Le sens cosmique dans l’œuvre d’Henri Pourrat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marie-Aimée MÉRAVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parallèlement à son œuvre romanesque, cette somme des imaginations, des sentiments et de la sagesse populaire, trésor des âges et leçon humaine que représente Gaspard des montagnes, Henri Pourrat poursuit une œuvre de critique et de philosophe solidaire de la première et qui lui donne parmi les romanciers d’aujourd’hui une position singulière et probablement efficace. Position, le mot serait d’actualité en cette période où renaît dans le public et chez les écrivains ce que Marcel Arland appelle le souci d’une éthique. Trouver une position, une foi, une passion, une conscience. De même qu’il serait rudimentaire de voir en Malraux un romancier d’aventures, il le serait aussi, prenant le moyen pour la fin, de ne voir en Pourrat que le romancier régionaliste, le poète conservateur d’un monde paysan un peu désuet. Les uns, par les conditions de leur vie et de leur tempérament, sont rivés de plain-pied aux drames individuels ; les autres, plus contemplateurs ou plus vulnérables, cherchent dans la nature un apaisement et des lois, rêvant – peut-être – d’un ordre nouveau qui serait harmonisé par elle : ceux-là passionnés pour le provisoire et le vivant, ceux-ci cherchant une foi dans le temps, une hérédité dans le passé, un ordre universel. Pas de spécialités d’ailleurs, rien que des tendances, le monde des réalistes, celui des poètes se rejoignant devant les mêmes angoisses insolubles. Depuis que le sentiment de la nature a pris droit de cité dans la littérature, il n’est guère d’écrivain qui n’ait eu à en répondre, de même que de l’inquiétude métaphysique, tous se prêtant ou se donnant, avec plus ou moins d’aptitudes, au sens cosmique ou au sens humain. « Il y a eu plus de penseurs de génie, dit Pourrat, pour s’occuper de l’homme, que pour s’occuper des herbes, des bêtes et de l’œuvre des sept jours ». (Bosquet Pastoral).

De ce sens cosmique, Henri Pourrat est aujourd’hui l’un des principaux répondants. Il chemine dans son œuvre et se précise avec elle. Il est à l’origine, non de sa foi, sans doute, mais de son interprétation chrétienne de l’univers –, car il avait besoin d’une explication, et qu’elle fût idéaliste, – de l’attention divinatoire qu’il donne aux bêtes, de la place faite dans son œuvre, non seulement aux plantes qu’il connaît une à une comme des personnes, mais aux éléments, aux saisons, au vent, à la brume, à la pluie ; à l’origine aussi de sa curiosité sérieuse, de la légende qu’il fait parler comme un enfant, et qui lui paraît une mythologie paysanne, arrêtée dans sa formation. Aucun écrivain n’a mêlé comme le fait Pourrat, à l’œuvre la plus romanesque, la plus riche en épisodes qui tiennent du roman d’aventures et du cinéma, non la poésie encore trop verbale qu’inventa le romantisme, mais la présence même de la nature. Dans cette Tour du Levant, qui clôt le cycle de Gaspard des Montagnes et porte sur un quatrième plan plus humain, dit-on, plus sublime et plus divin certainement, la tragique histoire d’Anne-Marie Grange et dans toute l’œuvre d’ailleurs, les scènes essentielles sont inséparables des paysages, et le mot paysage n’est pas assez dire, mais du temps qu’il faisait, de l’air, des odeurs, des bois, éléments dramatiques aussi puissants que les éléments humains. Telle la scène où Jeuselou, l’une des victimes, suit au point du jour le bossu, où le bossu l’assassine et s’enlise dans le marécage avec sa trop grande charge d’or. Pour introduire ainsi cette présence des choses, ne faut-il pas des pouvoirs secrets, le pouvoir des silencieux, qui entretiennent des relations subtiles avec la fraîcheur de l’air, les yeux des bêtes ? Plus que personne, Henri Pourrat a le sens de la sauvagerie et de la montagne, le sens des campagnes par lequel il domine de beaucoup le régionalisme. Le vent prend pour lui une valeur quasi mythique, celui des sommets « arrivant de tête d’arbre en tête d’arbre, plus neuf, plus près de sa naissance, disant tout droit ce qu’il avait à dire au nom des prés et des forêts » (Ligne Verte).

Ou bien d’un style plein de sève, dru, et, pourrait-on dire, sensuel, il nous impose « les plaies jaunes des arbres ébranchés dans le crépuscule » et « cette senteur qu’on traverse parfois, aussi forte que celle du vinaigre, mais plus fauve, avec un goût qui tient de la vermoulure ». Pourrat ou Colette ? – Et le style de Colette, son amour des bêtes, son inspiration même, ne témoignent-ils pas de son sens et de sa puissance cosmique ? – D’ailleurs, par Gaspard des Montagnes, l’alliance de la terre et des personnages est deux fois juste, si les matériaux de ce roman de chevalerie moderne, les légendes paysannes que Pourrat a su recréer, sont comme les contes de fées de tous les pays, et si ces légendes ressortent elles-mêmes de la transposition poétique et de la personnification des phénomènes naturels qui sont à la base des mythologies.

Peu avant le dernier Gaspard des Montagnes a paru un petit livre dense sur les Meneurs de Loups. Y avait-il des hommes qui charmaient les bêtes, des hommes proches de la bête, espèce disparue comme celle des sirènes ? Pourquoi, devant les bêtes, cette ancienne considération craintive ? La connaissance populaire oralement transmise, brouillée par les légendes, est rejointe aujourd’hui par la connaissance scientifique, mais parfois lui échappe. On peut croire que la vieille science s’y prenait mieux, qu’elle était plus proche des choses et plus amicale. « Il y a toujours moins de légende qu’on ne le croit »... Sans doute, mais si la légende perd son utilité didactique, pourquoi, nous, perdrions-nous le sens du mystère ? Et le mystère n’est–il pas assuré de vivre, du fait même d’être impénétrable ? Ou bien ceux qui ont trouvé une clé à l’œuvre des sept jours, que chercheraient-ils encore, – croyants, mécréants tous un peu juifs errants de la pensée ? « Si la science qui exploite devenait un jour la connaissance qui aime ? » Mais quelle connaissance ? Elle serait encore à faire sans doute. Reprochera-t-on à un auteur d’être lui-même visionnaire pour avoir eu l’intuition des voies qui sont encore mal frayées ? Il s’agit d’une quête, d’une inquiétude, il s’agit d’un secret. Ce que nous avons fait ne suffit pas tant que « le royaume humain se déplace sans s’agrandir ».

Pourrat devait s’intéresser à des zélateurs de la nature tels que Florian et Bernardin de Saint-Pierre (le Bosquet Pastoral), le premier aisément satisfait, le second bien intentionné mais ingénu, motifs tous deux à sa méditation sur les rapports entre l’univers et l’homme. Bernardin, dans sa métaphysique qui tourne trop court, n’imagine rien de moins qu’une Providence soucieuse de notre intérêt, de notre bien-être, jusque dans la création du melon. Comme lui, Pourrat reconnaît dans la nature la présence divine, mais il conçoit une nature moins facile, moins destinée d’ailleurs à nous servir qu’à nous éprouver, mettant en jeu notre libre arbitre afin de nous conduire à une vie plus haute. Peut-être ? Ce serait la meilleure explication de l’univers, puisqu’elle ne nous condamne pas en vain au champ d’épreuves, et celle que choisiraient tous les hommes de bonne volonté, si elle n’était d’abord une évidence personnelle et intuitive. Et comment justifier assez que la nature ne soit pas faite pour nous indiquer la voie facile, alors qu’elle ne montre Dieu qu’à ceux qui le savent derrière elle...

Pourrat est mystique certes, et de la famille, dont on sait bien qu’elle n’est pas exclusivement confessionnelle, des esprits religieux. Toute son œuvre est une prise de contact, qu’il voudrait toujours plus étroite, avec le monde, elle est le résultat de son besoin d’amitié avec les trois règnes, l’exercice même de cette amitié, cosmique, humaine « Celui qui regarde devant soi ne sent-il pas il ne sait quoi d’incertain comme une parole chuchotée, émaner de ces campagnes assoupies ? Que faudrait-il comprendre pour sortir de cet ennui dans la vie, de cette lente désolation, amicale peut-être, parce que la même dans tous les cœurs ? » C’est bien pour lui que sont faites « ces étendues découvertes où avancer seul et libre à la recherche d’on ne sait quoi qui se fait préférer au bonheur et qu’on appelle peut-être la noblesse ». Mais son mysticisme n’exclut pas une tournure d’esprit volontiers réaliste. La saveur gauloise, la verve, tous dons complémentaires qui font bien augurer des ressources prochaines de son talent.

Henri Pourrat est aujourd’hui parvenu à ce niveau glorieux, dangereux à la fois, où l’écrivain qui s’est créé une position, qui est consacré, reconnu, – est-on jamais tout à fait reconnu ? – fait école, impunément sans doute, mais risque de se mettre à sa propre école : Jammes voulant faire plus Jammes que lui-même, admirable dans Almaïde d’Étremont, Clara d’Ellébeuse, mais parfois affadi, édifiant ou ingénu avec recherche, car on pourrait retourner l’adage : – cherchez le naturel, il s’enfuit au galop. Pourrat qui ne manque pas de points de contact avec Jammes, qui est un Jammes plus actuel, plus réaliste, doit se méfier peut-être de quelques-unes de ses qualités, de ce qui fait le charme même de son talent. Concilier poésie et rigueur, vérité et noblesse ; ne pas trop écrire, ne pas faire trop beau. Se méfier même du merveilleux de son style, quand il va au lyrisme descriptif, et de ses propres incantations. Sacrifier quelques ornements, ces arts mineurs, quelques descriptions même, là où elles risquent d’alanguir un roman comme il en arrive peut-être avec l’analytique Mauvais Garçon. Ne pas trop sublimer les personnages, se méfier même de sa propre grandeur : a la fin de Gaspard des Montagnes, pouvons-nous sans découragement nous défendre de cette pensée qu’Anne-Marie n’était plus faite pour le bonheur terrestre, qu’elle allait mourir phtisique, que Gaspard se tuerait de révolte et qu’on donnerait raison à Gaspard ? Restrictions, non, halte devant l’œuvre accomplie qui n’est encore que l’œuvre partielle. C’est le noble moment où le grand écrivain plus homme qu’homme de lettres, lorsqu’il est arrivé pour le public, est sans doute à peine en chemin à ses propres yeux.

 

 

Paru dans Les Amitiés en 1932.

 

 

 

 

 

 

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