Anatole France et le soldat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

 

Henri MASSIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15 octobre 1924.

 

 

C’est pendant la guerre, en février 1915, à la Béchellerie, qu’eut lieu cette rencontre. Au secret de mon esprit et de mon cœur qui en furent profondément remués, qu’on me permette d’en dérober la confidence. Et si j’éprouve de l’embarras à paraître en de tels souvenirs, mon scrupule s’apaise en songeant que seul le témoignage importe et non pas le témoin.

Qu’était, au reste, pour M. France, ce jeune homme qu’il accueillit alors avec tant de bonté ? Plus rien qu’un soldat que les hasards de la guerre avaient conduit, après les combats de Lorette, dans un hôpital de Tours, un soldat comme les autres... Peut-être M. France se souvenait-il de l’avoir aperçu jadis parmi les visiteurs de la villa Saïd où, enfant audacieux, il venait se glisser au sortir de ses classes ? Un beau matin, le jeune téméraire avait pris son vol. On avait dit à M. France que le petit « pyrrhonien » dont les pastiches l’amusèrent était devenu « nationaliste » et catholique. Aventure assez commune parmi ceux de son âge. M. France s’était contenté de sourire : « La foi est bien morte, dit-il en songeant au néophyte ; cette génération feint d’avoir une croyance qu’elle n’a pas, qu’elle ne saurait avoir. Ces jeunes gens, bien qu’ils prétendent, sont des dilettantes de la foi. » Sur ces dissentiments, des années avaient passé ; puis la guerre était venue...

 

*

 

En cet après-midi d’hiver, sur la route qui va de Tours à Saint-Cyr, dans la campagne endeuillée et déserte, c’est à tout ce court passé, à ces années décisives, au désaveu de ses premières erreurs, où il avait mis tant de rudesse, à tous ces événements de sa propre vie qui n’ont d’importance que pour lui-même, que s’absorbe la pensée du soldat... « M. France sera content de vous revoir », lui a dit un ami du maître, le fidèle Calmette, qu’il a rencontré par hasard chez un libraire de la ville. Il revient, il doit revenir. Mais c’est un peu comme l’enfant prodigue qu’il sonne à la grille de la Béchellerie...

Le domaine frappe, dès l’abord, par un air de vétusté et d’abandon. Les arbres sont entièrement dépouillés ; l’herbe a envahi le pavé de la cour. La nuit déjà descend sur les allées muettes et vides. Une lanterne à la main, une servante vient ouvrir... Le visiteur est introduit dans un vaste salon ancien qu’éclaire faiblement le jour des lampes. Recueilli dans ce silence comme en un lieu de refuge et d’oubli, l’illustre écrivain vit là, tout seul, loin de la bataille d’hommes. Et le voici qui entre, un peu voûté, une couverture sur les épaules, les mains tendues vers le blessé qu’il accueille d’un geste paternel... Comme il a vieilli ! Avec cette barbe blanche qu’il a laissée grandir, c’est au vieil Hugo qu’il ressemble ; ce n’est plus ce visage de Renaissant, à la pointe effilée, malicieuse. Les traits se sont empâtés et du regard émane une sorte de gravité et de mélancolie...

La visite de ce jeune homme qu’il retrouve après cinq années sous l’uniforme militaire visiblement l’émeut... Il l’interroge, le presse, le fait parler. L’autre, tout obsédé par les choses qu’il a vécues, là-haut, dans les tranchées d’Artois, raconte, raconte encore, et M. France le regarde, l’écoute, comme si, à travers son récit, il sentait passer un peu de l’âme de tous ses pareils. Comme surpris par ce silence, le soldat ne dit plus rien. Alors le vieil homme se lève et sur un ton de confidence :

« Vous voyez, je vis seul dans cette grande maison. Chaque jour, je fais de longues promenades sur la terrasse qui est au bout du parc et qui domine la vallée de la Loire ; je n’ai point trouvé d’endroit qui convînt davantage au climat de mon cœur... Je travaille peu... Des souvenirs d’enfance que je rassemble lentement.... Je n’ai pas emporté de livres : ce que j’écrirai sera plus humain... »

Mais, comme si sa pensée ne pouvait se détourner de la guerre, M. France montre un petit bureau couvert de papiers épars, et soudain :

« Tous les jours, et de tous les coins du monde, je reçois des lettres où l’on me presse d’intervenir en faveur de la paix... Non, non, ce n’est pas possible... Il faut une bonne fois en finir... Je jette tout cela au panier.

« Par contre, vous ne croiriez pas cela, vous, fait-il sur un ton d’affectueux reproche, il me vient d’autres lettres, des lettres du front qui me sont adressées par des officiers, des soldats ; ils m’assurent que, dans les tranchées, pendant les interminables journées d’attente, ils lisent mes livres et cela, mon ami, me cause un bien vif plaisir... »

Imaginez la confusion de l’infidèle... Avec embarras, il cherche à exprimer au Maître la tristesse qu’il eut de le contredire. Mais, témoin de son trouble, le grand vieillard tout aussitôt l’apaise : « Je sais, lui dit-il, que vous êtes sincère... » Puis il l’embrasse, et avec une infinie tristesse :

« D’ailleurs, fait-il, je ne suis pas sûr du tout que ce ne soit pas vous qui ayez raison... »

 

Le silence retomba sur ces dernières paroles. Le jeune homme les emporta dans la nuit, sur la route qui le ramenait à l’hôpital. Depuis cette soirée de 1915 où elles lui enfiévrèrent l’esprit, il a maintes fois cherché à en pénétrer tout le sens. Aujourd’hui plus que jamais son souvenir ne peut s’en déprendre. Il le reproduit simplement, sans rien y ajouter 1.

 

 

Henri MASSIS.

 

Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.

 

 

 

1. Ces lignes ont été écrites au lendemain de la mort d’Anatole France.

  

 

 

 

 

 

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