Actualité de Bernard Lazare

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Danièle MASSON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA réédition récente du livre que Bernard Lazare écrivit en 1892 – L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (Éditions 1900) – est-elle une bévue, une provocation, une divine surprise ? Un brusque carambolage de l’histoire et de l’actualité analogue à celui que Jean-François Kahn se plaisait à voir dans la profanation de Carpentras ? En tout cas, aimablement guidé, sur fond de Radio-Shalom, on le trouve aisément dans les bonnes librairies de la rue des Rosiers, et le mensuel L’information juive lui consacre presque une page de publicité, insistant sur la « superbe préface » de Jean-Denis Bredin. Ce qui retient surtout l’attention de Jean-Denis Bredin, c’est que Bernard Lazare fut le premier intellectuel à s’engager au service du « Juif martyrisé » Dreyfus, et que, fidèle à sa conviction révolutionnaire, il tenta de concilier le nationalisme juif et l’internationalisme anarchiste.

J’ai lu le livre de Bernard Lazare dans une autre perspective, avec d’autres souvenirs que ceux de Jean-Denis Bredin. J’ai côtoyé les Juifs pendant dix-huit ans, et je les ai aimés. Bernard Lazare m’a fait comprendre pourquoi beaucoup marient harmonieusement l’athéisme et le respect de la loi juive, la passion identitaire et la certitude que l’éthique juive est le levain idéologique de l’humanité. Les « néo-identitaires » veulent « judaïser les Juifs ». Mais les goyim aussi se judaïsent.

Bernard Lazare, comme souvent les Juifs, est l’homme des contradictions. Il faut, selon lui, « judaïser les Juifs ». Mais, à la fin de son livre, il prévoit, et espère, un affaiblissement de toute religion – dont le judaïsme – la synagogue, débarrassée des liens rabbanites, ne professant plus qu’un déisme cérémonial, condition pour que meure l’antisémitisme, balayé par « l’évolution révolutionnaire ».

Mais qu’est donc l’antisémitisme, mot devenu magique, tant il exclut toute étude rationnelle et même toute définition précise ?

Ce que Bernard Lazare appelle l’antijudaïsme, celui du XIIIe siècle, c’est au fond l’effort de conversion de l’Église, qui a reçu mission de convertir les nations, y compris la nation juive : « Chez les savants, chez les érudits, chez les théologiens, l’antijudaïsme devenait dogmatique et théologique. On voulait bien ramener les Juifs, mais par la douceur » (p. 150). Mais, tout en affirmant que « l’antisémitisme contemporain ne diffère pas de l’antijudaïsme d’antan », il trouve, à la base de l’antisémitisme, « l’horreur et la haine de l’étranger » (p. 394).

Pourtant, selon Bernard Lazare, les causes de l’antisémitisme tiennent à l’exclusivisme juif : « Partout, jusqu’à nos jours, le Juif fut un être insociable. Pourquoi était-il insociable ? Parce qu’il était exclusif, et son exclusivisme était à la fois politique et religieux, ou, pour mieux dire, il tenait à son culte politico-religieux, à sa loi » (p. 3).

Affirmation scandaleuse – si elle ne venait d’un Juif – et qui relève évidemment de la loi Gayssot, en son premier article : « Toute discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion est interdite. »

Mais, puisque l’on vient de rééditer Bernard Lazare, et non de l’interdire, usons d’une liberté à l’ombre de la sienne. Que les causes de l’antisémitisme ne se trouvent pas chez les antisémites mais chez les sémites, c’est un paradoxe que les évènements récents éclairent d’une manière singulière.

Les événements récents : Auschwitz, Carpentras. Comme il y a un avant Jésus-Christ et un après Jésus-Christ, il y a un avant Carpentras et un après Carpentras : c’est plus qu’une boutade.

Les Juifs pieds-noirs de Carpentras sont nombreux, et ils savent ce que veulent dire saccage des cimetières, viol des sépultures. L’an dernier, sans que nul autre que les Carpentrassiens ne l’aient su, le cimetière chrétien de Carpentras a été profané ! Mais, seule la profanation du cimetière juif de Carpentras a été médiatiquement connue. Cette discrimination a plusieurs raisons, dont une nous intéresse ici : « l’exclusivisme politico-religieux juif », selon l’expression de Bernard Lazare.

Jean Daniel 1 gravait le saccage de Carpentras « dans l’imagerie de l’horreur entre Jérôme Bosch et Bunuel ». Comme le Swann de Proust métamorphosait Odette en Zéphora de Botticelli avant de voir en elle la banale petite bourgeoise qu’elle n’avait jamais cessé d’être, Carpentras était pérennisé par l’art : à jamais gravé. Quand on sut que l’empalement était imaginaire, la profanation de Carpentras n’en fut pas banalisée pour autant. Parce que ce cimetière était juif. Et la presse de gauche opérait un savant mélange de pensée magique à la manière antique, et d’Ancien Testament. Unanimement, elle innocentait Jean-Marie Le Pen du crime. Tout en l’en déclarant responsable. Jean-François Kahn éclairait ainsi son paradoxe 2 : « Le Pen est coupable de l’avant et de l’après Carpentras : sans doute pas de Carpentras. » L’avant Carpentras, c’était la résurgence de l’imaginaire antisémite, que la presse de gauche, depuis plus d’un an, s’efforçait de revivifier, avec des moments paroxystiques : l’affaire du carmel d’Auschwitz, les enquêtes sur les antisémites de l’Est, la profanation du cimetière juif de Carpentras. L’après Carpentras, c’était « le non de la France », la manifestation parisienne du 14 mai, où la France, devenue étrangère à elle-même, excluait les nationaux, défilait sous les drapeaux israéliens, prémices d’un hexagone cosmopolite, qui incitait Jean Daniel à réclamer, dans la lancée, « un 14 mai de l’immigration ».

Kahn et Daniel retrouvaient l’antique pratique du bouc émissaire – en l’occurrence la France française – défini par Bernard Lazare comme « victime expiatoire », « chargé de tous les péchés d’une société », dont Jean-Marie Le Pen est la mauvaise conscience, comme Socrate se voulait la mauvaise conscience, le taon des Athéniens.

Jean Daniel se vantait, comme d’une conquête morale du XXe siècle, de la régression vers l’antique barbarie qui ignorait la notion de responsabilité individuelle. Avec une circonstance aggravante : lui ne l’ignorait pas, il la refusait sciemment : « Ce jour-là, écrivait-il, évoquant le 14 mai, les manifestants n’ont pas voulu distinguer entre l’antisémitisme soft et la violence macabre ; ils ne se sont pas souciés de savoir qui étaient les vrais auteurs de la barbarie de Carpentras. » Dans ce flou artistique où l’on ne voulait pas « distinguer » les responsables, on retrouvait cependant les vertus de la distinction : car la seule distinction, la seule discrimination était pratiquée à l’égard du Front national. Et cette discrimination prenait tout son sens, toutes ses nuances : discrimination vient du grec krino, qui signifie distinguer, différencier, mais aussi accuser et condamner.

Conformément à tout comportement barbare, l’essentiel n’était pas l’appréciation rationnelle de la faute, mais la stigmatisation du coupable, fût-il imaginaire. Il ne restait plus qu’à envoyer au désert le bouc émissaire, chargé de toutes les souillures d’un peuple qu’il purifiait ainsi. On vit d’ailleurs que les interdits ne concernaient pas la matière, mais l’homme qui les transgressait. Ainsi, dans Le Figaro, Georges Suffert s’indignait : « Comment un homme politique a-t-il pu, en direct, prononcer un tel discours (sur le pouvoir juif dans la presse), sans provoquer immédiatement le départ des journalistes ? » Cependant, Jacques Attali, lui, avait tranquillement affirmé 3 : « Il n’y a jamais eu, au cours de l’histoire de France, autant de Juifs qu’aujourd’hui dans les sphères du pouvoir. » Jacques Attali avait-il été inquiété pour antisémitisme ? Non. Mais ce qui était permis à Jacques Attali est interdit à Jean-Marie Le Pen.

À vrai dire, on avait mesuré les limites nécessaires de la discrimination : « Il ne faut pas faire de Jean-Marie Le Pen un martyr », disait Jean Pierre-Bloch.

Jean Pierre-Bloch doit être un lecteur d’Orwell. La fiction de son roman, 1984, écrit en 1948, rejoint la réalité d’aujourd’hui. O’Brien, personnage-clef du livre, grand maître de la police de la pensée, posait les jalons de la cité totalitaire à venir, dont la portée déborde l’actualité étroitement contemporaine : « La première chose que vous devez comprendre, c’est qu’il n’y a pas de martyr... Anciennement, l’hérétique qui marchait au bûcher était encore un hérétique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfermée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle... Le commandement des anciens despotismes était “tu dois”. Notre commandement est “tu es”. Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. » Par cette injonction « tu es », le goulag doux et généralisé remplace avantageusement le goulag brutal du communisme. Le premier est meurtrier des âmes. La nouvelle Révolution peut et doit s’accomplir sans guillotine.

Complémentaire de la discrimination négative, venait la discrimination positive à l’égard des Juifs. Toute souffrance, toute violence sont relatives. Et pourtant, alors que les autres profanations étaient « partout le contrepoint rituel du sacré » (Jean Daniel), Carpentras était « l’indicible » (Jean-François Kahn). « L’indicible souffrance », c’était déjà, pour Théo Klein 4, celle des Juifs à Auschwitz. Il y opérait une discrimination entre « les autres » (les chrétiens, les tziganes...) qui assurément avaient « été meurtris par le nazisme », et « le martyre incommensurable des Juifs ».

Cette discrimination demande à être méditée. Élie Wiesel proclamait 5 : «  Il y a un État et il est différent de tous les autres. Il est juif, et pour cela il est plus humain que n’importe quel autre. »

La majuscule elle-même est discriminatoire. Alors que pour Raymond Aron, il y a deux façons d’être juif : l’une de se déclarer citoyen d’Israël ; l’autre de rester citoyen français parce qu’on se sent citoyen français, un lecteur de L’information juive exige « une majuscule à Juif », « pour ne pas faire oublier aux Juifs qu’ils ne sont pas seulement des Français de confession mosaïque... mais appartiennent à un peuple ». Un peuple qui n’est pas le peuple français. Le grand rabbin Sitruk apporte à cette exigence sa caution de « plus haute autorité morale » : « Chaque Juif français est un représentant d’Israël. »

Selon les définitions récentes, pourtant, toute discrimination est suspecte de racisme. Daniel Sibony 6 en donne une approche – on ne peut parler de définition – fort extensible : « Le racisme, c’est vouloir définir l’autre de peur que, différent, il tourne au semblable. » Si nous nous en tenons à l’approche de Daniel Sibony, nous sommes tous racistes, comme monsieur Jourdain était prosateur. Mais les Juifs vont plus loin que monsieur Jourdain. Beaucoup d’entre eux, actuellement, cherchent passionnément la distinction, et relèvent donc de l’approche de Daniel Sibony. Il y avait par exemple, en 1950, trois écoles juives ; il y en a quatre-vingts aujourd’hui. Dans les années 70, s’est développé, autour de quelques intellectuels séfarades, un mouvement qualifié de « néo-identitaire », qui recrutait souvent parmi les déçus du gauchisme. Le père d’une ancienne maoïste confiait : « Je la préférais gauchiste ; au moins alors, je pouvais dîner avec elle. »

Cette distinction passionnée, cet « exclusivisme » dont parlait Bernard Lazare, sont ambigus : ils sont à la fois l’expression de la réserve d’Israël, et tendent à l’universel. Selon Bernard Lazare, le monde entier doit être soumis à la Loi, tout en étant exclu de la guérison que Dieu réserve à Israël : « Le monde ne connaîtra le bonheur que lorsqu’il sera soumis à l’empire universel de cette loi, c’est-à-dire à l’empire des Juifs. Par conséquent, le peuple juif est le peuple choisi par Dieu comme dépositaire de ses volontés et de ses désirs, il est le seul avec qui la Divinité ait fait un pacte, il est l’élu du Seigneur. Au moment où le serpent tenta Ève, dit le Talmud, il la corrompit de son venin. Israël, en recevant la révélation du Sinaï, se délivra du mal ; les autres nations n’en purent guérir » (p. 8-9).

La religion juive est paradoxale ; Bernard Lazare et Bernard-Henri Lévy la cernent pareillement. À la fin du Testament de Dieu, Bernard-Henri Lévy, qui a exalté la Loi dans un « Heptalogue » perpétuellement majusculaire, proclame son athéisme, « l’absence du Ciel sur la terre et de la terre au Ciel ; l’inexistence radicale de celui que l’homme hébreu appelle son Seigneur ». Bernard Lazare remarque aussi que « le Juif avait mieux que son Dieu : il avait sa Thora » (p. 282). Il remarque que la religion juive est la seule « qui n’ait absolument aucune trace d’immortalité » (p. 306), et que cette indifférence poussait les Juifs à « tout attendre de la vie », et à exiger le paradis sur terre. C’est ainsi qu’il explique Marx : « Ce descendant d’une lignée de rabbins et de docteurs hérita de toute la force logique de ses ancêtres ; il fut un talmudiste lucide et clair... Il fut animé de ce vieux matérialisme hébraïque qui rêva perpétuellement d’un paradis réalisé sur la terre » (p. 346).

Par là s’éclaire la nouvelle identité que « les plus hautes autorités morales » substituent progressivement, en France, à l’identité chrétienne. Si la Shoah est incommensurable et indicible, c’est parce qu’elle relève de l’absolu. Et si elle relève de l’absolu, c’est parce qu’elle est d’essence religieuse. L’holocauste est assimilé à un déicide. Daniel Sibony l’assimile au « meurtre du Nom » : « Le projet nazi est à penser comme Rituel Cérémonie hallucinée : tous les corps concentrés en un seul lieu, et la voix allemande refermant sur eux leur nom unique, leur nom commun avec la porte de la chambre à gaz 7 ». Le peuple élu de Dieu finit par se déifier. Le Messie qui jamais ne vient finit par se confondre avec le peuple messianique ; le culte du Dieu unique avec le culte du peuple uniquement élu. Bernard Lazare traduit ainsi cette dérive : « Le sentiment de continuité chez le Juif remplace le sentiment de l’immortalité. »

Comment comprendre autrement la crainte de la banalisation des mots, c’est-à-dire la crainte que l’on ne conçoive plus le Juif comme à jamais irréductiblement différent ? « Lorsque l’extrême-gauche, disait Jacques Tarnero, proclame C.R.S. = S.S., à sa manière elle amnistie les S.S. 8 » De même, Michel Winock désapprouvait l’emploi du mot génocide à propos des Vendéens, ou des Roumains : « Si le génocide est partout, on se trouve autorisé à relativiser un vrai génocide 9. » Or, on l’a compris, le seul vrai génocide est juif, et ne peut être relativisé puisqu’il relève de l’absolu : la Shoah est une religion, et toute étude profane que l’on fait d’elle est une profanation, un blasphème ; elle relève non de l’histoire, mais de la théologie ; elle se heurte donc non à la raison, mais aux interdits et aux tabous.

Selon Bernard Lazare, le peuple juif, particulièrement avec le triomphe des Rabbanites, a le goût des ghettos : « Les Juifs veulent vivre à part : on se sépare d’eux » (p. 14). Mais le peuple élu a aussi pour mission d’imposer sa loi à l’univers. Ainsi, l’exigence de Théo Klein à propos du carmel d’Auschwitz retrouve « l’absence du Ciel sur la terre », non comme une profession toute personnelle d’athéisme, mais comme une universelle obligation : « Il est trop tard, Excellence, pour le repentir sur les lieux du crime : le ciel alors était vide, il doit le rester. » Au nom de quoi imposer au cardinal Macharski, archevêque catholique de Cracovie, l’adhésion juive au « silence de Dieu » ? Au nom de « l’empire universel de la Loi », selon les termes mêmes de Bernard Lazare. Lorsqu’il interdisait la prière à Auschwitz, l’ex-grand rabbin de France, René-Samuel Sirat, le faisait au nom de l’Ancien Testament : « Prier aujourd’hui à Auschwitz reviendrait à banaliser le mal absolu... Ces prières risqueraient d’être, selon l’expression biblique, une abomination. » C’était clairement interdire aux catholiques d’être eux-mêmes, au nom du judaïsme.

Cette dérive vers « l’empire universel » du judaïsme, selon l’expression de Bernard Lazare, se traduit dans le domaine profane. La nation israélite « a élaboré quelques-unes des idées éthiques et sociales qui sont le ferment de l’humanité », écrit Bernard Lazare. Les droits de l’homme sont ainsi d’inspiration judaïque. Alain Finkielkraut s’en félicitait : « Les israélites français ne se trompaient pas tout à fait lorsqu’ils croyaient entendre dans les valeurs de la République l’écho de la voix des prophète. Les droits de l’homme ont des fondements bibliques 10. »

Mais Carpentras fut le révélateur d’un dérapage, le témoignage d’une entorse aux droits de l’homme aux couleurs d’Israël. La presse de gauche ou assimilée remarqua une contradiction entre les droits de l’homme, écho de la voix des prophètes précédemment entendue, et le gauchisme de mai 68. D’un côté, le principe de 89 : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté. » De l’autre, le principe de mai 68 : « Il est interdit d’interdire. » Intolérable tolérance, puisque la fièvre libertaire de mai 68 risquait de faire éclater le monopole du cœur et de la loi que « les plus hautes autorités morales » se réservaient. Dans cette poussée libertaire, Denis Jeambar et Christian Makarian voyaient un « nouveau dogme », fruit de « l’ultra-gauchisme pervers » : étrange langage aujourd’hui, où seules d’irréelles « valeurs » ont survécu au naufrage des dogmes. Si le mot d’ordre de mai 68 – « Il est interdit d’interdire » – est l’expression d’un « nouveau dogme », c’est évidemment parce qu’il contredit le dogme des droits de l’homme « dont les fondements sont bibliques ». Ainsi s’opère la sacralisation du profane, l’obligation d’une Loi sacrée – faute de Dieu – universelle et obligatoire, expression d’« une religion puissante et terrible, comme toutes les religions rituelles qui remplacent la métaphysique par une Somme législative » (L’Antisémitisme, p. 399).

Ce carambolage de l’histoire et de l’actualité que constitue la réédition du livre de Bernard Lazare éclaire ce qu’il est convenu d’appeler « le racisme et l’antisémitisme ». L’article premier de la loi Gayssot fait évidemment de Bernard Lazare un antisémite. Mais la petite anthologie d’histoires juives récemment publiées par Danielle Bloem (L’Humour juif, coll. Marabout) est aussi passible des foudres de la loi, depuis « Pourquoi les Juifs ont-ils un grand nez ? Parce que l’air ne coûte rien », jusqu’à l’histoire fort discriminatoire qui recense les cadeaux choisis par un catholique, un athée, un juif, à l’occasion du mariage de la fille de leur ami Isaac. Le catholique : « J’ai envoyé un service à dessert pour douze personnes. » L’athée : « J’ai envoyé un service à café pour vingt-cinq-personnes. » Le Juif : « J’ai envoyé une pince à sucre pour deux cents personnes. » En passant par le retour de l’enfant prodigue juif : « Isaac joue au loto mais ne gagne rien malgré toutes ses dévotions. Alors, il décide de s’adresser à un autre Dieu. Il entre dans une église et dit :

– Dieu des impies, si tu me fais gagner, je donnerai la moitié de ce que je gagne aux pauvres.

Et le lendemain, il gagne au loto. Alors, il retourne à la synagogue et dit :

– Mon Dieu, tu es le plus grand, toi au moins tu savais que je ne donnerais rien aux pauvres. »

En revanche, Denis Jeambar et Christian Makarian font une approche plus nuancée du « racisme » et de « l’antisémitisme » que celle de la loi Gayssot. Tous deux relèveraient de « deux pathologies différentes » 11. « Le racisme est social ; l’antisémitisme est culturel. » Si le racisme est social, l’autochtone qui a du mal à supporter son voisin de palier pendant les nuits du ramadan est forcément raciste. Si l’antisémitisme est culturel, c’est sans doute parce que « l’antisémite » n’a pas accepté le rôle que Bernard Lazare attribue au Juif : « Le Juif a-t-il participé à cette éclosion de l’esprit moderne ? Certes oui... Le Juif a été certainement anticlérical ; il a poussé au Kulturkampf en Allemagne, il a approuvé les lois Ferry en France » (p. 360). On remarquera qu’aucun des critères invoqués du racisme et de l’antisémitisme – social et culturel – ne relève de la race. Car il faut se rendre à cette évidence : « La race est une fiction. » (L’Antisémitisme, p. 248.) Le nombre des Marranes, le prosélytisme juif – entre autres – explique que « le sang sémite s’est mélangé au sang aryen et le sang aryen au sang sémite » (p. 271). Les divagations dangereuses de Fichte ne peuvent rien contre les évidences.

En revanche, il y a une âme juive, un esprit juif, un humour juif. Certains le définissent négativement. Dans des Réflexions sur la question juive – qui relèvent parfois de l’antisémitisme selon la loi Gayssot – Sartre affirme que c’est l’antisémitisme qui fait le Juif ; sans lui, il disparaît. Définition négative d’une non-communauté.

Pour Bernard Lazare, c’est la religion qui fait la communauté juive. « Nulle religion autant que la religion juive ne fut aussi pétrisseuse d’âme et d’esprit » (p. 281). Mais une religion particulière, marquée de courants contradictoires. D’une part le courant prophétique : « le spiritualisme des prophètes dont Jésus continua la tradition » (p. 282). D’autre part « la loi minutieuse et tatillonne » commentée par le Talmud « antisocial » selon Bernard Lazare (p. 288), parce que son esprit était rebelle aux lois auxquelles tout membre d’une société doit s’assujettir. C’est le Talmud qui « avait été le moule de l’âme juive, le créateur de la race » (p. 294). C’est la Loi qui nourrit son « chauvinisme » (p. 287) ; par elle le peuple juif se considère « comme le peuple élu celui qui était supérieur à tous les peuples, ce qui est la caractéristique de tous les peuples chauvins » (p. 287).

À ces deux courants correspondent deux types de Juifs : « Au  Juif draineur d’or, produit de l’exil, du Talmudisme, des législations et des persécutions, s’oppose le Juif révolutionnaire, fils de la tradition biblique et prophétique » (p. 393). Mais une analyse plus fine montre que les deux courants se retrouvent dans le même homme : le Juif est conservateur vis-à-vis de lui-même et révolutionnaire chez les autres. Selon Bernard Lazare, « la subjectivité fut le trait fondamental du caractère sémitique » (p. 321). C’est par là qu’il explique son incapacité dans les arts plastiques et ses aptitudes pour la musique. « Le Juif est conservateur vis-à-vis de lui-même, conservateur de ses traditions, de ses rites, de ses coutumes, à tel point conservateur qu’il s’est immobilisé » (p. 330). Mais le mot de Malraux : « La Révolution joue aujourd’hui le rôle que joua jadis la vie éternelle », lui correspond parfaitement. Selon Bernard Lazare, les Juifs « furent des ferments de révolution... parce qu’ils furent toujours des mécontents » (p. 304-305). Tout doit se jouer sur terre : « Aux fléaux qui l’atteignaient, le Juif ne répondait ni par le fatalisme du musulman ni par la résignation du chrétien : il répondait par la révolte » (p. 307). C’est pourquoi les Juifs ont été « aux deux pôles de la société contemporaine » : « À Rothschild correspondent Marx et Lassalle ; au combat pour l’argent, le combat contre l’argent, et le cosmopolitisme de l’agioteur devient l’internationalisme prolétarien et révolutionnaire » (p. 343).

Bernard Lazare est mort en 1903, à trente-huit ans. Mais aujourd’hui son analyse prend une pertinence singulière. Le témoignage d’un jeune intellectuel juif, rapporté par Éric Conan, s’inscrit dans le sillage de sa pensée. La vocation juive est l’exil et la transformation des sociétés dans lesquelles ils se trouvent : « L’État juif, comme le ghetto – c’est-à-dire la vie entre Juifs – ne constitue peut-être pas le milieu idéal pour nous. L’histoire montre finalement que les Juifs n’ont jamais été aussi inventifs et créateurs qu’en diaspora, que mêlés aux non-Juifs 12. »

Ainsi les déclarations du grand rabbin Sitruk et celles de Jean Kahn ne sont-elles pas contradictoires. Chaque Juif peut se considérer comme « un représentant d’Israël » (Joseph Sitruk) et « heureux et fier d’être français, se reconnaissant dans les valeurs de la République qui sont la démocratie, la générosité et la tolérance » (Jean Kahn). Car, si la vocation juive est l’exil et la transformation des sociétés, Israël est moins un État précis, incarné sur une terre précise, que le règne des valeurs profanes sacralisées qui s’appellent en France « les valeurs de la République ». C’est à elles, plus qu’à la France, que sont attachés Joseph Sitruk et Jean Kahn.

Car – la manifestation du 14 mai l’a symboliquement montré – nous vivons sous le signe de ces valeurs profanes sacralisées, élaborées par ceux que Bernard Lazare appelait « les docteurs de l’incrédule ». C’est à ces valeurs que la loi française se plie, à leurs interdits et à leurs tabous. Jacques Julliard a senti, pour en jouir, ce mélange de profane et de sacré, qui ne vient ni de notre histoire, ni de notre volonté, mais qui nous est donné d’ailleurs : « Je participais lundi à l’émouvante et pieuse cohue de la place de la République, en réparation de l’attentat antisémite... cette immense pagaille... avait valeur de symbole 13. » Ce vocabulaire étrangement religieux témoigne d’un vide qu’il faut combler. Le besoin d’identité, l’exigence spirituelle, c’était plutôt la France catholique et nationale qui les revendiquait. L’esprit de sacrifice préféré à l’esprit de jouissance, c’était le maréchal Pétain qui le demandait. Mais maintenant, la gauche elle-même, intellectuellement et spirituellement vide, annexe ces valeurs. Car Jacques Julliard continue : « Ni la famille, ni l’école, ni les Églises ne sont désormais en état d’assurer le minimum de cohésion et d’identité... Devant cette situation... il n’y a de résistance que spirituelle. Une société désormais incapable d’un prélèvement sur les jouissances individuelles au profit des valeurs collectives est, à terme, menacée de désagrégation. »

La résistance n’est pas seulement spirituelle. Mais elle est forcément spirituelle. Simplement, « ce minimum de cohésion et d’identité ne pourra se forger dans une mosaïque de communautés » qui est, selon les manuels d’éducation civique, la définition de la nation, mais dans « une unité historique, intellectuelle et morale », une unité de « sentiments, de pensée, d’éthique », par quoi Bernard Lazare définit, lui, la nation. Cette unité, nous n’avons pas à la demander aux « docteurs de l’incrédule », mais bien à la restaurer malgré le constat précipité de faillite de Jacques Julliard, dans nos familles, nos écoles, nos églises. Après tout, c’est peut-être à cet appel, qui sourd des profondeurs de chacun d’entre nous, que répond cette réédition du livre de Bernard Lazare.

 

 

 

Danièle MASSON.

 

Paru dans Itinéraires en automne 1990.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Nouvel Observateur, 17 mai 90.

2 L’Événement du Jeudi, 17 mai 90.

3 Express, 20 janvier 89.

4 Le Monde, 20 mars 86.

5  Express, 20 janvier 89.

6 Écrits sur le racisme, p. 13 (éd. Christian Bourgois).

7 Écrits sur le racisme, p. 127.

8 Le Point, 21 mai 90.

9 Événement du Jeudi, 17 mai 90.

10 Express, 20 janvier 89.

11 Le Point, 21 mai 90.

12 Express, 20 janvier 89.

13 Nouvel Observateur, 17 mai 90.

 

 

 

 

 

 

 

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