De la popularité du protestantisme

et de l’impopularité du catholicisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

F. MARTIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les différences essentielles qui existent entre le catholicisme et le protestantisme, il en est une que l’on a remarquée de tout temps, mais qui jamais plus qu’aujourd’hui n’a frappé tous les regards. Le premier a une idée nette de l’Église ; il la définit, il en dessine les traits, il en donne les caractères précis et il indique la source où il puise La notion de ces caractères, afin qu’il n’y ait point de place à l’arbitraire dans sa définition. On peut accepter, on peut discuter, on peut nier ce qu’il affirme ; mais à coup sûr, il ne laisse point de prise au vague et à l’indéterminé ; quand le catholicisme parle d’Église, il sait ce qu’il dit et tout le monde voit ce qu’il dit. Il n’en est point ainsi du protestantisme : le mot d’Église l’embarrasse ; il n’ose pas en presser le sens, et il lui a toujours été impossible de dire non seulement ce que c’est que l’Église, mais d’exprimer clairement ce que lui-même entend par l’Église, ou si parfois, dans un accès d’audace, il s’aventure aux périls d’une définition, on peut être sûr qu’il y a dû mettre non pas de la lumière, afin que l’on puisse voir, mais des ténèbres, afin que l’on ne voie pas ; caractère de l’erreur, qui fuit la précision, parce que la précision la tue.

Voilà pour le passé.

Aujourd’hui, le protestantisme, au bout de ses progressives évolutions qui achèvent de le dégager des derniers langes de l’Évangile, non seulement n’essaie plus de définir l’Église, mais il en redoute, il en abandonne le nom ; et si parfois, à cause de l’Évangile, qui en est le soleil et dont il garde encore la lettre éteinte, il vient à le heurter, on dirait qu’il pose la main sur un fer rouge ; il se secoue les doigts. Aussi, depuis quelque temps, au lieu de parler de l’Église, qui est un fait et qui, tout aussi bien que la révélation, s’étudie comme un fait, il a recours à la métaphysique, terrain mobile des opinions humaines, où il est si difficile de poser sûrement le pied. Ce qui pour lui remplace l’Église, c’est le principe chrétien 1. Qu’est-ce que le principe chrétien ? Question indiscrète. Il est manifeste que logiquement il y aurait autant de réponses qu’il y a de degrés dans cette échelle immense que l’on appelle le protestantisme, et qui s’appuie par un bout sur les frontières du catholicisme, et s’enfonce par l’autre dans les abîmes du doute et de la négation. Il trouve plus court de ne pas répondre. Au fond, le principe chrétien n’est qu’un mot, et c’est assez pour le vulgaire, dans ce siècle où les mots vides dominent et emportent les hommes.

Eh bien ! de ce mot, inconnue impénétrable, impossible à dégager, le protestantisme essaie de donner les caractères : prétention plus qu’étrange, car on ne caractérise pas le je ne sais quoi ; avant de rien caractériser, il faut savoir préalablement à quoi les caractères s’appliquent. C’est cependant ce que tente le protestantisme ; on peut voir cela fort au long dans M. de Gasparin.

Or, parmi ces caractères, il en est un que nos lecteurs n’auraient certes pas soupçonné quand il est question du principe chrétien, c’est-à-dire de quelque chose qui doit être en définitive le christianisme. Le voici exprimé aussi brièvement que possible par une plume protestante 2 : « L’un des traits distinctifs du principe chrétien, c’est la popularité. » Dix-huit siècles n’avaient pas vu cela. Je ne suis pas étonné toutefois que la génération présente ait mis la main sur cette découverte merveilleuse. Le branle des évènements contemporains n’en révèle que trop l’origine. Aussi ne me paraît-il pas inutile de regarder de près à ce caractère suspect, octroyé si habilement au principe chrétien sous le manteau du principe protestant. Il y a là-dessous l’une des plus formidables ruses de guerre qui aient jamais été pratiquées contre l’empire de la vérité.

Pour ne point discuter en l’air et ne pas nous perdre dans le brouillard, je déclare que je prends ici le principe chrétien comme synonyme du christianisme, c’est-à-dire de la religion fondée par Jésus-Christ. Or, cela entendu, raisonnons l’Évangile à la main.

Au premier abord, ce principe de la popularité du christianisme me paraît étrange. Est-il bien vrai que le christianisme, c’est-à-dire la doctrine de Jésus-Christ, la morale et la vie surnaturelle qui en découlent, la pratique de ces austères vertus qui contredisent la nature, qui la heurtent et la brisent dans le cœur humain et dans la conscience humaine, dans la société et dans la famille, dans toutes les tendances sensuelles, matérielles, orgueilleuses d’un monde naturellement ennemi de Dieu, est-il bien vrai que tout cela soit essentiellement populaire ? Jésus-Christ ne paraît pas l’avoir ainsi entendu, lorsqu’il assigne au contraire à l’œuvre divine qu’il viendra fonder sur la terre, comme une marque distinctive, la contradiction qu’elle rencontrera dans le monde, les inaltérables répulsions dont elle sera l’objet et la persécution inextinguiblement vivace qui s’acharnera à sa ruine ? Que l’on veuille bien consulter l’Évangile et consulter l’histoire : l’un n’est qu’une longue prophétie de cet antagonisme et l’autre son accomplissement ; l’un et l’autre établissent commue un point hors de contestation que le christianisme n’a pas dû être, qu’il n’a pas été populaire en ce monde.

Il me paraît presque superflu de citer l’Évangile ; il en faudrait copier dans ces pages des textes infinis. Qu’il me suffise d’inviter tout lecteur qui voudra me suivre à relire ce discours du Christ reproduit par saint Jean, ce testament sublime, ces suprêmes et divines paroles prononcées par le Sauveur quelques heures avant sa mort et dans lesquelles la vérité et la charité, poussées jusqu’à l’infini dans son cœur ouvert et penché, rayonnent avec des flots de lumière et de feu, que nulle intelligence et nul cœur d’homme ne peuvent porter ici-bas. « Le monde », c’est-à-dire la poitrine vivante d’où sort le souffle vivant de la popularité humaine, l’instrument même qui rend ce son mobile, si éphémère et si puissant, « le monde, dit Jésus-Christ, ne peut pas recevoir l’esprit de vérité, parce qu’il ne le voit pas... Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï le premier... Si vous étiez du monde, le monde aimerait en vous ce qui est de lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, mais que je vous ai choisis du milieu du monde, c’est à cause de cela que le monde vous hait... Souvenez-vous de la parole que je vous en ai dite. Le serviteur n’est pas plus grand que le maître ; ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront... et tout cela, ils le feront en haine de mon nom, afin que s’accomplisse la parole écrite dans la loi ; ils m’ont haï gratuitement... Vous serez pressurés dans le monde, mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde. » Saint Paul donne la raison de tout cela : « La sagesse de la chair est ennemie de Dieu, dit-il ; elle n’est pas soumise à la loi : elle ne peut pas l’être.

La chair, c’est-à-dire le principe de toute popularité humaine, et le monde, adorateur de la chair, doivent donc être, d’après l’Évangile, en permanente révolte contre l’œuvre de Jésus-Christ, et l’œuvre de Jésus-Christ en lutte perpétuelle contre le monde et la chair ; antagonisme formidable, qui a sa racine non seulement dans la méchanceté du monde, mais dans les entrailles mêmes de tout homme vivant dans le monde, même du plus juste et du plus saint, qui sent à tout instant cette racine pousser en lui des rejetons de mort, qu’il ne voit germer qu’avec une vigilance toujours attentive er qu’il n’arrache qu’avec une violence incessante.

Voici, d’après Jésus-Christ, un caractère essentiel de l’Évangile, caractère prophétique que l’histoire n’a pas démenti. Elle l’a si peu démenti que ce caractère fait tout le fond de sa trame, non seulement depuis l’avènement de Jésus-Christ, mais avant même que le Seigneur ait paru sur la terre. Depuis l’Éden jusqu’à l’Incarnation, la vérité a passé à travers les peuples comme un fleuve méprisé dont le monde fuit et redoute les rivages.

Quiconque n’a pas étudié sans réfléchir doit avoir appris que c’est là l’idée maîtresse que doit voir et tenir avant toute autre un esprit grave qui veut comprendre quelque chose à la philosophie de l’histoire du christianisme. Sans elle, celui-ci est une énigme : c’est sur elle, en effet, que repose la nécessité de l’intervention divine à toutes les heures de sa durée, pour le porter et le soutenir ; comme c’est elle qui démontre en lui la vivante et perpétuelle présence de Dieu, présence sans laquelle il ne subsisterait pas durant un demi-siècle contre tant de passions soulevées, et qui demeure, aux yeux des générations qui se succèdent, en usant leur impuissance à le détruire, comme le trait le plus visible de sa vérité intérieure. Sans cette idée, sans les lumières qu’elle répand sur l’histoire du christianisme, celui-ci, comme fait humain, est complètement inexplicable et, comme fait divin, il est sans base et sans support ; phénomène gigantesque, mais inexplicable et incompréhensible, qui ne repose pas sur la terre, qui ne se rattache pas au ciel et qui manque par là de cette double force de gravitation qui meut et soutient tous les êtres.

Il me semble qu’ici quelques développements ne seront pas déplacés :

Il est une hostilité manifeste qui frappe tous les regards et qu’on pourrait appeler une guerre ouverte : les persécutions contre l’Église naissante, les grandes luttes des hérésies, les formidables attaques du mahométisme, les querelles du Sacerdoce et de l’Empire, les déchirements du seizième siècle, les dénigrements perfides de la philosophie du dix-huitième, les douloureuses humiliations imposées par toutes les royautés d’alors à la majesté de la foi, l’ère sanglante de la révolution française, dont la cendre, plus incandescente que jamais, recouvre à peine d’une fragile écorce des laves impatientes de se répandre sur le monde : mais ce n’est pas là toute l’hostilité contre laquelle le christianisme a dû se défendre. Celui qui ne voit que cela n’est qu’un observateur superficiel ne regardant qu’à la surface des choses. Aux temps les plus paisibles et chez les nations les plus soumises, la guerre existe sourde, latente, souterraine, mais toujours vivace et peut-être plus dangereuse ; c’est l’ennemi dans la place, le monde même dans l’Église, attaché à ses flancs comme un chancre rongeur. C’est lui qui travaille à dépraver les mœurs et à ruiner l’influence pratique de l’Évangile ; c’est lui qui altère les doctrines et répand dans une société croyante les germes de l’incrédulité ; c’est lui qui mine la discipline et les institutions de l’Église, c’est lui qui paralyse sans cesse son action, tantôt par la force d’inertie, tantôt par la résistance ouverte, et qui crie ensuite à tout venant que l’Église ne sait rien faire et qu’elle est impuissante ; c’est lui qui cherche, par tous les moyens, à introduire jusque dans le clergé des éléments profanes et viciés et à se faire ainsi des auxiliaires parmi ceux-là même qui devraient le combattre. Le moyen âge, si religieux d’ailleurs, a mille fois prononcé ce phénomène. Les hommes d’alors ont lutté infiniment plus qu’on ne croit contre le christianisme, parce que le christianisme affichait hautement la prétention de les apprivoiser, de les dompter, de les sanctifier, en subjuguant leurs passions rebelles. Ce fait est permanent dans l’Église et il explique très bien pourquoi, dans tous les temps et dans tous les lieux, un si grand nombre de ses enfants fait si aisément et si hautement cause commune avec ses ennemis déclarés.

Ceci me mène à une réflexion que n’ont peut-être pas assez fait valoir les défenseurs de la vérité et qui me paraît être cependant d’une grande valeur.

On s’est plu à rendre le christianisme responsable de tous les désordres qui se sont produits dans son sein, de l’immoralité, de l’ignorance, des vices de quelques-uns de ses membres, des erreurs ou des crimes des peuples et des rois qui l’ont pratiqué, des taches trop nombreuses qu’à diverses époques on a reconnues dans son clergé lui-même. C’est une souveraine injustice. Tout cela n’est pas la semence chrétienne ; c’est l’ivraie jetée par l’homme ennemi dans le champ du père de famille. Ceux qui déshonorent ainsi le christianisme ne sont pas des enfants qu’il soit obligé d’avouer et dont il soit solidaire ; ce sont les persécuteurs d’autrefois, qu’il est malheureusement contraint d’abriter dans sa tente et de couvrir de son drapeau. Le défenseur de la religion chrétienne doit résolument les appeler par leur nom et signaler en eux Néron et Dioclétien, Celse et Julien l’Apostat, les proconsuls et les philosophes, transformés et déguisés sous le masque d’une nouvelle figure et demandant à l’astuce, à la ruse, à tous les mauvais penchants d’une nature corrompue, ce qu’ils ne purent obtenir jadis de la violence et de la force.

La conclusion de cet exposé est claire ; il n’y a point ici-bas de paix pour le christianisme ; il est odieux à toutes les passions humaines ; ce qui constitue une impopularité inévitable et permanente.

Mais il y a quelque chose de bien plus fort encore que tout cela. Cette impopularité n’existe pas seulement dans les sociétés humaines et dans ce courant d’opinions qui émeut et soulève les peuples ; elle a encore son foyer dans chacun de nous, dans notre cœur corrompu et dans notre nature dépravée ; nous sommes naturellement ennemis de Dieu et du christianisme, qui est la religion de Dieu et l’expression de nos rapports avec cet Être souverain, et il se trouve ainsi que l’Évangile, qui n’est pas populaire dans le monde, ne l’est pas davantage dans le sanctuaire de notre conscience individuelle.

Bien loin donc que la popularité, en prenant ce mot dans son sens général, soit un caractère essentiel du principe chrétien, l’impopularité est l’un de ses traits les plus distinctifs. L’Évangile, l’histoire, l’étude du cœur humain en font foi.

Or, de ce fait capital découle la conséquence la plus grave, une conséquence à laquelle le spectacle des évènements contemporains donne aujourd’hui une valeur décisive. Un parallèle très court va le mettre en lumière.

Parmi toutes les religions du monde, il en est une qui présente ce caractère étrange d’être le point de mire de toutes les attaques et de toutes les haines ; cette religion est celle qui porte le plus haut la majesté du nombre, la majesté du temps, la majesté du bien qu’elle a fait : triple majesté égalée ou surpassée peut-être par les splendeurs de son culte, la force de sa discipline, la vigoureuse trame de sa hiérarchie, la pureté de sa morale et le dévouement surnaturel à Dieu et aux hommes d’un grand nombre de ses enfants qui portent le nom de Saints, nom unique qu’elle seule ici-bas a le privilège d’imprimer sur la mémoire des morts. Cette religion a pétri de ses mains les sociétés modernes, et l’Europe, maîtresse du monde, c’est-à-dire l’humanité rayonnante de toutes les gloires de la civilisation, est son œuvre. C’est la religion catholique. Elle paraîtrait donc avoir des droits, ne fût-ce que comme grande institution humaine, à la vénération, au respect, à d’ardentes sympathies, où tout au moins à la justice et à l’impartialité. Eh bien ! non. Tous sont contre elle, et elle est seule contre tous. Je ne parle pas des religions qui ne sont pas chrétiennes, le bouddhisme, le brahmanisme, toutes les grandes légions du polythéisme marchant sous mille drapeaux divers, le mahométisme lui-même qui n’est qu’une hérésie armée de la haine au cœur et de l’épée à la main ; ces religions ne comptent point pour nous dans les recherches de la vérité. Mais toutes les sectes chrétiennes, quelque divisées qu’elles soient entre elles, quel que soit l’abîme qui les sépare, qu’elles soient presque au foyer de la révélation totale, ou qu’emportées par la force progressive de l’erreur, elles aient été jetées jusqu’aux régions glacées de l’incertitude et du doute, toutes s’entendent sur un point, un seul, toutes répondent à un même sentiment, la haine de la religion catholique ; les extrémités et les intermédiaires subissent ce singulier courant qui harmonise vers un même but tant d’éléments divers et meut au même combat tant de bras ennemis. Le schisme grec, qui touche au catholicisme, le socinianisme avancé qui s’est placé à ses antipodes, le luthéranisme et l’anglicanisme, qui s’efforcent de tenir le milieu, détestent l’Église catholique au même degré ; et, ce qui est bien plus grave et plus significatif, tout ce qui est radicalement hostile à Jésus-Christ et voudrait effacer jusqu’à son nom de dessus la terre, se joint à cette communauté d’aversion et de répulsion brutale : déistes, sensualistes, panthéistes, matérialistes grossiers, et ceux qui crient : Il n’y a point de Dieu, et ceux qui crient : Il n’y a point d’âme, et ceux qui disent : Le paradis, c’est l’or et les secousses voluptueuses de la chair, et ceux qui ont poussé ce cri, que nos oreilles ont entendu et qui a fait pâlir la nature : Dieu, c’est le mal ; tous en sont là. Quand il s’agit de l’Église catholique, qui est cependant une Église de Jésus-Christ, la plus ancienne et la plus grande, je le répète, et de l’attaquer pour la détruire, chrétiens plus ou moins évangéliques, ou incrédules plus ou moins avancés, tous sont d’accord et marchent au combat avec une effrayante unité ; spectacle étrange, qui devient aujourd’hui le plus grave phénomène du monde, qui projette déjà sur l’avenir les ombres de toutes les destructions morales et d’une incomparable épouvante, et qui n’est surpassé que par celui de l’inutilité de tant d’assauts et de la stabilité de cette puissance solitaire et désarmée qui reçoit tous les chocs et ne tombe jamais. Et ce qui donne à ce phénomène un caractère plus étonnant encore, c’est qu’un très grand nombre de catholiques font cause commune avec tant d’ennemis ; tel est le scandale par excellence de ce temps ; à eux seuls il appartient de bafouer ce qu’ils adorent et de traîner leur Père dans la boue, tout en prétendant l’honorer. On ne trouverait pas des protestants, des Turcs, des Indiens, des Chinois, de pauvres idolâtres de l’Océanie, qui traiteraient ainsi les objets de leur culte. Cicéron méprisait Jupiter, mais il ne le disait que tout bas, à l’oreille des augures. Et ce qu’il y a de plus encore, c’est que parmi les catholiques, ceux-là même qui ne font pas cause commune avec les ennemis manquent souvent de courage et n’osent pas leur résister. Cela dure depuis trois siècles et va toujours croissant ; l’Église catholique, épuisée par cette trahison et livrée par les siens, aurait péri si Dieu ne l’eût miraculeusement soutenue ; il l’a fait à l’aide d’un petit troupeau de fidèles, pusillus grex, bien méprisé des sages, bien écrasé par les puissants, mais bien pénétré, comme les martyrs, de l’invincible dévouement de la foi ; c’est là la véritable armée de l’Église, faible, impuissante, plus ridicule que redoutable aux yeux de la diplomatie ou de la force qui mène le monde, mais qui, Dieu l’a ainsi voulu, a toujours triomphé et triomphera toujours.

Voilà donc un grand fait sur lequel j’appelle l’attention la plus sérieuse des hommes qui aiment à aller un peu au fond des choses : la haine universelle, ou, ce qui est plus précis, l’impopularité générale dont l’Église catholique est l’objet.

À côté de ce fait, j’en signale un autre tout contraire ; il est frappant, surtout de nos jours, et sa vérité devient palpable. Il suffit presque de l’énoncer.

Non seulement le protestantisme ne participe pas à cette impopularité que j’ai dit être l’apanage du catholicisme, mais il a les sympathies de tout ce qui s’éloigne de Jésus-Christ et de ses ennemis, même les plus déclarés. Il reçoit les éloges, les hommages et quelquefois les adorations des philosophes et des incrédules ; lui-même il élargit tous les jours le cercle de ses négations pour les admettre dans son enceinte. C’est une entente qui ressemble à de la fraternité. Je sais bien que les plus croyants et les plus sincères d’entre les protestants rejettent cette alliance, ou tout au moins s’en trouvent embarrassés. Mais cette affinité attractive de l’incrédulité pour le protestantisme et le mélange qui se fait de l’un à l’autre aux extrémités, sans signe de démarcation et sans principes qui les séparent, n’en existe pas moins. C’est elle qui a valu au protestantisme presque tous ses triomphes devant l’opinion publique, elle qui a jeté un voile sur toutes ses défaillances religieuses, sur les fléaux qu’à son origine il a déchaînés sur le monde, sur toutes les taches sanglantes de son histoire, sur ses persécutions cruelles et son intolérance d’autant plus odieuse qu’elle est contradictoire à ses principes ; c’est elle qui a établi l’idée, si généralement reçue, de la supériorité menteuse des nations protestantes sur les nations catholiques ; c’est elle qui, de nos jours, cache avec un soin jaloux les plaies hideuses de l’Angleterre et des États-Unis, sanctifie tous leurs odieux mépris de la justice, ensevelit dans le silence leurs crimes les plus révoltants, tels que ces effroyables massacres des Indes qui dépassent en atrocité tout ce que l’histoire raconte des guerres les plus sauvages ; c’est elle qui, en même temps, fait la contrepartie, qui abaisse les nations catholiques, vilipende leurs institutions, falsifie leurs annales, entrave partout leur action, et, par un travail opiniâtre, infatigable, acharné, entoure leur Église d’une déconsidération qu’elle fait tourner à la gloire du protestantisme.

Voilà le second fait, contradictoire au premier et marchant parallèlement avec lui, la popularité du protestantisme parmi le monde ennemi de Jésus-Christ.

Or, sur ce double fait, voici les réflexions que je me permets :

Le christianisme, d’après Jésus-Christ lui-même, doit être l’objet d’attaques incessantes, d’une lutte continuelle, d’une répulsion toujours vivace de la part du monde ; il doit être impopulaire dans le monde. Le catholicisme satisfait au plus haut point à cette donnée de l’Évangile ; c’est un grave caractère de vérité. Le protestantisme n’y satisfait pas du tout ; c’est un grave caractère d’erreur. Et ce double caractère d’erreur d’un côté, de vérité de l’autre, devient bien plus frappant, si l’on veut réfléchir.

Pourquoi, en effet, cette haine aveugle, irréconciliable, générale contre le catholicisme, si le catholicisme est une erreur ? L’erreur ne soulève pas de telles répulsions de la part du monde. Le monde ne hait pas l’erreur ; il ne hait que la vérité : car la vérité tient par la main la sainteté, qui épouvante le monde en le menaçant d’un joug qu’il ne veut pas porter. Si le catholicisme est la dépravation du christianisme, s’il est le paganisme ressuscité, comme il devient de mode aujourd’hui de le prétendre dans les rangs du protestantisme, pourquoi tous les ennemis du christianisme s’acharnent-ils à le poursuivre et mêlent-ils leurs cohortes et leurs cris aux clameurs et aux cohortes protestantes ? Ils devraient au contraire le soutenir comme un allié naturel. L’empire de Satan, qui est le monde ici-bas, le monde incrédule et hostile, n’est pas ainsi divisé contre lui-même ; il a trop l’intelligence de ses véritables intérêts pour commettre une méprise aussi grave et surtout aussi durable. Je n’hésite pas à le dire : Jésus-Christ est dans le camp que tous ses adversaires avoués attaquent. À cette marque certaine, je reconnais sa présence.

« Si vous étiez du monde, dit Jésus-Christ, le monde aimerait en vous ce qui est de lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde et que je vous ai choisis du milieu du monde, c’est à cause de cela que le monde vous hait. » C’est là assurément l’une des plus fortes preuves de la vérité du catholicisme, et je regrette de ne pouvoir lui donner plus de développements.

Qui ne voit, par la raison des contraires, que les sympathies dont le protestantisme est l’objet de la part de toutes les incrédulités, depuis le déisme pur jusqu’au sensualisme polygame, sont pour lui singulièrement compromettantes, au point de vue de la vérité chrétienne ? Je crains que le monde ne trouve en lui ce qui est du monde, et que ce ne soit là le secret motif pour lequel il l’aime et le caresse. J’abandonne cette réflexion aux âmes véritablement sérieuses et qui gardent encore, quoique séparées de nous, un cœur plein d’amour à Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.

De tout ce qui précède, trois conclusions ressortent :

La première, c’est que la popularité, prise dans son sens général, n’est pas un caractère du principe chrétien ;

La seconde, c’est que l’impopularité de la religion catholique est un signe de sa conformité avec l’Évangile, et par conséquent de sa vérité ;

La troisième, c’est que la popularité tout humaine du protestantisme est un grave indice de la fausseté de ses doctrines.

 

 

 

F. MARTIN, missionnaire apostolique, curé de Ferney.

 

Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.

 

 

 

 

 

 



1 M. de Gasparin : Discours sur les Pères apostoliques, et M. de Pressensé : Histoire des trois premiers siècles du Christianisme.

2 M. de Gasparin : Discours sur les Pères apostoliques.

 

 

 

 

 

 

 

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