La passion de Jeanne d’Arc

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Chris MARKER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le film d’un auteur

 

LA PASSION DE JEANNE D’ARC

 

1928

 

C. TH. DREYER

 

 

 

 

Générique.

 

Scénario : Dreyer d’après Joseph Delteil (auteur d’une Jeanne d’Arc) – Images : Rudolf Maté (plus tard, opérateur à Hollywood (Gilda), actuellement réalisateur) – Décors : Hermann Warm (décorateur de Caligari) – Costumes : Jean et Valentine Hugo – Interprétation : Falconetti (Jeanne) – Sylvain (Cauchon) – Maurice Schutz (l’Inquisiteur) – Michel Simon, Antonin Artaud (Juges) – Production : Société Générale des Films – France 1928 – Le négatif, qu’on avait longtemps cru détruit, a été retrouvé en 1951, et une nouvelle copie sonorisée avec de la musique religieuse en a été tirée.

 

 

Résumé.

 

Dreyer condense les épisodes du procès de Jeanne d’Arc et de son exécution en une seule longue journée. Jeanne comparaît devant ses juges, on l’interroge, ses réponses désarçonnent les questionneurs, irritent ceux qui veulent sa perte, convainquent l’un des plus honnêtes, qui est expulsé. Le président du tribunal, Cauchon, tente une manœuvre au moyen d’une fausse lettre du roi Charles VII. D’autres juges attaquent Jeanne sur le plan religieux : manœuvres et subtilités se brisent sur l’innocence de Jeanne. On essaie de l’intimider en lui présentant les instruments de torture. Elle est près de céder, mais se reprend, et s’évanouit. Elle est transportée au cimetière. Entre les menaces, les adjurations, le spectacle sinistre du cimetière et son propre épuisement, Jeanne finit par signer sa rétractation. Les juges sont satisfaits. Jeanne est conduite au supplice, après avoir reçu la communion. La foule qui assiste à l’exécution se révolte, les occupants anglais font une sortie policière et dispersent la foule à coup de fléau d’armes, avant de se replier dans leur château fort. Jeanne reste seule sur son bûcher et disparaît dans la fumée comme une nuit qui tombe.

 

 

Images-clefs.

 

La première impression plastique qu’on retire de ce film est évidemment liée à l’emploi presque continuel des gros plans. Tout le drame passe par les visages, à part la dernière séquence. En face d’un parti pris aussi rigoureux, il convient de s’interroger sur sa signification exacte. Ici, comme en toute œuvre cinématographique importante, forme et fond sont liés à tel point qu’il serait puéril, sous prétexte de formalisme ou de souci du contenu, de séparer l’un de l’autre, ou de négliger l’un pour l’autre.

Sartre a pu dire que « toute technique du roman renvoie à une métaphysique ». De même, tout style cinématographique renvoie à une conception du temps du récit. En effet, au cinéma, le temps est le problème no 1. Les exigences de la durée de projection, le caractère a posteriori de l’image conduisent presque toujours le réalisateur à tricher avec le temps. L’exemple le plus grossier étant ces surimpressions de feuilles de calendriers bien connues, pour évoquer une durée, là où le romancier aurait pu rendre sensible l’écoulement du temps.

Dans le cas du film historique, du film « à costumes » comme on dit, le problème se complique. En face de l’histoire, le spectateur a une attitude toute faite qui lui fait perdre, au bénéfice du pittoresque, la crédulité dramatique qu’il accordera à des contemporains. Une aventure historique touche plus sur le plan légendaire que sur le plan humain, même si tous les évènements reconstitués sont authentiques. Pour retrouver le contact, le problème n’est donc plus le sujet, mais le style.

Or, la syntaxe cinématographique a introduit une notion stylistique qui lui est propre : la compensation du temps par l’espace. De même que Racine, dans la préface de Bajazet, se croyait autorisé à traiter un sujet actuel pourvu que l’éloignement géographique accordât au spectateur le même dépaysement que l’éloignement historique – on peut dire que le rapprochement ou l’éloignement du spectateur par rapport au personnage ou à l’action (rapprochement ou éloignement qui sont déterminés par le choix des plans – le GP correspondant au maximum de rapprochement, et le plan général au maximum d’éloignement) entraînent une approche ou un recul visuels qui s’apparentent aux temps grammaticaux. Le plan général correspond au passé (il est arrivé dans cette ville, il a fait cela), le gros plan au présent (Jeanne écoute le juge, elle dit ceci).

La manière dont Dreyer fouille les visages, l’absence de maquillage, sont des conséquences de cette nécessité de mettre l’histoire de Jeanne au présent, c’est-à-dire dans l’éternité, afin de la rendre sensible au spectateur en le détournant du cadre rassurant du passé. À cette notion d’éternité correspondent les décors stylisés, les costumes neutres, l’absence de tout pittoresque. Il ne faut pas inverser le mouvement, et chercher les partis pris de Dreyer dans la seule performance technique. Les gros plans de Jeanne d’Arc ne sont pas plus une fin que les plafonds de Citizen Kane. L’un et l’autre sont les conséquences d’un style et d’une conception du récit.

 

 

Dreyer et le diable.

 

Ce parti pris esthétique éclaire les intentions de Carl Dreyer. Ce grand réalisateur danois (l’un des quatre ou cinq plus grands hommes de cinéma de notre temps) est obsédé par le sentiment chrétien de la souffrance. Pour un chrétien, le Christ sur la croix ne cesse pas de souffrir pour les hommes tant que dure ce monde, et la souffrance est le seul moyen de participer au Christ, d’être un peu Lui. D’où cette nécessité de faire ressentir la souffrance de Jeanne au présent, d’y faire en quelque sorte communier le spectateur. D’où aussi la fascination de Dreyer, dans toute son œuvre, pour la souffrance, et singulièrement la souffrance physique dans la torture. Les supplices des inquisiteurs, dans les Pages du Livre de Satan (1919), le bûcher de Jeanne, l’ensevelissement du docteur dans le plâtre (Vampyr-1931), le bûcher de la sorcière de Dies Irae (1943) ou la confrontation du couple déchiré de Tva Manniskor (1945) relèvent de cette même fascination pitoyable et cruelle en face du mal.

Il n’est pas jusqu’à l’enfer domestique du Maître du Logis (1925) qui ne s’y rattache, d’assez loin il est vrai. Si bien qu’on pourrait dire que le principal personnage dans l’œuvre de Dreyer est l’incarnation même du Mal, invisible et présent comme Dieu dans Athalie : le Diable. Invisible, pas toujours, puisque suggéré dans Vampyr et ouvertement représenté (naïvement aussi) dans le second film de Dreyer : Pages du Livre de Satan. Il est significatif à ce sujet de noter l’évolution de cette représentation. De 1919 à 1945, Dreyer passe de l’imagerie la plus traditionnelle d’un Diable à barbiche soudoyant les âmes, au diable intérieur des protagonistes de Tva Manniskor (« Deux Êtres »), film à deux personnages dans un décor – une chambre fermée, isolée du monde, qui est exactement l’Enfer de Huis Clos.

Autre constante : la fascination du personnage de la sorcière, l’être humain qui pousse le plus loin les attaches avec le Diable, la Mort, et à qui la souffrance est apportée comme une sorte de grâce paradoxale. On comprend que cette fascination ait conduit Dreyer à se pencher sur la sorcière des sorcières, Jeanne d’Arc. Et il serait à peine paradoxal d’affirmer que c’est plus en tant que sorcière qu’en tant que sainte qu’elle est proposée à notre pitié.

Les Pages du Livre de Satan comportaient également une Passion du Christ. Dreyer renoue aujourd’hui avec ses premières armes, puisqu’il veut actuellement tourner en Israël une Passion sur les lieux saints.

 

 

Situation et comparaisons.

 

Par sa date, la Passion de Jeanne d’Arc se situe à l’extrême aboutissement du film muet. Les longs textes témoignent de cette impatience, et l’on rêve (si l’entreprise n’était pas ruineuse) d’un tel film sonorisé, comme les russes ont sonorisé Potemkine. En revanche, la composition des images, la rigueur du montage, font la somme de tous les prestiges du cinéma muet et de toutes ses possibilités d’expression. C’est en ce sens qu’on peut voir dans la Passion le chef-d’œuvre de l’expressionnisme, par opposition à la fois à un réalisme qui n’avait pas de sens sur un tel sujet, et aux puériles stylisations d’un Fritz Lang (Métropolis). On peut comparer, par exemple, les mouvements de foule dans ces deux films. Chez Dreyer, la foule a l’air prise sur le vif, et l’expression est dans l’angle ou le mouvement de la caméra (un exemple significatif : lorsque les fléaux d’armes sont jetés d’une fenêtre aux soldats anglais, ils sont pris un à un par une main qui disparaît sous le cadre, et c’est la caméra elle-même, en reculant devant un décor où il ne se passe plus rien, qui suggère le mouvement des fléaux passés de main en main en faisant la chaîne). Chez Lang, en face d’une caméra amorphe, la foule se livre à un petit ballet irréaliste et affreusement composé pour « exprimer » l’abattement ou la colère.

On peut aussi se livrer à des comparaisons formelles avec un film comme le Journal d’un Curé de Campagne de Robert Bresson, où tout se passe également sur les visages, mais où, en vertu de la loi du temps, énoncée plus haut, le recul nécessaire est conservé.

Enfin, sur le plan du sujet, on peut comparer cette Jeanne d’Arc aux nombreuses autres, plus ou moins heureuses, dont le cinéma s’est emparé. Il convient néanmoins d’excepter la dernière en date. Compte tenu des lois du genre, du manque de présence du film historique et du fait que le génie de Dreyer risque de rendre injuste à l’égard de ceux qui ne sont que de bons artisans, le film Joan of Arc est de qualité.

À part cela, on pourra s’amuser à retrouver dans les cadrages de Gilda, dus à Rudi Maté, un lointain écho de la rigueur dreyerienne. Mais La Passion de Jeanne d’Arc n’a pas de postérité filmique. Les chefs-d’œuvre sont plus souvent des aboutissements que des points de départ.

 

 

Chris MARKER, dans Regards neufs sur le cinéma,

une production Peuple et Culture réalisée par Jacques Chevalier, 1953.

 

 

 

 

 

 

 

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