appartenez, dit le banquier, à une catégorie difficilement maniable... celle des idéalistes. » Goetz est interloqué. « Voyez-vous, poursuit le banquier, je divise les hommes en trois catégories : ceux qui ont beaucoup d’argent, ceux qui n’en ont pas du tout, et ceux qui en ont un peu. Les premiers veulent garder ce qu’ils ont : leur intérêt, c’est de maintenir l’ordre ; les seconds veulent prendre ce qu’ils n’ont pas : leur intérêt c’est de détruire l’ordre actuel et d’en établir un autre qui leur soit profitable. Les uns et les autres sont des réalistes, des gens avec qui on peut s’entendre. Les troisièmes veulent renverser l’ordre social pour prendre ce qu’ils n’ont pas, tout en le conservant pour qu’on ne leur prenne pas ce qu’ils ont. Alors ils conservent en fait ce qu’ils détruisent en idée, ou bien ils détruisent en fait ce qu’ils font semblant de conserver. Ce sont eux les idéalistes. – Comment les guérir ? demande Goetz. – En les faisant passer dans une autre catégorie sociale. Si vous les enrichissez, ils défendront l’ordre établi. » Et voilà pourquoi le banquier offre à Goetz les terres de Conrad. Il offre aussi de payer les dettes de ce dernier, mais Goetz n’avait nullement l’intention de les reconnaître. Tout cela lui fait donc l’effet d’une mauvaise plaisanterie. Il reste bien décidé, quand il aura pris la ville, à la détruire. Ce massacre, d’ailleurs, ce sera sa façon de crucifier Dieu, Dieu, le seul ennemi qui soit digne de lui. « En ce moment, dira-t-il à Nasty qui, lui, représente le peuple, il a peur, je le sens. Je sens son regard sur mes mains, je sens son souffle sur mes cheveux, ses anges pleurent. Il se dit : Goetz n’osera peut-être pas – tout comme s’il n’était qu’un homme. Pleurez, pleurez, les anges : j’oserai. Tout à l’heure je marcherai dans sa peur et dans sa colère. Elle flambera : l’âme du Seigneur est une galerie de glaces, le feu s’y reflétera dans des millions de miroirs. Alors je saurai que je suis un monstre tout à fait pur. » Je noterai en passant que tout cela est d’un byronisme terriblement vétuste, et qu’il est assez curieux qu’un philosophe auteur dramatique qui prétend sans nul doute incarner la pensée la plus actuelle retrouve de pareilles rengaines.

Mais ce qui est évidemment assez inattendu et d’ailleurs psychologiquement bien sujet à caution, c’est que ce défi de Goetz tout en restant défi va changer de signe, cela au cours d’une autre scène entre Goetz et Heinrich qui marque le véritable point de départ de la pièce. « Tu prends beaucoup de peine pour rien, fanfaron du vice, dit le curé, qui d’ailleurs n’est déjà plus curé. Si tu veux mériter l’enfer, il suffit que tu restes dans ton lit. Le monde est iniquité ; si tu l’acceptes, tu es complice. Si tu le changes, tu es bourreau. Car c’est par la violence qu’on établit la justice, et c’est par la terreur qu’on la maintient. Nous sommes tous également coupables, bâtard, nous méritons tous également l’enfer, mais Dieu pardonne quand il lui plaît de pardonner. – Parbleu, riposte Goetz, il ne me pardonnera pas malgré moi ! – Misérable fétu, lui crie Heinrich, comment peux-tu lutter contre la Miséricorde ? Comment lasseras-tu son infinie patience ?... Va brûler Worms, va saccager, va égorger ; tu perds ton temps et ta peine : un de ces jours tu te retrouveras au Purgatoire comme tout le monde. » Mais voilà qui est de nature à faire réfléchir Goetz. Si tout le monde fait le mal, il cesse d’être intéressant de le faire : le défi véritable, ce sera de faire le bien. « Je parie donc que je ferai le bien, c’est encore la meilleure manière d’être seul... J’étais criminel, je me change : je retourne ma veste et je parie d’être un saint. » Cependant il affecte de vouloir mettre le Seigneur au pied du mur. Le sort de la ville sera l’enjeu d’une partie de dés. « S’Il me fait gagner, la ville flambe et Ses responsabilités sont bien établies. » Seulement il a décidé en lui-même de perdre et fera ce qu’il faut pour cela : il trichera pour perdre. Mais Heinrich ne s’en est pas aperçu. « Maintenant, dit-il à Goetz, tu veux prouver que le bien est possible et que je suis damné. Je te suivrai, va, je te suivrai pas à pas nuit et jour. Compte sur moi pour peser tes actes et tu peux être tranquille : dans un an et un jour, où que tu ailles je serai au rendez-vous. – Voici l’aube, murmure Goetz, comme elle est froide ! L’aube et le Bien sont entrés sous ma tente, et nous ne sommes pas plus gais... Peut-être que le bien est désespérant... Peu m’importe d’ailleurs... Je n’ai pas à le juger mais à le faire... » Je ne rendrai pas compte en détail de la suite. On se doute bien, connaissant les partis pris de l’auteur, que Goetz, en faisant systématiquement ce qu’il appelle le bien, aboutira à des conséquences humainement aussi catastrophiques que lorsqu’il faisait le mal. Seulement les dés sont pipés, et cela dans tous les sens. On est confondu par ce qu’on hésite pourtant à appeler la naïveté de l’auteur qui ne semble pas avoir compris que, si ce qu’il appelle le Bien est fait par défi, il n’est justement plus du tout le Bien. Lui-même a d’ailleurs été amené à tricher de la façon théâtralement la moins excusable : car il y aura des moments où Goetz semblera transformé dans sa sensibilité, par exemple en présence de Catherine, une prostituée qui est en train de mourir d’une maladie vénérienne, et qui se désespère parce qu’il a rompu avec elle au moment où il a décidé de « faire le Bien ». Ce sera d’ailleurs là l’occasion d’une scène particulièrement déplaisante, celle où Goetz, ayant imploré en vain le Christ crucifié de prendre pitié de l’agonisante et de le faire souffrir à sa place, feindra d’avoir été miraculé et d’avoir reçu les stigmates. Sans même insister sur l’anticléricalisme de bas étage qui s’étale ici comme à peu près partout dans cette pièce, j’appellerai l’attention sur l’incohérence de tout ce développement. Par une sorte de prestidigitation très maladroite puisqu’elle ne passe pas inaperçue, la fausse conversion se trouve remplacée pendant quelques instants par quelque chose qui se présente comme une conversion véritable.

Dans cette pièce la tricherie est d’ailleurs continuelle. Je songe en particulier à la scène théâtralement assez impressionnante où les paysans à qui Goetz a décidé de faire don des terres de son frère, traitent ce bienfait comme une insulte. Les lecteurs de l’Être et le Néant savent très bien que Sartre s’est toujours évertué à traiter le don comme une sorte d’emprise illégitime sur la liberté de l’autre. Ici comme dans tant d’autres cas il s’est efforcé de dévaloriser l’expérience normale en l’interprétant à la lumière de l’expérience dégradée. Ce sophisme est particulièrement voyant dans la scène à laquelle j’ai fait allusion : car enfin il est trop clair que Goetz ne peut pas disposer légitimement de terres dont il s’est assuré la possession par le crime. En quoi une aberration comme celle-là peut-elle contribuer à fonder une critique valable de la charité ? Je prends bien entendu ce mot dans son acception rigoureuse et non au sens péjoratif qu’on est trop souvent enclin à lui donner aujourd’hui.

Ce qui est en vérité terrifiant dans la pièce de Sartre, ce n’est pas tellement son athéisme que le dénigrement systématique de l’amour qui lui donne son caractère propre. Reprenant à son compte en l’isolant et le durcissant indûment un thème célèbre de Hegel, Sartre semble s’être acharné à nous démontrer que toute possession légitime naît de la violence et de la guerre. Encore ne faudrait-il probablement pas trop insister ici sur la notion de légitimité. Car dès le moment où la possession est acquise elle devient contestable. On entend donc nous enfermer dans une espèce de cercle infernal ; et ceci pourrait à vrai dire présenter une certaine grandeur tragique. Mais ce qui est singulier c’est que cette grandeur même, nous avons été fort nombreux à ne pas la sentir, et il faudrait se demander pourquoi. Je serais tenté de dire à peu près ceci : en principe la grandeur implique une certaine simplicité dans le dessin, celle qu’on admire par exemple dans les grandes tragédies de Hebbel ; mais cette pièce-ci est extraordinairement encombrée ; en l’écoutant on a continuellement l’impression de traverser des fourrés et de s’agripper à des ronces. À vrai dire, un autre type de grandeur peut se dégager d’un théâtre proprement romantique où l’accent est mis au contraire sur la confusion des rapports humains, sur l’inextricable de l’histoire. Mais ceci n’est possible qu’à une condition d’ailleurs négative : c’est que le dramaturge renonce absolument à démontrer quoi que ce soit. Et, bien entendu, ici, le grand, l’incomparable exemple, c’est Shakespeare. Or, rien n’est moins shakespearien que le dernier ouvrage de Sartre : je dirais volontiers que ce qui lui manque, c’est l’épaisseur vivante ; si elle est épaisse, c’est à la façon d’un carton, non d’un tissu.

Je ne tenterai pas de préciser les conclusions qu’on peut être tenté de tirer de cette œuvre quant au développement ultérieur de Sartre. Mieux vaut d’ailleurs attendre le gros livre sur l’Homme qu’on nous annonce déjà depuis quelque temps. Je voudrais en revanche très rapidement tenter une comparaison entre le théâtre de Sartre et celui d’Anouilh.

Je me rappelle distinctement avoir entendu Sartre manifester chez moi une véritable aversion pour le théâtre de Jean Anouilh. C’était à l’époque d’Antigone et des Mouches. Je n’ai d’ailleurs pas compris exactement de quoi cette aversion était faite. Je serais à vrai dire porté à me demander si elle n’était pas de caractère politique. À l’époque dont je parle, c’est-à-dire à la fin de la guerre ou tout de suite après la fin de la guerre, Jean Anouilh avait très mauvaise presse dans les milieux de la Résistance (j’avoue d’ailleurs ne savoir aucunement de quel genre de résistance Sartre était en droit de se vanter, mais enfin ses sympathies du moins n’étaient pas douteuses). On reprochait à Anouilh d’avoir écrit quelques articles dans un journal éphémère de la collaboration. Mais surtout certains affectaient de voir dans Antigone une pièce fasciste, ce qui m’a d’ailleurs toujours paru absurde. Je suis pour ma part bien plutôt frappé du caractère foncièrement a-politique de tout le théâtre d’Anouilh. Ceci est probablement lié à une misanthropie profonde et en quelque sorte farouche. Chacun sait que l’auteur de la Sauvage vit en marge et le plus souvent hors de Paris. Jamais on ne le voit aux répétitions générales, il est étranger à ce qu’on appelle d’une expression d’ailleurs bien vague le « monde des lettres ». Ce goût de la solitude et de l’indépendance est d’ailleurs en soi parfaitement sympathique, mais il me semble qu’il y a autre chose. Je faisais observer dans les Nouvelles littéraires, à propos de Colombe, la dernière pièce d’Anouilh qui poursuit une carrière éclatante à l’Atelier, que dans cet univers théâtral les êtres semblent condamnés à ne pas grandir, à ne pas mûrir : lorsqu’ils sortent de l’enfance, c’est pour mourir ou pour se corrompre, c’est-à-dire pour se défaire. Mais ceci revient à dire que cet univers exclut la cité, c’est-à-dire la politique quelle qu’elle soit. Certes le sentiment de la réalité sociale et des iniquités qu’elle comporte ne fait nullement défaut chez Anouilh, bien au contraire, à maintes reprises et par exemple dans une scène fameuse de l’Invitation au Château il a dénoncé avec férocité les méfaits de l’argent, l’action putréfiante de l’argent. Le personnage de la jeune fille pure et pauvre est même devenu un personnage cliché dans ce théâtre. Qu’on songe à la Sauvage, à l’Invitation, à la Répétition, l’auteur ne se lasse pas de marquer, comme un enfant appuie avec un crayon de couleur, le contraste entre cette pureté et cette pauvreté d’une part, et de l’autre un monde frelaté qui est celui de l’opulence et de l’insensibilité. Mais, il ne semble pas que nulle part de cette constatation l’auteur soit enclin à tirer quelque conclusion que ce soit quant à une réforme ou à une révolution possible. Je dirais volontiers qu’il semble établi ou installé dans un pessimisme anarchique et il se peut fort bien à la réflexion que ce soit précisément ce pessimisme anarchique que Sartre condamne et déteste. On est cependant tenté de se demander si Sartre lui-même a de quoi dépasser effectivement cette position. Je sais bien qu’à maintes reprises il a professé une certaine allégeance marxiste. Mais comme d’autre part il a naguère soumis le matérialisme dialectique à une critique admirable de rigueur et de lucidité, on ne sait vraiment pas très bien ce que c’est que ce marxisme-là. Il est bien difficile de ne pas penser qu’il s’agit principalement pour lui de ne pas perdre contact avec la classe ouvrière et avec ses représentants : c’est une formule que nous commençons à connaître, et il serait peut-être tout de même assez utile de se demander si ces représentants ne trahissent pas le plus souvent les intérêts de la classe qui a mis en eux leur confiance. Ce qui est certain, d’autre part, c’est que Sartre, au nom de sa conception de la liberté, est obligé d’affecter tout au moins une espèce de foi dans l’avenir ou dans l’acte par lequel l’homme, se soustrayant à la tutelle d’un Dieu quelconque, entend prendre en main ses propres destinées. Il y aurait bien des réserves à faire sur l’authenticité de cet optimisme, c’est un optimisme de commande bien plutôt qu’un optimisme vécu. Sur ce point encore la nouvelle pièce est révélatrice. Sous ce rapport j’avoue que je donnerais nettement la préférence à Anouilh en ce que sa propre sincérité me paraît beaucoup plus irrécusable. Il y aurait d’ailleurs lieu de faire intervenir ici l’athéisme de l’un (de Sartre), athéisme professé et ostentatoire, et l’agnosticisme de l’autre. Quand je parle d’agnosticisme, je ne vise d’ailleurs pas une doctrine ou rien qui y ressemble. Anouilh ne s’est jamais posé en auteur dramatique philosophe, et il y a lieu de lui en être reconnaissant ; car dans son cas c’eût été là une prétention insoutenable. Certes il est impossible d’entendre Ardèle, que vient de reprendre la Comédie des Champs Élysées et qui est à n’en pas douter un de ses meilleurs ouvrages, sans évoquer la théorie de l’amour qui est développé dans Le monde comme Volonté et représentation et dans les Parerga. Mais Anouilh a-t-il jamais lu Schopenhauer ? Rien ne me semble plus douteux, et j’ajouterai que même s’il l’a lu effectivement, il n’a pu y trouver qu’une confirmation d’un pessimisme tout à fait spontané et même foncier, et dont les racines se trouvent certainement dans son expérience la plus profonde et la plus ancienne. Si je parle ici d’agnosticisme, c’est pour marquer que le problème religieux ne semble pas s’être encore réellement posé pour Anouilh, qu’il n’a pas encore regardé de ce côté : je dis pas encore, parce qu’il est difficile de prévoir ce que sera son développement ultérieur. Dans une lettre personnelle qu’il m’a écrite à propos de mon article sur Colombe, il m’a dit avec beaucoup de gentillesse et de simplicité, à peu près textuellement ceci : « Vous verrez, je crois, que je finirai quand même par devenir quelqu’un de sérieux. » La difficulté – et il ne faudrait pas la sous-estimer – c’est que son œuvre écrite, par sa cohérence, par son ampleur, risque de peser sur son développement et comme de faire obstacle. Il est très certain qu’il lui sera difficile de se libérer de lui-même ou plus précisément de ses personnages qui ressemblent à ce qu’il y a en lui de plus amer et de plus douloureux : tout ne se passerait-il pas comme s’il leur était lié par une sorte de fidélité sanglante, disons, en langage physiologique, par des adhérences meurtrissantes qu’il lui sera de plus en plus difficile de rompre. Je ne crois pas me tromper en disant que seule la grâce pourra y parvenir, et certes nous sommes ici dans l’imprévisible absolu. Mais il va de soi que tout particulièrement là où il s’agit d’un artiste ou d’un écrivain, cette grâce ne saurait être considérée comme une puissance extérieure s’exerçant indépendamment de la volonté ou de la disposition intérieure. Or il me semble bien qu’on ne trouve nullement chez Anouilh l’espèce de fin de non-recevoir préalable qui est au contraire flagrante chez Sartre. L’interview que celui-ci a donné au Figaro littéraire en guise de réponse aux critiques suscitées par sa pièce est tout à fait caractéristique. « Êtes-vous sûr que Dieu n’existe pas, lui a demandé M. Jean Duché ? – J’en ai la conviction. – La conviction ou la certitude ? – La certitude. Je suis né dans une famille ni protestante ni catholique. Devant les contestations dès l’âge de 11 ans, ma conviction était faite. Là-dessus se sont brochées les réflexions qui en ont fait une certitude. » Et d’ajouter : « Je pourrais vous le prouver, mais c’est un raisonnement philosophique qui nous entraînerait loin. » Cette dernière affirmation se passe de commentaire : comment qualifier l’incroyable présomption dont elle témoigne ? Non, Dieu merci, Anouilh n’est pas philosophe, cette prétention-là lui fait complètement défaut, et de cette relative humilité son théâtre retire un bénéfice certain. Il est certes fort possible qu’il soit athée, mais existentiellement parlant, cet athéisme ne se qualifie sûrement pas comme celui de Sartre. Je suis à peu près convaincu qu’il se réduit au sentiment d’une absence ou si l’on veut à la conscience d’une impossibilité personnelle. Mais si l’on compare les deux affirmations : moi, je ne peux pas croire en Dieu, et moi je déclare que Dieu n’existe pas et je me fais fort de le prouver, comment ne verrait-on pas que dans les deux cas le moi, je n’est aucunement affecté du même indice ? Or, ici c’est précisément cet indice-là qui importe. Et j’irai beaucoup plus loin : je serais fortement enclin à penser qu’un athéisme du second type ne pouvait pas ne pas avoir en fin de compte des répercussions dramaturgiques désastreuses. Il était probablement impossible que l’œuvre théâtrale ne fût pas en fin de compte littéralement infectée dans sa structure, dans ses caractéristiques intrinsèques, par cette prétention proprement inouïe avec tout ce qu’elle comporte de mépris explicite ou non pour les imbéciles, les aveugles, les infirmes qui « donnent » encore dans les absurdités de la religion. Et nous touchons là à quelque chose qui me paraît d’une extraordinaire gravité. Car, en fin de compte, ce mépris-là est mortel pour l’humanisme, et quoi qu’en ait dit Sartre dans la brochure fameuse qui est d’ailleurs un de ses ouvrages les plus faibles, l’existentialisme tel qu’il le brandit n’est pas, ne sera jamais et ne peut pas être un humanisme.

 

 

Gabriel MARCEL.

 

Paru dans la Nouvelle Revue canadienne en 1951.

 

 

 

 

 

 

 

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