Comment j’ai connu Rudyard Kipling

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André MAUROIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelques-unes des plus grandes œuvres humaines sont nées de la rencontre de deux civilisations différentes. Des esprits profondément étrangers les uns aux autres s’approchent, s’observent, se mesurent, se frôlent. Soudain, l’étincelle du génie ; une explosion et le mélange devient une combinaison neuve, riche, surprenante. Ainsi la clarté grecque, rencontrant la subtilité asiatique, engendra Platon ; ainsi l’âme germanique, rencontrant Rome, produisit Goethe ; ainsi le génie occidental de l’action, rencontrant les mythes de l’Orient, nous donna Kipling.

C’est à dessein que je le rapproche des plus illustres. Il est, parmi les écrivains de ce temps, l’un de ceux dont la survie me semble certaine. Le Livre de la Jungle, Kim, Puck font désormais partie de ce patrimoine spirituel de l’humanité qui contient, à côté de grands livres comme la Bible ou l’Iliade, des poèmes de Ronsard ou de Keats, des romans comme la Chartreuse de Parme, David Copperfield ou Guerre et Paix, peut-être quelques nouvelles de Mérimée, un conte comme La Cité des Songes. Dans cette bibliothèque idéale, très petite mais éternelle, Kipling aura sa place comme il l’a dès aujourd’hui dans la bibliothèque universelle où sont les livres que lisent tous les peuples de la terre. En cette semaine où l’Angleterre fête son soixante-dixième anniversaire, c’est du monde entier que sont venus vers Kipling les hommages et les vœux de ceux pour lesquels il a été un maître au sens le plus fort du mot, un directeur de vie et de conscience autant qu’un écrivain admiré.

Du monde entier et plus particulièrement de chez nous. Dès que parurent, sous la couverture jaune et le caducée du Mercure, les traductions des premières histoires de Kipling, beaucoup de jeunes Français y reconnurent aussitôt un aliment dont ils avaient besoin. Je me souviens de ce que fut, vers 1900, mon enthousiasme de lycéen provincial en découvrant Kim et Les Gadsby ; je note la même surprise heureuse dans la correspondance qu’échangèrent, vers 1904, Rivière et Alain-Fournier.

Cette philosophie réaliste des lois de la Jungle, cette haute idée des devoirs du chef, ce sens tout instinctif des mystérieuses résistances de la nature, oui, ceux d’entre nous que la vie condamnait à l’action souhaitaient que ces choses fussent dites. Nous avons alors trouvé dans Kipling des raisons secrètes et nobles d’aimer des métiers assez rudes ; nous avons, grâce à lui, découvert la poésie et l’étrange beauté de ce monde neuf qui était le nôtre, et que lui seul nous révélait semblable aux mondes les plus anciens, digne d’eux.

Le guerre... Elle me jeta parmi des héros de Kipling. Là, je les retrouvai, en chair bien rouge et en os bien saillants, ces colonels à casquette dorée, ces subalternes enfantins et héroïques, ces soldats que je n’avais connus jusqu’à ce moment que dans les Ballades de la Caserne ou dans Trois Soldats. Quant à leur créateur, démiurge tout-puissant, divinité très lointaine, je n’espérais guère le rencontrer un jour ; j’imaginais mal qu’il fût un homme et que l’on pût sonner à la porte de Kipling, déjeuner avec Kipling, écouter Kipling.

Ce fut beaucoup plus tard qu’une amie anglaise, qui souhaitait me faire écrire une Vie de Cecil Rhodes, me dit : « Il faut que vous connaissiez Kipling ; personne ne parle de Rhodes comme lui. » Je vis donc un jour à Londres, dans une maison de Chelsea, l’homme-Kipling et ne fus pas déçu. Jamais écrivain ne m’a autant que lui donné, par sa conversation, le sentiment de ce qu’est le génie. Sous les sourcils très épais, broussailleux, la jeunesse et la vivacité des yeux révélaient l’activité de l’esprit. Le corps, nerveux et élastique, avait des gestes qui rappelaient ceux de Mowgli et de Bagheera. Plus tard, quand je le vis à la campagne, j’appris à connaître ce mouvement qui lui est familier de s’étendre sur le sol comme pour reprendre contact avec les choses. Une prodigieuse source de vie, une infinie curiosité, une compréhension presque magique des êtres, tel apparaît d’abord Kipling.

Il nous invita à lui rendre visite dans le Sussex. Car ce sage habite loin de la Jungle. La maison de Kipling est digne de Kipling. C’est la très ancienne demeure d’un maître de forges, bâtie sous les Tudor, en un lieu qui fut habité et cultivé depuis qu’il y a des hommes en Angleterre. Un sol fertile, un ruisseau, le voisinage de la mer, tout cela dut attirer successivement Ibères, Celtes, Romains, Saxons et Normands. C’est dans ce jardin que Kipling a trouvé le décor et sans doute l’idée de Puck lutin des Collines, l’admirable série de contes où, pour ses enfants, il ressuscita deux mille ans d’histoire. Longeant à ses côtés le ruisseau de Puck, j’osai demander :

– Mais comment avez-vous pu imaginer avec une telle vérité les conversations d’un centurion romain avec ses hommes, les plaintes de la garnison romaine du Mur, la rencontre de l’Empereur avec les deux jeunes officiers ?

Les yeux étincelants se tournèrent vers moi, amusés, malicieux :

– Voilà, dit-il, qui n’était pas bien difficile... Je me suis tout simplement souvenu des conversations que j’avais entendues aux Indes, parmi d’autres soldats gardant une autre frontière... L’homme ne change guère... Les soucis du capitaine d’un navire sont ce qu’ils étaient au temps de saint Paul... Les machines ont changé, non les sentiments... Les idées d’un haut fonctionnaire romain, proconsul dans quelque province, ressemblaient beaucoup à celles d’un vice-roi des Indes ou d’un gouverneur de Bombay.

Il s’arrêta un instant et me prit le bras :

– Les gens de notre temps, dit-il, croient parfois qu’ils ont tout changé... que les hiérarchies et les devoirs ne sont plus les mêmes... Jéhovah se charge très vite de les rappeler à l’ordre et à la modestie... Dieu est grand !

Kipling avait dit ce : « Dieu est grand ! » d’un ton à la fois si respectueux et si menaçant que je me sentis soudain baigné dans les sentiments qui inspirèrent son fameux Recessional, le poème par lequel, au moment du Jubilé de la reine Victoria, il conjurait son peuple de ne pas oublier les conditions immuables, éternelles, de la durée des nations. Puis il me parla de l’Allemagne :

– Souvenez-vous, me dit-il... Vous non plus, n’oubliez pas...

Le fils pour lequel furent écrits les contes de Puck et qui joua près de ce ruisseau est mort chez nous, pendant la guerre de 1914. Sa tombe est en France au cimetière de Loos.

« Souvenez-vous. » Il me répéta cette phrase quand je le vis, en juillet 1934, dans cette belle maison de Chevening où lady Stanhope se plaît à réunir des hommes politiques et des écrivains. C’était un admirable jour d’été. Dans l’étang se reflétaient, symétriques, les masses rouges des hêtres pourpres ; les masses vertes des tilleuls. On avait formé sur la pelouse un grand cercle de fauteuils, mais Kipling s’était étendu sur le gazon, à demi soulevé sur son coude. Autour de lui s’étaient groupés quelques hommes : ministres, marins, soldats. Passionné par la technique de chaque métier, il les assaillait de questions précises. Un diplomate parla de la situation européenne. Kipling se tourna vers moi :

– Souvenez-vous, me dit-il... Vous, Français, souvenez-vous... Les peuples finissent toujours par ressembler à leur ombre...

Sous les sourcils en broussaille ses yeux brillaient et, pendant une seconde, prononçant cette belle phrase sibylline, il me rappela les magiciens que l’on rencontre dans Kim et dont la surhumaine sagesse est aussi vieille que le monde.

 

 

 

André MAUROIS.

 

Paru dans Le Figaro du 4 janvier 1936

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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