L’ancre est levée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le dernier anneau est rompu qui nous rattachait à un grand passé. Par Maxime du Camp, dont il occupait le fauteuil, Bourget touchait à Flaubert ; et, par Barbey d’Aurevilly, qui fut son ami, à Maurice de Guérin. Ce « Balzac aux épaules frêles » comme l’appelait tendrement Laforgue, rejoint ses aînés sur les sombres bords.

Il était le dernier de la famille. L’ancre est levée : le dix-neuvième siècle, qui nous a vu naître, appareille, s’éloigne de nous, s’enfonce dans l’histoire.

En dépit des apparences, ce « romancier mondain » fut un homme de son temps, un enfant de la troisième République, un fils d’universitaire. Il a eu foi en la Science, plus qu’aucun des ses contemporains. Son œuvre illustre les lois inventées par les sociologues et par les psychiatres. Il a demandé à la vie de confirmer les résultats obtenus par les spécialistes, et il grava ce qu’il appelle lui-même « des planches d’anatomie morale ». Il a confondu cabinet de travail et laboratoire, psychologie et dissection.

Ce fils de Taine est un maître que ses personnages ne mènent pas : il sait d’avance – connaissant leur race, leur pays, leur époque – comment ils doivent réagir à chaque évènement, à chaque passion. D’après leur hérédité, il décide de la couleur de leurs yeux. Il les tient d’une main de fer et les conduit, selon une logique impeccable, jusqu’au : « ce qu’il fallait démontrer », que le dernier chapitre de tous ses livres porte inscrit dans le filigrane.

Pour nous qui croyons que les grands Romanciers fournissent à leur insu d’utiles indications aux savants et aux philosophes, mais qu’en revanche ceux-ci risquent de détourner les Romanciers d’obéir à leur démon, et les inclinent à falsifier la vie, nous avons toujours considéré Bourget comme un modèle qu’il faut admirer, mais ne pas imiter. Ce que nous pouvons apprendre de lui, c’est le respect de notre vocation littéraire. Bourget nous enseigne que la dignité de l’homme de lettres est de servir. S’il s’enrôla très tôt au service de l’ordre, ce ne fut pas en haine de la justice, mais parce qu’il considérait le désordre comme une plus grande injustice. S’il a mis l’accent sur l’utilité sociale du Catholicisme, ce n’était pas qu’il eût jamais douté, depuis sa conversion, que le Catholicisme ne soit vrai ; et lorsque je lui fis ma visite de candidat à l’Académie française, je me souviens de cette page du Père de Grandmaison qu’il me lut, avec l’accent d’un homme qui adhère au surnaturel de toute son âme.

Et pourtant, il meurt dans une grande solitude, lui qui connut une si longue suite d’années glorieuses. Peut-être lui a-t-il manqué ce don de sympathie si nécessaire aux vieillards, ce pouvoir, sinon d’épouser, au moins d’envisager avec bonne volonté les points de vue nouveaux. Sauf Barrès et Maurras, auquel de ses cadets fit-il confiance ? Il haussait les épaules si on lui parlait de Proust. Et je n’ose dire ce qu’il pensait des plus grands vivants.

Bourget a longtemps survécu aux problèmes qu’il avait posés ou du moins les données n’en sont plus les mêmes, parce que certaines valeurs se sont effondrées, qu’il croyait indispensables au maintien de la civilisation. Mais qui s’arrogerait le droit de lui en faire reproche ? Michelet, à son déclin, parlait de la vieillesse comme d’un affreux supplice.

J’appartiens à une génération qui le lisait encore beaucoup. Nous lui savions gré d’avoir le premier, dans ses Essais de Psychologie, assigné sa vraie place à Baudelaire, de nous avoir fait connaître Amiel. Il satisfaisait dans un enfant provincial, en même temps que le goût de moraliser, une certaine curiosité du monde inconnu, de ses pompes et de ses œuvres.

Mensonges, aujourd’hui encore, « recoupe » utilement Du côté de chez Swann : c’est bien de la même société qu’il s’agit ; mais Bourget l’observe du dehors, la décrit avec minutie dans son apparence brillante et immuable ; il ne s’établit pas comme Proust dans le courant même, au milieu des fluctuations des destinées particulières, au centre du remous où se confondent les classes.

Le Disciple occupe une place importante dans l’histoire du roman français. La préface qui a fait battre notre cœur, incompréhensible pour un garçon d’aujourd’hui, le renseignera sur la place qu’a tenue l’idée de revanche dans la formation des jeunes Français à la fin du dernier siècle.

La lecture de L’Étape ne peut plus irriter personne. En revanche, il y faut admirer une réussite technique extraordinaire : un partisan, à force de passion, en arrive à incarner ses idées, à leur prêter des tics, des manies, à les transformer en créatures vivantes ; et le réel, docilement, corrobore la thèse, se plie à toutes les exigences du démiurge traditionaliste.

Quand je voyais Bourget, il me récitait des vers des Mains jointes, et comment oublierais-je que, grâce à lui, Barrès eut connaissance de ce petit livre ? Mais très tôt, je l’ai déçu ; et il n’approuvait pas mes admirations. Si je le rencontrais rarement, je le relisais quelquefois – et l’an dernier encore, à Rome, où je repris Cosmopolis et mis mes pas dans les pas de mon illustre aîné, avec une admiration que je regrette aujourd’hui de ne lui avoir pas témoignée.

Comme beaucoup de ses contemporains, il s’est peut-être résigné trop aisément à la réprobation temporelle des deux tiers de l’humanité. Du moins n’a-t-il pas flagorné l’opinion ; en pleine démocratie, il ne s’est jamais incliné devant le souverain le plus adulé qui fût jamais ; s’il a encensé quelques idoles, ce n’était point celles de la foule dont il ne recherchait pas l’applaudissement. Il lui importait non de plaire, mais d’avoir raison. Peut-être s’est-il trop méfié des raisons du cœur.

  

 

François MAURIAC.

 

Paru dans Le Figaro du 28 décembre 1935

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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