Avant-propos au Génie des femmes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie-Madeleine MARTIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plupart de nos contemporains tombent d’accord pour affirmer que notre époque est, par excellence, celle de la libération des femmes, celle où elles s’affranchirent de toutes les contraintes sociales qui s’opposaient à l’épanouissement complet de leur Il n’est presqu’aucune profession dont on leur interdise l’accès, point de carrière où elles ne soient invitées à s’illustrer. Dans le domaine de la vie intellectuelle, en particulier, le XXe siècle se vante de permettre aux femmes la culture de leur esprit sans aucune limite, la brigue de tous les lauriers universitaires et la conquête de tous les domaines du savoir.

Si l’on essaie pourtant de considérer le problème avec une curiosité insatisfaite aussi bien des observations superficielles, que des slogans hyperboliques, sur l’âge d’or des lumières et l’avènement du Progrès avec une majuscule, on est amené à se demander ce qu’est, en fait, cette libération moderne des femmes par la science, quelle place elle prend, et quel sens elle revêt, à la double lumière de l’étude de l’histoire et de certains principes immuables.

 

 

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Il serait bien puéril d’imaginer que notre siècle, en permettant aux femmes d’accéder à tous les degrés du savoir, a créé une innovation sans précédent. Si nous nous penchons sur l’histoire du vieil Orient ou encore sur celle d’une Égypte dont le visage millénaire se dégage à peine, encore, de la gangue de ses symboles mystérieux et sacrés, nous pouvons éprouver quelque surprise à la vue de la place faite aux femmes dans certaines sociétés disparues, et en particulier devant l’étendue et la variété de leurs connaissances intellectuelles. Les femmes égyptiennes des âges les plus reculés accédaient à toutes les professions libérales : médecine, fonctions publiques. Placées continûment sur un pied de parfaite égalité sociale avec l’homme, elles se voyaient même accorder la permission de présider aux mystères des autels, devenaient prêtresses des cités aussi bien que du foyer domestique. De même, alors que dans la plupart des sociétés orientales1, la femme était maintenue dans un état de sujétion complète vis-à-vis de l’homme, et se voyait attribuer la place d’esclave qu’elle conservera longtemps au sein du monde musulman, il existe, au contraire, dans l’Histoire des Hébreux, maints témoignages attestant que les jeunes filles israélites cultivaient les arts, les lettres sacrées, la poésie, l’éloquence, voire les sciences naturelles.

Les siècles de la Grèce primitive semblent avoir donné à la femme une place éminente dans la société et n’avoir rien refusé à son éducation, de la formation intellectuelle accordée à l’homme. Il faut ici relire les versets émouvants adressés par le vieil Homère à ces épouses parfaites de certains héros, illuminées de toutes les grâces de la beauté et de la sagesse. À travers le poème olympien, elles s’avancent, toutes parées des mots caressants de l’aède, rayonnantes de leur génie bienfaisant, semblables à cette Arété qui fut l’épouse d’Alkinoos et vers laquelle les yeux se tournaient « autant que vers un dieu ».

Mais l’exemple de la Grèce primitive n’influa point, dans ce pays, sur les mœurs des siècles suivants. Très vite, les coutumes ioniennes, toutes pénétrées d’orientalisme, s’infiltrent dans le Péloponnèse et la femme devient la recluse du gynécée, enfermée dans la monotone prison d’un foyer, dont son mari s’absente le plus souvent, tenue à l’écart de la vie publique comme de l’activité intellectuelle de son temps. Seules les courtisanes d’un certain rang, les hétaïres, ont le droit de s’introduire à égalité dans la société des hommes, de participer aux banquets où résonnent les discussions philosophiques, de tenir salon et de présider des cercles où se côtoient des artistes, des poètes, des hommes d’État. Parmi ces femmes de plaisir, dont certaines possèdent la plus éminente culture, apparaît, au Ve siècle A. C., Aspasie de Millet, maîtresse de Périclès, et dont l’extraordinaire intelligence rehaussait la parfaite beauté. Elle occupa, dans Athènes, une place prépondérante et les plus grands philosophes de son temps s’inclinèrent devant elle. Compagne du maître de la cité, elle reçut Euripide, Anaxagore, inspira à Socrate et par lui à son meilleur disciple, l’éblouissement dont se souviendra Platon, non seulement lorsqu’il peindra la Diotime de son Banquet, mais peut-être aussi, dans toute son œuvre, imprégnée du désir de ne communiquer aux hommes la parfaite sagesse, qu’avec tout son vêtement de Beauté.

La civilisation de Rome, dans sa période la plus ancienne, confine la femme dans un rôle de sujétion perpétuelle et même lorsqu’en des temps plus proches, la matrone romaine devient cette reine du foyer devant laquelle s’incline le respect de tous, il n’est pas question de l’associer jamais à une vie intellectuelle supérieure. Tacite, comme Cicéron, criblent de sarcasmes méprisants le faible esprit des femmes, et semblent penser, après Aristote, que la compagne de l’homme lui est bien inférieure en raison. Seuls les stoïciens romains, au premier siècle. de notre ère, proclament l’égalité de l’homme et de la femme dans leur dignité de personnes et Sénèque affirme que la philosophie est accessible aussi bien aux femmes qu’aux hommes.

Mais c’est après l’exhaussement radical apporté à la condition de la femme par le christianisme que va se préciser, à travers les temps bouleversés des premiers siècles de notre ère, ce murmure de noms illustres, semblable au chant de la source après l’éclatement des glaces de l’hiver. Sainte Catherine enseigne la philosophie chrétienne et confond, dans la discussion, les plus subtils des penseurs païens d’Alexandrie. C’est une femme romaine de grand savoir, sainte Paule, qui suggère à saint Jérôme ses plus importants travaux : la traduction de la Bible sur le texte hébreu, et une œuvre considérable de commentaires de tous les prophètes. Au cours des siècles du Haut Moyen Âge, après l’écroulement de l’Empire romain sous les coups des Barbares, l’anarchie générale des sociétés occidentales fait subir un grave recul à la vie de l’esprit. Tout le savoir humain se réfugie dans les monastères, mais sait-on quelle place éminente tiennent alors les femmes dans ce sauvetage d’une civilisation ?

L’étude des lettres est imposée aux vierges chrétiennes à l’ombre de leurs cloîtres. Celles qui montrent des aptitudes intellectuelles particulières sont dispensées, souvent, du travail des mains, afin qu’elles puissent consacrer plus de temps aux labeurs de l’esprit. À Poitiers, sainte Radegonde fait instruire ses religieuses par le célèbre poète Fortunat. Les monastères d’Angleterre et d’Irlande deviennent, aux VIe et VIIe siècles, des « pépinières de femmes érudites » qui n’étudient point seulement les Pères de l’Église, mais les auteurs classiques. Ainsi fut instruite cette Lioba, aussi versée dans l’étude de la théologie que dans celle du droit canon, apte même à écrire en vers latins, et que l’on admirait pour « la sûreté de son érudition ». Au moment où l’étude du grec avait disparu en Occident, c’est par une moniale qu’elle est introduite au monastère de Saint-Gall et l’on voyait déjà, sous le règne de Dagobert, sainte Gertrude traduire du grec les Écritures. On cite encore une religieuse théologienne et lettrée, sainte Hilda, qui assistait aux délibérations des évêques de l’Église anglo-saxonne, assemblés en conciles ou en synodes. Au moment de la Renaissance des VIIIe-IXe siècles, le célèbre Alcuin enseignait la grammaire, la rhétorique et la philosophie aux filles de Charlemagne, à sa sœur et à sa femme. Le Xe et le XIe siècles virent apparaître, encore, des femmes lettrées.

Vient la Renaissance du XIIe siècle. Une abbesse des pays germaniques, sainte Herrade, étonne ses contemporains par des travaux cosmologiques où se trouve résumée la science de son temps. Est-il besoin, enfin, de rappeler dans l’histoire encore du XIIe siècle, le nom de cette Héloïse, dont la littérature et la chronique amoureuse gardent à la fois le pathétique souvenir ? Élève d’Abélard, guidée par lui vers les plus subtiles recherches de la philosophie, elle ne put jamais, semble-t-il, décanter son savoir de la brûlure amoureuse qui l’avait livrée un jour à son maître génial, dans toute l’ardeur de leur mutuelle jeunesse. Demeure toujours, devant nous, le témoignage des lettres incomparables qu’ils échangèrent, tout au long de leur vie, entre les deux solitudes monacales où s’était enfouie leur pénitence, chaude encore de désir. Peu de documents humains sont sans doute plus émouvants que ces lettres de la savante Héloïse, toute raidie dans l’héroïsme de l’expiation, mais requérant perpétuellement, de son amant lointain, des conseils pieux sur la conduite du monastère, et retrouvant, dans la joie sans cesse clamée de l’obéissance, le souvenir des soumissions plus absolues de jadis. Il faut lire ces lettres dans leur texte original, dans ce latin élégant d’une deuxième Renaissance, dont les médiévismes ont revêtu des parures somptueuses, pour saisir parfois, sous la cadence mélodieuse des phrases, un émoi pareil à un halètement d’amour...

C’est aussi en ce XIIe siècle, âge d’une si étonnante Renaissance intellectuelle, que se place la délicieuse histoire de Novelle, fille d’un canoniste célèbre de Bologne et que son père n’avait pas craint d’instruire des problèmes les plus ardus de la science du Droit. Si bien qu’elle était capable de remplacer, parfois, dans sa chaire, le digne juriste, lorsque d’autres occupations le retenaient ailleurs. (C’est Christine de Pisan qui nous conte cette histoire dans la « Cité des Dames ».) Or la jeune savante était si belle, que son père craignait, à juste titre, que sa vue « n’empêchast la pensée » des auditeurs. C’est pourquoi il la contraignait à porter une petite « courtine devant son visage » lorsqu’elle montait dans sa chaire, pour enseigner le Droit aux étudiants. Ô charmante image du passé ! Quelle incantation devait jaillir de ces austères leçons, murmurées derrière un voile, autour duquel s’entrelaçaient tant de désirs !...

Faut-il nommer, encore, dans la prodigieuse floraison de femmes cultivées que virent s’épanouir les siècles du Moyen Âge, sainte Catherine de Bologne, miniaturiste célèbre, musicienne de grande classe, qui, après avoir composé des chants sacrés, se faisait apporter encore, à son lit de mort, des instruments de musique qu’elle avait, elle-même, conçus et exécutés ?

Le XVIe siècle trouve les femmes aussi avides que les hommes de participer à la grande ardeur du savoir qui caractérise un temps privilégié. Érasme reconnaît les avantages qu’une femme retire de l’éducation ménagère, mais il met encore au-dessus le travail intellectuel qui absorbe l’esprit, forme et moralise davantage. Rabelais, dans son Abbaye de Thélème, convie les femmes, comme leurs compagnons, aux joies des lettres et, dans l’Italie de ce temps, les cercles se multiplient, présidés par des femmes d’esprit et de savoir. Hélène Cornaro est reçue docteur à Padoue et Marguerite d’Angoulême embrasse la philosophie platonicienne avec une ferveur de néophyte.

Le XVIIe siècle voit s’ouvrir à Paris et en province les Salons et « ruelles » dont l’influence devait être si décisive sur la langue et la littérature française de ce temps. Mais la culture des femmes est loin d’être aussi vivement prônée qu’à l’âge précédent. Molière ridiculise les Femmes savantes avec une verve qui traversera les siècles sans que, d’ailleurs, une juste distinction soit faite entre les pédantes ridicules, raillées par le poète, et les femmes instruites et charmantes dont nous avons rencontré tant d’exemples au cours des âges. Rappelons, pourtant, dans la seconde moitié du Grand siècle, les noms de Marie de Mortemart, abbesse de Fontevrault, qui traduisait Platon et étudiait les Pères de l’Église ; de Madame Dacier, érudite nourrie de grec et de latin et enfin de cette femme de grand savoir qui prit la part la plus active à la correspondance philosophique échangée entre Leibnitz et Bossuet, pour la réunion des églises protestantes et de l’Église catholique.

 

 

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Ce bref aperçu historique nous aide seulement à juger, à leur valeur, certaines prétentions contemporaines à l’inauguration d’une culture supérieure de l’esprit des femmes. Mais il ne nous éclaire pas sur le problème essentiel, sur les principes fondamentaux qui commandent à cette culture et qui, seuls, nous permettront d’apprécier les conquêtes, réelles ou apparentes, de notre temps. Aussi nous faudrait-il interroger, après la leçon sommaire des faits, le conseil plus profond des sagesses et chercher quelles réponses firent les plus éminentes philosophies à la question de la culture intellectuelle des femmes.

Presque tous les peuples de l’Asie, nous le savons, admettent dans l’antiquité la subordination totale de la femme à l’homme, jugent que l’infériorité physique de la femme a, pour corollaire obligatoire, la faiblesse de son esprit et bornent son rôle à celui d’objet de plaisir, ou d’esclave des travaux du foyer. (Nous avons montré que, par contre, l’Égypte ancienne accordait à la femme le droit d’accéder à tous les domaines du savoir.)

Les progrès de l’esprit philosophique firent concevoir l’égalité de l’homme et de sa compagne en tant que personnes et, par conséquent, la possibilité, pour les femmes, de parvenir aux mêmes conquêtes intellectuelles que l’homme. Cependant les philosophes sont obligés de reconnaître que le comportement d’un être n’est pas seulement déterminé par sa nature mais par sa fonction. Or la fonction essentielle de la femme est d’être épouse et mère, et, pour le salut du genre humain, comme pour l’harmonie des cités, il importe, avant tout, qu’elle ne se détourne pas de ce qui est son rôle par excellence.

Ceci nous explique les attitudes différentes des sages antiques, devant le problème de la culture intellectuelle féminine. Il est remarquable que toutes les philosophies qui procèdent d’un rationalisme pur, pour étudier l’individu (les théories des stoïciens par exemple), se plaisent à proclamer, sans restriction, l’égalité de l’homme et de la femme, leur semblable aptitude à découvrir le vrai. Tandis que les penseurs attentifs à considérer l’homme, non dans son individualité théorique, mais dans sa qualité réelle d’être social, reportent sans cesse leur attention sur la subordination nécessaire de la femme à l’homme, pour l’harmonie des sociétés, et en viennent ainsi (par un glissement qui n’avait pourtant rien de nécessaire), à diminuer la personnalité da la femme. Platon exaltait sans doute les aptitudes intellectuelles des femmes, remarquait avec justesse que leur infériorité apparente dans ce domaine était due non à un décret de la nature, mais au résultat d’une éducation voulue par les hommes ; toutefois, s’appuyant sur l’observation des qualités différentes des deux sexes, il engageait le législateur (dans sa République) à ne confier aux femmes que les fonctions conformes à leur caractère et leur sexe. Aristote reprend, en l’accentuant, la thèse platonicienne, insiste sur une subordination nécessaire à l’ordre des cités (toutes idées fort sages), mais juge bon d’affirmer que la femme est bien inférieure à l’homme, en raison. Nous ne nous étonnerons donc point de voir l’infériorité d’esprit des femmes, proclamée ensuite par le peuple créateur de l’ordre politique le plus strict de l’antiquité, par ces Romains qui absorbaient presqu’entièrement les individus dans l’État et, plus encore que les Spartiates, divinisaient l’État.

Tel est donc au début de l’ère chrétienne l’apport de la pensée antique sur le problème de la culture intellectuelle des femmes : certains philosophes sont arrivés à reconnaître, qu’en théorie, l’esprit de la femme peut, autant que celui de l’homme, conquérir la sagesse, mais la considération de la faiblesse physique de leurs compagnes, et aussi, celle d’inéluctables nécessités sociales, amènent les penseurs à conclure à l’infériorité des femmes et à la nécessité de leur sujétion absolue.

Cet exposé très sommaire permet, pourtant, de mesurer l’immensité de l’apport du christianisme dans l’amélioration de la condition de la femme. Car c’est bien la religion nouvelle qui va, enfin, concilier les théories qui, de la proclamation d’une égalité chimérique entre l’homme et la femme, retombaient à la notion d’une sujétion injuste. Et pourtant, ce rôle du christianisme est assez souvent méconnu ou même complètement nié. La Grande Encyclopédie du XIXe siècle, à l’imitation de nombreux écrivains du même temps, rappelle que toutes les thèses de la religion chrétienne sur la condition féminine sont inspirées par l’enseignement de la Genèse, qui fait de la femme une créature essentiellement subalterne et, de plus, la perte du genre humain. Elle cite aussi, à grand renfort d’indignation, les proclamations violemment misogynes de certains Pères de l’Église, écrasant la femme de tout le mépris qui doit s’attacher aux descendants d’Ève. Ne parle-t-elle pas, même, de ce concile de Mâcon où fut posée, très gravement, la question de savoir si la femme possédait une âme ?

(La réalité est un peu différente : au concile de Mâcon, il est vrai que la question fut posée, par un ecclésiastique, de savoir si la femme méritait d’être appelée homo : être humain, créé à l’image de Dieu. Cette demande saugrenue n’eut aucun écho dans l’assemblée, où il fut prouvé, au contraire, à grand renfort de textes bibliques, que le Créateur donna indistinctement le nom homo à l’élément mâle ou femelle2.)

Il nous semble bien que tous ces commentateurs oublient délibérément de distinguer les principes essentiels et immuables de la doctrine chrétienne et les naïvetés ou les erreurs dues aux préjugés personnels de maints auteurs, aux opinions répandues dans une société à certaines époques, ou encore, aux partialités de polémistes violents. Il est très évident, par exemple, que les fulminations d’un Tertullien ou d’un saint Ambroise contre les femmes, à leur époque, sont inspirées par la nécessité de maintenir les clercs dans la chasteté sacerdotale et le célibat religieux. Ne peut-on les lire avec la même indulgence amusée que celle, méritée par les excès de certains pamphlétaires, qui, depuis que le monde est monde, ont trouvé, dans les éclats misogynes, l’une des sources d’inspirations favorites de leur verve ? La Grande Encyclopédie oublie aussi de souligner que le christianisme, bien loin, d’être inspiré par les seules conceptions de la Genèse sur la perdition du genre humain par la femme, place, au contraire, à l’origine du rachat du monde, une Ève nouvelle, fontaine de bienfait et de salut.

« Depuis, dit saint Jérôme, qu’une vierge a conçu dans son sein et qu’elle nous a donné cet enfant qui devait porter sur son épaule le signe de la domination, la femme a été affranchie de la malédiction. »

Comment ne pas ici trouver de preuves dans les exemples de l’histoire, plus encore que dans les replis d’une austère doctrine ? Pendant les treize premiers siècles de l’ère chrétienne, à mesure que se développe l’influence de la religion nouvelle sur les mœurs et la législation de l’Occident, grandissent aussi le rôle et la dignité de la femme. Jusqu’à ce qu’enfin la ferveur qui monte vers la Vierge conduise les artistes et les poètes à rassembler, à ses pieds, l’harmonie de la terre et le chœur des étoiles et à faire, à cause d’elle, de toute femme, la lumière de la vie, l’initiatrice de la Sagesse, comme un principe de perfectionnement. La Chevalerie et les Troubadours se chargent de magnifier, de transposer et d’idéaliser le rayonnement des Aspasies de jadis. Et lorsque Dante Alighieri accomplit son voyage au monde invisible, il ne se contente point du secours limité de la sagesse virgilienne, il charge la petite main de Béatrice d’ouvrir, pour lui, les portes des suprêmes certitudes.

Oublions donc, ici, les tirades passionnées de certains auteurs pour nous en tenir à l’objective observation des principes et des faits. C’est le christianisme qui, en apportant au monde l’idée de l’égalité absolue des âmes devant Dieu et leur destinée éternelle, proclame que la femme possède, exactement autant que l’homme, les droits et les devoirs inaliénables de la personne humaine, et donc celui du développement de l’esprit qui informe et anime le corps. De ce que cet esprit est d’une nature différente de celle de l’homme, il ne s’en suit, nullement, qu’il soit inférieur. Toutefois, la doctrine nouvelle, accordée à l’ordre naturel du monde, constate, à la fois, la faiblesse plus grande de la femme au point de vue strictement physique, et la nécessité d’une certaine soumission des filles d’Ève à leurs compagnons, pour le maintien de l’ordre social. Mais nous sommes ici très loin du mépris aristotélicien, parce que les domaines de discussion sont bien distingués. L’accord avec les lois de l’univers et celles de la vie des cités, n’implique, en rien, un abaissement de celle qui fut créée pour être la compagne de l’homme. Mais nul être ne peut s’épanouir d’une façon vraiment supérieure s’il n’est d’abord fidèle à sa nature, à sa loi et s’il ne se soumet aux règles immuables du monde. Ainsi la femme reçoit-elle, avec le christianisme, à la fois l’appel merveilleux vers le perfectionnement de tous les dons qui sont en elle, et le sage conseil (murmuré d’ailleurs par tout le miracle discipliné du monde) qu’il n’est point de grandeur ni d’harmonie qui ne commence par un « oui » murmuré aux fois qui nous dépassent.

 

 

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Telles sont donc les acquisitions devant lesquelles va se trouver la pensée moderne sur le problème de la culture intellectuelle des femmes. Au début du XVIe siècle, Érasme et Rabelais semblent accueillir les conseils des uns et des autres, non sans les envelopper dans cette éthique un peu trop bornée qui est celle de l’humanisme enivré de lui-même. Du moins, pouvons-nous louanger Rabelais d’ouvrir à la femme toutes les perspectives d’une culture raffinée et savante, tout en lui rappelant la leçon de l’accord nécessaire avec sa nature et sa loi. En 1’occurrence, loi toute terrestre, mais si lumineuse et juste ! Les ravissantes beautés qui peuplent l’Abbaye de Thélème, ces nymphes gracieuses dont les rires emplissent les bois quand leurs chevaux les entraînent pour accompagner les promenades et les chasses de galants compagnons ; ces femmes belles et parées, sensibles et charmantes, et qui, soudain, peuvent discuter sereinement de toute chose connaissable et inconnaissable, ne lui ont-elles pas inspiré la phrase exquise que toute « femme savante » devrait méditer ? « Une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoi vaut elle ? ... Tant nobelment estoient apprins dit notre auteur parlant des Thélémites – qu’ils n’estoient entre eux celluy ne celle qui ne sceust lire, escrire, chanter, jouer d’instrument harmonieux, parler de cinq ou six langaiges, et en iceulx composer tant en carme qu’en oraison solue... Jamais ne feurent veues dames tant propres ; tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre honneste et libère que là estoient... »

Et sur la porte de l’Abbaye s’inscrivent ces mots :

 

Cy entrez-vous dames de hault paraige

En franc couraige. Entrez-y de bonheur

Fleurs de beaulté, à céleste visaige

À droict corsaige, à maintien prude et saige

 

Ainsi, l’humanisme rappelle aux modernes savantes qu’il n’est point de culture de leur esprit qui ne doive s’intégrer dans un épanouissement total de leur être.

Louise Labbé, la « Belle cordière » de Lyon, proteste contre le préjugé qui condamne les femmes instruites en les confondant avec les femmes pédantes et, dans une épître à Clémence de Bourges, acclame l’aurore d’une ère nouvelle, où seront accordés à son sexe, une part « des plaisirs purs que procure la science ».

Cependant, les mœurs des sociétés sont loin de correspondre exactement aux souhaits des théoriciens et la marche de la civilisation ressemble aux reculs et aux avances incessants du rocher de Sisyphe. À des périodes raffinées succèdent des temps de barbarie. Une guerre prolongée, des troubles sociaux, suffisent à plonger les sociétés dans la nuit pour de longs siècles. Aussi, nous est-il impossible de considérer l’émancipation intellectuelle des femmes dessinant une courbe continue, depuis l’origine des temps, jusqu’à nos jours. Quelle ressemblance établir, par exemple, entre la femme égyptienne, savante et respectée, qui vivait plus d’un millénaire avant Jésus-Christ et la grecque, esclave docile du foyer domestique, qui vivait cinq cents ans plus tard, ou encore la barbare, gauloise ou franque, des premiers siècles de notre ère ? Comment comparer les femmes raffinées du XIIe et du XIIIe siècle, poétesses et philosophes, et celles dont les malheurs des guerres de religion et le bouleversement des sociétés vont faire, au début du XVIIe siècle, de parfaites ménagères sans culture ? Après les grandes secousses politiques, en effet, l’humanité semble reprendre sa marche de façon chétive et, tout occupée à rétablir les bases les plus stables de la société, guide chacun vers les devoirs essentiels de sa fonction. Le XVIIe siècle ne prôna pas la culture intellectuelle des femmes et Fénelon commence, ainsi, le Traité qu’il consacre à leur éducation : « Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles, on suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction. »

Les exemples des Précieuses et celui des pédantes raillées par Molière ne doivent pas nous illusionner sur leur caractère d’exception, et le traité de Fénelon lui-même, qui, en son temps, passait pour une innovation hardie, nous semble aujourd’hui rempli de timidités et de conformismes qui reflètent l’opinion générale de son époque. Mme de Maintenon se voile la face à l’idée des femmes trop instruites et s’écrie : « Apprenez à une jeune fille à être entièrement sobre sur la lecture et à lui préférer toujours le travail des mains. » La verve de Molière a laissé dans les esprits une trace profonde et l’irréflexion générale empêche de distinguer le pédantisme raillé, de l’instruction saine et nécessaire, de discerner, à travers les boutades du comédien, la sage observation du moraliste. Chacun répète les aphorismes bornés du brave Chrysale et néglige complètement la parole lumineuse de Clitandre : « Je conçois qu’une femme ait des clartés de tout. » Mais c’est aussi, comme nous le disions plus haut, que les conceptions de Chrysale s’accordent assez bien avec l’ensemble des idées répandues dans une société.

Le début du XVIIIe siècle abonde en femmes spirituelles et cultivées qui se précipitent avec une ardeur, souvent d’ailleurs étourdie, vers tous les problèmes de la destinée humaine, de l’organisation des sociétés, aussi bien que vers ceux de la littérature et de la science. Pourtant, contrairement à une opinion très répandue, le XVIIIe siècle contribua beaucoup à renforcer le préjugé contre le travail intellectuel des femmes. Au milieu d’une société frivole et légère, Ève reprenait, insensiblement, le seul rôle d’objet de plaisir qui lui fut attribué si souvent. Et l’on en verra les conséquences à la fin du siècle et au XIXe.

Enfin la Révolution représente, d’après ses thuriféraires, le moment crucial de la libération des femmes, proclamant leur égalité complète avec les hommes dans le droit public et privé, affirmant leur liberté absolue d’accéder à toutes les professions et de réaliser toutes les conquêtes intellectuelles réservées jusqu’ici à leurs compagnons.

Dans l’Esquisse du progrès de l’esprit humain, Condorcet écrit : « Parmi les progrès les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits, funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de les justifier par les différences de leur organisation physique, par celles que l’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force et c’est vainement que l’on a essayé depuis de l’excuser par des sophismes. »

Toutefois, le rationalisme philosophique laissait voir, ici comme en d’autres domaines, son vice essentiel : celui qui consiste à faire se mouvoir la raison dans un univers idéal sans tenir compte, aucunement, des lois du monde dans lequel nous vivons en réalité. Proclamer l’égalité absolue de l’homme et de la femme, l’identité de leurs natures et de leurs fonctions sociales, était, par exemple, une puérile négation de ces règles fondamentales dont nous avons vu les meilleurs esprits constater, au cours des siècles, l’existence et l’inéluctable puissance.

Il semble malheureusement que, pendant la majeure partie du XIXe siècle, la critique des erreurs révolutionnaires, quant au problème qui nous occupe, ait été faite avec une particulière maladresse. Il y aurait, nous semble-t-il, un livre à écrire sur le tort qu’ont fait, au cours des temps, aux idées justes, certains zélateurs, plus dangereux que leurs adversaires mêmes, et qui paraissent prendre à cœur de défendre, à la fois, des vérités primordiales et des préjugés ; des principes éternels et des traditions momifiées et routinières, que chaque époque se doit de renouveler. Devant l’aspect sclérosé qu’ils donnent aux idées d’ordre, il n’ait point d’esprit un peu libre et vigoureux qui ne se sente tenté de se précipiter dans l’anarchie ! Tel nous apparaît, au XIXe siècle, le Comte Joseph de Maistre polissant ses réflexions sur l’éducation des femmes. Il est pénible de voir un grand esprit auquel l’histoire de la pensée doit de solides mises au point philosophiques et politiques, accumuler, tranquillement, tant de niaiseries prud’hommesques. Le Comte de Maistre, voyant l’une de ses filles lui déclarer son goût pour la peinture, une autre lui confier la joie vive que lui causent les études littéraires, s’épouvante comme à la vue de monstruosités de la nature et, couvrant ses jugements de la triple autorité de Salomon, de Molière et de Fénelon, déclare gravement que « le grand défaut d’une femme, c’est d’être un homme et que c’est vouloir être un homme que vouloir être savante (!)... Que les femmes n’ont fait aucun chef-d’œuvre en aucun genre... qu’une jeune fille est une folle si elle veut peindre à l’huile et qu’elle doit s’en tenir au simple dessin... ; que, du reste, la science est ce qu’il y a de plus dangereux pour les femmes ; que nulle femme ne doit s’occuper de science sous peine d’être ridicule et malheureuse... » Et notre moraliste permet aux femmes de s’instruire juste assez pour savoir « que Pékin n’est pas en Europe et qu’Alexandre le Grand ne demanda pas en mariage une nièce de Louis XIV ».

Si l’on veut bien se souvenir que le Comte de Maistre se posait, en son temps, en défenseur de la tradition catholique dans la civilisation française, on comprend qu’en le lisant, les rédacteurs de la Grande Encyclopédie aient accusé le christianisme de vouloir maintenir les femmes dans une position sociale odieusement subalterne !

Essayons, cependant, pour notre part, de ne pas juger une doctrine d’après les lubies personnelles de ceux qui prétendent l’interpréter ou la servir. Mais il semble bien que les Chrysaleries de Joseph de Maistre reflètent très exactement l’état d’esprit général de la société du XIXe siècle, siècle dont les immenses progrès scientifiques coïncident avec de si étranges balbutiements dans le domaine de la philosophie et de la politique. La plupart des femmes de ce temps semblent avoir eu, au milieu de l’embourgeoisement bien cravaté du temps de Louis-Philippe, ou des cercles financiers et frivoles du Second Empire, un destin assez semblable à celui de leurs ancêtres athéniennes, confinées dans les préoccupations du gynécée. Ajoutons, d’ailleurs, que les secousses sociales dues aux troubles de la Révolution et aux guerres de l’Empire, contraignaient, une fois encore, les médecins des sociétés à rappeler, avant tout, à chacun, les exigences essentielles et primitives de son rôle civique. S’adressant à la grande éducatrice que fut Mme Campan, Napoléon lui recommandait, sans plus : « Faites de vos élèves de bonnes mères de famille. »

Cependant, à la fin du XIXe siècle, se rencontra, dans les rangs du clergé catholique, le moraliste le plus solide et le plus complet qui ait jamais étudié la question de la culture intellectuelle des femmes. Les théories fermes et novatrices de Mgr Dupanloup s’inspirent d’une telle hardiesse, si l’on songe à l’époque où elles parurent, qu’on ne saurait trop admirer le courage et la lucidité de leur auteur. Son traité sur l’éducation des femmes semble faire la synthèse complète des meilleures conceptions de la philosophie antique, des principes progressistes du christianisme, des recherches de la sagesse moderne et des observations du simple bon sens. L’immense succès que ce traité connut dans le monde entier, révélait bien la profondeur du mal dont souffraient la plupart des femmes, étouffées alors dans le carcan d’une éducation inspirée par les seuls préjugés. « Il m’est arrivé (écrivait le prélat à un ami), de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, d’Amérique, de femmes placées dans les situations sociales les plus diverses, des lettres qui ont été pour moi un véritable éclair sur les besoins profonds de certaines intelligences, et sur les tortures morales causées à une multitude de femmes par les lacunes des éducations ordinaires, par l’oppression de certains préjugés stupides. » Aussi notre moraliste réclamait-il, d’abord, que l’on balaie les « préjugés » plus ou moins ridicules que l’irréflexion et la malveillance ont substitués aux vrais principes, aussi s’indignait-il « de l’étrange abus » que, depuis Molière, on fait du mot de « femme savante » ; et ne se privait-il pas de donner au passage à M. de Maistre (derrière l’autorité duquel s’abritaient la plupart des éducateurs traditionnalistes du temps) une leçon méritée :

« En France, on décide trop souvent, à tort et à travers, les plus grandes choses par des mots plaisants : les plus absurdes préjugés se nourrissent et se perpétuent, pendant des siècles, avec de sottes railleries. Tout d’abord, n’est-il pas évident qu’il y a ici un juste discernement à faire, et qu’il faut bien se garder d’envelopper et de confondre dans un même anathème les femmes studieuses avec les femmes savantes, les femmes instruites avec les femmes pédantes, les femmes sensées, réfléchies, appliquées, sérieuses, avec les femmes ridicules ?... Toute la théorie de M. de Maistre se réduit à ceci : il faut que les femmes restent dans leur domaine et ne s’emparent pas de celui des hommes. Eh ! sans doute, il s’agit de savoir seulement quel est ce domaine de l’homme. L’homme est-il, par droit divin, propriétaire exclusif du domaine de l’intelligence ?... L’intelligence est-elle exactement mesurée aux femmes dans les mêmes proportions que la force physique, et avec les mêmes exclusions ? Je ne l’ai jamais pensé. Une plume me paraît aussi bien placée dans la main de sainte Thérèse que dans celle de M. de Maistre. »

La femme, non seulement peut mais doit s’instruire, c’est pour elle le seul moyen d’arriver à la plénitude de l’harmonieux développement de toute sa personne. « Le système contraire repose sur une appréciation païenne de leur destinée et aussi, on l’a dit, sur la paresse des hommes qui veulent conserver leur supériorité à bon marché. » Et le grand moraliste d’affirmer : « Jamais, en aucun cas, la beauté idéale de l’âme recouvrée par la vertu ne peut être une mutilation de l’esprit. »

Ces conseils si lumineux, si vivement dégagés des préjugés et des routines s’achèvent dans le rappel de la sagesse par excellence : « Le principe irrécusable, c’est qu’il faut surtout consulter les natures et ne les faire que ce qu’elles peuvent être. » Beauté de la véritable conception égalitaire qui invite chaque être à développer avec une plénitude égale des dons pourtant inégaux.

 

 

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Toujours est-il que le XXe siècle semble apporter le remède radical à « l’oppression des préjugés » qui paralysaient, depuis deux siècles, la culture intellectuelle féminine. On voit les femmes se précipiter vers toutes les branches du savoir, emplir les Universités, conquérir tous les lauriers et briguer, sans distinction, l’entrée dans toutes les professions libérales.

Mais, en dépit des louanges hyperboliques décernées à notre époque sur la solution apportée par elle au problème que nous étudions, un examen objectif des faits contraint à réduire beaucoup la portée des résultats obtenus, voire à les trouver, en maintes circonstances, aussi catastrophiques que le mal qu’ils prétendaient guérir. C’est que, tout d’abord, la proclamation de la liberté des femmes à s’instruire fut faite sans qu’on s’avisât, dans ce domaine comme en d’autres, de redire que la liberté de l’être humain est conditionnée ici-bas par des lois qui le dépassent. Il ne fut point question, un seul instant, de rappeler aux femmes la sagesse essentielle que murmuraient, depuis des siècles, les plus hautes philosophies, à savoir que toute activité d’un être doit avant tout s’harmoniser avec sa nature et sa fonction. On engloba, dans le même mépris, préjugés sans fondement et principes primordiaux, traditions routinières et lois éternelles.

Ainsi vit-on trop de femmes chercher dans les études supérieures, non l’épanouissement légitime des dons de leur esprit, mais la conquête d’une indépendance qui ne visait qu’à les arracher à leurs tâches essentielles, qu’à les faire échapper, non au carcan façonné par l’égoïsme, mais à l’ordre immuable et nécessaire du monde. Or, s’il est, d’une part, impossible d’appeler le désordre, progrès, qu’a gagné à tout ceci l’élévation d’esprit des femmes ? Nous ne le voyons pas très bien. Car le désir vrai d’une culture solide était le dernier souci de celles dont nous parlons.

De plus, le malheur des temps est l’anarchie profonde d’une société secouée, depuis cinquante ans, par tant de troubles civils ou de guerres étrangères, a contraint maintes femmes au travail, et beaucoup d’entre elles cherchent uniquement, dans l’étude, un moyen d’atteindre une quelconque profession. Devant celles-ci, sans doute, nous ne pouvons que nous incliner, mais si leur motif déterminant reste infiniment plus respectable que celui des premières, il est tout aussi étranger aux préoccupations d’un véritable épanouissement de l’esprit. Nous ne nous occupons pas, ici, de décerner des prix de vertu, mais d’apprécier objectivement la qualité de la vie intellectuelle des femmes de notre temps. Et nous sommes amenée à constater que, pour l’une ou l’autre des raisons que nous venons d’énumérer, la plupart des femmes étudiantes ne cherchent pas à se « cultiver » mais à décrocher un diplôme comme on abat un pantin au jeu de massacre, ou encore, comme s’il fallait jouer à pile ou face, au moment d’embrasser une carrière, le fait de savoir si elle s’ouvrira par le moyen du latin ou par celui de la gymnastique rythmique. Pour un grand nombre de femmes, les études supérieures auxquelles elles s’adonnent n’ont pas été choisies pour s’harmoniser avec telle disposition de leur esprit, avec tel don naturel, mais plutôt comme clé d’entrée d’une profession dont le profit leur était nécessaire ou agréable. C’est pourquoi l’on peut constater, bien souvent, que l’acquisition de leur savoir forcé a gardé, en elles, un caractère inassimilé et que, pour reprendre l’expression de Montaigne, leur tête, devenue très « pleine » n’est aucunement mieux « faite ». Le caractère même de l’enseignement d’aujourd’hui aggrave cet état de fait. Il y a longtemps que des observateurs attentifs lui ont reproché de s’adresser beaucoup plus à la mémoire qu’aux qualités plus hautes de l’esprit et de viser davantage à l’acquisition d’un savoir encyclopédique, touffu et sans ordre, qu’à une véritable science qui est, avant tout, hiérarchie. Or, un tel programme semble avoir été encore plus néfaste à l’esprit féminin qu’à l’esprit masculin. C’est qu’il demeure indéniable que la majorité des femmes ont une imagination plus vive que celle des hommes, que la sensibilité de leur nature leur rend plus difficile l’impartialité du jugement, qu’elles ont, en général, une plus grande difficulté à abstraire, à généraliser, et, pour tous ces motifs, une plus grande peine à faire la synthèse de leur savoir et à lui donner sa place dans l’ordre universel. C’est pourquoi une nourriture intellectuelle préférant l’érudition à la culture, et prescrivant, comme une atteinte à la liberté de l’intelligence, l’acquisition de tout principe premier, ou le conseil de toute tradition légitime, devait être néfaste à l’esprit féminin auquel, davantage qu’à tout autre, l’éducation doit apporter l’ordre et l’équilibre.

Il semble donc que l’expansion considérable de l’instruction chez les femmes de notre temps, ne doive point nous illusionner sur les progrès véritables qui se trouvent réalisés, ni sur l’efficacité des remèdes apportés aux lacunes de leur éducation intellectuelle en d’autres époques. En dépit d’apparences brillantes, de statistiques tapageuses, et du décernement de diplôme de tout poil, l’observateur objectif se voit forcé de noter que, chez les femmes comme chez les hommes, une érudition étourdissante ne saurait jamais suppléer à la formation solide de l’esprit, que plus l’esprit étend le champ de ses connaissances, plus aussi devient rigoureuse la nécessité de sa discipline et que cette discipline manque, neuf fois sur dix, aux femmes de notre temps. Le même observateur doit noter, de plus, que des préoccupations fort étrangères au progrès intellectuel ont fait recevoir, par un trop grand nombre d’intelligences féminines, une instruction à laquelle ne les prédisposaient ni leurs aptitudes, ni leurs dons, recouvrant d’un vernis bavard la carence du développement harmonieux de leurs naturelles facultés. Car, s’il fallut rappeler à d’autres époques le droit général qu’ont les femmes à s’instruire, peut-être faudrait-il redire surtout, à la nôtre, que mille et une diversités d’aptitudes devraient être observées, avant que s’exerçât uniformément ce droit. S’il fut odieux, au cours de certains siècles passés, de voir des préjugés mesquins empêcher les femmes supérieurement douées d’atteindre le plein épanouissement de leurs dons, il est ridicule, en notre temps, de voir conseillé à toutes de se jeter indistinctement dans la même voie. Combien de femmes (semblables en cela d’ailleurs à beaucoup d’hommes !) manifestent très peu de goût pour une activité intellectuelle supérieure ! Pourquoi l’engouement de la mode impose-t-il alors, à celles-là, l’ingestion de sciences variées, dont leur cervelle n’avait cure, et qu’ainsi elle n’assimilera point ? Je songe à certaines jeunes filles rencontrées au cours de mes études et qui, à d’autres époques, n’auraient éprouvé que rarement le besoin d’ouvrir un livre. Elles se voyaient pourtant contraintes, pour des motifs variés, de dessécher d’ennui sur les Traités de Cicéron ou les Pandectes. Je les reverrai toujours, penchées sur les livres avec la soupirante résignation de l’écolier que l’on contraint à apprendre une fable, alors qu’il a grande envie d’aller gambader, ou encore, avec la gloutonnerie naïve du « bon élève » avide « d’obtenir 20 sur 20 ». Et elles découpaient, avec une application de petites filles modèles, les tranches des programmes d’examens, graves et exactes comme si elles avaient rempli et compté des pats de confitures. Qui ne voit que, pour de telles étudiantes, les coutumes uniformisantes de notre temps sont entièrement néfastes, car elles contrarient ou même, anéantissent, en maints esprits, la grâce de leur nature. Il est des intelligences féminines qui ne valent que par l’acuité et la justesse de l’intuition, par une sorte de préhension du réel qui les met immédiatement de plain-pied avec la vérité des êtres et des choses. À ces femmes, il n’aurait fallu, sans doute, qu’apporter un peu de discipline dans le jugement, un peu de fermeté dans la raison, et une culture générale de base, éloignée du savoir rabâcheur de trop de programmes scolaires, afin de leur laisser, dans toute sa fraîcheur, le pouvoir magique de poser un regard exact sur le miracle de la création. En leur entonnant, au contraire, de force, le babillage désordonné d’une demi-science, il semble bien qu’on écrase, sous un fatras pédantesque, des qualités naturelles qui n’oseront plus s’exercer avec leur irremplaçable grâce.

 

 

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Si nous essayons, pourtant, de rassembler les résultats de ces observations sur la culture intellectuelle des femmes de notre temps, comme de nos incursions à travers les faits et les idées du passé, nous nous trouvons ramenés, à travers les échecs d’une époque, les réussites d’une autre, les idées sages ou les erreurs des penseurs, les tâtonnements des mœurs et des coutumes, à retrouver cette leçon essentielle : que le comportement d’un être est d’abord déterminé par sa nature et sa fonction. Or pour la femme, la loi essentielle de l’une et de l’autre, n’est-elle pas résumée dans la décisions des destins, qui fait d’elle la reine de la vie, chargée de renouveler en son être, par la maternité, le miracle de la création ? Ainsi se trouvent donc ridiculisés, d’emblée, les programmes qui lui parlent d’épanouissement d’elle-même ou de conquêtes pseudo-intellectuelles, dans le mépris des lois essentielles de son être.

Ne pouvons-nous pas, ici, écouter l’émouvant murmure de voix bien lointaines, celles de ces femmes grecques dont nous avons célébré, en son temps, l’éminent savoir ? Les savantes et les philosophes de ces siècles passés n’ont jamais songé à échapper, par l’étendue de leur science, à l’impérieux devoir de leur rôle par excellence. Aspasie (dont la fidélité à Périclès semble avoir été absolue) fait ainsi s’accorder l’épanouissement des dons d’une femme supérieure avec la loi du mariage : « Les époux doivent être animés d’une même ambition... l’un, de devenir l’homme le plus parfait, l’autre, la femme la plus accomplie qui soit sur terre. » Les Pythagoriciennes dont l’histoire a gardé le souvenir nous ont laissé, aussi, des textes pleins de justesse sur le souci que doit toujours avoir la femme la plus instruite, d’atteindre, par-dessus tout, à l’harmonie qui naît d’un accord fondamental avec les décrets de la nature et l’ordre de l’univers. L’Économique de Xénophon contient ce magnifique chant d’admiration envers la femme, qui semble écrit, quinze siècles avant les hommages éperdus des troubadours, pour venger toutes les épouses, de l’image abaissée que certains moralistes voulurent leur proposer en modèle. « Le charme le plus doux, dit Ischomachos à sa femme, ce sera lorsque devenue plus parfaite que moi, tu m’auras rendu ton serviteur ; quand, loin de craindre que l’âge, en arrivant, ne te fasse perdre de la considération dans le ménage, tu auras l’assurance qu’en vieillissant, tu deviens, pour moi une compagne meilleure encore... »

Ainsi toutes ces voix s’accordent-elles dans l’harmonieux souci d’inciter une femme, intellectuellement supérieure, à rester fidèle à sa vocation essentielle. L’inquiétude d’un Aristote sur l’ordre des cités pourrait ici trouver son apaisement.

Il semble d’ailleurs que, seuls les esprits partiaux ou bornés aient voulu, à toute force, trouver une antinomie insurmontable entre les devoirs familiaux des femmes et la culture de leur esprit. Citant le fameux vers de Chrysale :

 

Je vis de bonne soupe et non de beau langage

 

un essayiste contemporain (d’ailleurs marié à une femme remarquable) s’écriait : « Je me demande en quoi le beau langage peut empêcher la bonne soupe ! » L’image de la femme instruite, obligatoirement laideronne, de caractère impérieux, et maîtresse de maison déplorable, semble, en vérité, une image un peu conventionnelle, chérie des satiristes. Les deux époques qui nous ont laissé, depuis le début de l’ère chrétienne, la plus parfaite image de la femme supérieurement cultivée (c’est-à-dire les Renaissances des XIIe et XVIe siècles) nous ont proposé la vision rayonnante d’exquises souveraines de maisons heureuses, entourées de tous les hommages que leur charme et leur bonne grâce attirent autant que l’éclat de leur esprit.

Mais, nous suggèrent ici certains commentateurs inquiets, vous nous parlez d’époques où l’organisation de la vie sociale était bien différente de celle d’aujourd’hui. Les obligations quotidiennes de nos époques bouleversées peuvent contraindre une femme supérieure à devoir choisir entre le plein épanouissement de sa personnalité et son rôle écrasant d’épouse et de mère. D’ailleurs, remarquez qu’au cours des âges, la plupart des femmes célèbres par leur esprit étaient ou des moniales, ou des femmes d’un rang social extrêmement élevé, c’est-à-dire, soustraites absolument aux charges qui, à notre époque, compliquent, de plus en plus, l’existence du grand nombre.

Il nous semble pouvoir répondre, ici, que, si l’on veut bien se livrer à une observation loyale, on découvrira qu’il existe très peu de femmes (comme très peu d’hommes) qui aient une vocation intellectuelle impérieuse contraignante, l’une de ces vocations qui rendent, à un être, sa tâche ou son œuvre aussi nécessaires que la respiration ou le sommeil. Or ce sont ces vocations d’exception, seules, qui peuvent, par le service constant qu’elles exigent de qui leur obéit, poser parfois, aux femmes, le problème de choix déchirants. Mais la majeure partie des femmes qui exercent, à notre époque, une profession intellectuelle, le font, nous l’avons dit, pour des raisons tout autres que celles d’un appel profond de leur nature. Et c’est pourquoi il nous semble que si, pour celles-là, la nécessité d’un choix s’impose entre leur activité intellectuelle et d’autres devoirs plus nécessaires, le mal ne serait pas très grand de les voir préférer les seconds. Ainsi reviendraient-elles, sans doute, en même temps, au développement naturel de leur esprit, selon l’ordre voulu par leurs réelles aptitudes. Et nous restons bien persuadée que les autres, appelées par une vocation exigeante et demeurées pourtant profondément femmes (incapables, par conséquent, de se dérober au rôle impérieux inscrit dans leur chair) trouveront, en elles-mêmes, assez de force et de courage pour répondre à l’appel de leur être tout entier, pour accepter ainsi un rythme de vie plus difficile, une tâche plus écrasante que celle des autres femmes. Toute vocation vraie ne s’accompagne-t-elle pas, en effet, de la conviction que des dons singuliers obligent à une discipline et à des sacrifices plus meurtrissants que ceux communément acceptés ? Je ne croirai jamais qu’une femme appelée par une vocation intellectuelle impérieuse ne trouve pas en elle-même assez de flamme pour réaliser, dans sa vie, l’accord de l’œuvre de son esprit et des exigences premières de sa fonction sociale essentielle.

C’est que nous touchons, ici, une fois de plus, à ce problème de l’accord de chaque nature avec elle-même, rappelée par tous les moralistes perspicaces. Nous maintenons donc que l’épanouissement de toute femme ne se réalise avec plénitude que dans l’accord avec la vocation créatrice inscrite dans sa chair. Et nous élargissons ici, au maximum, le caractère de cet accord. Nous songeons aux femmes qui ne sont point encore mères, à celles qui ne le seront jamais, à celles aussi que des appels plus hauts ont vouées au célibat, mais qui peuvent, toujours, puiser dans le développement de leur instinct maternel cette sensibilité particulière, faite de tendresse illimitée, d’abnégation et de pitié, qui reste le caractère le plus exquis de la nature féminine. Tous les psychologues ont souligné, depuis des siècles, que c’est dans l’instinct maternel qu’il faut chercher le secret des caractères profonds de la nature d’Ève, du courage parfois surhumain enclos dans sa faiblesse, de toutes les nuances de sa pitié, de son dévouement, et de cette union de la douceur et de la force qui est le charme incomparable des meilleures.

Ainsi se trouve expliquée la nécessité, pour une femme supérieurement douée par l’esprit, de rester reliée puissamment à la source miraculeuse des caractères essentiels de sa personne. Il nous semble, en effet, que c’est dans l’instinct maternel que l’esprit d’une femme peut réaliser facilement l’accord avec sa propre nature et l’accord avec le reste du monde, qui est la base première de toute vraie supériorité. Parce que c’est en son corps que viendra se résumer et se façonner tout le mystère de la vie, parce qu’elle est liée, plus que l’homme, aux rythmes de la nature et aux exigences douloureuses de toute création, elle peut, sans doute, mieux que lui, jeter sur le miracle de l’univers un regard jamais désaccordé (ce regard sans usure ni satiété qu’ont seulement, en dehors d’elle, les enfants et les poètes), et sentir en même temps, sans effort, que son ordre individuel doit trouver sa place dans celui qui régit les mondes3.

« Que la vie est merveilleuse dès qu’on se donne à elle, disait Katherine Mansfield, il me semble que le secret de la vie, c’est de l’accepter ! » Ces mains tendues vers le miracle universel, cette acceptation soumise aux décrets inéluctables de destins, c’est bien, en effet, l’acte le plus facile à la femme restée profondément fidèle à sa vocation essentielle, même quand le sort ne lui permet pas de servir cette vocation tout entière. « Quand une femme promène un nouveau-né, écrivait encore, à son mari, Katherine Mansfield, vous savez de quelle façon la voisine s’approche et, soulevant le voile de la petite tête, se penche, en s’écriant : « Dieu le bénisse ! » J’ai toujours envie d’en faire autant, devant le visage des lézards et des pensées, comme devant la maison au clair de lune. Je suis toujours sur le point de donner ma bénédiction à ce que je contemple. »

Et j’entends bien, sans doute, ce que rétorquent ici les psychologues : que cette émotion devant les aspects changeants du monde a, trop souvent, pour corollaire, l’instabilité de l’esprit de la femme, sa difficulté à abstraire, et, encore que ce rôle auguste de co-créatrice, l’incite, trop souvent, à ramener l’univers à sa propre personne, à ne voir la course des mondes qu’à travers sa propre aventure.

Mais puisque, dans le cas présent, nous parlons de l’aide puissante et nécessaire que peut apporter à une femme cultivant supérieurement son esprit, le conseil de sa nature profonde, nous répondrons que par une éducation sage, toute richesse peut trouver son harmonieuse réglementation. Trop de pédagogues timides croient que certaines qualités s’excluent, que la raison ne saurait coïncider avec le sens du mystère, ni la fermeté de l’esprit avec sa souplesse ou sa fantaisie. Ici, l’histoire des femmes d’esprit nous répond tout entière.

 

 

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Certes, lors des recherches auxquelles nous contraignit la préparation de ce volume consacré à leur gloire, nous avons rencontré deux images typiques d’elles-mêmes qui sembleraient justifier le scepticisme des psychologues maussades. Nous voulons dire, d’abord, celles dont l’intelligence ne s’est épanouie que dans le renforcement de toutes les faiblesses reconnues généralement à l’esprit féminin (impuissance à généraliser, partialité de jugement, carence logique, etc.), ensuite, et au contraire, les femmes qui, pour avoir gagné les qualités de fermeté du raisonnement et de vigueur dans la synthèse, ont perdu, en même temps, les grâces inhérentes à la forme d’intelligence calquée sur l’essence de leur nature, et tous les charmes de cette nature même.

Mats ces deux groupes illustres ne peuvent nous faire oublier le troisième... et c’est ce troisième que nous avons salué avec éblouissement. Il est formé par les femmes qui surent garder le merveilleux et frémissant mystère de leur âme, tout en contraignant leur intelligence à s’affermir contre les tendances erronées dont nous parlions tout à l’heure. Quoi de plus merveilleux que de les voir, alors, couronner par les plus fermes abstractions une investigation subtile et raffinée du réel, et rassembler, dans les replis d’un jugement solide et discipliné, les mouvements de la danse ailée de leur esprit, se posant sur les êtres et les choses avec une légèreté de lutin ! Quoi de plus émouvant que de les voir imposer silence à leurs partialités passionnées pour réussir la capture rigoureuse de la vérité, mais retrouver, d’un coup, au sommet de leur effort, dans le baiser frémissant donné au vrai, l’enthousiasme de leur nature ! L’arbre qui dresse victorieusement vers les cieux la cime de son feuillage immobile a-t-il renoncé à pulser, auparavant, dans la terre, les mille et un atomes de sa nourriture ou refusé la plus infime goutte d’eau des ruisselets invisibles ! Ainsi, l’esprit de ces femmes incomparables, quand il consent aux plus audacieuses et aux plus rigoureuses démarches de la pensée, ne cesse point de réclamer, d’abord, au chant du monde le frémissement multiple de toutes les notes de son harmonie. À toutes les richesses et les diversités, elles savent, plus que l’homme, imposer un ordre, sans consentir à de totales mutilations, et formuler des lois générales qui semblent encore nouées au monde multiple et mouvant des particularités. Elles savent chercher l’accord au sein des contradictions les plus vives, et c’est bien, sans doute, parce que, selon le mot de la petite Antigone, « elles ne furent point créées pour partager la haine, mais l’amour... »

Oui ce sont bien elles que nous avons surtout cherchées, sur les chemins mal connus de l’histoire, à travers les sociétés aux aspects changeants, femmes marquées par le triomphe miraculeux, le seul qui puisse nous toucher vraiment, celui d’un être profondément accordé à sa nature, à sa loi, en même temps qu’aux règles qui le dépassent. Car elles nous semblaient, placées au cœur de l’univers, pareilles à cette petite fille au nom de bonheur chantée par Dante Alighieri, et chargée, par lui, d’évoquer dans sa plénitude le miracle de la création, au-delà même du scintillement des plus lointaines étoiles. Si leur intelligence vaste et sereine ne craignait pas de s’élever jusqu’à ce ciel rigoureux où les confidences du monde visible sont captées pour nous avouer leur loi, où la loi même devient moyen d’une recherche plus haute, du moins, au cours de ces voyages altissimes, les femmes dont nous voulons parler restaient-elles toujours reliées aux prestiges les plus immédiats de la terre, aux sortilèges de la douleur et de la joie humaines.

Elles qui ne dédaignaient point de rêver aux problèmes que pose à l’esprit toute chose connaissable et inconnaissable, savaient, pourtant, regarder l’éclosion de la plus fugitive rose, dans la plus brève aurore, avec l’âme simple et comblée d’un petit enfant insoucieux des destins. Elles retenaient dans leurs mains les plus humbles cadeaux des jours, depuis la tiédeur mouillée des matins jusqu’au chant liquide du premier rossignol qui salue la nuit et la saine odeur du pain quotidien sur les murs des maisons humaines. Et elles gardaient à toutes ces choses leur poids terrestre, leur sens charnel, la ferme densité de leur existence. Ce qui les retenait si bien liées au monde, baignées et cernées par l’amour des choses périssables, c’était sans nul doute ce miracle de leur destin essentiel, les contraignant, plus que tout humain, à participer à la renaissance continue du monde, au mouvement universel qui pousse les êtres à tromper leur soif de pérennité en se perpétuant.

Car dans la grâce merveilleuse qu’elles mettaient à soutenir, de leur fragilité, tant de charmes opposés, à servir les vérités implacables tout en préservant la naïve et partiale connaissance du regard amoureux qu’elles portent sur le monde, il n’était possible de reconnaître que le secret du rôle auguste, grâce auquel, ligotées de lois dures, elles appellent pourtant à la lumière, dans la chair de leur chair, le mystère d’une vie nouvelle, d’une vie unique.

 

 

 

 

Marie-Madeleine MARTIN, Le génie des femmes,

Éditions du Conquistador, 1950.

 

  

 

 



1 La Chine ancienne nous offre quelques exemples de femmes cultivées, mais les études purement spéculatives leur sont interdites.

2 « Masculum et foeminam creavit eos vocavitque nomen eorum Adam, quod est homo terrenus sit utique vocans mulierem seu virum » (Maxima Bibl. veterum patrum, t. XI, p. 783).

3 Il existe, nous dira-t-on, des femmes chez lesquelles l’instinct maternel revêt pourtant la forme d’un égoïsme farouche qui les ravale au niveau de louves, et qui, bien loin de les rendre plus sensibles au mystère universel, les renferme dans l’esclavage d’une passion sûrement fort étrangère au sentiment d’abnégation, encore plus à celui de pitié, pour ce qui n’est pas le fruit de leur chair. Nous répondrons que ces pénibles exemples n’effacent pas la règle qui conseille à tout être de se réaliser avant tout dans son ordre, et nous rappellerons qu’à l’encontre de ces mères frénétiques, maintes femmes, privées d’enfants, se montrent virtuellement mères, par la richesse de la bonté développée au paroxysme dans leur âme.

 

 

 

 

 

 

 

 

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