Villiers de l’Isle-Adam

 

RELATIVEMENT À POE ET FLAUBERT

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Camille MAUCLAIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le comte Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste de Villiers de l’Isle-Adam naquit à Saint-Brieuc le 7 novembre 1838. II descendait très authentiquement de l’illustre famille qui apparaît depuis 1067 dans l’histoire de la noblesse française, et a compté plusieurs maréchaux de France, des évêques, le glorieux grand maître de l’ordre des chevaliers de Malte, défenseur de Rhodes contre les Turcs en 1522, des officiers de marine dont l’un fut le compagnon d’armes de Duguay-Trouin. Le futur écrivain fut élevé par sa mère, née Le Nepvou de Carfort, et la tante de celle-ci, Mademoiselle de Kérinou, toutes deux d’antique noblesse bretonne. Son père, le marquis Joseph Toussaint-Charles, était un illuminé mystique et naïf, qui passa sa vie à chercher des trésors dans la vieille Armorique et à rêver de reconquérir ses bien familiaux. Il y usa son existence, et sa manie eut des conséquences lamentables pour les siens, surtout lorsque mourut Mademoiselle de Kérinou qui s’était engagée, lors du mariage de sa nièce, à loger et nourrir le jeune ménage, à condition d’habiter avec lui et d’en éduquer à son gré les enfants du sexe féminin. Villiers fut élevé au lycée de Saint-Brieuc. À dix-sept ans il aima une jeune fille, qui mourut, puis il écrivit sa première œuvre, Morgane. Vers 1857, tous vinrent se fixer à Paris, et Villiers commença de fréquenter les Parnassiens, se lia avec Jean Marras et Léon Dierx, connut Baudelaire, puis Mallarmé, Cladel, Henry Roujon, d’autres encore. Il publia en 1858 ses premières poésies (réimprimées en 1893 à Bruxelles). Dès cette époque il était passionné par la métaphysique de Hegel, de Fichte ; enthousiaste de Wagner, il chantait et improvisait au piano avec une étrange puissance. De l’aveu de tous ceux qui l’ont connu lors de cette apparition dans le cénacle parnassien, il donnait l’impression absolue d’un jeune génie.

Il revint séjourner en Bretagne de 1859 à 1862, à Saint-Brieuc, Montfort et Solesmes, où il connut Dom Guéranger, et publia Isis, roman annonçant une série de romans philosophiques. Elen, et Morgane, drames philosophiques et lyriques, parurent en 1865, à Saint Brieuc (Morgane était écrite depuis dix ans). En 1867 Villiers donna au Parnasse contemporain deux grandes nouvelles, Claire Lenoir et l’Intersigne. Dès ces deux œuvres, il est tout lui-même, on peut juger de l’étendue et de la force de ses conceptions comme de la beauté de sa langue. En 1868 et en 1870, Villiers fit deux séjours chez Wagner, à Triebchen, au bord du lac de Lucerne, et un voyage en Allemagne. En mai 1870 il fit jouer au Vaudeville un acte en prose, la Révolte, que Banville et Gautier défendirent, que la presse étouffa, et qui contient l’essentiel de la situation et du pathétique qui ont fait, bien plus tard, la fortune de Maison de Poupée. À ce moment une des œuvres principales de Villiers, Tribulat Bonhomet, s’achevait, et Wagner avait présenté son ami au roi Louis II de Bavière pour lui en lire des fragments. Un autre drame en acte, l’Évasion, fut encore joué au Vaudeville, sans éclat, et l’œuvre capitale (avec l’Ève future), Axël, drame en quatre parties, était presque achevée en 1872. Cependant Mademoiselle de Kérinou venait de mourir, sa fortune avait été placée en viager, et Villiers, ainsi que sa mère, et son père de plus en plus chimérique et fou, restait sans aucune ressource, incapable de faire du journalisme, trop fier pour emprunter, ne gagnant rien avec ses livres abstraits et hautains, incurablement rêveur, idéaliste et religieux égaré dans une époque d’arrivisme et d’utilitarisme, il était dès lors condamné à la misère matérielle. Il y entra, avec la seule consolation de sa foi et de ses autres songes : il se défendit pourtant, en essayant de placer de brèves œuvres de prose, et commença la série des Contes Cruels, qui parurent un peu partout jusqu’à la fin de sa vie.

En 1876, Villiers composa un drame, le Nouveau-Monde, dans l’espoir de gagner le prix de dix mille francs fondé par l’impresario américain Michaëlis en vue de célébrer le centenaire de la guerre de l’Indépendance. On partagea le prix entre lui et deux auteurs appelés Dartois et Michel, et seul, malgré les conventions, le drame de Dartois fut joué à la Gaîté par la volonté de Sarcey. En 1877, Villiers intenta un procès à Anicet Bourgeois et à M. Lockroy pour avoir, en une pièce intitulée Perrinet-Leclerc, représenté comme traître le maréchal Jean de Villiers de l’Isle-Adam. Le procès fut perdu en droit, mais il donna à l’écrivain l’occasion retentissante de prouver sa filiation, contestée par quelques journalistes.

Dès 1879, Villiers rêvait au plan de l’Ève future, roman dont l’invention du photographe d’Edison lui avait donné l’idée. Ses contes continuaient de paraître dans les jeunes revues. Il cachait son indigence avec une pudeur extrême, et on ne sait à peu près rien de sa vie familiale et intime dans cette période. Toujours, d’ailleurs, il a celé ses domiciles et son existence matérielle, ne prenant contact avec ses confrères que dans les cafés artistiques où, chaque soir, il se livrait à d’éblouissantes improvisations lyriques et philosophiques pour oublier ses douleurs secrètes. En 1882 sa mère mourut. Les Contes cruels parurent en volume. Des amis entreprirent de faire jouer le Nouveau monde en 1883 au théâtre des Nations : l’œuvre, puissante, très-mal jouée, ne réussit pas. En 1884 le Figaro inséra quelques contes. En 1885 la Revue contemporaine publia Akëdysseril, un chef-d’œuvre, et la Vie moderne commença la publication de l’Ève future. En décembre, Villiers perdit son père. Axël acheva de paraître dans la Jeune France en 1886. Le Figaro, le Gil Blas, la Revue indépendante accueillirent de nouvelles œuvres. Tribulat Bonhomet parut en mai 1887. L’Évasion fut donnée par M. Antoine en octobre 1887 en même temps que Sœur Philomène.

En 1888, Villiers fit des lectures de ses œuvres, avec succès, dans plusieurs villes belges. Avec le grandissement du mouvement nouveau, réagissant vivement contre le naturalisme et se tournant vers les symboles et les sciences occultes, la gloire venait au méconnu, que les jeunes hommes appelaient un maître, il pouvait vivre sans misère et espérer : mais il était déjà malade. Un cancer de l’estomac allait avoir raison de lui. Il vécut à Fontenay-sous-Bois, à Nogent-sur-Marne, puis on le transféra en juillet 1889 à la maison de santé des frères Saint-Jean de Dieu, rue Oudinot, sur la recommandation d’Huysmans. Il y mourut le 10 août. Les armes de son ancêtre, grand prieur de l’ordre de Malte, figurèrent sur son char mortuaire. Il laissait une veuve, épousée in extremis après avoir été la compagne humble et dévouée de sa misère durant plusieurs années. Elle lui avait donné la seule joie de sa pauvre vie, un fils, Victor-Philippe-Auguste, qui est mort à l’âge de vingt ans, en 1901. Avec lui s’est éteint un nom glorieux. Madame de Villiers de l’Isle-Adam vit encore, obscurément. Le titre quelle porte est l’unique héritage que lui ait laissé son mari, avec d’infimes droits d’auteur posthumes dont quelques intimes ont pris soin.

Cette esquisse très sommaire ne prétend aucunement, bien entendu, biographier l’écrivain disparu : le lecteur trouvera toute satisfaction dans les deux volumes de M. Robert du Pontavice de Heussey, cousin de Villiers, et de M. E. de Rougemont 1, outre diverses études de MM. Rémy de Gourmont, Le Noir de Tournemine, Tiercelin, Roujon, Guiches, E. Michelet, etc. Le volume de M. de Rougemont, plus récent, semble bien dire les derniers mots sur la question. Je n’ai rappelé que l’indispensable, au seuil d’une étude rapide. Je ne me permettrai également que quelques réflexions sur l’homme lui-même, juste de quoi prémunir le public contre une légende. Villiers a vécu en bohème, mais en conservant une entière dignité morale ; on ne peut lui reprocher ni l’alcoolisme de Poe, ni les désordres de Verlaine, ni les excitants de Baudelaire, ni les parasitismes variés de beaucoup de bohèmes célèbres. Il fut extraordinairement rêveur, fantaisiste, pareil à un égaré, ivre d’idéalisme dans une vie moderniste : mais il vécut sans une tache et mourut comme un saint, il cultiva son art avec l’amour fou de la perfection, travailla énormément dans les heures les plus désespérées, demeura un croyant, un aristocrate et honnête homme là où tout autre eût renié son idéal et avili son talent. Villiers fut une victime cachant son lent martyre sous des paradoxes. Son art précurseur et hautain fut bafoué par des juges médiocres jusqu’à l’heure de l’agonie, au moment où la jeunesse lui apportait son respectueux enthousiasme. Il porta noblement le fardeau d’une hérédité somptueuse qui lui interdisait de déchoir, et préféra végéter et mourir à l’hôpital que la ternir par des compromissions faciles. Il fut véritablement le poète dont Baudelaire a dit, le comparant à l’albatros capturé, que « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Même dans son entourage, il s’est trouvé des hommes pour jalouser le génie qui ne lui donnait pas de pain, et le discréditer par des commentaires perfides. Il a immensément souffert sans avoir jamais nui. Tout cela est nettement établi maintenant que la lumière s’est faite avec les années : il n’est plus possible de laisser subsister la légende du bohème bavard et falot qu’on essaya d’établir, comme si Axël ou l’Ève future, ou quarante contes admirables, pouvaient être l’œuvre d’un fainéant sans noblesse d’âme. Parent intellectuel de Poe, Villiers a été comme lui un songeur isolé et incompris, une victime expiatoire promise aux réparations tardives et, je le répète, sans même cette tare de la dipsomanie qui est pourtant plus qu’excusée par quiconque connaît l’existence infernale du génial Américain. Ceci dit, il convient de passer à l’examen de l’œuvre elle-même.

 

 

L’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam, outre les Premières poésies, comprend : les drames Elen (en trois actes), Morgane (en cinq actes), la Révolte (un acte), l’Évasion (un acte), le Nouveau Monde, Axël (en trois parties) ; Isis, roman : l’Ève future, roman : Tribulat Bonhomet, roman ; Contes Cruels ; Nouveaux Contes Cruels ; Chez les Passants ; Propos d’Au-delà, environ soixante-six contes, dont Akëdysseril, qui est une grande nouvelle. Toutes ces œuvres ont été dispersées, puis recueillies, et ont reparu en diverses éditions. Une étude sommaire peut porter sur Axël, l’Ève future, Tribulat Bonhomet, et environ quarante contes extraits soit des recueils, composés posthumément sous les titres Histoires Souveraines, Histoires Insolites, Derniers Contes, avec des inédits, soit des publications faites par Villiers durant sa vie. C’est donc avec quatre grands volumes que cet écrivain peut être présenté au jugement de l’avenir : on y trouvera toutes les formes essentielles de sa pensée et de son art, bien que rien de ce qu’il a écrit ne soit négligeable et que partout brillent des beautés étranges. Mais ces quatre ouvrages sont magnifiquement surchargés d’idées et d’expressions nouvelles et quasi-prophétiques, et on peut les considérer comme les gages d’un incontestable génie littéraire.

L’œuvre de Villiers se compose presque parallèlement d’œuvres d’un lyrisme éperdu et d’une ironie sombre. On observera la même dualité chez Edgar Poe et chez Flaubert. En effet, chez ces deux hommes comme chez Villiers que l’histoire littéraire placera entre eux, l’idéalisme et la sensibilité extrême, constamment blessée par l’injustice, la dureté et la vulgarité de la vie, devaient amener le désir d’une protestation vengeresse. Cette protestation, tous trois l’ont fondée sur la conviction de la vanité de l’idée de progrès, sur l’aversion pour la démocratie, sur la certitude que l’évolution de la science ne peut élever la moralité publique. Les rapports de Villiers avec Poe et Flaubert sont directs et frappants : de l’un, il a continué les récits occultistes et fantastiques, avec l’autre il a rivalisé par la beauté somptueuse des évocations et du style.

Ce n’est pas à dire que la révolte contre la laideur, la bêtise et le manque d’idéalisme ait pris la même forme chez ces trois écrivains. Chez Poe, le malheur a créé un état de rêve hautain et raffiné, l’oubli absolu des contingences, et une sorte d’amoralisme. Il a décidé de vivre entièrement dans un monde étranger au nôtre. Chez Flaubert, la révolte d’honnêteté et d’art a pris la forme de la colère et de l’amertume, depuis les célèbres invectives contre le « panmuflisme » jusqu’à ce terrible Bouvard et Pécuchet, un des plus décourageants chefs-d’œuvre qui aient jamais consterné la vanité humaine. Chez Villiers, la haine de la démocratisation, du progrès, du bourgeoisisme, est plus métaphorique et plus railleuse que vraiment profonde : héréditairement religieux, spiritualiste, alliant l’hégélianisme à la foi catholique, il ne pouvait haïr, il se contentait de dédaigner et de souffrir, en dernier rejeton d’une race pieuse, illustre, étrangère à l’esprit nouveau. Comme Poe, l’autre monde l’occupait plus que le monde réel. Ce dernier était pour l’auteur du Corbeau un affreux cauchemar, et l’autre monde était celui de l’occultisme et du fantastique : pour Villiers, l’autre monde était celui du Christ, et le monde réel n’était qu’un lieu d’attente médiocre et négligeable, dont le désaveu ne savait jamais interdire la pitié. Des trois, Villiers a certainement été celui qui a vu les choses de plus haut.

Ses œuvres sont disposées, comme celles de Flaubert, de façon à bien montrer le parallélisme de la foi idéaliste et de l’ironie envers la moralité moderne. D’une part, chez Flaubert : Salammbô, la Tentation, Saint-Julien, Herodias ; de l’autre, Bouvard et Pécuchet, Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Un cœur simple. D’une part, chez Villiers : Axël, Akëdysseril, Isis, Elen, Morgane, le Nouveau-Monde : de l’autre, Tribulat Bonhomet, Claire Lenoir, l’Ève future, et une vingtaine de contes satiriques. En face des grands thèmes héroïques et lyriques, les visions de la médiocrité moderniste – les consolations et les dégoûts. Chez Flaubert, la symétrie est constante : Saint Antoine, c’est Pécuchet devant la science. Mais Antoine, qui est un pauvre homme, devient un saint parce qu’il croit, et Pécuchet, qui est un sot prétentieux, redevient un copiste parce qu’il ne croit pas. Pour la même raison avorte tout le caractère de Frédéric Moreau, de l’Éducation sentimentale, et la colère de Flaubert stigmatise en Homais toute la demi-instruction, toute la démoralisation du faux progrès. Villiers reste plus capricieux, et ses intentions sont différentes : lui aussi fait évoluer les tentations du diable, c’est-à-dire de la science alchimique ou contemporaine, devant l’âme humaine avide de foi : mais dans ce grand conflit il confronte, non des grotesques, mais de grandes et nobles figures, Edison, et non Bouvard, Axël, et non Pécuchet. Il ne crée qu’un être bas, Tribulat Bonhomet : encore, lorsqu’on le compare à Homais, car c’est le Homais de l’œuvre de Villiers, on trouve l’énorme différence d’un sot étudié dans sa plus terne réalité et d’un personnage fantasque, symbolique, plein d’une emphase joyeuse, d’une perversité imaginée par un poète, et d’une allure diabolique qui l’élève au ton de la grande comédie. Bonhomet est créé par un idéaliste absolu, comme le Beckmesser des Maîtres-Chanteurs, et on comprend que Richard Wagner en ait été enthousiasmé. Homais n’est qu’un imbécile de modèle courant : Bonhomet et Beckmesser sont des gnomes allégoriques, chimériques comme des gargouilles gothiques 2.

Catholique, Villiers, au lieu de bouder la science, s’en occupa très sérieusement : il comprenait que si l’athéisme n’était qu’un réactif brutal, insuffisant pour éteindre le besoin de Dieu dans les âmes auxquelles il ne donnait pas d’explication du divin, la science serait bien plus dangereuse pour la foi, parce qu’elle expliquerait progressivement le mystérieux, et parlerait ainsi, en d’autres termes que la religion, à la curiosité et au sentiment qui sont les motifs essentiels du besoin de croire. Il porta donc tout son effort de métaphysicien, de poète et de croyant sur l’occultisme, pour démontrer que toute science ne ferait que renforcer l’idéalisme. Au lieu de ridiculiser les pédants et les faux savants, ce qui sert l’autorité des vrais, il étudia sans partialité le concept même de la science actuelle, il admit d’emblée l’ambition scientifique la plus haute, celle de la recréation de la vie. Il mit en scène Edison, c’est-à-dire l’homme qui représentait le mieux à ses yeux la science matérialiste de son temps, et le supposa capable de créer l’Ève future, c’est-à-dire une femme vivante, construite par la collaboration miraculeuse de toutes les inventions mécaniques. Ayant très loyalement placé le démiurge moderne en présence de sa merveille suprême, ayant décrit minutieusement les moyens de cette réalisation inouïe, Villiers s’attacha à démontrer que même après un tel miracle, le problème de l’incarnation de la conscience resterait entier.

Il ne faut pas oublier que l’Ève future a été écrite de 1870 à 1885 environ. Cela servira à comprendre que les théories de Berthelot et des savants plus récents auraient pu modifier l’idée que Villiers se faisait de la science et ses prévisions philosophiques. Cela servira aussi à mesurer le mérite de cet ouvrage extraordinaire, dont aucune analyse ne peut donner une idée. L’intrigue est un simple prétexte : le jeune lord Ewald a une maîtresse, Alicia Clary, suprêmement belle mais totalement banale d’âme. Ce contraste le désespère, et il confie à Edison, auquel il a jadis rendu un grand service, sa douleur de voir la beauté et la bêtise alliées en l’être qui l’enivre et le déçoit. Edison lui construit alors une créature mécanique, Hadaly, et peu à peu Ewald tombe amoureux de l’automate merveilleuse, à laquelle le magicien a donné artificiellement une âme plus authentique que celle de la vivante. Ewald et Hadaly disparaissent dans un naufrage, et le savant reste sombre devant l’annulation de son chef-d’œuvre 3. Le livre est extraordinaire : il tient du conte fantastique, il prévoit le merveilleux scientifique avant MM. Rosny, ou H. G. Wells, ou Robert Louis Stevenson. Il est follement curieux par l’ingéniosité de sa mise en œuvre, d’une difficulté incroyable, témoignant chez Villiers de connaissances très étendues : il prévoit les récents travaux de William Crookes, dont les expériences de 1880 intéressèrent déjà beaucoup l’écrivain, il prévoit même les recherches actuelles sur l’état radiant, l’interpénétration, la dissymétrie moléculaire, les transformations de l’énergie. Il contient des pages prophétiques, des dialogues d’une éloquence, d’une force et d’une élévation géniales, et dans tout son ensemble il est si profondément original, si riche d’hypothèses, de rêves, d’aperçus éblouissants, qu’on peut dire que l’insuccès d’un pareil livre est un véritable scandale. Il suffirait à la gloire d’un écrivain et d’un penseur.

 

 

Axël vieillira plus vite qu’un pareil chef-d’œuvre. Axël est un vaste drame romantique, non sans rapport avec les Burgraves ; l’action en est obscure, et ne fait que prétexter de grands développements de lyrisme mélancolique. Le comte Axël d’Auersperg, dernier descendant d’une famille illustre, vit seul avec des serviteurs fidèles dans un burg, au cœur d’une forêt : il y garde un trésor. Un parent, le Commandeur, essayant de le lui dérober, Axël le tue en un duel loyal. Il a avec son vieux précepteur, Maître Janus, de longs entretiens sur l’occultisme et la mystique. Une jeune fille, Sara de Maupers, qui croit avoir des droits à la conquête du trésor, s’évade de son cloître et s’introduit dans le burg. Axël se bat avec elle, il est blessé : tous deux s’aiment, et décident de mourir ensemble, ayant connu la sublimité de l’amour absolu et le dédain de la vie. Cette brève analyse est, bien entendu, incapable de faire apprécier ce drame touffu, grandiose et parfois puéril, où il y a beaucoup plus de Byron que de Hugo, et qu’il faut considérer avant tout comme un recueil des préoccupations et des rêves qui hantèrent la jeunesse de Villiers, incarnée dans le fier, sombre et généreux Axël. Tout, ici, est allégorique, et si certaines scènes sont très émouvantes, et peuvent produire au théâtre une grande impression, l’œuvre est pourtant faite pour la lecture. On y trouve des longueurs fatigantes, bien qu’elles soient compensées par la magnificence d’une langue dont la splendeur fait songer à Chateaubriand et à Byron. Mais le pessimisme de Schopenhauer aboutit, dans Axël, après un grand déploiement romantique et mélodromatique, à un troisième acte qui est digne, par l’inspiration et l’exécution, de celui de Tristan et Ysolde. Le célèbre cri : « Tristan, faut-il vivre ? » se retrouve dans cette phrase d’Axël à son aimée : « Sara, pourquoi réaliser nos rêves : Ils ont si beaux ! Vivre ? Les serviteurs feront cela pour nous ! » Il y a du René, du Manfred et du Tristan chez Axël : mais rien n’est plus noble que cette fin où le renoncement volontaire aux joies terrestres, décrété par les amants avec un pessimisme enivré et transfiguré par l’idéalisme absolu, est proclamé dans des termes tels que seul un très grand prosateur lyrique les pouvait trouver. Œuvre étrange, œuvre inégale mais puissante, conçue par un esprit que le tragique, le mystère psychique et l’amour des belles images surhumaines sollicitaient ardemment, Axël, malgré son emphase, ses surcharges ses facticités, restera quand même un des plus considérables témoignages de l’art post-romantique, et on pourra y voir l’œuvre qui a peut-être le mieux précisé la transition du romantisme de Hugo au symbolisme lyrique du drame wagnérien. Au demeurant, il y aurait un rapprochement fort intéressant à faire entre Wagner et Villiers : les analogies entre Axël et Tristan, entre Beckmesser et Bonhomet, ne sont pas les seules preuves de la parité de ces deux grands esprits qui s’apprécièrent et se connurent. Les causeries de 1868 et 1870 à Triebchen sont de celles dont la critique déplorera plus tard de ne retrouver aucun témoignage direct.

Rien enfin, comme pour l’Ève future, ne donnera l’idée de l’humour, de la bouffonnerie paradoxale, de la sombre ironie, de la complexe et amère raillerie de Tribulat Bonhomet, qui dote nos lettres d’un personnage unique. Rien non plus ne remplacera la lecture de certains contes où Villiers a dit son dédain de l’utilitarisme, son mépris de l’argent et des vilenies qu’il engendre, ses prévisions d’une ère de réclame et de basse satisfaction matérielle : les Demoiselles de Bienfilâtre, la Machine à Gloire, l’Agence du Chandelier d’or, l’Utilisation des tremblements de terre, les Plagiaires de la foudre, l’Affichage céleste, sont des paradoxes étincelants, de ces sarcasmes lyriques que Villiers prodiguait dans ces causeries, et qu’il revêtait, en les écrivant, d’une forme parfaite. Ces fantaisies légères ou acerbes, où l’on sent vibrer une sourde indignation, laissent loin derrière elles les fantaisies que Poe consacra au bluff américain, entre deux rêves ou deux contes tragiques. La satire macabre ou burlesque qui fit le succès du Chat Noir a parfois trouvé ses prototypes dans ces histoires. Ce n’étaient même pas des vengeances, c’étaient les délassements d’un esprit incapable de s’aigrir, trop épris des beaux songes pour se complaire longtemps dans l’amertume. L’énorme caricature du docteur Bonhomet est celle du positivisme tout entier, et Villiers s’est plu à la compliquer de mille remarques qui font du sinistre personnage un être autrement caractérisé que Joseph Prudhomme, et même que Homais. Il ne faudrait pas voir dans toute cette partie ironique de l’œuvre de Villiers l’expression de la rancune. Il a pu souffrir des individus : quand il écrivait, il ne songeait qu’aux idées, et jusque dans ses mépris il y avait la dignité et la sérénité du chrétien.

Ses contes occultistes et ses audacieuses hypothèses se relient à une part de l’œuvre de Poe, dont l’influence est visible dans Claire Lenoir, récit terrifiant, dans la Torture par l’Espérance, dans Véra : on peut évoquer Bérénice, le Puits et le Pendule, Ligeia. Comme Baudelaire, Villiers avait tout de suite mesuré l’étendue des regards que Poe avait plongés dans le monde invisible. Mais Poe s’est borné à combiner avec une froide impartialité des effets d’une puissance mystérieuse : ce qui a surtout intéressé Villiers, exploitant après lui ce filon, c’est l’angoisse de l’âme aux prises avec l’inconnu et s’affolant à la recherche de Dieu. À ce point de vue la comparaison de l’admirable Claire Lenoir avec Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, un des contes les plus surprenants bien que les moins cités de Poe, sera pour les lettrés de la plus instructive curiosité. Villiers ajoute un élément moral, là où l’étrangeté terrible suffit à Poe. Il n’a pas été un peintre de caractères, encore que quelques traits lui aient souvent suffi pour dessiner des figures exquises : il était surtout préoccupé d’insérer dans une anecdote une idée générale. Mais dans tout ce qu’il a écrit on sent la tendance à faire prédominer le sentiment sur le fait.

Quelques-uns de ces contes lyriques pourront être considérés comme des chefs-d’œuvre du genre, autant à cause de la richesse de la langue que de la noblesse des thèmes. On en a groupé quelques-uns, des plus beaux, en un volume 4. Vera, Vox Populi, Duke of Portland, Impatience de la Foule, l’Intersigne, l’Amour suprême, le Droit du Passé, le Tueur de cygnes, la Torture par l’espérance, les Filles de Milton, l’Annonciateur, Sombre récit, Conteur plus sombre, Maryelle, le Convive des dernières fêtes, et enfin Akëdysséril, pourraient suffire à réserver une place éminente à leur auteur dans l’histoire de la littérature française : on ne peut rien lire de plus altier et de plus impressionnant que de tels contes. Ils réunissent tout ce qu’on peut demander à un grand écrivain : la profonde conception, la forme harmonieuse, le rythme infiniment varié d’une syntaxe sertissant des images splendides et majestueuses. Subtile et éclatante, aisée, pleine et souple, impressionnante par sa vitalité mystérieuse, savante et simple, gardant une armature toute classique sous une floraison de métaphores, la langue de Villiers de l’Isle-Adam est certainement une des plus belles qu’un écrivain français ait jamais employées. C’est cela que le public ne sait pas encore assez, et qu’on ne saurait trop lui redire, puisque Villiers a pu écrire durant plus de vingt années sans que la critique, sauf de rares exceptions, parût s’en apercevoir.

Villiers de l’Isle-Adam, si l’on ne parle pas de son malheureux fils, a été le dernier descendant d’une famille illustre. Il est mort misérablement : mais à cette descendance de maréchaux et de grands religieux, il a ajouté, en un éclair suprême, la gloire littéraire. Lui aussi, comme Vigny dont il eut la noblesse de caractère, a su « mettre au cimier doré du gentilhomme une plume de fer qui n’est pas sans beauté ». C’est un des écrivains de génie du XIXe siècle français. Il n’avait rien à faire dans le milieu parnassien où il survint, et auquel rien ne le rattache sinon quelques sérieuses amitiés : il a influencé la génération suivante, celle du symbolisme, qui a salué en lui un initiateur et un maître.

Assez d’années ont passé, laissant intacts les grands livres, pour effacer les traits inutiles du visage de Villiers tel que l’avenir le devra voir, pour disperser les racontars sur sa bizarrerie, ses mystifications, le laisser-aller de son existence falote de causeur génial et déchu qui finissait par dire tout haut ses rêves, en réalité pour soi-même, dans la banalité des petits cafés, avant d’aller mourir en chrétien chez les frères de Saint-Jean de Dieu, épousant in extremis une femme dont le fils n’a point survécu. Du désordre, des maux, des exaltations, des paradoxes, des ferveurs et des chutes de cette vie de « poète maudit », après que les anecdotiers s’en occupèrent, il siéra que les lettrés se taisent, pour ne s’attacher qu’à son œuvre. Là est la figure réelle de Villiers, dont les échotiers bienveillants n’ont donné que des caricatures.

On a classé hâtivement ce grand isolé parmi les écrivains du second romantisme, à peu près entre Ernest Hello et Barbey d’Aurevilly. L’insuccès relatif ou total de ces trois hommes ayant tenu avant tout à leur aversion véhémente pour la modernité et l’esprit de progrès scientifico-laïque, on a cru trouver là un lien critique suffisant. Au vrai, Villiers est, comme les deux autres, à la fois éloquent, aristocrate et mystique, mais ces données ne peuvent créer qu’une vague analogie. Villiers n’a pas l’unité de vision et de but de Hello, sa mysticité est infiniment plus sensible à l’enthousiasme artistique, et son goût est incomparablement plus rare et plus sûr. Jamais il n’a cette affectation de prédicateur emphatique, ces attitudes de Saint Jean à Pathmos, qui déparent trop souvent les généreuses protestations de Hello. S’il laisse bien loin derrière lui Hello, admirable par l’âme et rebutant par la maladresse d’expression, en tout ce qui concerne la composition et le style, on peut encore dire que Villiers dépasse, même en cela, tout ce que Barbey d’Aurevilly a produit. Il en rejette les défauts, il en intensifie les beautés, il est un grand seigneur auprès d’un capitan littéraire dont il n’a jamais le ton olympien si agaçant, le goût tapageur, les rodomontades ; et il est encore bien plus éloigné de la rhétorique haineuse, de la déclamation apocalyptique, de la bouffissure d’images truculentes qui rendent insupportable le talent de Léon Bloy, lequel se rattache à Hello et à Barbey d’Aurevilly par ses thèses et par ses défauts. Le départ même est illogique d’un parallèle entre ces écrivains catholico-romantiques et l’armature de l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam, tellement supérieure par la lucidité, la force sereine, la pureté, la richesse des rythmes, la beauté du choix des images, la connaissance parfaite des secrets littéraires.

S’il était tellement nécessaire de classifier les écrivains, c’est entre Poe et Flaubert, et non entre Hello et Barbey d’Aurevilly, qu’il faudrait placer Villiers. Il y a là des affinités précises et profondes. L’œuvre entière d’Edgar Poe, à peu près aussi mal comprise d’ailleurs, est d’un mystique dévié vers la littérature, qui ne s’occupe de questions scientifiques que pour sourire amèrement de l’espoir, né au XVIIIe siècle, d’une coïncidence du progrès scientifique et du progrès moral. Edgar Poe ne connaît pas le mot « bonheur », et il n’a jamais dit un mot du problème de la divinité. Flaubert montre la même incrédulité devant la science, lorsqu’on la veut considérer comme un moyen de relèvement moral et une religion de la vérité, un monisme. Mais Flaubert est un catholique, bien qu’assez réticent sur ce point. Ses grandes figures dominantes sont toujours construites pour faire conclure à la laideur du progrès, à la déchéance universelle, au « panmuflisme » par manque de foi. Ce qu’Emerson appelait, de tous ses vœux confiants, « un univers de chimie », Poe et Flaubert l’abhorrent et le nient, comme Baudelaire d’ailleurs. On peut comparer, à ce point de vue, la Petite conversation avec une momie et Bouvard et Pécuchet. Le ton seul diffère chez le railleur américain et l’ironiste français.

Chez Flaubert, le mélange d’esprit catholique plus ou moins avoué donne quelque lourdeur à l’injustice de ses conclusions réactionnaires. Il y avait en lui un vivace principe bourgeois qui se retrouve dans son honnêteté un peu étroite, dans la méticulosité de son travail, et surtout dans son continuel besoin de déclamations antibourgeoises où l’on devine souvent en souriant malgré le respect, la révolte d’un « qui en est » et combat l’ennemi en soi-même. Chez Villiers, en qui rien de bourgeois ne fut mis et ne saurait entrer, l’esprit du catholicisme dogmatique et l’amour héréditaire des fastes du passé s’allient pour une conclusion pareille. Mais, des trois, c’est assurément Poe qui eut les raisons les plus graves, trouvées dans le spectacle de l’Amérique de son époque, de cette Amérique où il fut martyr et lutta vaillamment avant de tomber dans la dipsomanie, de ce pays sur lequel Dickens dans Martin Chuzzlewit a écrit des pages saturées de dégoût. La haine de Poe pour un progrès ainsi présenté, pour « la grande barbarie éclairée au gaz », dont parle Baudelaire, c’est le fruit de la souffrance infinie d’une âme ayant perdu même l’espoir en la science, malgré une étonnante faculté de concilier avec elle la métaphysique. La haine de Villiers est plus paradoxale, plus railleuse, plus métaphorique qu’amère ou vraiment profonde, sauf sur un point où sa conviction reste inébranlable : il croit que tout progrès est en puissance dans l’Évangile, et que cette vérité garderait les sciences à son ombre si Rome, méconnaissant sa mission, ne compromettait pas l’esprit du Christ dans ses menées politiques.

Les divisions de l’œuvre de Flaubert sont celles de l’œuvre de Villiers. Tous les deux touchent au monde moderne pour en dire la laideur et ridiculiser ses prétentions, et tous les deux se réfugient dans une littérature héroïque pour se consoler de leurs incursions dans le domaine contemporain. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si leur antipathie d’artistes attachés au passé ne les égare pas, s’ils ne font pas preuve de faiblesse en refusant de chercher une beauté dans l’évolution, si le pire manque de foi n’est point celui qu’on montre envers la puissance de renouvellement indéfini des aspects de beauté humaine et naturelle, si, enfin, tracer une démarcation arbitraire entre l’âge révolu de la beauté et l’âge futur de la laideur, au lieu de chercher à aimer le temps où l’on vit, n’est pas le comble de l’illusion stérile et le plus dangereux démenti aux lois éternelles, la dévotion à la mort.

L’ironie de Villiers est profondément différente de celle de Flaubert, dont l’expression froide et impassible dissimule une secrète jovialité. C’est l’ironie mesurée et le sarcasme raffiné d’un grand seigneur ; elle reste hautaine et courtoise. Elle est la distraction fugitive d’un rêveur lyrique, d’un mystique d’une magnificence un peu vague, qui ne sait pas haïr parce qu’il est occupé de l’autre monde plus que du monde réel. Flaubert a, toute sa vie, souffert d’une timidité et d’une hérédité bourgeoise qu’il constatait sans pouvoir les bannir. Elles le livrèrent, dans sa vie privée, à des influences médiocres, il en avait des colères de sanguin, des rébellions toujours vaincues, et il étouffa son lyrisme sous sa probité linguistique. Ce fut un résigné irascible. Il n’y a pas de résignation ni de colère chez Villiers, mais du dédain, la réserve de l’aristocrate qui ne s’encanaillera pas, même pour protester. Flaubert est plein de fureur et ferait volontiers le coup de poing, s’il ne se sentait rivé à son travail de bureau, bon géant devenu grammairien. Villiers ne promène sur le monde qu’un regard clarifié par la métaphysique et la croyance en une survie. Il garde le souci de sa tenue et ne se fâche pas, considérant tout état humain comme une minute négligeable dans l’éternité. Triste de constater l’élan du monde vers un idéal qu’il croit faux, il ne se dit pas, comme Flaubert, douloureusement certain du démérite des êtres. Flaubert, peintre de mœurs, se réjouit de ce qui l’irrite, avec une âpre soif de vérité, comme un médecin devant « un beau cancer ». Villiers éprouve le besoin de quitter ce qui blesse ses yeux trop clairvoyants, et de remonter d’un coup d’aile vers les régions de la beauté. La combativité un peu naïve de Flaubert se révolte conte la vilenie, au nom d’un idéal de vie qui est en somme celui des bonnes gens, car cet analyste des perversions sentimentales n’a rien voulu changer à la morale courante. C’est le fils d’une bourgeoisie qui entend bien lutter et prédominer.

Dernier rejeton d’une race bretonne, représentant d’une société vaincue qui ne s’attarde même plus au souvenir de la défaite, Villiers n’entend garder de toutes ses prérogatives que le droit au rêve, dans la vie pauvre.

Il y a donc en lui une sorte de désespoir harmonieux et irréductible, qu’il cache comme il conservait, paraît-il, la plaque de Malte dans sa valise. Esprit pas éloigné de penser qu’un enrayement de progressisme serait possible dans le domaine moral ; seulement, imbu des hiérarchies, qui sur la servitude des prolétariats, édifièrent la grandeur des règnes, héritier des chevaleries grandes par l’épée et la croix, Villiers n’accepterait de mot d’ordre que de la volonté de Rome, quelles que fussent ses restrictions intellectuelles. On dit qu’il songea à mettre sa plume au service d’une campagne religieuse. Le clergé, effrayé par tout homme supérieur, l’écarta, comme il a écarté successivement tous les grands écrivains qui s’offrirent à défendre sa cause, la haine et la crainte des penseurs semblant être sa règle invariable. Il est permis de penser que Villiers, par son éloquence et les ressources de son génie, eût rendu à l’Église de réels services, mais aussi qu’un différend se fût vite élevé.

Chez Villiers de l’Isle-Adam, l’âme, la sensibilité, sont encore plus importants que l’intelligence. Nous venons de voir ses analogies et ses contrastes avec Flaubert. Ce qui l’écarte de Flaubert pour le rapprocher de Poe, c’est l’occultisme ; c’est ce trait que relie sa métaphysique au monde visible. Il était né avec la haute faculté de percevoir constamment les réalités secondes, le dessous des apparences. C’était un visionnaire à qui Swedenborg ou Plotin étaient familiers. Mais le littérateur intervenait constamment avec un désir de perfection qui lui défendait les obscurités, les redites, les ridicules mêmes que, par exemple, Hello ne craint pas, et qui sont le prix de ces moments d’ingénue sublimité qu’on rencontre chez les mystiques exclusifs. On pourra dire que l’écrivain qui était en Villiers a fait tort à sa mysticité, mais les écrivains ne pourraient alléguer que sa curiosité du mysticisme a gâté sa littérature, car elle lui a conféré l’ornement suprême d’une beauté indéfiniment prolongée dans le songe. Elle a fait de toute son œuvre un chant, et cet homme, qui débuta par des poèmes assez médiocres, où même les vers remarquables n’atteignirent que rarement à la sonorité lamartinienne, a révélé, dans toute sa prose, une extraordinaire faculté de suggestion magnétique.

Une très minutieuse analyse déterminerait avec peine la façon dont Villiers concilia son orthodoxie catholique, ardemment affirmée durant toute son existence, et ses études d’occultisme, qui le passionnaient. Il semble s’être penché, lui croyant, sur cette dangereuse région des sciences, avec la hardiesse d’un militant qui veut connaître l’ennemi. Il était bien trop averti pour ne pas sentir que là était tout le péril, et que si l’athéisme n’était qu’une réaction brutale, insuffisante à détourner les âmes du besoin de Dieu, l’explication progressivement raisonnée du mystérieux, donnée par la science, saperait bien plus la foi, puisqu’au lieu de nier les mystères, elle parlerait, en d’autres termes que la religion, à la curiosité et au sentiment, qui sont les motifs essentiels du besoin de croire. En écrivant l’Ève future et, dans Tribulat Bonhomet, l’épisode de Claire Lenoir, Villiers se plaça donc résolument sur le terrain scientifique, pour démontrer que l’occultisme scientifique ne peut aboutir qu’à un renforcement du spiritualisme absolu.

En traçant le type du docteur Tribulat Bonhomet, tueur de cygnes et apôtre du « divin sens commun », Villiers a cédé au plaisir d’écrire une « bouffonnerie énorme et sombre », ainsi qu’il l’appelait lui-même, et de donner cours à son génie comique, qu’il possédait comme tous les grands lyriques ; mais il n’a pas entendu peindre le véritable savant sous ces traits burlesques et sinistres. Au surplus, Bonhomet n’est point un savant, mais une sorte de Homais sadique qui rehausse d’un jargon scientifique ses sentiments bourgeois. Dans une œuvre de ce genre, le parti pris n’est qu’un élément littéraire. L’analyse des terreurs de Claire Lenoir, racontées par Bonhomet, est une étude conçue très sérieusement. L’intérêt et la gradation des effets s’y fondent sur la synchronie et le transport de la sensibilité à distance, comme dans les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, le chef d’œuvre de Poe, dont Claire Lenoir n’est, en somme, qu’une transposition. C’est là que Villiers s’est le plus approché du conteur américain qui l’a si vivement impressionné, et qui a su se servir d’une si puissante étrangeté des données scientifiques (dont il prévoyait même plusieurs) pour fortifier ses subtiles rêveries métaphysiques.

L’Ève future touche, non aux faiblesses ou aux déformations de la science dans l’athéisme bourgeois, mais aux plus hautes spéculations de la vraie et pure science. Non seulement il faut repenser à la série de constatations antiprogressistes esquissées par Poe dans la Petite conversation avec une momie, mais encore trouvera-t-on un pareil désir de réfutation, et sans aucun élément de comique, dans le grand roman de synthèse allégorique que M. Élémir Bourges a appelé Les Oiseaux s’envolent et les Fleurs tombent, au moment où, vers la conclusion, le docteur Manès expose au grand-duc Floris le néant des connaissances scientifiques. Encore le nihilisme de M. Bourges ne se propose-t-il nullement de servir la foi, dans ce chapitre titré de l’amère devise espagnole Todo es nada (tout n’est rien). Le désir de glorifier le spiritualisme catholique est, au contraire, la raison d’être de cette Ève future où Villiers a mis en scène avec une constante dignité la figure d’Edison, le prodigieux inventeur étant à ses yeux de poète la plus parfaite incarnation du démiurge que la science contemporaine pût offrir. Sans pédanterie, sans aridité, mais aussi avec une connaissance approfondie, Villiers a admis d’emblée l’hypothèse du suprême souhait de la science moderne, la recréation logique d’un être donnant l’illusion absolue de la vie. C’est un tel être qu’Edison parvient à fabriquer, en le dotant de toutes les perfections, pour consoler le jeune lord Ewald qui déplore l’absence d’âme dans sa belle maîtresse Alicia Clary, en sorte qu’Ewald tombe réellement amoureux de l’automate Hadaly, supérieure à la vivante Alicia. L’étude ingénieuse des procédés employés par Edison pour construire une telle merveille fait de l’Ève future un roman passionnant, et un curieux prototype des livres de M. Wells ; mais tout l’ouvrage ne sert qu’à une finale affirmation du spiritualisme. Avec la plus haute éloquence, Villiers démontre qu’au-dessus de ce prodige scientifique, l’intangibilité de la conscience, le mystère de son incarnation, restent entiers. Le génie d’Edison ne peut avoir raison de Dieu, parce qu’étant génie il s’y confond. La science n’est que la confirmation de Dieu.

Un tel livre est beaucoup plus intéressant qu’Axël. Nous ne pouvons plus guère goûter le premier acte d’Axël, avec son immense interrogation orchestrée, aboutissant à un point d’orgue, le « Non » par lequel l’héroïne, Sara de Maupers, affirme à l’abbesse de son couvent son refus de prononcer ses vœux et de descendre dans l’in-pace où elle réussit à l’enfermer elle-même. Au second acte, le dialogue grandiloquent de l’alchimiste, maître Janus, et du jeune Axël qu’il initie, le duel du comte et de son oncle le commandeur, prouvent simplement qu’en 1830 Villiers eût peut-être pris la place de Victor Hugo. Mais le dernier acte est wagnérien, il évoque Tristan et Isolde, il est superbe. On n’ira pas plus loin, dans la noblesse du langage français, que le : « Ta chevelure sent les feuilles d’automne, ô mon chasseur... » qui est un modèle de prose lyrique, et le renoncement volontaire aux joies terrestres, décrété avec un pessimisme éperdu par Axël et Sara, est dit dans des termes qui emportent l’admiration. Le romantisme n’a rien trouvé de plus grand, et c’est de quoi compenser largement les moyens mélodramatiques, l’outrancière facticité, l’inhumanité emphatique du reste.

De ce romantisme fantastique auquel Villiers sacrifia en tous ses premiers essais, Isis, Elen, Morgane, il y a encore des traces dans Claire Lenoir, mais surtout une grande pitié. Étudiant les effets terribles de l’hallucination, Poe, passionné d’analyse, tire ses effets d’une étonnante puissance de sa froideur même, tandis que Villiers note avec angoisse les affres d’une âme aux prises avec l’inconnu, en chrétien que désole la consolation refusée à la créature souffrante. Cette pitié transparaît même dans son ironie. Il a écrit quelques fantaisies étincelantes, des mystifications sarcastiques comme l’Affichage céleste, la Machine à gloire, l’Agence du chandelier d’or, la visite du débutant génial à un directeur de gazette, les Demoiselles de Bienfilâtre. Ce sont des merveilles d’humour, dont le symbolisme laisse bien loin les fantaisies sur le bluff américain écrites par son émule Edgar Poe, entre deux rêveries ou contes tragiques. Mais on peut, en général, considérer l’ironie de Villiers comme un déguisement de la pitié. Il ne peut être longtemps amer, il a trop soif de beauté lyrique, il a gardé dans l’insuccès et la misère la faculté morale de ne jamais s’aigrir, et sa plaisanterie conserve toujours de la noblesse. C’est une sorte de tendance à des « jeux de mots métaphysiques », comme Jules Laforgue en a fait depuis. Ce sont les seules vengeances, discrètes et sereines, que Villiers ait tirées d’une époque où tout le décevait.

Il est profondément déplorable qu’un tel homme ait été déçu autant par son Église que par le progressisme. Villiers eût été pour la libre-pensée un adversaire redoutable. Il n’a pourtant été séparé de la philosophie pastorienne que par quelques vocables. Si, au lieu de choisir pour type du savant le thaumaturge Edison, il avait choisi Pasteur ou Claude Bernard, s’il avait assez vécu pour connaître les découvertes récentes qui ont modifié les données scientifiques sur la matière et son mystère, notamment les dernières affirmations de William Crookes, dont les trouvailles d’antan le frappèrent si vivement, peut-être son romantisme et son aristocratisme eussent cessé de se cramponner au dogmatisme romain. Ses deux pièces en un acte, l’Évasion et surtout la Révolte, qui est le prototype de Maison de Poupée, le montrent proche d’Ibsen et de Nietzsche.

Villiers semble être un homme d’hier, et cependant tout ce qu’il écrit est imprégné du pressentiment de demain.

Dans les plus mauvaises conditions, pauvre, renié par les religieux, isolé dans un médiocre groupe de poètes, ne trouvant dans le milieu catholique que des bedeaux ou des bretteurs, maladif, inapte à la littérature-carrière, Villiers de l’Isle-Adam a pourtant réalisé une œuvre énorme avec une constante unité dans son inspiration lyrique, occultiste, ironiste et mystique. Il a étayé son argumentation de connaissances très sérieuses, que sa fantaisie d’écrivain, autant que les entraves de la misère, l’ont empêché de coordonner impeccablement, mais qui témoignent quand même d’une cérébralité supérieure à celle de tous les éponymes du second romantisme et du Parnasse. Il n’a eu le temps d’être ni un grand théologien, ni un grand occultiste, ni un grand critique scientifique, encore que doué pour les devenir. Il fut surtout obsédé par la fausse idée que les romantiques se firent, après Goethe, de la science synthétisée, l’image des deux Faust, et, sans donner de toutes choses l’à-peu-près puéril de Hugo, sans avoir seulement « une teinture de tout », sans vouloir illusionner, par la science des vocabulaires techniques, sur le néant de la connaissance foncière des choses, Villiers a échoué dans une tâche devenue d’ailleurs irréalisable désormais à cause de l’immense complexité des sciences, la chimère de faire des ouvrages cycliques, des éthopées, des poèmes philosophiques, un Novum Organum, un Faust, un Eurêka.

Le plus pur titre de gloire de Villiers, c’est donc sa faculté d’écrivain. Sa morale catholique, ses hypothèses occultistes, ses caractères, sont inférieurs ou égaux à d’autres. Mais ce qu’il faut dire et redire, ce qui a été scandaleusement passé sous silence, c’est l’admiration due à la langue de Villiers de l’Isle-Adam, tant que la langue française vivra sur des lèvres humaines. Elle est à la fois majestueuse et subtile, éclatante et stricte, nerveuse et aisée, pleine et délicate, classique et impressionnante par d’étranges harmonies, animée d’un rythme incomparable. Elle a la solidité de celle de Flaubert, avec moins de fatigue, moins d’essoufflement, et une puissance d’évocation plus constante, une musicalité plus variée, obtenue par des moyens plus naturels, et plus abondants. Les cinquante premières pages d’Akëdysseril dépassent tout ce que Flaubert a écrit. C’est la même magie d’évocation de l’Orient, la même suggestion de richesse barbare, mais Villiers y ajoute une indéfinissable transposition dans le rêve, un faste irréel qui ressemble à celui de certains tableaux de Turner. Le chant de ces longues phrases se prolonge magnifiquement dans l’âme. Ce n’est plus la splendeur métallique de Flaubert. Toute chose décrite évoque, comme en une déformation de son ombre, avec des vibrations infinies, toute une succession de visions intérieures, des séries d’analogies, et Villiers a su placer certains mots d’une façon telle qu’on pense ne les avoir jamais entendus auparavant.

C’était un grand maître de la prose lyrique. Il s’est créé, d’autre part, un style moderne et un fantastique qui trouvèrent évidemment leur prototype dans les contes de Poe, mais qui seront à leur tour prototypiques chez nous. L’Ève future est le modèle d’une littérature où Robert-Louis Stevenson, Wells, Marcel Schwob, ont depuis marqué leur rang, et que le romantisme ne soupçonnait point. Encore que Villiers n’ait guère tracé de caractères, préoccupé surtout d’incarner hâtivement dans une anecdote une idée générale, quelques traits lui ont suffi à dessiner des créatures exquises, d’un charme énigmatique, toutes radieuses de spiritualité. On les trouve dans Véra, dans Maryelle, dans l’Amour suprême, le Convive des dernières fêtes, l’Intersigne, la Révolte, les Filles de Milton, c’est-à-dire des chefs-d’œuvre. Et ce sont aussi des chefs-d’œuvre que le Tueur de cygnes, le Droit du passé, Impatience de la foule, Akëdysseril, le troisième acte d’Axël, l’Ève future, des chefs-d’œuvre de composition, de dialectique, d’entente décorative et tragique. Quand bien même on méconnaîtrait cette âme rare, cette fière et douloureuse conscience d’Hypatie au seuil d’une ère nouvelle, ayant regardé sans haine la venue d’un âge où sa noble fidélité au passé l’empêcha de demander sa place, il faudrait s’employer à faire réintégrer au rang des grands stylistes de notre littérature ce visionnaire exceptionnel.

 

 

Camille MAUCLAIR, Princes de l’esprit, s. d.

 

 

 

 

 



1  R. DU PONTAVICE DE HEUSSEY, Villiers de l’Isle-Adam, l’écrivain, l’homme, Savine 1893 ; – E. DE ROUGEMONT, Villiers de l’Isle-Adam, biographie et bibliographie, Mercure de France, 1909.

2  On pourrait aussi songer à l’ironie énorme du Sartor Re-sartus de Carlyle, et à certaines pages de Jean-Paul Richter, avec lesquels Villiers n’est pas sans rapports.

3  On peut songer, à ce propos, à Hélène évoquée dans le Faust de Goethe : il y a des traits « goethiens » dans l’Ève future et dans divers contes de Villiers.

4  Histoires souveraines, dix-neuf contes, Deman, Bruxelles, 1899. – Les Contes cruels, Nouveaux Contes Cruels, Propos d’Au-delà, chez Calman-Lévy, 1883 et 1893. – Tribulat Bonhomet, Tresse et Stock, 1887. Axël, Quantin. 1890. – Pour la bibliographie complète, voir l’ouvrage de M. de Rougemont.

 

 

 

 

 

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