Jésus inconnu

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Dimitri MEREJKOVSKY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

_______

 

 

L’ÉVANGILE INCONNU

 

Et le monde ne l’a pas connu.

Και ό χόσμος αύτόν ούχ έγνω.

(Jn. 1, 10).

 

I

 

JÉSUS A-T-IL EXISTÉ ?

 

 

I

 

LIVRE étrange : on ne l’a jamais complètement lu ; on a beau le lire, il semble toujours qu’on ne l’a pas achevé, que quelque chose a été omis ou incompris ; on le relit, et c’est encore la même impression, et ainsi sans fin. Tel le ciel nocturne : plus on le contemple, et plus on y découvre d’étoiles.

Sur ce point, tous ceux qui ont lu ce livre, qui en ont vécu (et on ne saurait le lire autrement) – sots ou sages, savants ou ignorants, croyants ou athées, – tous seront d’accord, tout au moins dans le secret de leur conscience. Et tous comprendront aussitôt que je parle non pas d’un livre humain, ni même du Livre Divin, ni même de tout le Nouveau Testament, mais seulement de l’Évangile.

 

 

II

 

« Ô miracle des miracles, ravissement et sujet de stupeur, on ne peut rien dire, rien penser qui dépasse l’Évangile ; il n’existe rien à quoi on puisse le comparer [1]. » Ainsi parle Marcion, le grand gnostique du IIe siècle, et voici ce que dit un simple catholique, un Jésuite du XXe siècle : « Ils (les Évangiles) ne sont pas à côté ou même au-dessus des autres livres écrits de main d’homme : ils sont en dehors, autres, incommensurables avec eux [2]. » Oui, d’une autre nature : ils se distinguent de tous les autres livres plus que le radium ne diffère de tous les autres métaux, ou l’éclair de tous les autres feux. Ce n’est même pas un livre, mais quelque chose pour quoi nous n’avons pas de mot.

 

 

III

 

LE NOUVEAU TESTAMENT

DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST.

 

Traduit en russe,

 

SAINT-PÉTERSBOURG,

 

1890.

 

C’est un petit in-32, relié en cuir noir, imprimé sur 626 pages en deux colonnes de caractères serrés. À en juger d’après la date inscrite à la plume sur la page de garde, 1902, il y a, en cette année 1932, trente ans que je l’ai. Je le lis chaque jour, et je le lirai tant que verront mes yeux, aux lumières du soleil et du cœur, aux jours les plus éclatants comme aux plus sombres nuits, dans le bonheur et le malheur, en santé comme en maladie, croyant ou incroyant, sensible ou insensible. Et il me semble y lire toujours quelque chose de nouveau, d’inconnu ; jamais je ne le lirai, ne le connaîtrai jusqu’au bout ; je ne le vois que du coin de l’œil, ne le sens que du coin du cœur. Que serait-ce si je pouvais le connaître entièrement ?

Sur la couverture, le titre, Le Nouveau Testament, est tellement effacé qu’on peut à peine le lire ; la dorure de la tranche est ternie, le papier a jauni, le cuir de la reliure est roussi, le dos est décollé, les feuillets sont disjoints et certains aussi sont roussis, usés au bord, roulés aux coins. Il faudrait le donner à relier de nouveau, mais je ne peux m’y résoudre ; à vrai dire, j’ai peur de me séparer de ce petit livre, fût-ce pour quelques j ours.

 

 

IV

 

Comme moi, homme, l’humanité l’a usé à force de le lire, et peut-être dira-t-elle, comme moi : « Qu’emporterai-je avec moi dans la tombe ? Lui. – Avec quoi me lèverai-je de la tombe ? Avec lui. – Qu’ai-je fait sur la terre ? Je l’ai lu. »

C’est beaucoup pour l’homme et peut-être pour l’humanité tout entière, mais pour le Livre lui-même, c’est terriblement peu.

 

« Pourquoi m’appelez-vous : Seigneur, Seigneur... et ne faites-vous pas ce que je dis ? » (Lc., 6, 46).

 

Et un agraphon, une parole inconnue de Jésus Inconnu, qui ne figure pas dans l’Évangile, est encore plus forte, plus terrible :

 

                Si vous êtes un avec moi

                et êtes couché sur mon sein,

                mais n’accomplissez pas mes paroles,

                je vous rejetterai [3].

 

Cela signifie que l’on ne peut lire l’Évangile sans faire ce qui y est dit. Mais qui d’entre nous le fait ? Voilà pourquoi c’est le moins lu, le plus inconnu des livres.

 

 

V

 

Le monde, tel qu’il est, et ce Livre ne peuvent coexister. C’est l’un ou l’autre : le monde doit cesser d’être ce qu’il est, ou ce Livre doit disparaître du monde.

Le monde l’a absorbé, comme un homme bien portant avale du poison, ou comme un malade prend un remède, et il lutte contre lui, pour l’assimiler ou le rejeter à jamais. Voici vingt siècles que dure ce combat, et au cours de ces derniers siècles la lutte est devenue si âpre qu’un aveugle même voit que ce livre et le monde ne peuvent coexister : c’est la fin de l’un ou de l’autre.

 

 

VI

 

Les hommes lisent l’Évangile en aveugles, parce qu’ils y sont habitués. Ils se disent tout au plus : « C’est une idylle galiléenne, un second paradis perdu, le songe divinement beau de la terre qui rêve du ciel, mais si on le réalisait, tout s’en irait au diable. » Pensée effrayante ? Non, habituelle.

Voici deux mille ans que les hommes dorment sur un couteau caché sous leur oreiller – l’habitude. Mais « le Seigneur a nom Vérité, et non habitude [4] ».

La taie qui recouvre notre œil lorsque nous lisons l’Évangile, c’est l’absence d’étonnement, l’habitude. « Les hommes ne s’éloignent pas assez de l’Évangile, ils ne le laissent pas agir sur eux comme s’ils le lisaient pour la première fois ; ils cherchent de nouvelles réponses à de vieilles questions ; ils distillent un moustique et avalent un chameau [5]. »

Lire la millième fois comme si c’était la première, délivrer son œil de la « taie » de l’habitude, voir soudain et rester frappé d’étonnement, – voilà ce qu’il faut pour lire l’Évangile comme il convient.

 

 

VII

 

« On était frappé de son enseignement. » Ceci est dit au début et répété à la fin : « Toute la foule était frappée de son enseignement » (Mc., 1, 22 ; 2, 18).

« Le christianisme est étrange », dit Pascal [6]. « Étrange », extraordinaire, étonnant. C’est par l’étonnement qu’on l’aborde, et plus on pénètre en lui, plus on s’étonne.

« Saint Matthieu voit le premier degré de la connaissance supérieure (la gnose) dans l’étonnement... ainsi que l’enseigne également Platon : l’étonnement est le commencement de toute connaissance », dit Clément d’Alexandrie, se rappelant peut-être un agraphon, tiré sans doute de l’original araméen de saint Matthieu, aujourd’hui perdu :

 

                Que celui qui cherche ne se repose pas...

                tant qu’il n’aura pas trouvé ;

                et, ayant trouvé, il sera étonné,

                étant étonné, il régnera ;

                régnant, il se reposera [7].

 

 

VIII

 

Le péager Zachée « cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait pas à cause de sa petite taille. Il courut donc en avant et monta sur un sycomore » (Lc., 19, 3, 6).

Nous aussi, nous sommes « de petite taille », et nous montons sur un sycomore – l’histoire – pour voir Jésus, mais nous ne le verrons pas, tant que nous n’aurons pas entendu dire : « Zachée, hâte-toi de descendre, car il faut que je demeure aujourd’hui dans ta maison » (Lc., 19, 5). Ce n’est que lorsque nous l’aurons vu, aujourd’hui, dans notre maison, que nous le verrons, voici deux mille ans, dans l’histoire.

« La vie de Jésus », voilà ce que nous cherchons, sans le trouver, dans l’Évangile, parce qu’il a un autre but – non pas sa vie, mais la nôtre, notre salut, « car il n’y a sous le ciel aucun autre nom qui ait été donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Actes, 4, 12).

« Ces choses ont été écrites, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie » (Jn., 20, 31). Ce n’est qu’après avoir trouvé notre vie dans l’Évangile que nous y trouverons aussi la « vie de Jésus ». Pour apprendre comment il a vécu, il faut qu’il vive en celui qui veut l’apprendre. « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi » (Gal., 2, 20).

Pour le voir, il faut l’entendre comme l’a entendu Pascal : « Je pensais à toi dans mon agonie, je versais telles gouttes de sang pour toi [8]. » Et comme l’a entendu Paul : « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi » (Gal., 2, 20). Voilà ce qu’il y a de plus inconnu en lui, l’Inconnu : l’attitude personnelle de l’Homme Jésus envers l’homme, envers la personnalité, – avant mon attitude à son égard, la sienne envers moi ; voilà le miracle des miracles, voilà ce qui de tous les livres humains, ces feux terrestres, distingue cet éclair céleste, – l’Évangile.

 

 

IX

 

Pour lire dans l’Évangile la « vie de Jésus », l’histoire ne suffit pas ; il faut aussi voir ce qui est au-dessus d’elle, avant et après elle, le commencement du monde et sa fin ; il faut décider qui des deux domine l’autre, l’Histoire ou Jésus, et qui des deux juge l’autre, elle ou lui. Dans le premier cas, on ne peut le voir dans l’histoire ; ce n’est possible que dans l’autre cas. Avant de le voir dans l’histoire, il faut l’avoir vu en soi-même. « Demeurez en moi, et moi je demeurerai en vous » (Jn., 15, 4). À cette parole notée répond une parole non notée, un agraphon :

 

                Ainsi vous me verrez en vous

                comme quelqu’un qui se voit

                dans l’eau ou dans un miroir [9].

 

Ce n’est qu’en levant les yeux de ce miroir intérieur, – l’éternité, que nous le verrons aussi dans le temps – l’histoire.

 

 

X

 

« Jésus a-t-il existé ? » À cette question pourra seul répondre, non pas celui pour qui il a seulement existé, mais celui pour qui il a existé, existe et existera toujours.

Qu’il a existé, les petits enfants le savent, mais les sages l’ignorent. « Qui donc es-tu ? – Jusques à quand nous tiendras-tu l’esprit en suspens ? » (Jn., 8, 25 ; 10, 24).

Qui est-il, mythe ou histoire, ombre ou corps ? Il faut être aveugle pour confondre le corps avec l’ombre, mais à l’aveugle même il suffit de tendre la main, de tâter, pour se rendre compte que le corps n’est pas l’ombre. Personne n’eût pensé à demander si Jésus a existé, si, avant même de poser la question, l’esprit n’avait pas été obscurci par le désir qu’il n’eût pas existé.

Il est aussi inconnu, aussi énigmatique en 1932 qu’en 32, il reste le « signe qui provoquera la contradiction » (Lc., 2, 35). Son apparition miraculeuse dans l’histoire universelle est sur l’œil des hommes une taie perpétuelle ; ils aiment mieux nier l’histoire que l’accepter avec ce miracle.

Il faut pour le voleur qu’il n’y ait point de lumière ; pour le monde qu’il n’y ait pas de Christ.

 

 

XI

 

« Je l’ai lu, j’ai compris, j’ai condamné », dit de l’Évangile Julien l’Apostat [10]. Notre Europe « chrétienne » et apostate ne le dit pas encore, mais elle le fait déjà.

Les hommes sont routiniers en tout et surtout en fait de religion. Il se peut que non seulement l’effrayante « pâte de perdition », massa perditionis, « la multitude née sans raison », multitudo quae sine causa nata est [11], l’« ivraie » de l’Évangile, mais aussi le froment du Seigneur que cette ivraie étouffe, continuent de croître comme il y a un demi-siècle sous deux signes, – les deux Vies de Jésus, de Renan et de Strauss.

On pourrait en parlant du livre de Renan dire comme l’Ange de l’Apocalypse : « Prends-le et dévore-le ! Il sera amer à tes entrailles, mais doux à ta bouche comme du miel » (Apoc., 10, 9). Mélanger le miel et le poison, cacher des épingles dans des boulettes de pain, je crois que dans cet art Renan est sans égal.

« Jésus ne sera pas surpassé... tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus. » – « Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée, ta divinité est fondée. Ne crains plus de voir crouler par une faute l’édifice de tes efforts : tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements [12]. »

Voilà le miel, et voici le poison ou l’épingle dans la boulette de pain : le limpide prophète des Béatitudes devient peu à peu le « géant sombre » des Passions. Sur le chemin de Jérusalem, il commence à comprendre que toute sa vie a été une fatale erreur ; il le comprit définitivement sur la croix, et « il se repentit peut-être de souffrir pour une race vile [13] ». Bien pis : Lazare, de connivence avec Marthe et Marie, se coucha vivant dans le tombeau, pour abuser les gens par le miracle de la résurrection et « glorifier son Maître ». Celui-ci le savait-il ? Peut-être – mot cher à Renan –  « peut-être » le savait-il. Voilà bien la plus subtile allusion, le miel le plus empoisonné, l’épingle la plus acérée [14].

Quoi qu’il en soit, le « grand charmeur » – encore une expression aimée de Renan – « tomba victime d’une sainte folie ». Il se perdit lui-même sans sauver le monde ; il se trompa et trompa le monde comme jamais personne ne l’a trompé [15].

Mais alors que veut dire : « Entre les fils des hommes il n’en est pas de plus grand » ? Ce que veut dire dans la bouche de Pilate : « Ecce homo ». Renan dira « voici l’Homme » et se lavera les mains ; il dira « pierre angulaire de l’humanité » et il la retirera si doucement que nul ne s’en apercevra ; il se prosternera devant la Vérité, mais en tenant toujours cette pierre cachée dans son sein : « Qu’est-ce que la vérité ? »

La Vie de Jésus de Renan, c’est l’Évangile selon Pilate.

 

 

XII

 

Peut-être Bruno Bauer est-il plus innocent, lorsque, tremblant de fureur et d’épouvante, il clame comme le possédé aux pieds du Seigneur : « Vampire, vampire ! Tu as sucé tout notre sang [16] ! » Peut-être Strauss est-il plus honnête lorsqu’il fonce comme un ours contre l’épieu : « Qu’est-ce que la religion ? – Idiotisches Bewustsein. Qu’est-ce que la résurrection ? – Ein welthistorischer Humbug [17]. »

Et, sinon Nietzsche lui-même, tout au moins sa pauvre âme, dans l’enfer terrestre de la démence, comprit-elle ce que n’a point compris Renan : la critique, le jugement de l’Évangile, pourrait bien devenir le Jugement dernier des juges : quod sum miser tum dicturus. Peut-être sa pauvre âme avait-elle compris sur quelle épaule il frappait – que l’ombre du malheureux me pardonne ! – avec la désinvolture d’un laquais, lorsqu’il écrivait : « Jésus est mort trop tôt ; s’il avait vécu jusqu’à mon temps, il aurait renoncé de lui-même à sa doctrine. » – « C’était un décadent très curieux, au charme séducteur, fait d’un mélange de grandeur, de maladie et de puérilité [18]. »

 

 

XIII

 

« Vous nous donnez pour Dieu un personnage qui termina par une mort misérable une vie infâme. » Ces paroles effrayantes, le grand docteur de l’Église, Origène, les rapporte, sans doute parce qu’il sait que les croyants n’y verront même pas un blasphème, mais une simple absurdité, bien qu’elles viennent d’un homme intelligent et, comme nous dirions, « cultivé », le néoplatonicien Celse [19]. Absurdité, qui semble ne pouvoir être dépassée. Elle l’a été pourtant : Celse ne doutait pas de l’existence de Jésus, et nous en avons douté.

 

 

XIV

 

Cette sottise ou cette folie scientifique que les siècles anciens n’avaient pas connue, la mythomanie, (Jésus est un mythe), le XVIIIe siècle l’a commencée, le XIXe l’a continuée, le XXe l’achève.

Charles Dupuis (1742-1809), membre de la Convention, dans son Origine de tous les cultes ou Religion universelle, ouvrage daté de l’an III de la République, soutient que Jésus, le double de Mithra, le Dieu du Soleil, sera bientôt pour nous ce que sont Hercule, Osiris et Bacchus [20]. Vers la même époque, Volney, dans les Ruines ou méditations sur les révolutions des empires, assure que la vie évangélique du Christ n’est autre chose que le mythe du cours du soleil sur le zodiaque [21].

Au début du siècle dernier, Strauss, que certains théologiens protestants tiennent encore pour « génial », publia en 1836 sa Vie de Jésus ; sans le savoir et peut-être même sans le vouloir, il y ouvrait avec sa « mythologie évangélique » la voie à la « mythomanie ». Strauss a semé, Bruno Bauer a récolté. La critique du XIXe siècle tendit la main à la « mystique » antichrétienne du XVIIIe siècle. Bauer est déjà convaincu que Jésus, en tant que personnage historique, n’a jamais existé, que son image évangélique n’est que la libre création poétique du « premier évangéliste », Urevangelist, l’image mythique du « roi de la démocratie, de l’Anticésar », nécessaire aux couches inférieures et asservies du peuple. Et – fin dérisoire d’un commencement effrayant, souris enfantée par la montagne – on remplace Jésus par une personnalité fantôme, tirée de Sénèque et de Flavius Josèphe [22].

 

 

XV

 

On aurait pu espérer que grâce à la critique scientifique de l’Évangile, qui, à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe, détruisit jusqu’aux fondements la « mythologie » de Strauss, Bauer serait aussi oublié que Volney et Dupuis [23]. Mais cet espoir ne s’est pas réalisé. La racine du XVIIIe siècle a donné au XXe de nouvelles pousses [24].

Qu’est-ce que la « mythomanie » ? Une forme pseudo-scientifique de la haine du Christ et du christianisme, une sorte de contraction des entrailles humaines pour rejeter ce remède ou ce poison. « Le monde me hait parce que je rends à son sujet ce témoignage que ses œuvres sont mauvaises » (Jn., 7, 7).

Voilà pourquoi, à la veille de la pire des œuvres du monde – la guerre, – le monde se mit à le haïr plus que jamais. Et l’on comprend trop bien que partout où l’on voulait en finir avec le christianisme, cette « découverte scientifique » que Jésus est un mythe ait été accueillie avec enthousiasme, comme si l’on n’attendait que cela [25].

 

 

XVI

 

Pour un connaisseur des origines du christianisme aussi profond que J. Weiss, les livres de Drews et de Robertson ne sont qu’« imagination déréglée », « caricature de l’histoire » : on pourrait en dire autant de tous les « mythologues » modernes [26].

La connaissance est lente et difficile, l’ignorance prompte et facile. Selon l’expression de Carlyle, elle remplit l’univers « du bruit assourdissant de la duperie », s’étale sur le monde comme une tache de graisse sur du mauvais papier, et elle est aussi ineffaçable.

Au cours de ces vingt-cinq dernières années, la critique allemande accomplit un exploit d’Hercule en nettoyant les écuries d’Augias de l’ignorance religieuse et historique, mais si l’on persiste dans la barbarie d’après-guerre, de telles montagnes de fumier vont bientôt s’amonceler dans les écuries qu’Hercule lui-même sera peut-être suffoqué par leur puanteur.

 

 

XVII

 

Jésus est le dieu préchrétien de Chanaan-Éphraïm, le dieu du soleil (Joschua Drews) ; il est aussi Josué ou le patriarche Joseph, ou Osiris, ou Attis ou Jason ; il est encore le dieu indien Agni – Agnus Dei, ou le géant babylonien Gilgamesh, ou simplement un « fantôme crucifié [27] ».

Le kaléidoscope de toutes les mythologies ou, pour mieux dire, de toutes les niaiseries multicolores, tourne, comme dans un délire, sur le fond noir de l’ignorance [28].

Pour tous ceux qui ont l’œil, l’oreille, le goût, l’odorat, le toucher historique, il est infiniment plus naturel de croire à l’existence réelle d’un phénomène aussi unique au monde que Jésus, que de le supposer inventé, créé par des hommes de rien, et de penser que des imposteurs inconnus ou des imbéciles dupés aient transformé le monde spirituel en imaginant quelque chose d’aussi réel, quoique infiniment plus neuf, que le système de Copernic [29].

 

 

XVIII

 

Qui donc, sauf Jésus lui-même, aurait pu « inventer », créer Jésus ? La communauté des « gens du peuple sans aucune instruction » ? (Act. 4, 13). C’est peu probable, mais il est encore moins probable que la plus vivante des figures humaines ait pu être composée, à l’aide de différents éléments mythologiques, dans la cornue savante des philosophes du temps. Pour que la personne historique de Jésus ait été la création d’un poète ou d’une communauté de poètes, il eût fallu que ce poète ou cette communauté se fussent eux-mêmes représentés en lui ; alors Jésus serait à la fois le poète et le poème, le créateur et la création. Ou, en d’autres termes, si Jésus n’était pas aussi grand et même plus grand que ne le représentent les Évangélistes, leur propre grandeur serait le miracle le plus inexplicable de l’histoire. Ainsi son mystère ne ferait que s’éloigner et devenir plus indéchiffrable [30].

Cela revient à dire que, pour peu qu’on l’approfondisse, le problème de l’existence de Jésus se ramène à une autre question : Jésus a-t-il pu ne pas exister, alors qu’une image telle que la sienne nous est offerte dans un livre tel que l’Évangile [31] ?

 

 

XIX

 

« Il a existé » : voilà ce qu’aucun des témoins non chrétiens qui furent ses contemporains n’a jamais affirmé avec la netteté qu’exige la critique scientifique. C’est là un des principaux arguments des mythologues. Mais est-il aussi probant qu’ils le pensent ? Pour s’en rendre compte, il faut préalablement répondre aux trois questions suivantes :

D’abord, quand les témoins non-chrétiens commencent-ils à parler de Jésus ? Avant qu’une religion ne devienne un évènement historique visible, ce qui n’eut lieu pour le christianisme que dans le premier quart du IIe siècle, les historiens ne peuvent parler du fondateur de cette religion. Or, comme c’est précisément à cette époque que remontent les premiers témoignages des historiens romains sur Jésus, l’argument négatif, tiré du fait qu’on aurait commencé trop tardivement à parler de lui, tombe.

Ensuite, parlera-t-on beaucoup ou peu de lui ? Très peu. Des gens éclairés vont-ils se prodiguer en phrases pour un barbare obscur, un Juif rebelle, crucifié cent ans auparavant dans une province lointaine, perdu dans la multitude de ses semblables, propagateur d’« une absurde et extravagante superstition » ? Car c’est précisément en ces quelques mots que les historiens romains caractérisent Jésus.

Enfin, comment parlera-t-on de lui ? Comme les gens bien portants parlent d’une épidémie inconnue, pire que la lèpre et la peste, qui les menace. Et c’est bien ainsi qu’on parle de Jésus.

 

 

XX

 

Le premier témoignage non chrétien est la lettre que Pline le Jeune, proconsul de Bithynie, adressa en 112 à l’empereur Trajan. Pline lui demande ce qu’il doit faire des chrétiens. Dans toute la région, non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les villages les plus éloignés, ils sont en grand nombre, appartenant aux deux sexes, à tous les âges, à toutes les conditions ; et cette « contagion » se répand de plus en plus ; les temples sont désertés, les sacrifices aux dieux se tarissent. Lui, Pline, fait juger les coupables et les interroge ; les uns, répudiant la « superstition », font des libations, brûlent des aromates devant la statue de César et « médisent du Christ, male dicerent Christo » ; d’autres s’obstinent. Mais tout ce qu’il parvient à savoir se réduit à ceci « qu’au jour indiqué, avant le coucher du soleil, ils se réunissent et chantent un hymne au Christ comme à un Dieu ; ils jurent de ne pas mentir, de ne pas voler, de ne pas forniquer, etc. Ils s’assemblent aussi pour des repas en commun, d’ailleurs absolument innocents » (sans doute s’agit-il de l’Eucharistie). Il a fait mettre à la question deux servantes (diaconesses), mais elles ne lui ont rien révélé, « sinon une superstition absurde et extravagante, superstitionem pravam et immodicam [32] ».

Ce témoignage a déjà ceci d’important qu’il confirme l’exactitude et l’authenticité historiques de tout ce que les Épîtres et les Actes des Apôtres nous apprennent sur les premières communautés chrétiennes. Mais plus importants encore sont les mots : « Ils chantent un hymne au Christ comme à un Dieu. » Si Pline avait appris par les chrétiens que le Christ était pour eux un dieu seulement, il eût écrit : « Ils chantent un hymne à leur dieu, le Christ. » Si donc il écrit : « Au Christ comme à un dieu, Christo quasi Deo », c’est évidemment parce qu’il sait que pour les chrétiens le Christ est non seulement un Dieu, mais aussi un homme. Par conséquent dès les années 70 (en 112 certains chrétiens de Bithynie étaient chrétiens depuis plus de vingt ans), donc quarante ans après la mort de Jésus, ceux qui croient en lui savent, se souviennent, et le témoin non chrétien l’admet, que l’homme Jésus a existé [33].

 

 

XXI

 

Le second témoignage, celui de Tacite, est presque contemporain de celui de Pline (115 environ). Après avoir signalé les rumeurs qui imputaient à Néron l’incendie de Rome (en 64), Tacite continue : « Pour mettre fin à ces bruits, il chercha les coupables, et infligea les plus cruelles tortures à des malheureux abhorrés par leurs infamies qu’on appelait vulgairement chrétiens. Le Christ, d’où leur vint ce nom, avait été condamné au supplice sous Tibère, par le procurateur Ponce Pilate. Réprimée sur le moment, cette exécrable superstition, exitiabilis superstitio, ne tarda point à se répandre de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait pris naissance, mais jusque dans Rome même, où affluent et se grossissent tous les dérèglements et tous les crimes. On commença par se saisir de ceux qui s’avouaient chrétiens et, ensuite, sur leur déposition, d’une multitude immense qui fut moins convaincue d’avoir incendié Rome que d’avoir la haine du genre humain, odium humani generis [34]. »

 

 

XXII

 

Tacite est un historien des plus scrupuleux. Lorsqu’il se borne à rapporter des bruits, il ne manque point de le signaler ; donc, ce qu’il dit sur le supplice de Jésus n’est pas une vague rumeur, mais un renseignement provenant, comme tous ceux que l’on trouve chez lui, ou des témoignages, incontestables à ses yeux, d’historiens antérieurs, ou même de sources officielles. Il est également hors de doute qu’aucune main chrétienne n’a altéré ce témoignage, car elle n’aurait pas laissé subsister les dernières paroles qui sont peut-être les plus vigoureuses, les plus sereines et les plus cruelles que l’on ait prononcées au sujet du christianisme [35]. Paroles brèves et lourdes, sonores comme des boules de cuivre tombant dans une urne de fer. Tacite parle avec tranquillité, mais dans chacune de ses phrases bout la haine, semblable à cette résine dont étaient enduites les « torches de Néron », qui seront suivies de combien d’autres !

Véritable Romain, incarnation parfaite du Droit sur la terre, Tacite, en jugeant les chrétiens, est équitable à sa façon. Aussitôt après les terribles paroles qu’il prononce à leur sujet, il ajoute : « Aussi, quoique coupables et dignes du dernier supplice, on se sentit ému de compassion pour ces victimes qui semblaient immolées moins au bien public qu’au passe-temps d’un barbare. »

Est-ce parce qu’il ne les connaît pas que cet homme si juste juge ainsi les chrétiens ? Peut-être, au contraire, les connaît-il aussi bien que nous. « Enfants, aimez-vous les uns les autres. » Le mystérieux vieillard d’Éphèse, le presbytre Jean, qui mourut en murmurant ces paroles, est presque le contemporain de Tacite. Celui-ci aurait pu connaître aussi ceux qui avaient vu les martyrs de l’an 64, et parmi eux Pierre et Paul ; il aurait pu voir dans leurs yeux le reflet de l’Amour Céleste descendu sur la terre. Or, voici son jugement : « Ils ont la haine du genre humain. »

Qu’est-ce donc sinon le choc jusqu’alors inconnu de deux mondes, infiniment plus opposés que le christianisme et le paganisme, du monde d’ici-bas et de l’autre monde ? Tacite ne sait pas encore, mais pressent déjà que Rome – le monde – et le Christ ne pourront coexister. Ou le monde ou lui. Et Tacite a raison, plus raison peut-être que tous les historiens, même chrétiens, depuis deux mille ans.

Ce que Tacite dit du Christ nous montre, mieux que tout, que ses Annales sont comme celles de Rome elle-même plus durables que l’airain, aere perennius. Et voici que la réponse à la question : Jésus a-t-il existé ? est gravée sur cet airain.

 

 

XXIII

 

Le troisième témoignage, un peu postérieur à Tacite (en 12o environ), est celui de Suétone.

« Néron a fait beaucoup de mal, mais non moins de bien. Les chrétiens, hommes d’une superstition nouvelle et malfaisante, superstitionis novae et maleficae, furent mis à mort. » Ceci se trouve dans la Vie de Néron, et dans la Vie de Claude. Suétone dit : « Il chassa de Rome les Juifs, excités par un certain Chrestus, qui se révoltaient continuellement [36]. » Ici le nom du Christ est déformé en Chrestus. Les « mythologues » se sont accrochés à cette paille, prétendant qu’il s’agirait là d’un inconnu nommé Chrestus, un esclave fugitif peut-être. (Chrestus, « Utile », est en effet un nom très répandu chez les esclaves [37].) Mais nous savons bien que sous le règne de Claude, il n’y eut aucun Juif rebelle de ce nom ; nous savons également par saint Justin, Athanagore et Tertullien, qu’on appelait alors les chrétiens : chrestiani. Le Chrestus de Suétone ne peut donc être personne d’autre que le Christ [38].

 

 

XXIV

 

Le quatrième témoignage, le plus ancien de tous, remontant à 93-94, se trouve dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe.

Lorsqu’on sait ce qu’est Josèphe – un renégat de la foi juive, traître et transfuge passé dans le camp romain, lors de la guerre de 70, annaliste attitré des Flaviens, empressé à plaire aux Romains et à les flatter, on peut prévoir qu’il gardera le silence au moins autant que les historiens latins, quoique pour d’autres motifs, sur le christianisme en général et sur le Christ-Messie, Roi d’Israël, en particulier, désireux qu’il est d’écarter de lui et de son peuple tout soupçon de rébellion, bien qu’il eût jadis prit part à la révolte [39].

Mais il lui sera difficile de passer le christianisme entièrement sous silence : les chrétiens étaient trop connus à Rome depuis la guerre de Judée et les persécutions de Domitien.

À en juger d’après les manuscrits qui nous sont parvenus, Josèphe parle de Jésus en deux endroits. Le premier passage est une interpolation chrétienne qui, pour avoir été faite très tôt (au IIe siècle, semble-t-il) n’en est pas moins évidente et fort grossière. Mais comme sa place dans la suite du récit est très naturelle [40], comme la deuxième mention faite plus loin de Jésus (« le frère de Jésus, appelé le Christ ») suppose qu’il avait été déjà parlé de lui, comme enfin Origène y fait allusion [41], il est très vraisemblable qu’il y avait réellement là un passage déformé plus tard par une interpolation chrétienne. Si l’on écarte tout ce qu’il est impossible d’attribuer à Josèphe et si l’on modifie légèrement quelques détails pour les rendre plus acceptables, voici ce qui restera :

 

Or, en ce temps-là, apparut Jésus appelé le Christ, un thaumaturge habile, qui prêchait les hommes avides de nouveauté et qui séduisit beaucoup de Juifs et d’Hellènes. Et même après que Ponce Pilate, sur la dénonciation de nos premiers hommes, l’eut puni de mort sur la croix, ceux qui l’avaient d’abord aimé (ou qu’il avait d’abord trompés) ne cessèrent de l’aimer jusqu’à la fin. Il existe encore de nos jours une communauté qui reçut de lui le nom de chrétiens [42].

 

L’authenticité du deuxième passage est admise par la majorité des critiques, même de gauche. Après avoir mentionné l’usurpation du grand prêtre Hannas le Jeune (parent de celui qui jugea Jésus), qui eut lieu après le départ du procurateur Festus et avant l’arrivée d’Albinus (au début de 64), Josèphe poursuit :

 

Hannas... croyant trouver une occasion favorable... réunit le sanhédrin pour juger le frère de Jésus, appelé le Christ... dont le nom était Jacques, et, l’ayant accusé avec d’autres d’avoir transgressé la loi de Moïse, il le fit lapider [43].

 

C’est ainsi que le témoignage juif confirme le témoignage romain : Jésus a existé.

 

 

XXV

 

Le cinquième témoignage se trouve dans le Talmud.

Ses parties les plus anciennes – les « narrations, agada », les « enseignements, halaka » et les « paraboles, meschalim » des grands rabbins remontent incontestablement au milieu du IIe siècle et probablement au début du Ier – donc aux premiers jours de Jésus : le rabbi Hillel et le rabbi Schammaï sont presque des contemporains du Seigneur [44].

Dès la première moitié du IIe siècle, les docteurs du Talmud transforment l’Évangelion en Avengilion, la « Mauvaise Nouvelle », ou en Avongilaon, la « Puissance du péché, de l’iniquité [45] ». Le 12e verset de la plus sainte des prières d’Israël Schemone Esre, où les apostats, les minim, et les « Nazaréens » (ce sont les deux noms des chrétiens) sont voués à la malédiction – « qu’ils périssent subitement et que leur nom même soit effacé du Livre de la Vie ! » – remonte, nous le savons avec certitude, à la fin du Ier siècle au plus tard. Donc, dès ce moment, Israël avait compris que ses destins éternels se décidaient par « celui qui pend sur la croix », – par le Christ [46].

 

 

XXVI

 

Le Talmud ne met pas en doute que Jésus ait fait des miracles et des guérisons : c’est dans ce dessein que, d’après une légende, il aurait volé dans le temple de Jérusalem le « Nom ineffable » (Iahve) et, selon une autre légende plus ancienne, datant environ de l’an 100, aurait « apporté d’Égypte la magie dans les incisions de son corps » – les tatouages [47]. Tout à la fin du Ier siècle, le rabbi « apostat » Jacob de Kefara continue à faire des miracles par le nom de Jésus [48].

Au jour du jugement (la veille du samedi de Pâques) fut pendu Jeschua Hannozeri (Jésus le Nazaréen), et auparavant un héraut marcha devant lui pendant quarante jours, en annonçant : « Voici Jésus le Nazaréen qui va être lapidé pour avoir fait de la magie, trompé et séduit Israël. Celui qui sait par quoi le justifier, qu’il vienne et qu’il témoigne. » Mais on ne trouva pas de justification et il fut pendu (crucifié), – est-il dit dans la partie la plus ancienne du Talmud de Babylone [49].

Il ressort de tout cela que les témoins juifs savent mieux encore que les romains que le Christ a existé ; ils savent aussi ce qu’ignorent les autres, comment il a vécu et pourquoi il est mort.

Ce ne sont, il est vrai, que des points isolés dans l’espace et le temps, mais si on les relie par une ligne on obtiendra la figure géométrique facilement reconnaissable du corps historique du Christ que nous voyons dans l’Évangile.

 

 

XXVII

 

Et voici ce qu’il y a peut-être de plus mortel pour les « mythologues ». Tous ces témoins ont pour Jésus la haine la plus violente que les hommes peuvent avoir pour un autre homme. Pourtant il ne vient à l’esprit d’aucun de dire : « Jésus n’a pas existé », et cela seul aurait cependant suffi à anéantir l’Ennemi.

 

 

XXVIII

 

Saint Justin Martyr, un Hellène qui se convertit au christianisme en 130, naquit en Palestine, dans l’antique ville de Sichem, Flavia Neapolis, vraisemblablement à la fin du Ier siècle. Pouvait-il ignorer ce que disaient de Jésus les Juifs de Palestine ?

« Jésus le galiléen est le fondateur d’une hérésie impie et inique. Nous l’avons crucifié et ses disciples ont volé son corps et trompé les gens en disant qu’il a ressuscité et est monté au ciel », affirme l’interlocuteur de Justin, Tryphon le Juif. Il n’y a aucune raison pour que ce témoignage n’exprime pas ce qui était pour les Juifs palestiniens, à la fin du Ier siècle ou au début du IIe, la vérité historique. Les enfants et les petits-enfants de ceux qui avaient crié : « Crucifie-le ! » savaient – et ils s’en vantaient – que leurs pères et grands-pères l’avaient réellement fait crucifier. Et de nouveau nul d’entre eux ne s’avise de penser que Jésus n’a pas existé [50]. Et pourtant, ils savent certes mieux que nous s’il a ou non existé, non seulement parce qu’ils sont plus près de lui de deux mille ans, mais aussi parce que leur œil est construit autrement que le nôtre : ils voient moins bien les petites choses, mieux les grandes ; sur leur œil ne pèse point comme sur le nôtre la « fascination de la futilité », fascinatio nugacitatis [51]. Voilà pourquoi il ne pouvait leur arriver à eux, les pires ennemis du Christ, ce qui nous est arrivé à nous, chrétiens : dans la maison de l’humanité, dans l’histoire universelle, le Christ a disparu comme une épingle égarée.

 

 

XXIX

 

Le premier témoin chrétien antérieur aux Évangélistes est Paul. L’authenticité de son témoignage est considérablement renforcée du fait qu’il vient d’un ancien ennemi de Jésus, de Saül, le persécuteur des chrétiens.

La force du témoignage de Paul est telle qu’avant de dire « Jésus n’a pas existé », il faudrait dire : « Paul n’a pas existé », et pour cela rejeter l’authenticité non seulement de toutes ses Épîtres, mais encore de tout le Nouveau Testament, de toutes les œuvres des Apôtres (de l’an 90 à 150) qui sont les plus sûrs témoins de Paul, et enfin de tous les apologètes du IIe siècle ; en d’autres termes, il faudrait détruire toute la littérature de l’histoire des origines du christianisme [52].

 

 

XXX

 

Que signifient donc les paroles de Paul : « Et si nous avons connu, selon la chair, le Christ lui-même, nous ne le connaissons plus de cette manière ? » (II Cor., 5, 16).

Nous ne saurions déchiffrer d’un coup cette énigme, nous ne la déchiffrerons qu’à mesure que nous connaîtrons le Christ Inconnu. Mais il suffit de l’aborder pour voir que ces paroles ne peuvent signifier, comme le prétendent les critiques « libres », que Paul ne connaît que le Christ céleste, et ne connaît ni ne veut connaître le Christ terrestre.

 

Ô Galates insensés ! qui donc vous a ensorcelés jusqu’à vous faire renier la vérité, vous aux yeux de qui a été si vivement dépeint Jésus crucifié chez vous ? (Gal., 3, 1).

 

Dépeint, προεγραφη, signifie « peint sur la toile avec le pinceau d’un artiste ». Comment Paul aurait-il pu le dépeindre s’il ne l’avait vu, ne l’avait connu « selon la chair [53] » ? « N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » (I Cor., 9, 1). Est-ce à la seule vision sur le chemin de Damas que se rapportent ces paroles ? – « Qui es-tu ? » demande Paul au Christ dans sa vision, parce qu’il ne sait pas encore que celui-ci et celui selon la chair ne font qu’un ; et ce n’est que lorsque le Seigneur lui répond : « Je suis Jésus », qu’il le reconnaît, à sa voix et à son visage (Actes, 9, 5). C’est sur cette identité entre celui qu’il a connu en réalité et celui qu’il a connu dans sa vision que repose toute la foi de Paul.

 

 

XXXI

 

La conversion de Paul au christianisme date probablement de l’automne 31, soit un an et demi après la mort de Jésus [54].

 

Au bout de trois ans, je montai à Jérusalem pour faire connaissance avec Céphas, et je demeurai auprès de lui environ quinze jours (Gal., I, 18).

 

Paul, pendant ces quinze jours, aurait-il pu ne pas s’informer auprès de Pierre de la vie de Jésus et ne pas chercher à le connaître « selon la chair » ?

À quel point il l’a bien connu, nous le voyons d’après ses épîtres. « On pourrait faire une petite Vie de Jésus avec les épîtres ». – Renan l’avait déjà compris [55].

Paul sait que Jésus est « né d’une femme », qu’il est « de la race de David », qu’il a été « soumis à la loi (de la circoncision) » ; il sait qu’il a un frère, Jacques ; que le Seigneur a prêché ayant auprès de lui douze disciples ; qu’il a fondé une communauté distincte du judaïsme, qu’il s’est reconnu pour le Messie, le Fils unique de Dieu, mais que dans sa vie terrestre il « s’est fait pauvre », « s’est anéanti », ayant pris « la forme d’un serviteur », qu’il alla volontairement à la mort sur la croix, qu’il institua la Cène dans la nuit où il fut livré, qu’il a été trahi par un de ses disciples et que, victime des Anciens juifs, il a été crucifié et qu’il est ressuscité [56].

La force de ces témoignages de Paul est telle que, n’y en eût-il pas d’autres, nous saurions, avec une précision que nous ne possédons pas pour maints personnages historiques, non seulement que le Christ a existé, mais encore comment il a vécu, ce qu’il disait, ce qu’il faisait et pourquoi il est mort.

 

 

XXXII

 

Pline, Tacite, Suétone, Josèphe, le Talmud, Paul – six témoins indépendants les uns des autres qui, venant des côtés les plus opposés, disent la même chose, et avec les voix les plus différentes. Il est vrai que l’on aura beau nous affirmer d’un homme qu’il a existé, nous pouvons encore en douter, mais comment ne pas croire lorsque nous voyons et entendons cet homme lui-même ? Or, c’est bien ainsi que nous le voyons et l’entendons dans l’Évangile.

« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux... et que nos mains ont touché... nous vous l’annonçons », dit, sinon Jean lui-même, « le disciple que Jésus aimait » (Jn., 19, 26), tout au moins celui qui a entendu les paroles de Jean (I Jn., 1, 3). – « Ce n’est pas en suivant des fables (des mythes) habilement composées que nous vous avons fait connaître la puissance... de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; c’est pour avoir vu sa majesté de nos propres yeux », dit Pierre, comme s’il pressentait déjà notre « mythologie » (II Pr., 1, 16).

Si pour connaître il faut aimer, et si jamais personne ne fut aimé plus que Jésus ne fut aimé de ses disciples, alors jamais nul ne fut connu mieux qu’il ne fut connu par eux, et jamais personne n’eut plus qu’eux le droit de dire : « Nous avons entendu de nos propres oreilles, nous avons vu de nos propres yeux. »

 

 

XXXIII

 

« Nous sommes forcés de reconnaître aux témoignages chrétiens des premières générations qui suivirent les années 30 sur les principaux évènements de la vie de Jésus l’authenticité la plus grande que l’on puisse trouver dans l’histoire », dit un critique très libre et, en tout cas, aucunement suspect d’apologétique ecclésiastique [57]. Et, d’après un autre, « nos renseignements sur Socrate sont moins certains que sur Jésus, car Socrate est dépeint par des écrivains, et Jésus par des hommes non lettrés, presque par des ignorants [58] ».

On peut dire que l’Évangile est le livre le moins inventé, le plus spontané, le plus inattendu, le plus involontaire, et, comme tel, le plus véridique de tous les livres passés présents et probablement futurs.

 

 

XXXIV

 

Que signifient alors les « contradictions » que l’on trouve dans les Évangiles ? Jésus est-il ou n’est-il pas fils de Joseph ? Est-il né à Bethléem ou à Nazareth ? A-t-il prêché en Galilée seulement ou à Jérusalem aussi ? A-t-il institué ou non la Cène ? A-t-il été crucifié le 14 ou le 15 de Nizan, etc. ? Un enfant intelligent aperçoit ces contradictions et comprendrait que l’on ne saurait les éluder.

« L’harmonie secrète vaut mieux que l’harmonie manifeste. » – « Les contraires sont concordants », enseigne Héraclite comme l’enseignent aussi les Évangiles. Les contradictions apparentes, les antinomies réelles dont est faite la musique de « l’harmonie secrète », existent partout dans le monde et dans la religion plus qu’ailleurs. D’autre part, nous savons bien par notre expérience quotidienne que lorsque deux ou plusieurs témoins de bonne foi relatent le même évènement, ils ne s’accordent que sur l’essentiel, mais se contredisent sur le reste, parce que chacun voit à sa façon. Ces « contradictions » sont précisément le meilleur indice de véridicité : de faux témoins se seraient entendus pour ne pas se contredire.

Trois des témoins – Marc, Matthieu et Luc – sont différents, « contradictoires » et par conséquent indépendants l’un de l’autre : cependant ils sont d’accord sur l’essentiel ; enfin le quatrième témoin, Jean, quoique contredisant les trois autres, s’accorde également avec eux dans l’essentiel. C’est ainsi qu’avec chaque nouvel Évangile l’authenticité du témoignage commun grandit en progression géométrique.

« Si une logique comme celle de Marcion eût prévalu, nous n’aurions plus qu’un Évangile, et la meilleure marque de la sincérité de la conscience chrétienne est que les besoins de l’apologétique n’aient pas supprimé la contradiction des textes en les réduisant à un seul [59]. »

« Le grand nombre de divergences dans la transmission des paroles de Jésus et dans les relations de sa vie prouve que les témoignages évangélistes sont librement puisés dans des sources qui coulent indépendamment les unes des autres. » Si la première communauté avait inventé le « mythe du dieu Jésus », elle se serait certainement préoccupée de l’unité de l’invention et aurait effacé les contradictions [60]. C’est précisément là où l’image de Jésus contredit réellement ou apparemment la foi de la communauté religieuse que « nous pouvons toucher sous elle le granit inébranlable de la tradition [61] ». C’est là aussi que se manifeste le mieux toute l’impossibilité historique de la « mythologie ».

Si l’essentiel pour les premiers chrétiens était l’identité de l’Homme Jésus avec le Messie-Christ de l’Ancien Testament, dans quel but auraient-ils introduit dans le « mythe » de Jésus tant de traits historiques nullement prédits dans l’Ancien Testament ou en contradiction flagrante avec ses prédictions, comme s’ils s’appliquaient à construire le « mythe » d’une main pour le détruire de l’autre [62] ?

 

 

XXXV

 

Il suffit d’ouvrir l’Évangile pour sentir s’en exhaler l’odeur de cette terre même où vécut Jésus et des jours mêmes où il vécut. « Ici, en Palestine, tout est historique », telle est la conclusion à laquelle aboutit l’un des meilleurs connaisseurs de la Palestine, après trente années de pérégrinations sur les traces du Seigneur. Celui-là ne doutera point de l’existence de Jésus qui, sur la Terre Sainte, marche presque à chaque pas sur l’empreinte des pieds de Jésus.

Les indications réitérées et détaillées que l’on trouve dans les quatre Évangiles sur des points bien déterminés du temps et de l’espace, c’est-à-dire de la réalité, ou, en d’autres termes, les indications montrant que les évènements évangéliques ne sont point du « mythe », mais de l’histoire, sont trop significatives. Non, ce n’est pas un « dieu Jésus » irréel que la primitive Église est venue chercher ici, en Palestine, mais au contraire elle s’est présentée devant la face de l’univers avec le témoignage clair et irrécusable que l’Homme Jésus avait été un personnage historique [63].

 

 

XXXVI

 

Alors, comment se fait-il qu’après tout cela les hommes aient pu douter de l’existence du Christ ? La « mythologie » vient-elle uniquement de la malveillance unie à la sottise et à l’ignorance ? Non, hélas ! pas uniquement. Il y a une cause plus profonde et plus terrible cachée dans le christianisme lui-même : c’est cette éternelle maladie de l’esprit et de la volonté humaines que la primitive église appelle le « docétisme », du mot grec δοχειν, « paraître ». Les docètes sont ceux qui ne veulent pas connaître le Christ « selon la chair » et pour qui il n’a qu’une chair « apparente ».

« Le corps visible de Jésus n’est qu’une ombre, un fantôme, umbra, phantasma, corpulentia putativa », enseigne Marcion, le premier docète, à la fin du IIe siècle [64]. « Jésus n’est pas, né, mais il est descendu directement du ciel à Capernaüm, ville de Galilée, la 15e année du règne de Tibère César. » C’est ainsi que commence l’Évangile de Luc, « corrigé » par Marcion [65]. Jésus n’est pas mort : « Simon le Cyrénéen a été crucifié à sa place. » – « Il n’a souffert que par son ombre, passum fuisse quasi fier umbram », enseigne le gnostique Marcius.

Et à son tour, Athanase le Grand, un des piliers de l’orthodoxie, dira plus tard : « C’est uniquement pour tromper et vaincre Satan que le Seigneur s’est écrié sur la croix : Lama sabactani [66] ! » Et une autre colonne de l’Église, saint Jean Chrysostome, dira que le Seigneur, en cherchant des fruits sur un figuier stérile, ne faisait que « simuler la faim [67] ». D’après Clément d’Alexandrie, « Jésus n’avait pas besoin de nourriture » : un fantôme ne mange, ni ne boit [68]. Le cri de Jésus sur la croix : « J’ai soif », signifie : « J’ai soif de sauver le genre humain », dira Ludolphe de Saxe, qui écrivit au XIVe siècle l’une des premières Vies de Jésus. « Jésus n’est qu’un fantôme crucifié », diront aussi les docètes de notre temps, les « mythologues » [69]. C’est ainsi que de Marcion jusqu’à nos jours, en passant par Jean Chrysostome et Athanase le Grand, tout le christianisme est imprégné de docétisme.

 

 

XXXVII

 

Voilà pourquoi les hommes les plus incrédules de notre temps ont cru avec tant de facilité au plus absurde des mythes – à celui de Jésus.

Qu’est-ce, en fin de compte, que le docétisme ? Une tentative pour voler au Sauveur le monde sauvé, pour accomplir un second meurtre du Christ, pire que celui du Golgotha : là son corps seul fut tué, ici on tue l’âme et le corps ; là, Jésus seul fut tué, ici l’on tue Jésus et le Christ. « À la fin (sur la croix), le Christ s’est envolé de Jésus », enseignent les docètes [70], et il n’y est resté que son apparence humaine, la « forme », le « schéma » (homoiôma, schêma, ce sont les paroles effrayantes de Paul, Rom., 8, 3 ; Phil., 2, 7), la figure géométrique de l’homme, le cocon transparent et vide du papillon envolé.

Si cette tentative avait réussi, tout le christianisme, l’Église elle-même, corps du Christ, serait tombé en poussière, comme un vêtement mangé par les mites. Voilà pourquoi le dernier et le plus grand « Docète », ce sera le « Pseudo-Christ », l’Antéchrist. Notre docétisme est le chemin aisé qui mène tout droit vers lui.

 

 

XXXVIII

 

Tout cela n’est évidemment qu’une pauvre entreprise, car, au fond, le docétisme – l’apparence substituée à la réalité, le leurre, le brouillard, l’escamotage – n’est qu’une vaine tentative pour faire que ce qui fut n’ait pas été. Malgré tout, les hommes, et le Docète, l’éternel Escamoteur, plus encore que les hommes, savent que le Christ fut.

Du souffle de sa bouche, le Seigneur tuera l’Ennemi par ces seuls mots : « Je fus. »

 

 

XXXIX

 

Demander aujourd’hui : « Le Christ a-t-il existé ? » c’est dire : « Le christianisme existera-t-il ? » Voilà pourquoi lire l’Évangile comme il convient, pour y voir non seulement le Christ céleste, mais aussi le Christ terrestre, et le connaître enfin « selon la chair », c’est aujourd’hui sauver le christianisme, le monde.

 

 

XL

 

Il erre dans le monde comme une ombre, tandis que son corps est emprisonné par l’Église dans la robe d’or des icones. Il faut retrouver son corps dans le monde et délivrer le Prisonnier de l’Église.

 

 

XLI

 

L’Église – les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle – sera peut-être sauvée de la terrible maladie du docétisme, mais cela ne suffit pas : il lui faut sauver le monde. L’Église connaît le Christ « selon la chair », mais le monde ne le connaît plus ou ne veut pas le connaître. Le chemin éternel de l’Église va de Jésus Terrestre au Christ Céleste ; le monde, pour être sauvé, doit suivre le chemin inverse, non pas contre l’Église, mais vers elle, en allant du Christ vers Jésus.

Le chemin de l’Église va vers le Christ connu, le chemin du monde vers Jésus inconnu.

 

 

 

 

 

II

 

L’ÉVANGILE INCONNU

 

 

I

 

JE ne manquerai pas de noter dans mes Explications (des paroles du Seigneur) tout ce que naguère j’ai bien appris et bien retenu des Anciens, les Presbytres, étant très assuré de la vérité de leurs dires. Car, contrairement au vulgaire, je n’ai point recherché les grands parleurs, mais ceux qui enseignent la vérité, ni ceux qui rappellent les commandements profanes, mais bien les préceptes imposés à notre foi par le Seigneur et émanés de la Vérité elle-même. Que si quelqu’un survenait de ceux qui avaient suivi les Anciens, je m’informais de leurs discours. Que dirait André, ou Pierre, Philippe ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelque autre des disciples du Seigneur, et que disent Aristion et Jean l’Ancien (disciples du Seigneur). Car j’estimais que je trouverais plus de profit dans ce qui vient non des livres, mais d’une voix vivante et intarissable [71].

C’est en ces termes que vers l’an 150, Papias, évêque d’Hiéropolis en Phrygie, le plus proche témoin des disciples du Seigneur, s’exprime dans la préface des cinq livres de ses « Explications des paroles du Seigneur », trésor que les orthodoxes ont détruit et qui contenait peut-être beaucoup de Paroles inconnues de nous et non moins authentiques que celles des Évangiles. Ce témoignage, le plus ancien que nous possédions, est des plus précieux, parce qu’il est presque unique, sur le milieu d’où sortirent les Évangiles.

 

 

II

 

Un témoignage un peu postérieur, datant de 185 environ, d’Irénée, évêque de Lyon, est également précieux en ce qu’il confirme le témoignage de Papias. Irénée nous rapporte ce qu’il a entendu et vu dans sa jeunesse et dont sa mémoire a conservé le vivant souvenir. « Je me rappelle mieux ce qui s’est passé alors que les faits récents, car nos connaissances d’enfant font corps avec notre âme. » Dans ces souvenirs sur saint Polycarpe martyr, évêque de Smyrne, un vieillard centenaire, il dira : « Il nous racontait ses entretiens avec Jean et avec les autres de ceux qui avaient connu le Seigneur, et comme il gardait dans sa mémoire... ce qu’il avait appris d’eux, tout étant conforme aux Écritures... Je l’ai gravé, non sur un papyrus, mais dans mon cœur, exactement et pour toujours [72]. »

 

 

III

 

Le sens des deux témoignages est très clair, si étrange qu’il puisse nous paraître. Dans l’Église, depuis les jours de la vie terrestre du Seigneur jusqu’à la fin du IIe siècle, et plus loin encore, jusqu’aux IIIe-IVe siècles, jusqu’à l’historien ecclésiastique Eusèbe, la chaîne vivante de la tradition se déroule comme une sorte d’appel, transmis de siècle en siècle, de génération en génération : « Avez-vous vu ? » – « Nous avons vu ! » – « Avez-vous entendu ? » – « Nous avons entendu ! » – Ainsi retentit dans le cœur des fidèles la « voix vivante et intarissable ». Il existe par delà l’Évangile quelque chose qui lui est égal, sinon supérieur, parce que plus authentique, plus près du Christ vivant ; ce qui est dit vaut mieux que ce qui est écrit ; ceux qui ont vu, entendu le Seigneur savent, se rappellent sur lui ce que l’Évangile ne sait plus, ne se rappelle plus.

 

 

IV

 

Ce même sens étrange, presque effrayant, nous le retrouvons dans une légende des gnostiques, fort ancienne, semble-t-il : « Le Seigneur, après son ascension, revint de nouveau sur la terre et passa onze ans avec ses disciples, en leur enseignant beaucoup de mystères. » C’est là, vraisemblablement, la partie la plus ancienne de la légende, et voici la plus récente : « Et il leur ordonna d’écrire tout ce qu’ils avaient vu et entendu de lui [73]. » Cette partie est postérieure parce que, pendant les jours, les mois, les années qui suivirent immédiatement la disparition du Seigneur, ses disciples n’avaient pas le temps d’écrire : l’Avènement qu’ils attendaient était trop imminent : à quoi bon des rouleaux de livres, lorsque le ciel lui-même est sur le point de rouler comme un livre ? Les hommes n’auront pas le temps de lire ce que l’on aura écrit sur lui que lui-même sera déjà là. « Il ne faut pas qu’on l’oublie », pense celui qui écrit. Mais qui donc pourrait l’oublier ? Les enfants ? Mais y aura-t-il encore des enfants, aura-t-on le temps d’en avoir ?

Longtemps, il resta présent à leurs yeux ; sa voix vivante résonnait à leurs oreilles : « Heureux vos yeux parce qu’ils ont vu, et vos oreilles parce qu’elles ont entendu » (Mt., 13, 16).

Mais voici, dès qu’une première parole fut notée, ce bonheur prit fin ; ce fut comme une seconde séparation, plus amère. Écrire, c’est reconnaître qu’il n’est plus avec eux, et qu’il n’est pas près de revenir.

L’amante qui attend pour demain le retour de l’aimé n’écrit pas ; mais s’il n’est revenu ni le lendemain, ni les jours suivants, la première lettre marque la première inquiétude, la première angoisse. C’est là sans doute ce que fut pour les hommes de cette époque le premier Évangile écrit : une lettre au cours de la séparation, le signe d’un rendez-vous remis.

 

 

V

 

Et c’est sans doute ce que fut aux yeux de Pierre lui-même le premier Évangile, où Marc, son disciple et son fils spirituel, nota l’enseignement de son maître. « Pierre, dit Clément d’Alexandrie, rapportant un témoignage probablement très ancien et dont l’invraisemblance garantit l’authenticité, Pierre, apprenant que Marc écrivait un Évangile, ne fit rien ni pour l’en détourner, ni pour l’encourager. » Ainsi, il resta indifférent, refusant d’y jeter un regard, ou n’y jetant qu’un coup d’œil de côté, avec « angoisse et inquiétude » ; peut-être ne dit-il rien, mais il pensa : « Lui aussi ! Passe pour les jeunes qui n’ont ni vu ni entendu, mais pour lui, qui a vu et entendu tout... »

Pierre, le prince des apôtres, n’a ni encouragé, ni béni l’Évangile, il l’a renié. Cela est si étrange, si effrayant, que nous ne pouvons en croire nos oreilles. Et, au bout de quelques années, l’Église, se refusant comme nous à y croire, s’empressa par d’autres légendes, plus récentes, de laver cette tache qui souillait la mémoire de Pierre qui est aussi la sienne : « Pierre, ayant appris par une révélation de l’Esprit que Marc avait écrit l’Évangile, se réjouit [74] », il « confirme ce qui est écrit », il « ordonne » même d’écrire, et enfin, il « fait écrire sous sa dictée [75] ».

Pour comprendre tout cela, ne fût-ce qu’en partie, il ne faut pas oublier que ces hommes qui « ont renié l’Évangile » avaient entendu de leurs propres oreilles, vu de leurs propres yeux le Christ vivant, le Soleil ; Il est toujours avec eux, vivant. Et après Lui, auprès de Lui, l’Évangile n’est qu’une chandelle terne devant le soleil. Mais le jour vint où il leur fallut bien reconnaître qu’ils avaient mal saisi ce que le Seigneur avait dit sur son avènement, encore qu’il parût impossible de ne pas comprendre ce qui avait été exprimé avec une si terrifiante clarté : « Quelques-uns de ceux qui sont ici présents ne mourront pas qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne » (Mt., 16, 28). Or, tous ou presque tous moururent sans l’avoir vu. Il y avait là pour eux un tel scandale que lui seul, qui était encore présent et vivant parmi eux, pouvait les en délivrer. Et pourtant il fallut admettre qu’il ne viendrait pas demain, mais dans bien des années, dans bien des siècles peut-être. Pendant longtemps encore, les hommes mourront et naîtront (jusqu’alors on n’y croyait guère ou bien on n’y songeait pas) et il se peut donc – que dut être pour eux cette pensée, terrible même pour nous ! – il se peut que les hommes oublient le Christ. C’est seulement lorsqu’ils l’eurent bien compris qu’avant de quitter le Soleil, le « jour du Seigneur », pour descendre dans le couloir souterrain, si noir et si long – dans les siècles séparant le premier avènement du second – qu’ils se résignèrent, le cœur serré, à allumer la chandelle, à écrire l’Évangile.

Voilà ce qu’il nous faut comprendre, bien que ce soit très difficile, et même presque impossible, sinon nous ne comprendrons jamais ce qu’est l’Évangile, et surtout nous ne parviendrons pas à voir ce qu’il y a au-delà : la vie vivante du Christ vivant, la vie inconnue de l’Inconnu.

 

 

VI

 

La première version présynoptique et qui, par la suite, prit place dans les Synoptiques (synoptikoi signifie les co-témoins, les concordants, par opposition à Jean, le non-concordant) apparut en Palestine, patrie de Jésus, et en araméen, sa langue natale, probablement vers les années 40, c’est-à-dire avant que n’eût disparu sa génération [76] ; mais elle n’avait pas encore cours, sinon pour permettre aux jeunes frères admis dans la communauté et qui n’avaient pas entendu et vu le Seigneur lui-même, d’apprendre par cœur ses « Paroles » [77].

À la fin de la guerre de Judée, les premiers chrétiens, abandonnant Jérusalem en ruines, se réfugièrent dans la cité voisine, Pella, puis de là à Kokaba, dans la province de Batanée soumise au roi Hérode Agrippa II, tout près de la frontière du royaume des Nabattéens (Arabie). C’est là aussi que s’installèrent les parents de Jésus, et parmi eux, ses frères qui avaient fini par croire en lui [78].

Les premiers roucoulements de ces blancs pigeons de Batanée, des pauvres de Dieu, ebionim, qui, fuyant devant la tempête, étaient allés chercher abri dans la fente du rocher, dans le calme du soleil levant, du royaume de Dieu, ce sont là les premières « paroles du Seigneur », les logia kyriaka, qui furent notées.

Pouvons-nous croire qu’elles l’aient été exactement ? Oui. Dans cette nichée de pigeons, on se serre étroitement l’un contre l’autre ; cette intimité fraternelle – (une seule âme, la Sienne, en un seul corps, le Sien) – est pour nous la meilleure garantie d’une mémoire fidèle : ce que l’un aura oublié, les autres le lui rappelleront ; si l’un vient à se tromper, les autres rectifieront. On se rappellera, non seulement ses paroles, mais encore le son de sa voix vivante, le visage, le regard, le geste qui les accompagnaient, et où et quand elles furent prononcées : ils ont tout retenu, parce qu’ils aiment.

 

 

VII

 

Nous ne pouvons d’après l’expérience de notre mémoire écrite, encombrée et affaiblie, nous faire même une idée de la solidité et de la fraîcheur merveilleuses de l’antique mémoire orale. L’énorme Talmud, le Rig Vedas avec ses 16.000 vers, le Coran, se conservèrent durant des siècles dans la mémoire orale. La mémoire d’un bon disciple est « une citerne étanche qui ne laisse pas échapper une goutte d’eau », disent les docteurs du Talmud [79].

La puissance extérieure de la mémoire est renforcée par la puissance intérieure des paroles du Seigneur :

 

Jamais homme n’a parlé comme cet Homme (Jn., 7, 46).

 

Si des hommes aussi simples, aussi grossiers même, que les serviteurs des Pharisiens envoyés pour se saisir de Jésus l’ont senti, à plus forte raison ses disciples. « Jamais homme n’a parlé ainsi » : c’est parce que ses paroles ont ce caractère unique et surhumain, incommensurable avec toute mesure humaine, qu’elles sont si mémorables pour eux, qui les ont entendues, et authentiques pour nous qui les lisons : ici le mémorable et l’authentique se confondent.

« Une espèce d’éclat à la fois doux et terrible, une force divine, si j’ose dire, souligne ces paroles, les détache du contexte et les rend pour la critique facilement reconnaissables », remarque Renan [80]. Et certes, lui, l’incroyant, si subtil et si compliqué, a beaucoup plus de peine à le comprendre que les simples et rudes serviteurs des Pharisiens.

Il suffit de comparer l’Évangile aux autres livres du Nouveau Testament, ou mieux encore, le Luc de l’Évangile au Luc des Actes des Apôtres, pour sentir tout ce qui distingue la vraie Parole des autres, aussi brusquement que le poumon sent le passage de l’air des bois à celui des appartements, ou l’œil le passage de la lumière du soleil à celle d’une chandelle. C’est tomber du Ciel sur la terre.

 

 

VIII

 

Paroles si simples qu’un enfant les comprendrait. Petites paraboles, tableaux naïfs qui s’incrustent pour toujours dans la mémoire : la poutre dans notre œil, la paille dans l’œil du voisin ; l’aveugle conduisant un autre aveugle dans un fossé. C’est si simple, si compréhensible que l’on s’en souviendra jusqu’à la fin du monde.

Les enfants le comprennent, mais non les sages, parce que cette première couche claire recouvre bien d’autres couches, d’autant plus obscures et plus énigmatiques qu’elles sont plus profondes. Mais avant même que l’homme s’en aperçoive, ces énigmes s’enfoncent dans son esprit, dans sa volonté, dans sa conscience, et en tout cas dans sa mémoire, comme des épines acérées ou des dards envenimés. Et celui dont le cœur a été piqué une fois, celui-là est empoisonné à jamais.

 

 

IX

 

Toutes les paroles humaines semblent d’argile friable à côté de celles-ci qui ont la dureté et la limpidité du diamant. Le monde se meut sur elles comme sur des axes indestructibles : « le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Lc., 21, 32).

Toutes les paroles humaines sont rugueuses comme des cailloux auprès de ces créations du Logos, de la Logique divine – de ces cristaux d’une perfection géométrique. Aussi la mémoire de l’œil y discerne-t-elle aussitôt le moindre défaut – une aspérité ou un creux – dû non pas au cristal lui-même mais à l’imperfection de la mémoire. On ne saurait s’exprimer mieux, ni même autrement : que celui qui en doute essaie de dire mieux, de mieux polir le diamant !

 

 

X

 

La musique intérieure du langage se retrouve, indestructible, dans toutes les traductions, dans tous les idiomes. Il n’existe point de livre plus universel que celui-ci : il est de toutes les langues, de tous les temps.

« Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? » ou bien : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés », cela résonne et résonnera jusqu’à la fin du monde, à toutes les extrémités du monde, aussi indestructiblement [81].

La mémoire de l’oreille distingue immédiatement le son de ces paroles de celui de toutes les paroles humaines comme elle distingue le son d’une vraie monnaie d’or de celui d’une fausse pièce en plomb ; parmi toutes les voix étrangères elle retrouve, reconnaît aussitôt cette voix familière : « Les brebis le suivent parce qu’elles connaissent sa voix » (Jn., 10, 4) ; elle reconnaît parmi tous les bruits terrestres les sons du paradis.

 

 

XI

 

La mémoire de l’oreille reconnaît également ce rythme double, irrépétable, particulier aux paroles du Seigneur – le parallélisme des deux membres de phrase qui n’est pas simplement concordant comme dans l’Ancien Testament, mais à la fois concordant et contraire : « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers » ; « Celui qui aura gardé son âme la perdra, celui qui aura perdu son âme la retrouvera ». Chaque parole contient thèse, antithèse et synthèse ; un « oui », un « non » et au-dessus un « oui » qui les unit : le Père, le Fils et l’Esprit ; cette musique trinitaire retentit dans tout l’Évangile, comme dans une conque la rumeur des vagues marines.

Sur les ailes de ce rythme double, sa Parole s’envole à travers tous les siècles et tous les peuples, vivante, immortelle, comme la graine merveilleusement ailée que le moindre souffle de vent transporte à des milliers de lieues.

 

 

XII

 

La mémoire du goût aussi distingue immédiatement de toutes les paroles humaines sa Parole. Elle est imprégnée d’un sel qui fait paraître fade toutes les autres. « C’est une bonne chose que le sel. » – « Ayez du sel en vous-mêmes » (Mc., 9, 50). Dans combien de ses Paroles retrouve-t-on le sel, non seulement de la Sagesse divine, mais encore de l’intelligence humaine, et l’on pourrait presque dire de l’« esprit », non certes, comme nous l’entendons aujourd’hui, mais dans un autre sens pour lequel nous n’avons pas de nom ! La veuve importune chez le juge, le serviteur infidèle, le sot riche devant la mort et combien d’autres ! Dans chaque parole, surtout dans les paraboles, il y a un grain de ce sel, la lumière d’un sourire qui n’est point de la terre, lumière qui brille douloureuse ou joyeuse, mais d’une douceur toujours égale, au-dessus de toutes choses terrestres.

On écaille, on vide et on fait sécher au soleil sur le rivage même le poisson qu’on vient de prendre dans le lac de Génésareth. C’est là l’humble nourriture des pêcheurs galiléens, des Douze et des Anges qui descendent vers eux. Celui qui a goûté une fois à ce poisson salé du lac de Génésareth, repas royalement pauvre du Seigneur, ne l’oubliera jamais et ne l’échangera contre aucune ambroisie.

 

 

XIII

 

Mais peut-être est-ce la mémoire du cœur qui reconnaît le mieux ses paroles.

« Celui qui ne quitte pas sa mère et son père... » – « J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire. J’étais étranger et vous ne m’avez pas recueilli. J’étais nu et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison et vous ne m’avez pas visité » (Mt., 25, 42-44).

Le cœur en est percé comme d’une pointe de feu, et reste à jamais marqué de cette brûlure, si bien qu’on reconnaît immédiatement de qui vient ce feu. Quand bien même l’Évangile viendrait à disparaître, ces marques au cœur de l’humanité témoigneraient que le Christ est venu sur la terre.

 

 

XIV

 

Le son de l’original araméen se reconnaît encore aisément dans la version grecque de l’Évangile [82].

Qu’est-ce donc que les Araméens ? La branche septentrionale de la race sémite, la plus proche des Ariens ; ce sont, deux ou trois mille ans avant Jésus-Christ, les premiers intermédiaires spirituels mais non politiques et même, au sens des prophéties judaïques, antipolitiques entre l’Égypte-Babylone et la Phénicie-Chanaan (la Créto-Égée, l’Atlantide européenne) ; ce sont les derniers messagers de l’universalité, de la « catholicité » antique et les premiers messagers de la nouvelle [83]. Si le mythe du déluge, de l’Atlantide a, au point de vue de la religion et même de la préhistoire quelque valeur, alors le second Adam, Jésus, parle à la seconde humanité le langage de la première.

Au XIe siècle avant Jésus-Christ, la langue araméenne était aussi universelle que le sera, mille ans plus tard, la langue grecque populaire, commune, koinê, d’Alexandre le Grand et du dieu Dionysos lui-même – cette ombre du Soleil, du Fils à venir [84]. L’Évangile, traduit de l’araméen en cette langue, unit les deux universalités, les deux humanités en une seule, la première et la seconde en une troisième. Nous retrouvons ici thèse, antithèse, et synthèse : le Père, le Fils et l’Esprit, la même musique trinitaire qui résonne dans l’Évangile comme dans une conque la rumeur des vagues marines.

 

 

XV

 

Pour entendre la « voix vivante et intarissable » de Jésus-Christ, pour sentir s’exhaler avec sa langue natale « le souffle même de ses lèvres divines » suavitates quae velut ex ora Jesu Christi... afflari viventur, il faut se frayer un chemin, à travers la traduction grecque, vers l’original araméen [85].

Le premier balbutiement : Abba qu’il adresse à son Père, dans la langue de sa mère terrestre, et son dernier cri sur la croix : Lama sabactani, sont tous deux araméens : Rabbi Jeschua, Jésus l’Araméen, voilà Jésus inconnu.

 

 

XVI

 

« Ce qui fut joué sur un luth n’a pas le même son sur la flûte [86]. » Ainsi « Talitha koumi », ne signifie pas : « Jeune fille, lève-toi », mais « petite fille, réveille-toi ». Ce formidable miracle de la résurrection, comme il est d’une enfantine simplicité, compréhensible, naturel, en cette parole d’une simplicité enfantine ! « Jeune fille, lève-toi » : l’âme se tait, dort d’un sommeil de mort ; « petite fille, réveille-toi » : l’âme ressuscite, s’éveille [87].

Cette simplicité, c’est la divinité de l’Évangile : il est d’autant plus divin qu’il est plus simple. C’est d’elle que vient dans l’Évangile la transparence, l’invisibilité, l’absence presque de l’air. Par certains matins d’hiver d’une édénique clarté, dans la patrie de Jésus, au pied des montagnes de Galilée, l’air, le plus pur éther céleste qui soit sur terre, est d’une telle transparence que les objets les plus lointains paraissent proches : il semble qu’il n’y ait qu’un pas du Thabor à l’Hermon. C’est de ce même éther céleste qu’est baigné l’Évangile. Les deux mille ans qui nous séparent de lui semblent inexistants : hier et aujourd’hui s’y confondent, tout cela ne fut pas, cela est. « Avant qu’Abraham ne fut – et après que vous aurez été, qu’auront été les derniers hommes du monde, – je suis. » Entre Lui et nous, il n’y a rien ; nous sommes avec Lui, face à face.

C’est si effrayant que l’on comprend que parfois les croyants mêmes redoutent, pendant des années entières, d’ouvrir l’Évangile ; ils l’écoutent à l’Église, mais chez eux ils se bouchent les oreilles pour ne pas entendre la voix terriblement proche : « Il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison. »

 

 

XVII

 

C’est cet Évangile-là, si simple, si terriblement proche qui est l’Évangile inconnu. Ce sont de simples souvenirs oraux de gens simples qui ne savent pas écrire, « d’illettrés » ; d’ailleurs le temps manque : « Il va venir lui-même. »

« Les Souvenirs des Apôtres, lesquels sont appelés Évangiles », dit Justin Martyr qui, vivant vers l’an 150, avait vu et entendu ceux qui avaient vu et entendu le Seigneur [88]. C’est dire que les « Souvenirs » Apomnêmoneumata, est le premier, le plus ancien nom du livre ; et qu’« Évangile » est son second nom. « Souvenirs », non pas dans le sens des Memorabilia comme ceux de Xénophon sur Socrate (y a-t-il chez Jésus des choses plus ou moins dignes de mémoire ; tout ne l’est-il pas également ?), mais plutôt dans le sens de nos « Mémoires » personnels et historiques. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier pour comprendre l’Évangile.

 

 

XVIII

 

« Nous ne pouvons presque rien connaître sur Jésus historique dans les Évangiles, parce que ce livre, d’après son origine même, n’est nullement historique, mais liturgique : dès l’an 40 du premier siècle, il était lu aux offices du dimanche », rapporte le même Justin Martyr [89]. Il est aisé de réfuter ces doutes courants sur l’historicité des Évangiles.

Tout d’abord, à l’époque où apparaissent les « paroles du Seigneur », c’est-à-dire non pas aux premiers temps, mais aux premiers jours du christianisme, les conceptions d’« Église » en général, et de « rite » en particulier, ne correspondent aucunement aux nôtres. Les petites « chapelles » domestiques, humbles chambres où tout est si simple, si pauvre, si nu et si fraternellement serré, chaud, tendrement intime, où l’immensité et l’effroi sont tout intérieurs, parce qu’Il vient d’être là en personne et va peut-être y revenir, et qu’Il y reste toujours invisiblement présent (parousia), ces petites chapelles diffèrent trop de nos églises-temples, vastes, magnifiques et froides. Si un de ces « pauvres de Dieu », de ces « enfants de Dieu » se voyait soudain dans une de ces églises – à Saint-Pierre de Rome ou à Sainte-Sophie – il éprouverait tant de surprise et de peur qu’il aurait envie de pleurer comme les petits enfants, et il ne reconnaîtrait pas davantage ses notes, humbles morceaux de papyrus ou de parchemin, tout couverts d’écriture araméenne, salis, usés, mais arrosés de quelles larmes, illuminés de quel amour ! – ses « Évangiles » – dans le livre énorme, lourd, presque impossible à ouvrir, cuirassé de pourpre, d’or et de pierreries, qu’est notre Évangile ecclésiastique.

 

 

XIX

 

Ajoutons à cela ce que dit Origène : « Si les Évangélistes n’étaient pas véridiques, mais avaient inventé des fables (des mythes) comme le croit Celse, ils n’auraient pas parlé du reniement de Pierre et du scandale des disciples [90]. » Mais n’auraient-ils pas passé sous silence bien d’autres choses ? Pierre, qui dans la bouche du Seigneur, est « Satan » (Mt., Z6, 23) ; Judas le traître élu parmi les Douze par le Maître lui-même, qui sait cependant ce que Judas sera pour Lui et pour eux ; « la possession », « la démence » de Jésus dans l’effroyable récit de Jean (7, 20 ; 10, 20) et, dans le récit plus effroyable encore de Marc, la « folie » de Jésus, admise, non seulement par ses frères, mais peut-être même par sa mère (3, 21, 31-35) ; l’existence d’un autre Jésus, Bar Abba, « Fils du Père » (selon la leçon des manuscrits les plus anciens) remis en liberté [91] ; et le suprême cri du Fils vers son Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais à quoi bon énumérer tout cela ? Il suffit d’ouvrir l’Évangile pour voir qu’il est rempli de ces « scandales », skandala, de ces « paroles dures » (Jn., 6, 60). Il n’est qu’« un signe qui provoquera la contradiction », comme l’a déjà prédit Siméon Théophore, en tenant l’Enfant dans ses bras :

 

            Voici que cet enfant est destiné à être...

            Un signe qui provoquera la contradiction,

            Semeion antilogomenon (Lc., 2, 34).

 

Quel étrange, quel terrible livre « rituel » où, à chaque pas, sont tendus, comme à dessein, de tels pièges-énigmes ! Si étrange et si effrayant que cela puisse paraître, on peut dire que l’Évangile est le moins « rituel » et même, en donnant au mot « Église », non point le sens qu’il avait aux premiers jours du christianisme, mais notre sens actuel, le moins « ecclésiastique » de tous les livres passés, présents et probablement futurs.

Ce livre terrible, il a fallu le fermer, le cuirasser de fer, de pierres, de diamant, de peur que son esprit trop libre ne fasse explosion et n’anéantisse complètement toute l’Église. Mais la force divine de l’Église, c’est de l’avoir fait de telle sorte qu’elle ne vit que de l’esprit de cet Évangile éternellement opprimé et jamais écrasé, et ne se meut que par ces silencieuses explosions intérieures.

Pour persister après tout cela à douter de « l’historicité » de l’Évangile, il faut être un fort mauvais historien.

 

 

XX

 

On sent combien ceux qui évoquent leurs souvenirs ont parfois de peine à se rappeler le discours suivant de Jésus – ces « paroles étranges, dures » – et combien ils les trouvent incompréhensibles :

 

            Ceux qui sont avec moi ne m’ont pas compris.

            Qui mecum sunt non me intellexerunt [92].

 

Ils restent interdits, « scandalisés », et cependant rapportent exactement ces paroles incomprises, scellées, intactes, entières, vivantes et comme tièdes encore du « souffle des lèvres divines ». Ils entassent les blocs pesants des mots, sans oser les toucher, les tailler, ni les polir. Ces mots ont pénétré trop profondément dans leurs cœurs, marqué d’une empreinte trop ineffaçable leur mémoire pour qu’ils puissent, même s’ils le voulaient, ne pas les noter tels qu’ils les ont entendus.

 

            Nous ne pouvons pas ne point dire

            ce que nous avons vu et entendu (Act., 4, 20).

 

Pourquoi ne le peuvent-ils pas ? Parce qu’ils l’aiment trop. C’est cet amour infini pour Lui qui est le meilleur garant de la véridicité infinie de l’Évangile [93].

 

 

XXI

 

On dirait que pour former l’Évangile l’on a enfoui dans un coffre au hasard, pêle-mêle, des feuillets épars, des notes sur les paroles et les évènements de la vie du Seigneur et, qu’ensuite, ces feuillets se sont animés et soudés comme des pétales en une fleur unique, si bien qu’on ne pourrait plus les séparer sans tuer la fleur et que leurs teintes vivement opposées, « contradictoires », se fondirent dans la beauté unique et vivante de cette fleur, la Face du Seigneur. « Tu es plus beau que les fils des hommes » et le livre qui nous parle de Toi est plus beau que tous les livres humains. Mais l’Évangile lui-même ignore qu’il est beau et ne veut pas être beau : s’il le savait, le désirait, tout le charme s’évanouirait. Pour Dieu seul fleurit, embaume cette fleur inconnue du Paradis inconnu.

 

 

XXII

 

L’air est nécessaire à la fleur, la liberté à l’Évangile. Quelle liberté ? Disons simplement : la liberté quelle qu’elle soit, et notamment « la liberté de la critique ».

La critique, c’est le jugement. Si l’Évangile est la vérité, peut-il être jugé ? La vérité juge, et ne se juge pas. Mais, premièrement, qui de nous oserait dire, vivant comme nous vivons, que pour lui l’Évangile est déjà la vérité ? Secondement la vérité combat le mensonge et se défend contre lui. L’apologie née, peut-on dire, avec l’Évangile, n’est autre chose que cette défense. Mais si la véritable critique finit par l’Apologétique, il se peut aussi que l’Apologétique commence par la critique.

 

 

XXIII

 

Les « contradictions » apparentes ou réelles de l’Évangile impliquent déjà la liberté nécessaire du choix, du jugement, de la critique.

On lit chez Marc (10, 18) : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » et chez Matthieu (19, 17) : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? » Jésus pouvait-il parler, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ? Pourtant il y a entre ces deux phrases autant de différence qu’entre le ciel et la terre.

Qu’on le veuille ou non, il faut juger, choisir librement, se faire juge, « critique » [94].

Ces contradictions, non seulement entre les mots des différents Évangiles mais encore entre les différentes lectures du même mot, nous obligent à faire un choix.

Jésus ne put faire là (à Nazareth), aucun miracle, dit notre texte canonique (Mc., 6, 5), tandis que nous lisons dans les codes italiques les plus anciens (Italocodices) : « Jésus ne fit là aucun miracle », non faciebat, dans ce sens, bien entendu, qu’il l’aurait pu, mais ne l’a pas voulu [95]. De nouveau, la différence est énorme et on ne peut l’effacer que par la plus grossière violence, en brisant ou en émoussant la pointe divine de la Parole par la sottise humaine.

Et voici ce qui est plus aigu encore. Dans notre texte canonique de Matthieu (1, 16) datant du IVe siècle nous lisons : « Jacob fut père de Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus. » Tandis que dans le code syro-sinaïen (Syrus Sinaiticus) rédigé d’après l’original grec du IIe siècle, il est dit :

 

    Joseph, auquel la vierge Marie fut fiancée, engendra Jésus.

    Joseph, cui desponsato virgo Maria, genuit Jesum [96].

 

Ici la différence touche au dogme même de la Conception virginale. Ne sachant que faire, les gens ont caché le manuscrit dans le coin le plus obscur de la bibliothèque de Sinaï où il est resté seize siècles, jusqu’à ce qu’il ait enfin paru à la lumière de nos jours, peut-être pour remplir d’une joie mauvaise et vaine les critiques de gauche et d’un effroi non moins vain les théologiens [97].

 

 

XXIV

 

« L’esprit saint guidait la main des Évangélistes lorsqu’ils écrivaient l’Évangile », enseigne un théologien protestant du XVIe siècle [98]. L’Évangéliste qui écrit serait donc, pour l’Esprit, ce qu’est pour un musicien le clavier de l’orgue. S’il en est ainsi, il est évidemment nécessaire d’accorder toutes les « contradictions » des Évangiles, quand bien même il faudrait, au début de semblables « symphonies », affirmer, comme le fait saint Augustin, qu’il y avait deux Marie de Magdala, et à la fin, ce que personne ne fait, que Jésus naquit deux fois et mourut trois fois, ou, en d’autres termes, il faut croire que le sens divin conduit les hommes à l’absurdité.

Mais, s’il n’en est pas ainsi, alors le souffle de l’Esprit, « l’inspiration divine » de l’Évangile, et l’aspiration vers la liberté sont une seule et même chose.

 

 

XXV

 

Celui qui ne croit pas librement doit se borner à fréquenter l’église, à écouter « la lecture de l’Évangile », mais ne doit pas l’ouvrir lui-même : il perdra son ancienne foi, et il n’est pas certain qu’il en trouve une nouvelle.

 

 

XXVI

 

Il y a quelque chose de divinement touchant, et l’on a envie de dire, de divinement pitoyable dans les « contradictions évangéliques », dans ces efforts de l’Esprit Divin, comme désespérés, convulsifs et néanmoins soucieux de la liberté humaine, pour se frayer un chemin à travers la chair et le sang, efforts parfois vains, pareils au vacillement de la flamme dans un air étouffant ou au battement d’ailes de la colombe prise aux lacets.

 

 

XXVII

 

De tous les dons que Dieu fit aux hommes, la liberté est le plus terrible, mais aussi le plus sacré. On le sent dans l’Évangile mieux que partout ailleurs. – Voilà pourquoi le premier objet sur lequel se jettent, pour le détruire, tous les oppresseurs de l’Esprit, c’est le livre le plus redoutable pour eux, l’Évangile.

« Au lieu de subjuguer la liberté humaine, tu l’as multipliée et tu as chargé de ses souffrances... l’homme pour toujours... N’as-tu donc pas songé qu’il finira enfin par rejeter... jusqu’à ta vérité, si on l’opprime sous un aussi terrible fardeau ? » dit au Christ le Grand Inquisiteur de Dostoïevski. « Sois un cadavre entre les mains de ton maître, perinde ac cadaver », dit Loyola. Pascal voudrait être ce cadavre, mais ne le peut pas, et la peur du « gouffre », de la liberté évangélique, le rend fou.

 

 

XXVIII

 

Craindre la liberté, ne pas y croire, c’est ne pas croire en l’Esprit Saint, car l’Esprit est précisément la liberté humaine en Dieu. Voilà où nous conduit la critique évangélique, et ce n’est pas peu de chose.

Nous sommes arrivés, peut-être à un prix terrible, mais enfin nous sommes arrivés à comprendre ou à être près de comprendre ce que, durant deux mille ans de christianisme, personne n’a jamais compris : que le nom inconnu du Christ est le Libérateur, et que, si nous n’acceptons pas la liberté, nous ne connaîtrons jamais l’Inconnu.

 

 

 

 

 

III

 

MARC, MATTHIEU, LUC

 

 

I

 

L’ŒIL du télescope dirigé vers le ciel étoilé par l’ouverture mobile d’une coupole d’observatoire peut être aussi saint que ce psaume de David :

 

    Les cieux proclament la gloire de Dieu

    Et le firmament manifeste l’œuvre de ses mains (Ps., 18, 1).

 

Les hommes de peu de science ne le voient pas, mais Newton et Copernic le voient. La critique est ce télescope dirigé vers le ciel étoilé de l’Évangile, et la tension soutenue, millénaire, du regard fixé sur l’Évangile, c’est le poli du verre du télescope.

Peut-être les enfants et les Saints savent-ils lire l’Évangile mieux que tous les théologiens et tous les critiques, mais ils peuvent n’y pas remarquer ce qu’y voient ceux-ci [99].

 

 

II

 

La théorie dite des « deux sources », Zweiquellentheorie, constitue dans le télescope de la critique évangélique un verre d’un poli parfait et d’une puissance jusqu’alors inconnue. Elle est aussi difficile à expliquer en quelques mots que l’analyse spectrale, mais il est indubitable que parfois des hommes passent pieusement leur vie entière dans l’observation astronomique ou dans la critique évangélique, observant là le ciel extérieur, cosmique, ici le ciel intérieur, évangélique, plus insondable encore que l’autre. L’attention soutenue de toute une vie humaine ne suffit pas – il faut l’attention de générations entières – pour découvrir de nouveaux astres, de nouveaux mondes. Ce sont eux que nous révèle la « théorie des deux sources ».

 

 

III

 

Marc, le plus ancien des Synoptiques, le plus proche témoin de l’Homme Jésus, tout au moins parmi les témoins que nous connaissons actuellement, est l’une des « deux sources » de notre connaissance. En dépit de la tradition de l’Église, c’est à lui et non à Matthieu que revient la première place dans l’ordre historique des Évangélistes. Marc n’a absolument rien pris, contrairement à ce qu’on pensait autrefois, aux deux autres Synoptiques, ce sont eux qui lui ont emprunté. Cette découverte relativement aisée a cependant coûté près d’un siècle de recherches scientifiques, des vies humaines entières, avec parfois la perte de la foi – la perdition de l’âme. Or, l’autre partie de la théorie est encore plus ardue.

Marc n’est qu’une des deux sources de Luc et Matthieu. Tout en suivant Marc avec une grande exactitude dans la transmission des paroles du Seigneur, moindre dans la description des évènements, Matthieu et Luc s’ignorent : il est facile de s’en convaincre d’après leurs « contradictions » trop manifestes, inexplicables s’ils étaient connus, principalement dans le récit de la Nativité et des apparitions du Seigneur après sa résurrection. Dès lors comment expliquer la concordance de Luc et de Matthieu, et la similitude frappante, parfois littérale, grammaticale, dans la transmission des paroles les plus importantes, les plus décisives du Seigneur, mais qui ne se trouvent pas chez Marc ? Uniquement par ce fait qu’ils ont tous deux puisé à une source invisible pour nous, plus ancienne peut-être que Marc, présynoptique, sûrement écrite – la même source probablement que mentionne Papias, ou le presbytre Jean qui est derrière lui, lorsqu’il parle des « paroles du Seigneur », logia kyriaka, que le péager Matthieu-Lévy aurait « recueillies » ou notées en « hébreu », c’est-à-dire en araméen, et qu’il semble confondre avec notre Matthieu grec [100].

Imaginer que cette source invisible nous est bien connue d’après les deux Synoptiques, et que par conséquent sa découverte est sans importance, ce serait se tromper grossièrement. Il se peut que les eaux de la source dans son cours profond, souterrain, aient une toute autre température, une autre couleur, un autre goût, que dans son cours apparent – qui n’est peut-être que bassins artificiels – chez nos deux Synoptiques. Se trouver sur les lieux où donne une fenêtre, ou regarder seulement par cette fenêtre, n’est pas du tout la même chose. Cette source présynoptique désignée par Q (Quelle) est déjà rétablie en partie, mais en partie seulement, car le problème n’en sera définitivement résolu que lorsque sera également résolu le problème des rapports entre les Synoptiques et le plus mystérieux de nos Évangélistes, celui qui se tient à l’écart des autres et semble même les contredire, et constitue « une des plus grandes énigmes de tout le christianisme » – Jean [101].

Mais si dans les télescopes de la critique, les objectifs même les plus puissants ne pénètrent pas encore jusqu’à ces profondeurs du ciel évangélique, dès maintenant cette théorie de la double-source nous permet d’approcher la mystérieuse Source primitive de nos Évangiles, ce miroir profond, limpide et cependant obscur où se reflète l’image la plus proche et la plus claire du visage de Jésus Inconnu. Ainsi, parfois, dans l’air très transparent des nuits très limpides on peut discerner, même à l’œil nu, la partie obscure de la lune incomplète et voir se fermer le cercle complet.

Toutefois avant de jeter un regard dans le clair-obscur de ce miroir et peut-être même au delà de lui, au delà de l’Évangile, il faut regarder plus attentivement dans les miroirs visibles, mais terriblement ternis par la poussière bimillénaire de l’habitude, des Synoptiques.

 

 

IV

 

Combien y a-t-il d’Évangiles ? Quatre ? Non, trois et un. Ceci est facile à expliquer graphiquement. Il suffit de tracer sur un papier blanc un faisceau de trois bâtons au crayon rouge et, un peu à l’écart, un bâton au crayon bleu : les trois premiers sont les Synoptiques, les Concordants, l’isolé est le Non-concordant et même semble-t-il le Contradicteur des autres – Jean.

Qu’est-ce ? Qui est-ce ? À cette question on ne peut répondre qu’en même temps qu’à la question du rapport de Jean avec les Synoptiques, de l’un avec trois.

 

 

V

 

« Marc, interprète de Pierre, nota avec exactitude, mais non dans l’ordre, tout ce qu’il se rappela des dits et faits du Christ, parce que il n’avait pas lui-même entendu le Seigneur mais ne fut que plus tard, comme je l’ai déjà dit, interprète de Pierre qui enseignait suivant le besoin, mais qui n’exposait pas dans leur plénitude toutes les paroles du Seigneur ; c’est pourquoi Marc n’a pas péché en notant de mémoire et n’ayant souci que de ne rien omettre et de ne rien dire d’inexact [102]. » Ceci fut dit à Papias par le « Presbytre Jean ». Nous ne savons pas avec certitude qui il est, mais très probablement, comme nous l’allons voir, c’est notre « Évangéliste Jean » – non pas l’Apôtre, fils de Zébédée, « le disciple que Jésus aimait », mais quelqu’un d’autre – un double qui lui est miraculeusement soudé, son jumeau, l’ombre projetée par son corps, mais déjà inséparable de lui.

Nous ne savons pas davantage si Papias a bien compris et rapporte fidèlement les paroles du Presbytre Jean, mais notons pour notre gouverne que l’historien ecclésiastique Eusèbe nous a donné sur Papias cet avertissement : « C’était un homme de peu d’esprit [103] », ce qui évidemment ne veut pas dire qu’il avait « perdu l’esprit » – il n’aurait pu rester évêque, ni qu’il était faible d’esprit – il ne serait pas devenu évêque, mais tout simplement que c’était un « brouillon ». Et quand bien même Papias aurait compris et fidèlement rapporté les propos de Jean sur le « désordre » des écrits de Marc, il ne faut cependant pas lui faire trop crédit. « Il n’a pas péché », dit-il, comme pour justifier Marc, alors qu’en réalité il l’accuse et jette sur lui une ombre, très légère, soit, mais une ombre tout de même. Mais nous ne devons pas être trop surpris non plus par l’opinion de Jean-Papias.

Voici deux Évangélistes – deux écrivains (si notre « Évangéliste Jean » et le « Presbytre » de Papias sont une seule et même personne), Jean et Marc ; l’un dit de l’autre : « Mon écrit est plus fidèle, mon ordre est meilleur » (il parle de Jérusalem et de la Judée, au lieu de Capernaüm et de la Galilée). Si l’on se place non dans l’esprit élevé de la tradition, mais au point de vue humain (et c’est de cette façon aussi qu’il faut lire tous les monuments anciens, même sacrés), cela n’est que trop compréhensible et trop naturel [104].

Nous ne savons pas encore s’il est possible de concilier Marc avec Jean, mais dès maintenant il est incontestable que le seul ordre clair des évènements qui suivent et Matthieu et Luc et, dans une grande mesure, Jean lui-même, ne se trouve que chez Marc : l’unique clé de la vie de Jésus inconnu est là ou nulle part [105].

 

 

VI

 

Marc est l’ « interprète » de Pierre. Tout ce que dit Pierre qui a vu de ses yeux, entendu de ses oreilles le Seigneur, Marc se le rappelle et le note avec fidélité, « n’ayant souci que de ne rien omettre et de ne rien dire d’inexact ». À ce témoignage là de Papias-presbytre Jean nous pouvons croire entièrement [106]. Mais si même nous n’avions ni le témoignage de Papias, ni la tradition de l’Église, nous pourrions néanmoins conclure, d’après l’Évangile de Marc lui-même, qu’il nous a conservé les souvenirs d’un témoin oculaire, d’un des Douze, et très probablement ceux de Pierre [107].

 

 

VII

 

Il y a chez Marc un petit mot favori, que remarque même un lecteur superficiel ; ce petit mot, c’est : « aussitôt », ενδυς. Du premier au dernier chapitre, il revient innombrable, obstiné, monotone, à propos et hors de propos, presque comme un mouvement machinal, un tic dont il est difficile de dire s’il faut l’attribuer à Marc ou à Pierre, ou aux deux, ce qui semble être le plus exact, le disciple l’ayant peut-être pris au maître. C’est peut-être dans cet « aussitôt » haletant, prononcé comme dans une course à perdre haleine vers Lui, vers Lui seul, vers le Seigneur, dans ce vol impétueux de Simon-Pierre lancé vers le but par l’arc du Seigneur, que maître et disciple se comprirent le mieux et s’aimèrent pour toujours.

Pierre entend : « Suis-moi », et aussitôt laissant ses filets, il le suit ; il le voit marchant sur les eaux, et aussitôt il veut y marcher lui-même ; il sent qu’il est « bon d’être » sur la montagne de la Transfiguration, et aussitôt : « Dressons-y trois tentes » ; il voit que l’affaire tourne à la bagarre, et aussitôt il tire l’épée et emporte l’oreille à Malchus ; il voit qu’il est question de crucifixion et aussitôt : « Je ne connais pas cet homme » ; il entend dire que la tombe est vide et aussitôt, il y court, luttant de vitesse avec Jean qu’il dépasse ; il voit le Seigneur prendre la route de Rome : « Où vas-tu ? » – « À Rome, pour y être crucifié de nouveau », et aussitôt, il s’en retourne, et, cette fois, pour toujours – il ne s’en ira plus nulle part ; l’« aussitôt » deviendra éternité ; la pierre lancée a fini par toucher le but – elle s’est posée et ne bougera plus : « Sur cette pierre je bâtirai mon église ».

Le plus charmant, le plus proche, le plus humain, le plus coupable et le plus saint des apôtres – Pierre ! Il semble être tout entier dans cet « aussitôt » précipité sans lequel il n’y aurait ni Pierre ni christianisme.

 

 

VIII

 

Chez Marc, Pierre tient toujours la première place parmi les disciples. Mais il est de tous le moins flatté – au contraire. Cette parole : « Tu es heureux, Simon, fils de Jona », a probablement été omise non par Marc, mais par Pierre lui-même. Mais on y trouve : « Arrière de moi, Satan ! » (8, 33). Qui aurait pu s’en souvenir, sinon Pierre lui-même ? Et voici qui est plus cruel encore parce que plus doux : « Simon, tu dors ? Tu n’as pu veiller une heure ? » (4, 37). Ce n’est pas un reproche, ce n’est qu’une douce plainte mais si dure à supporter que Matthieu l’a atténuée et que Luc l’a effacée complètement. Seul Marc l’a bien rapportée telle qu’il l’a entendue : sans doute a-t-il compris qu’ainsi ce serait moins pénible pour Pierre ; il le comprit mieux que tous les autres parce qu’il aimait plus que tous les autres.

 

 

IX

 

« Marc n’a ni entendu ni vu le Seigneur » ; voilà ce que l’on peut conclure du témoignage de Papias. En est-il réellement ainsi ?

Marc, d’après une tradition ecclésiastique qui paraît historiquement exacte, écrivit son Évangile vers l’an 64, peu de temps avant la mort de Pierre ou aussitôt après et, en tout cas, au plus tard pendant les années 70, car dans l’apocalypse de Marc, la fin du monde coïncide encore avec la destruction du temple ; suivant la même tradition, il l’écrivit vraisemblablement à Rome, comme le donnent à croire les nombreux mots latins qu’on y rencontre, ainsi que la mention d’Alexandre et de Rufus, fils de Simon de Cyrène, lesquels habitaient alors Rome et étaient bien connus de la communauté romaine (Rom., 16, 13). Mais il est très probable que Marc avait entendu les Souvenirs de Pierre, dès les années 40, à Jérusalem, où se trouvait, comme nous l’apprenons par les Actes des Apôtres (12, 12), la « maison de Jean-Marc » (nom helléno-judaïque double). C’est dans cette maison, d’après les mêmes Actes (1, 13 ; 2, 2), que les disciples s’assemblaient après la résurrection du Seigneur. C’est là – peut-être dans cette même « chambre haute », anagaïon, où, suivant une très ancienne tradition de l’Église eurent lieu et la Cène et la Pentecôte – que Jean-Marc a pu entendre les Souvenirs de Pierre [108].

Si en 44 Marc avait, comme nous le savons, une trentaine d’années, il avait donc vers les années 30, aux jours où vivait Jésus, quatorze ans environ et, par conséquent, il aurait pu être témoin de ce qui se passait à cette époque et à Jérusalem et dans la maison de sa mère.

Il y a chez lui, dans le récit de la nuit de Gethsémané, un « souvenir » en apparence superflu, qui n’est pas un enseignement mais une simple description : « Il y avait un jeune homme qui le (Jésus) suivait, n’ayant qu’un drap (sindon, un morceau de toile carré) et ils (les soldats) le saisirent. Mais lui, laissant le drap, s’échappa nu de leurs mains » (14, 51-52). D’après une légende également très ancienne, ce jeune homme inconnu n’est autre que Jean-Marc lui-même [109]. Il introduisit dans son récit ce petit trait, inoubliable et cher pour lui seul, comme un peintre qui écrit dans un coin du tableau : ipse fecit.

Dans cette précipitation – « agir sans réfléchir » – avec laquelle un garçon de quatorze ans – il ne dort pas, écoute ce qui se passe dans la maison – s’élance dans la nuit, sortant peut-être tout droit de son lit, le corps nu enveloppé dans un drap, et court derrière les disciples, en cachette, en se faufilant de Jérusalem à Gethsémané pour tout voir et entendre jusqu’au bout – dans cette précipitation on croit déjà entendre le futur « aussitôt » de Marc-Pierre, – la course haletante d’amour vers Lui, vers Lui seul, vers le Seigneur.

 

 

X

 

Ce sont ses souvenirs de témoin oculaire qui se réveillèrent chez Marc, avec une nouvelle et merveilleuse vivacité, quarante ans plus tard, à Rome, tandis qu’il écoutait Pierre. Qu’il en ait été réellement ainsi, cela est confirmé par un très ancien témoignage, datant du IIe siècle, qu’on trouve dans le Canon Muratori : « En d’autres choses, Marc y prit part lui-même et les nota comme cela s’est passé, aliquid tamen interfuit et ita posuit [110]. » Si Marc nous a transmis avec une vivacité qui ne fut jamais surpassée ce qu’a vu et entendu Pierre, c’est peut-être parce qu’il avait lui-même vu et entendu certaines choses [111].

Je crois que dans la miniature littéraire Marc est sans pareil. Qu’est-ce à dire ? Est-ce un art prodigieux, égal à celui d’Homère ou de Dante, sinon plus grand parce que soudain, venu on ne sait d’où ni comment, car Marc « l’interprète » qui écrit mal en grec n’est guère plus instruit que Simon le pêcheur ? Ou bien a-t-il écrit réellement « sous la dictée du Saint-Esprit », a-t-on joué de lui comme d’un clavier d’orgue ? Non : ni l’un, ni l’autre. C’est le prodige naturel de l’amour : le saint témoin du Saint se souvient impérissablement parce qu’il aime infiniment. Et s’il en est ainsi on peut dire que dans toute l’histoire universelle, nous n’avons sur personne un tel témoin.

 

 

XI

 

Marc, comme tous les gens trop véridiques, n’a pas eu de chance.

On a parfois l’impression que l’Église n’aime guère le premier Évangéliste et qu’elle ne le vénère qu’à contrecœur, pour son ancienneté. Dans l’ordre précanonique des Évangiles, d’après le très ancien code Cantabrigiensis D, Marc, et par conséquent le prince des apôtres Pierre qui est derrière lui, sont mis à la dernière place : Matthieu, Jean, Luc, Marc. Et plus tard, dans l’ordre canonique, Marc est mis, il est vrai, à la seconde place, en apparence plus honorifique, mais c’est peut-être pire encore ; on y a dissimulé l’humble Marc entre les deux grands Évangélistes Matthieu et Luc ; on a caché le trop audacieux derrière le prudent Matthieu, le trop incisif derrière le doux Luc, afin que le Médecin bien-aimé apaise les blessures-morsures du Lion marcien. C’est dans ce coin obscur qu’il se tint quinze siècles durant comme un écolier puni [112], et ce ne fut que grâce à la critique libérale que le premier témoin reprit la première place ; elle n’a pas eu peur de celui qui a parlé véridiquement de Celui qui a dit de lui-même : « Je suis la vérité. »

 

 

XII

 

Nous connaissons un peu Marc, nous voyons son visage ; mais nous ne voyons, nous ne connaissons pas du tout Matthieu. Le premier Évangile dans l’ordre canonique appartient, en dépit de la tradition de l’Église, non pas à l’apôtre Matthieu, mais à un personnage inconnu, même de nom. Peut-être les chrétiens des premiers siècles en seraient-ils moins surpris que nous. Si l’écrivain est resté inconnu, il se peut que ce soit en partie parce qu’il l’a voulu lui-même. Il a préparé un festin, convié des invités, ouvert la porte de sa maison, puis lui-même s’est éloigné ou s’est caché, si bien que les convives ne voient pas leur hôte et ne sauront jamais qui il est.

Cette absence quasi-totale de l’écrivain dans ce qu’il a écrit, y rend plus parfaite encore cette transparence, cette sorte d’absence d’air, commune à tous les Évangiles, qui fait que l’objet le plus lointain semble proche, que l’évènement d’il y a deux mille ans semble d’hier.

 

 

XIII

 

Papias ou le Presbytre Jean, nous l’avons déjà vu, nous apprend que les logia, les paroles du Seigneur, furent recueillies (notées) en hébreu (en araméen), par Matthieu et chacun les interprétait (traduisait) ensuite comme il l’entendait. Si Papias veut dire par là – c’est ainsi tout au moins que ses paroles peuvent être comprises et l’ont été en fait – que notre Évangile selon Matthieu n’est pas un original grec, mais une traduction de l’araméen, il se trompe en confondant Q – la source présynoptique de Matthieu – avec Matthieu lui-même.

Tout ce qu’on peut dire d’après le livre lui-même se réduit à ceci que son rédacteur inconnu est un judéo-chrétien, vivant hors de Palestine et écrivant pour des judéo-chrétiens dans un dessein d’apologie, de défense contre les attaques juives, incontestablement avant Jean et probablement avant Luc, mais après Marc, apparemment vers les années 80-90 du Ier siècle, c’est-à-dire après la destruction du Temple ; en effet, dans l’« apocalypse » de Matthieu (appelons ainsi, pour être bref, l’auteur inconnu), la fin du monde ne coïncide plus, comme chez Marc, avec la fin du Temple [113]. La communauté des chrétiens de Jérusalem ou de Batanée encore fermement attachée à la loi hébraïque (sacrifices, purification, circoncision) est constamment devant les yeux de Matthieu [114]. Il est lui-même un pieux rabbin croyant au divin Rabbi, moins au nouveau Christ hellène qu’à l’antique Jeschua-Messie juif et même araméen, roi d’Israël.

Mais pour lui aussi, comme le soleil derrière un nuage, l’Église universelle, Ekklesia, monte lentement derrière la communauté religieuse juive, qahal [115]. Dans les paraboles de Matthieu sur le royaume céleste, l’Église est l’école terrestre de ce royaume céleste. Chez lui la notion même de l’Église se montre plus nettement que chez tous les autres Évangélistes. Il est le plus ecclésiastique d’entre eux. C’est ce que l’Église a compris : elle a immédiatement et à jamais donné sa préférence à Matthieu et l’a mis au-dessus de tous les autres, au-dessus de Pierre-Marc lui-même, à la première place.

L’Ange de Matthieu apaise sagement la violente impétuosité léonine de Marc. Lentement et prudemment comme un bœuf au pas lourd, il traîne, à travers les siècles et les peuples, sur toutes les ornières terrestres, parfois sales et sanglantes, le char du Seigneur, l’Église, et il le traînera jusqu’à la Fin.

 

 

XIV

 

Marc voit Jésus ; Matthieu l’entend. Que de discours du Seigneur chez lui ; comme ils ont cet accent « d’une voix vivante et intarissable », qu’on ne trouve chez aucun des autres Évangélistes. Ce que faisait Jésus, nous l’apprenons chez Marc ; ce qu’il disait – chez Matthieu. Il est évident que des discours trop longs, tels que le Sermon sur la montagne ou Malheur aux Pharisiens n’ont pu se conserver en entier dans la mémoire de ceux qui les entendirent ; donc, Matthieu les a recomposés et peut-être dans un nouvel ordre, avec les logia épars, notés avant lui. Mais lorsqu’on les lit, on croit les entendre directement de la bouche du Seigneur, avec l’accent et dans l’ordre même où les disait Jésus, parce que personne autre que lui n’aurait pu dire ce qui a jamais été dit de plus beau, de plus fort, de plus inhumain dans un langage humain.

 

 

XV

 

Comparée avec celle de Marc la maison de Matthieu semble à première vue neuve, ouverte, claire et sans mystère. Mais à y mieux regarder on y aperçoit aussi la source présynoptique Q – fenêtre sombre dans la maison claire, donnant sur la profonde et vieille nuit galiléenne de Jésus Inconnu – plus vieille peut-être que chez Marc.

 

 

XVI

 

Luc est de tous les Évangélistes celui que nous connaissons le mieux. Celui-là ne se cache pas après avoir convié des invités au festin nuptial, il ne s’en va pas de la maison. Hôte aimable, il accueille les convives sur le seuil et les présente à l’Époux – et parmi eux un invité nouveau, qui ne doit même pas être en habit de noce, l’excellent Théophile, son protecteur qui, à en juger par son titre de clarissimus, est un haut fonctionnaire romain, sénateur ou proconsul. Luc, le « médecin bien-aimé » (Col., 4, 14), probablement d’Antioche comme Théophile lui-même [116], est peut-être son médecin privé, un affranchi (Lukas de Lucanus est un diminutif fréquent chez les esclaves), qui a obtenu le titre de citoyen romain. C’est, semble-t-il, un récent païen, un pur Hellène sans une goutte de sang juif, qui, à l’instar de son maître Paul, ouvre largement les portes du christianisme à tous les païens-hellènes. Il écrit le grec mieux que tous les autres Évangélistes, mieux que Flavius Josèphe ; il aime l’éloquence ; sa dédicace à Théophile est une parfaite période grecque, un modèle de l’art littéraire des anciens ; il imite Thucydide et Polybe, « père de l’histoire universelle » [117].

Luc est le premier Évangéliste universel, « catholique ». Il est le seul chez qui les soixante-dix disciples du Seigneur correspondent aux soixante-dix peuples de la Genèse – à toute l’humanité, de même que les douze apôtres correspondent aux douze tribus d’Israël, et chez qui la généalogie de Jésus remonte non pas au premier Juif Abraham, mais à l’Homme complet, Adam.

Dès le début de son livre, par un sextuple synchronisme historique (Tibère, Pilate, Hérode, Philippe, Lysanias, Anne et Caïphe), Luc introduit l’Évangile dans l’histoire universelle – le fait entrer de l’éternel « aujourd’hui » dans l’« hier » et le « demain », dans la suite des temps, acceptant par là-même de retarder la Fin. Contrairement à l’ « aussitôt » de Marc-Pierre, il nous dit : « Ce ne sera pas de sitôt la fin » (21, 9) ; « Un homme planta une vigne... puis il quitta le pays pour un temps assez long » (20, 9). Le sentiment de l’éternité immobile est remplacé par celui du mouvement dans le temps ; un « est » trop effrayant par un « fut » et un « sera » rassurants ; une victoire trop difficile sur le temps par une victoire plus facile sur l’espace. Le petit lac de Galilée s’élargit et devient la grande mer Méditerranée. On dirait qu’avec Luc-Paul le christianisme tout entier s’est embarqué sur un vaisseau allant vers Rome – vers le monde. L’Évangile sera prêché partout et alors seulement ce sera la Fin – l’éternité.

 

 

XVII

 

Souvent, sinon toujours, passer de Marc et de Matthieu à Luc, c’est descendre des hautes cimes vers la plaine : l’air tiédit brusquement, s’épaissit, s’enveloppe de la brume des lointains historiques. L’odeur de la terre est moins pénétrante. Luc en est déjà loin : il confond Palestine et Judée, croit qu’on peut aller de Capernaüm à Jérusalem « en passant » entre la Samarie et la Galilée (17, 11) ; or, il suffit de regarder une carte pour voir que c’est aussi inadmissible que de passer entre l’Allemagne et la France pour aller de Paris à Madrid. Au lieu des toits plats du midi en argile ou en pierre, on rencontre chez lui les toits du nord, en tuile ou en brique, sans doute avec une pente pour l’écoulement des eaux de pluie ; des cercueils pour les morts au lieu de civières découvertes ; des pièces d’argent au lieu de la petite monnaie de cuivre romaine. La discussion trop juive sur la purification rapportée par Marc et Matthieu est omise par Luc, comme inutile et sans intérêt pour les Hellènes [118]. Il évite les mots et les noms propres hébreux (il n’est fait mention ni de Gethsémané, ni même du Golgotha), conséquence peut-être du goût classique qui préfère le général au particulier, la blancheur du marbre aux teintes bariolées [119].

Luc est le plus classique, le plus hellène de tous les Évangélistes, il ralentit les mouvements trop vifs de Marc pour les accommoder au rythme solennel des antiques cérémonies sacrées. L’aveugle de Jéricho ne jette plus d’un seul geste son manteau et ne s’élance plus vers Jésus. Jésus lui-même, à Gethsémané, ne se prosterne plus contre terre mais se met seulement à genoux. Les soldats romains ne lui crachent plus au visage (qu’aurait dit Théophile ?) et ne le flagellent pas. La fuite des disciples est omise (qu’aurait dit l’Église ?). Luc aimerait mieux se couper la main que d’écrire du Fils de Dieu comme l’écrit Marc : « Il est sorti hors de lui – il a perdu l’esprit. »

Il adoucit ce qui est rude, polit ce qui est rugueux ; on dirait qu’il imprègne tout de l’ancienne huile hellénique et de la nouvelle huile ecclésiastique. Au temps d’Homère, pour rendre souples et lisses les plis des vêtements, on imprégnait d’huile le lin avant de le filer. On retrouve dans Luc ce « lin luisant d’huile ».

 

 

XVIII

 

Il n’a rien vu, rien entendu lui-même ; il se souvient seulement de ce que les autres ont vu et entendu ; ou bien il ne fait que deviner comment les choses se sont passées ou ont pu se passer. Il y a un point entre Marc et Luc où nous perdons de vue l’Homme Jésus, où nous nous séparons de lui sinon pour toujours, du moins pour très longtemps, jusqu’à sa seconde Venue, où nous cessons de le connaître « selon la chair ».

Des trois Synoptiques, le troisième Évangile est le plus livresque, le plus écrit – celui qui ne parle pas éternellement par la « voix vivante et intarissable ».

 

 

XIX

 

On dit que l’image visuelle de l’assassin se fixe parfois dans la prunelle morte de sa victime. La puissance de la haine est-elle plus grande que celle de l’amour ? L’image visuelle de l’aimé ne se fixe-t-elle pas parfois aussi dans la prunelle morte de celui qui aime ?

Il semble que l’image de l’Homme Jésus – « comment est-il ? » – ne cesse de brûler vivante même dans la prunelle morte de Marc-Pierre, tandis qu’elle est éteinte dans la prunelle de Luc.

 

 

XX

 

Cela est souvent vrai mais pas toujours. Chez Luc aussi il y a une fenêtre sombre dans la maison claire – la source présynoptique commune avec Matthieu, et de plus une source qui lui est propre (Sonderquelle). Mais s’il la trouve dans le souvenir d’autrui – dans la tradition, ce n’est évidemment que parce qu’il l’a d’abord trouvée dans son propre cœur.

Luc connaît sur Jésus quelque chose que ne connaît aucun des autres Évangélistes, aucun des autres hommes. Il entend, sans avoir entendu, il voit sans avoir vu : « Bienheureux ceux qui n’ont pas vu », cette parole s’applique à lui aussi. Lui seul sait pourquoi le Seigneur ne dit pas : « Heureux les pauvres d’esprit », mais simplement « Heureux les pauvres », et pourquoi il « renversera de leur trône les puissants (les rois), élèvera les humbles, comblera de bien les affamés et renverra les riches les mains vides » (1, 12-53). Il sait – ce que personne ne savait alors et ce que personne aujourd’hui n’a l’air de savoir – pourquoi une seule brebis égarée est plus chère au berger que les quatre-vingt-dix-neuf autres, pourquoi il y a plus de joie au ciel pour un pécheur repenti que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, pourquoi le père n’égorge un veau que pour le fils prodigue, pourquoi c’est une prostituée qui prépare le corps du Seigneur pour l’ensevelissement et qui la première le verra ressuscité ; et pourquoi c’est un brigand qui le premier parmi les hommes entrera au paradis avec lui.

 

 

XXI

 

Luc a un amour singulier pour les « individus tarés et déchus », remarque avec étonnement un critique, comme si Jésus n’avait pas le même amour singulier [120]. Dante l’a mieux compris : pour lui Luc est « le scribe de la mansuétude du Christ, Scriba mansuétudinis Christi [121] ».

 

            Le monde est édifié sur la grâce

            Mundus per gratiam aedificabitur [122].

 

Cet agraphon merveilleusement authentique semble provenir directement de Luc – de la bouche même du Seigneur.

 

 

XXII

 

« Jésus sur la croix parle beaucoup chez Luc, tandis qu’il se tait chez Marc ; n’est-ce pas plus vrai ainsi ? » demande le même critique [123]. Il se peut que cela soit plus vrai, mais si Luc n’avait pas entendu sinon avec l’oreille, du moins avec le cœur, cette parole : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis », combien notre monde si pauvre et si effrayant en serait encore plus pauvre et plus effrayant !

« Réjouis-toi, Pleine de grâce ». Ces mots, c’est lui aussi qui les a entendus ; il est seul à savoir ce que signifie « la Mère de Dieu ». Trois Évangélistes connaissent le Père et le Fils ; seul Luc connaît la Mère.

 

 

XXIII

 

Comment ne pas dire alors : sans Luc il n’y aurait pas eu de christianisme ? Au reste on pourrait en dire autant de chacun des quatre Évangélistes ; en lisant chacun d’eux, on pense : « Voilà celui qui m’est le plus proche ! » Mais peut-être qu’en effet, pour nous grands pêcheurs, prostitués qui n’ont pas encore pleuré, brigands qui n’ont pas encore été crucifiés, Luc est le plus près de tous.

 

 

 

 

 

IV

 

JEAN

 

 

I

 

AUX jours de Trajan, vivait à Éphèse un vieillard si âgé que non seulement ceux de la génération, mais encore leurs enfants et leurs petits-enfants étaient tous morts depuis longtemps, et que leurs arrière-petits-enfants ne se rappelaient plus qui il était ; on l’appelait simplement Jean ou l’« Ancien », Presbyteros, et l’on croyait qu’il était ce Jean, fils de Zébédée, l’un des Douze, « celui que Jésus aimait », qui fut couché sur son sein pendant la Cène et de qui Jésus, après sa résurrection, avait dit à Pierre si mystérieusement : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? » (Jn., 21, 22).

Tout cela était connu non point par le quatrième Évangile, qui n’existait pas encore, mais par la tradition orale à laquelle on accordait autant de créance sinon plus qu’aux Évangiles écrits. On croyait qu’il en serait ainsi, que le Presbytre Jean ne mourrait pas avant le second Avènement ; et on veillait sur celui qui le dernier avait « entendu », « vu », « touché » le Verbe, comme on veille sur la prunelle de ses yeux ; on ne savait par quoi ni comment lui prouver sa vénération, on le revêtait d’habits précieux, on suspendait à son front le signe mystérieux, l’étoile en or, Petalon, portant le Nom ineffable, qui avait appartenu à Melchisédech, le roi sacrificateur, dont la vie n’avait eu ni commencement ni fin [124]. Et cependant on ne savait au juste s’il était bien ce même « disciple que Jésus aimait » ou quelqu’un d’autre, mais on n’osait pas le lui demander franchement ; et lorsqu’on l’interrogeait d’une manière détournée, il répondait de telle façon qu’on avait l’impression que lui-même ne le savait pas bien, ne s’en souvenait plus à cause de sa trop grande vieillesse.

 

 

II

 

Lorsqu’il fut devenu trop faible et incapable de marcher, les disciples le portaient dans leurs bras aux réunions des fidèles et quand ceux-ci le priaient de les enseigner ou de leur parler du Seigneur, il répétait toujours la même chose, avec le même sourire, et de la même voix :

– Enfants, aimez-vous les uns les autres ; aimez-vous les uns les autres !

À la fin, tout le monde en fut tellement importuné, qu’on lui dit un jour :

– Pourquoi, maître, répètes-tu toujours la même chose ?

Il se tut, réfléchit et dit :

– Le Seigneur l’a ordonné ainsi et cela suffit si on l’accomplit.

Puis il reprenait :

– Enfants, aimez-vous les uns les autres [125].

Lorsque, pourtant, il mourut, il y eut à Éphèse un grand deuil et dès qu’il fut dans le cercueil, on commença de dire qu’il n’était pas mort, mais qu’il dormait seulement ; et beaucoup de gens l’entendaient respirer dans son cercueil ; et plus tard, après qu’il eut été enterré, on entendait, en collant l’oreille contre terre, qu’il y respirait d’un souffle égal et doux, comme un enfant dans son berceau. Et on était fermement convaincu que la parole du Seigneur s’accomplirait : le Presbytre Jean ne mourrait pas jusqu’au second Avènement.

Et quand, peu de temps après sa mort, parut à Éphèse « l’Évangile selon Jean », aucun des frères de la communauté ne douta qu’il eût été réellement écrit par un des Douze, par l’Apôtre Jean, le « disciple que Jésus aimait ». Mais dans d’autres églises nombreux furent ceux qui doutèrent ; il y eut des discussions, du scandale ; cela ne fit qu’empirer et le calme ne revint que lorsque l’Église universelle, à la fin du IVe siècle eut reconnu « l’Évangile selon Jean » pour authentique et l’eut introduit dans le Canon.

La discussion s’éteignit pour bien des siècles, mais aux XVIe et XVIIe siècles, à l’aube de la critique libérale, elle éclata avec une force nouvelle, elle devint de plus en plus ardente, et semble ne plus jamais devoir s’éteindre. Il en est du débat sur Jean comme de Jean lui-même : on aura beau l’ensevelir, il reste vivant dans le tombeau – il attend la venue du Seigneur.

 

 

III

 

Renan fait observer – remarque juste et profonde – que cette controverse est insoluble parce que la solution ne dépend pas du sujet, mais du point de vue de ceux qui discutent [126]. Ou plus exactement et plus profondément encore : la réponse dépend de la volonté de ceux qui discutent.

Qui est ce dernier témoin de l’Homme Jésus, celui qui contredit en apparence tous les autres témoins, celui qui a vu le Verbe fait chair ? Est-ce celui qui a été couché sur son sein et a entendu battre son cœur ? Les uns le veulent ainsi, d’autres non ; les uns ont grand besoin qu’il en soit ainsi, d’autres qu’il n’en soit rien. Et si nombreuses que soient les preuves historiques en faveur des uns ou des autres, la discussion ne s’arrêtera pas : les hommes ne peuvent pas plus l’abandonner que Sisyphe ne peut pas ne pas rouler la pierre en haut de la montagne. La discussion sur Jean est « la plus grande énigme du christianisme » et peut-être l’énigme du Christ lui-même [127].

 

 

IV

 

« Le plus tendre des Évangiles, das zarteste Evangelium... Je donnerais pour lui tous les autres et la plus grande partie du Nouveau Testament par surcroît », déclarait avec force Luther sans d’ailleurs nous convaincre ; chaque chrétien pourrait dire avec plus de force encore : « Moi, je ne donnerais rien [128]. »

« Les Vieux m’avaient dit, rapporte Clément d’Alexandrie (le terme de « Vieux, Presbytres », désigne ici comme chez Papias les anneaux vivants de la chaîne de la tradition, les échos de « la voix vivante et intarissable » ; ceux qui demandent et se répondent les uns aux autres, de siècle en siècle, de génération en génération : « Vous avez vu ? » – « Nous avons vu » – « Vous avez entendu ? » – « Nous avons entendu » – les vieux m’ont dit que Jean, le dernier, voyant que les autres Évangiles avaient mis en lumière le charnel ; écrivit à la requête instante de ses disciples et sous l’inspiration de l’Esprit un Évangile spirituel [129]. »

Quel que soit notre avis sur la valeur historique de ce témoignage, nous devons reconnaître que la question de « trois et un », des Synoptiques et du IVe Évangile, non seulement ne s’en trouve pas résolue, mais qu’elle n’y est même pas bien posée. Car pour Clément lui-même, comme aussi peut-être pour les « Presbytres » qui sont derrière lui, le Christ « charnel » des Synoptiques n’est pas dénué d’âme, pas plus que le Christ « spirituel » de Jean n’est incorporel. Quel rapport y a-t-il entre eux ? Y a-t-il deux Christ ou un seul ? Question effrayante et en apparence absurde. Car il n’est que trop facile de répondre : « Le charnel ne s’oppose pas au spirituel ; l’esprit et la chair sont un, dans un Christ unique. » Mais alors pourquoi Clément et, à l’en croire, Jean lui-même, oppose-t-il son Christ « spirituel » au Christ « charnel » des Synoptiques ? Et comment celui qui fut « couché sur le sein du Seigneur », qui a entendu battre son cœur, a-t-il pu apporter sur lui un témoignage tel qu’une pareille question en soit née ? Cela ne veut-il pas dire que l’énigme de Jean est peut-être l’énigme du Christ lui-même ?

« Il ment, il ment, il est indigne de rester dans l’Église ! » hurlent comme des possédés à la fin du IIe siècle les aloges, adversaires du Verbe-Logos de Jean [130]. Et ce sont presque les mêmes hurlements chez les « aloges » du XXe siècle, chez tous ceux qui voudraient accepter les Synoptiques en rejetant Jean – arriver jusqu’au Christ sans passer par lui. « Mais si le christianisme tient toujours si fortement au IVe Évangile ne serait-ce pas parce que le visage du Christ qu’il nous révèle est trop bien enté non seulement sur le dogme chrétien, mais aussi sur la plus simple, la plus profonde expérience chrétienne ? » se demande un des critiques libéraux les plus avancés du XXe siècle [131].

Que de fois on a tenté d’en finir avec Jean, mais que de fois aussi on a voulu en finir avec le Christ lui-même ! Il semble cependant qu’on n’y arrivera jamais, ni avec l’un ni avec l’autre [132].

 

 

V

 

L’argument le plus fort contre l’Apôtre Jean en tant qu’auteur du IVe Évangile est son martyre trop précoce prédit par le Seigneur lui-même chez deux des Synoptiques, Matthieu et Marc : « Vous boirez à la coupe où je bois et vous serez baptisés du baptême dont je suis baptisé », dit le Seigneur aux deux fils de Zébédée, Jacques et Jean (Mt., 20, 20-28 ; Mc., 10, 35-40). Il ne peut y avoir aucun doute que cette « coupe » et ce « baptême » ne soient le martyre des deux frères. Mais si la parole du Seigneur sur l’un d’eux s’est accomplie exactement comme nous le savons par les Actes des Apôtres (12, 2), il est trop incroyable que la même parole, en ce qui concerne l’autre frère, soit restée inaccomplie. Et, en tous cas, cette parole si claire, n’est pas abrogée par une autre parole plus obscure sur la « survivance » de ce même Jean jusqu’au second Avènement (Jn., 21, 22), car aussitôt l’« Évangéliste Jean » ou la personne qui parle en son nom indique que cette « survivance » ne signifie aucunement l’immortalité physique sur la terre : « Jésus n’avait pas dit qu’il ne mourrait pas » (21, 23).

Il fallait choisir entre les deux paroles, la claire et l’obscure, et l’Église, pour ne pas renoncer à la tradition de l’identité des deux Jean, du Presbytre et de l’Apôtre, a rejeté à regret la parole claire et accepté la parole obscure. Mais on ne voit que trop que la discussion, dont les racines plongent ici dans l’Évangile même, ne se trouve point éteinte par cette solution et probablement ne le sera jamais [133].

 

 

VI

 

Il y a, dans l’Évangile même, un argument interne, plus fort que tous les autres peut-être, contre l’identité de l’Évangéliste Jean avec Jean, fils de Zébédée, l’un des Douze.

Tout le long du IVe Évangile, le premier personnage après Jésus – personnage qui pas une seule fois n’est appelé par son nom et qui pour être caché sous un masque transparent n’en est que mieux mis en évidence – est « le disciple que Jésus aimait », l’Apôtre Jean, fils de Zébédée. Pouvait-il dire de lui-même si obstinément, si instamment, à propos et hors de propos : « Je suis le disciple que Jésus aimait » ? Il faut être incapable « d’entendre » l’âme humaine, ne pas avoir « d’oreille », pour ne pas discerner là un son faux, affreusement discordant. Il suffit seulement de comparer l’humilité constante de Pierre qui ne sait comment s’abaisser, s’effacer, disparaître sous terre, pour apaiser la douleur du remords – il suffit de comparer cela avec ce suffisant : « Je suis le disciple que Jésus aimait », pour sentir à quel point c’est impossible. Quel est celui d’entre nous qui, se mettant à la place de Jean, ne dirait : « Je ne peux pas » ? Alors pourquoi pensons-nous qu’il l’a pu ?

Ce seul argument interne semble suffire pour décider : le IVe Évangile est écrit par qui l’on voudra, mais non par l’Apôtre Jean.

 

 

VII

 

Mais si ce n’est par lui, par qui ?

La meilleure clef de l’énigme se trouve chez le même Papias, cet homme « brouillon », peut-être, mais qui n’en est pas moins pour nous le plus ancien et le plus proche témoin du Presbytre Jean, sinon de l’Apôtre Jean lui-même.

Lorsqu’il parle de ses entretiens avec les témoins et les auditeurs vivants du Verbe, Papias distingue deux Jean, deux disciples du Seigneur. L’un d’eux est mentionné parmi les autres Apôtres, au passé : « Il disait, ειπεν » comme on parle d’un mort ; l’autre, le Presbytre Jean, parmi les « disciples » (autres que les Apôtres) du Seigneur, au présent, comme l’on parle d’un vivant : « disant, λεγουσιν ». Il est évident que ce sont deux personnages différents : le Presbytre Jean qui est vivant, l’Apôtre Jean qui est mort. C’est ainsi d’ailleurs que l’entend l’historien ecclésiastique Eusèbe et il semble bien qu’on ne puisse le comprendre autrement [134].

Polycrate, évêque d’Éphèse (190), distingue déjà moins clairement ces deux Jean, lorsqu’il affirme dans une lettre au pape Victor que « deux grands astres s’éteignirent en Asie... Philippe, l’un des douze Apôtres... Jean, qui fut « couché sur le sein du Seigneur [135] ». Dionysos d’Alexandrie, au IIIe siècle, sait encore qu’« il y a à Éphèse deux tombes de deux Jean », c’est-à-dire du Presbytre et de l’Apôtre [136].

« Le Vieux, Presbytre », dit simplement l’auteur des IIe et IIIe Épîtres de Jean que la tradition de l’Église attribue à l’Apôtre : il croyait à tort – même pour son temps – que ce seul surnom suffisait pour que les frères de toutes les Églises comprennent de qui il s’agissait [137].

 

 

VIII

 

Deux Jean, deux frères jumeaux, aux visages très ressemblants, dans une pièce à demi-obscure – la communauté d’Éphèse vers la fin du Ier siècle. Si dès le milieu du IIe siècle, on cesse de les distinguer et on les prend l’un pour l’autre, il en est de même, à plus forte raison, au XXe siècle. Nous savons que l’un d’eux est le vrai, le corps, et l’autre l’ombre seulement ; mais lequel des deux est le vrai, nous l’ignorons, et nous aurons beau rouler le rocher de Sisyphe, nous ne le saurons probablement jamais.

Seul un témoignage interne de l’Évangile vient jeter un brusque rayon de lumière dans la pièce à demi-obscure. Lorsque nous lisons : « le disciple que Jésus aimait », notre « oreille » nous suggère trop naturellement que celui qui écrit n’est pas celui pour qui il se fait passer, qu’il ne fait que se référer au « disciple que Jésus aimait » comme à un « témoin ». « Celui qui a vu (non pas celui qui écrit, mais quelqu’un d’autre) ce fait l’atteste, et son témoignage est véritable, et il sait qu’il est vrai, afin que vous aussi, vous croyiez » (Jean, 19, 35). C’est sous l’égide de cette troisième personne, du « disciple que Jésus aimait » que s’abrite « l’Évangéliste Jean » ; c’est à son témoignage véridique en tant que celui d’un « témoin oculaire » qu’il se réfère, évidemment parce qu’il n’est pas lui-même un témoin oculaire. Si celui qui écrit était ce tiers – supposer qu’il se mette à la première place, en se dissimulant sous un masque trop transparent – tantôt « moi », tantôt « pas moi » – serait encore plus impossible, plus insupportable pour l’oreille que s’il le faisait à visage découvert [138].

Les deux visages ressemblants, faiblement éclairés, ont beau ne nous apparaître que par éclipses, dans un clignotement spectral, il reste clair cependant qu’il n’y a point un seul visage, mais deux.

 

 

IX

 

Alors vient d’elle-même à l’esprit une hypothèse, la plus simple de toutes, et par cela même la plus difficile à admettre, l’existence de deux Évangélistes Jean, le Presbytre et l’Apôtre.

Peut-être la vie de Jésus, telle que « le disciple bien-aimé » avait coutume de la raconter à ses plus proches disciples, ne ressemblait-elle pas tout à fait à ce que rapportaient les « traditionalistes de Batanée » par qui furent notés les logia présynoptiques ; peut-être savait-il certaines choses que ceux-ci ignoraient ou savaient moins bien que lui – il connaissait une importante partie du ministère de Jésus, celle qui s’est écoulée non en Galilée, mais en Judée ; il connaissait aussi ses familiers et les détails de sa vie que, encore une fois, ceux-là ne connaissaient pas ou connaissaient moins bien [139].

Jean devine justement, plus justement peut-être que les Synoptiques, ce que Jésus voulait. Nous savons par Marc ce qu’il faisait, par Matthieu ce qu’il disait, par Luc ce qu’il sentait, par Jean ce qu’il voulait, et certes, c’est dans la volonté qu’il y a le plus essentiel et le plus vrai. Voilà pourquoi Jean nous ramène, si étrange que cela paraisse, au Jésus le plus historiquement authentique – à celui qu’on trouve chez Marc-Pierre ; le dernier témoin nous ramène au premier. Jean, mieux qu’aucun des Évangélistes, unit le Christ « glorifié », céleste, au Jésus terrestre, grâce à l’expérience venant d’une intimité probablement immédiate et unique avec ce Jésus terrestre.

 

 

X

 

Paul, sinon pour lui-même, du moins dans son action future, ecclésiastique, sépare le Jésus terrestre du Christ céleste, Jean les unit. Paul ne connaît pas, ne veut pas connaître le « Christ selon la chair » – c’est ainsi tout au moins qu’il est compris, encore une fois dans son action ecclésiastique ; Jean le veut. Paul, en ce sens, est plus près des « docètes » passés et actuels que Jean, qui s’attache de toute sa force à la chair du Christ (il « était couché sur le sein du Seigneur »). Lorsque Jean dit : « Le Verbe s’est fait chair », l’accent principal n’est point pour lui comme pour nous sur « Verbe » mais sur « chair ».

Il y a dans ce déplacement d’accent, le déplacement, la transformation de toute la « polarité » chrétienne ; là où il y avait un plus, il y a un moins, et vice-versa. Ceci d’ailleurs est relativement facile à exprimer et à comprendre, mais très difficile à accomplir. C’est le déplacement, apokatastasis, d’ordres cosmiques entiers, d’éons ; il faut pour cela que « les forces célestes soient ébranlées », « déplacées ».

« Tout esprit qui ne confesse Jésus-Christ venu en chair n’est pas de Dieu. C’est là l’esprit de l’Antéchrist » (I Jn., 4, 2-3). On ne peut pas dire avec plus de force : « Je connais le Christ selon la chair, – connaissez-le, vous aussi. »

Pour Jean la lacune des Synoptiques consiste précisément en ce qu’ils ne montrent pas suffisamment – si étrange encore une fois que cela paraisse – Jésus dans le Christ, l’homme en Dieu. Et voilà pourquoi toute la plénitude du christianisme, son plérome, ne se trouve effectivement que dans le IVe Évangile.

 

 

XI

 

Néanmoins Jean est plus près des Synoptiques que cela peut sembler de prime abord.

Il suffit seulement de comparer la parole du Seigneur chez Matthieu (11, 27) : « Toutes choses m’ont été remises par mon Père ; nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler », avec celle de Jean (14, 6) : « Personne ne vient au Père que par moi », pour voir que c’est là, « sur le terrain des Synoptiques un bolide provenant du ciel johannique [140] ». Qui donc a emprunté : Jean aux Synoptiques, ou les Synoptiques à Jean ? Cela leur ressemble si peu ; Jésus y parle chez Matthieu d’une voix si johannique que les critiques libéraux décident à la légère : « Jésus ne pouvait parler ainsi ; c’est une interpolation postérieure. » Pourquoi ne le pouvait-il pas ? N’est-ce pas parce que pour ces nouveaux aloges il est avéré autant que pour les anciens que Jean « ment » [141].

« ... Le quatrième Évangile, écrit sans nulle valeur, s’il s’agit de savoir comment Jésus parlait, mais supérieur aux Évangiles synoptiques en ce qui touche l’ordre des faits », estime Renan, comme si on pouvait dans un homme, et à plus forte raison dans un homme tel que Jésus, séparer ce qu’il dit de ce qu’il fait [142].

 

 

XII

 

Ce n’est pas avec les yeux que nous voyons deux Jean dans le même Évangile, mais nous les sentons comme on sent, on voit, du bout des doigts, à travers une étoffe les deux objets qu’elle enveloppe [143].

Deux hommes : l’un, que nous appelons l’Apôtre Jean, parle ; l’autre, le Presbytre Jean, écoute ; l’un évoque ses souvenirs, l’autre les recueille, les notant peut-être aussitôt ou plus tard, à moins que d’autres encore ne notent ses paroles, mais quel que soit postérieurement le nombre des intermédiaires, les premiers, les principaux personnages sont deux.

Deux témoins, l’un proche, l’autre plus éloigné. L’un, le premier, originaire de Palestine, ne pouvait pas ignorer ou oublier que les gens du Sichem (Sychar) aux eaux abondantes n’ont pas besoin d’aller chercher de l’eau au puits de Jacob, loin de la ville [144], ou que les palmiers ne poussent pas sur le Mont des Oliviers ; mais le second, vivant à Éphèse, pouvait préférer pour l’entrée à Jérusalem du Roi, non plus d’Israël mais de l’univers, les classiques « palmes de la victoire » aux humbles branches vertes et aux herbes, stibadas, de Judée (Hb., 11, 18) ; combien celles-ci, vivantes, printanières, aux petites feuilles gluantes et odorantes, sont plus authentiques que les autres, mortes et sans parfum ! Le premier ne pouvait pas oublier que ce n’est pas Moïse qui « a donné la circoncision aux juifs » et que le grand prêtre juif ne change pas tous les ans. Seul le premier pouvait se rappeler – voir de ses yeux – devant le tribunal de Pilate le pavé mosaïque, lithostrotosoron, en araméen gabbatha (là encore on sent à travers la traduction grecque l’original araméen. Jn., 19, 13). C’est à ces petits traits que l’on reconnaît que tout ce qui est dit et écrit ici ne l’est pas « pour prouver, mais pour narrer », ad narrandum, non ad probandum. Et c’est chez le premier seul que, dans ses discussions avec les soferim, les scribes hyérosolimites, – discussions interminables, « talmudiques », vaines et incompréhensibles pour nous – Jésus lui-même, tout comme chez Matthieu, apparaît un vrai Sofer juif, le Rabbi Jeschua [145].

Seul aussi le premier pouvait conserver l’admirable récit sur les frères de Jésus, qui est « un petit trésor historique », comme le remarque fort justement Renan [146]. Ceux-ci, chez Jean, lorsqu’ils tentent leur Frère avec une prudence si perfide et une froideur si blessante : « Puisque tu fais de telles œuvres, manifeste-toi au monde » (7, 1-8), sont peut-être pires que ceux de Marc quand ils veulent, simplement et rudement, comme des rustres galiléens « s’emparer de lui », lier le « fou » (3, 21). Comme le jaillissement aveuglant du magnésium dans une pièce obscure ou un éclair dans la nuit, ce récit éclaire d’une soudaine lumière les « trente-trois années » qui séparent la Naissance du Baptême, et sont pour nous les années les plus obscures, les plus inconnues de Jésus Inconnu.

 

 

XIII

 

Plus précieuse encore est peut-être la première rencontre du disciple avec le Maître « à Bethabara » (les manuscrits les plus anciens portent Béthanie) où « Jean baptisait » :

 

Le lendemain, Jean (Baptiste) se trouvait de nouveau là avec deux de ces disciples,

et regardant Jésus qui passait, il dit : voici l’agneau de Dieu !

Les deux disciples entendirent cette parole et suivirent Jésus.

Jésus, s’étant retourné et voyant qu’ils le suivaient leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Rabbi – c’est-à-dire Maître – où demeures-tu ?

Il leur dit : Venez et voyez. Ils allèrent donc et virent où il demeurait, et ils restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure (Jn., 1, 35-39).

 

Qui pourrait savoir tout cela hormis celui qui l’avait vu lui-même, et qui aurait besoin d’en garder la mémoire sinon celui qui l’a vécu lui-même ?

Dans cet « environ la dixième heure » (il n’a point regardé l’heure à un cadran, mais au soleil, inconsciemment, par habitude, comme un pêcheur galiléen) – dans ces seuls mots tout se fixe pour lui à jamais ineffaçablement, avec une netteté « photographique » : le soleil du soir sur son déclin (la dixième heure après le lever correspond à la quatrième heure de l’après-midi), les eaux du Jourdain, rapides et jaunâtres, dans un fouillis vert de roseaux et d’osiers ; les pierres rondes et blanches comme les « pains de la Tentation » du désert de Judée [147] ; et peut-être aussi la colombe descendant dans un rayon de soleil d’un nuage d’orage comme d’un « ciel ouvert », mais surtout Lui, son visage et pas même son visage, ses yeux, son regard seulement, lorsqu’entendant des pas derrière lui, il se retourna brusquement, s’arrêta et regarda d’abord Jean et André, puis Jean tout seul et que pour la première fois leurs regards se rencontrèrent. C’est peut-être en ce premier regard que Jésus l’aima comme il aima l’autre, le « jeune homme riche » (Mc., 10, 17-24), mais aussi autrement, tout à fait autrement. Comment ne pas se souvenir de tout cela, ne pas le conserver ? Pour qui ? Pour tous les hommes jusqu’à la fin des temps ? Non, pour soi-même, pour soi seul et peut-être encore pour Celui qui, lui aussi, se souvient toujours ?

Telle l’image de l’Aimé s’est alors marquée vivante dans la prunelle vivante de celui qui aime, telle elle se rallumera plus tard, vivante, dans la prunelle morte.

C’est dans cette image que le premier témoin, Marc-Pierre, se rencontre avec le dernier, Jean.

 

 

XIV

 

Est-il possible qu’un même homme parle deux langages aussi différents que celui de Jésus chez Jean et chez les Synoptiques, qu’une harpe rende le même son qu’une flûte ? Tel est le principal et au fond l’unique argument des sceptiques contre « l’historicité » de Jean. À cette question directe, répondons directement : « Oui, c’est possible. » Si chaque homme peut non seulement parler à des gens différents et dans des circonstances différentes un langage différent, mais encore être lui-même dissemblable, contradictoire, opposé, nouveau, inattendu, méconnaissable, pourquoi ne serait-ce point possible chez l’Homme Jésus ? Lui, la plénitude, le plérome de l’humain, ne devait-il pas être le plus divers, le plus contrairement concordant ? Pouvait-il parler aux « foules », ockhloi, galiléennes avec la même voix que lorsqu’il s’entretenait seul à seul avec ses disciples (parfois « dans l’obscurité », « à l’oreille ») ; pouvait-il parler la nuit avec Nicodème comme dans le jour avec les pharisiens ; pouvait-il dire à Pierre : « Tu es heureux, Simon, fils de Jona » (Mt., 16, 17) avec la même voix dont il a dit à Juda : « Tu trahis le fils de l’homme par un baiser ! » (Lc., 22, 48).

Qu’importe si la harpe de Judée n’a point le son de la flûte de Galilée ? Chez les Synoptiques, sa parole est d’une simplicité humaine et toujours brève (même les longs discours chez Matthieu sont composés de courtes phrases), toujours claire, parfois caustique, un peu sèche, imprégnée de sel (« le sel est une bonne chose », « ayez du sel en vous »). Dans le IVe Évangile, au contraire, elle est longue, compliquée ; parfois même elle semble obscure et brumeuse, fluide comme de la myrrhe précieuse et douce comme de l’ambroisie. Là, c’est comme en Galilée, la brise sèche des salins, près de la Mer Morte ; ici comme en Judée, l’encens de la rosée dans les prairies édéniques. Mais là et ici : « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jn., 7, 46). C’est ce « jamais », cette unicité, cette incommensurabilité avec aucune parole humaine, qui est la marque commune des paroles du Seigneur chez Jean et chez les Synoptiques – le sceau de leur égale authenticité. Que pour nous ce signe soit ou non convaincant, cela ne dépend plus que de la finesse ou de la dureté de notre oreille.

« Tu es possédé d’un démon », dit Jean (7, 20). « Il a perdu l’esprit », dit Marc (3, 21). Ce sera, semble-t-il, le premier jugement et le plus profond, le plus sincère que les hommes, que le monde tel qu’il est, pourront porter sur les paroles de l’Homme Jésus. Cette parole est dure, sklêroi ; qui peut l’écouter ? (Jn, 6, 60). Les hommes ne parlent pas ainsi ; ils ne peuvent, ne doivent pas parler ainsi : on ne peut le supporter. C’est une impression absolument identique que nous laissent la fluidité de myrrhe des longs discours « helléniques » du IVe Évangile et les brefs logia araméens des Synoptiques.

 

 

XV

 

Comme l’a très justement remarqué Wellhausen, c’est dans la prière pontificale – le dernier discours humain du Seigneur – que l’on atteint au suprême degré de ce qui est surhumainement unique, insupportable, impossible pour une oreille humaine (ne serait-ce point pour entendre quelque chose de semblable que Beethoven est devenu sourd ?).

On dirait dans le ciel terriblement vide et clair un monotone son de cloches où les parties composantes d’un accord, s’unissant dans un ordre quelconque, tantôt s’avancent et s’élèvent comme les vagues de la marée, puis retombent pour s’élever encore de plus en plus haut jusqu’au ciel même [148].

Et il y a dans cet accord trois composantes ; la première c’est : « Tu lui as donné. » – « Que par le pouvoir que tu lui as donné sur toute créature, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. » – « J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés. » – « Je leur ai donné les paroles que tu m’as données... » – « Je prie... pour ceux que tu m’as donnés... »

À cette première partie se joint et s’entrelace la deuxième partie : « Glorifie-moi. » – « Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie... » – « Je t’ai glorifié... » – « Et maintenant, toi Père, glorifie-moi... »

Troisième partie : « Tu m’as envoyé. » – « Comme tu m’as envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde... » – « ... Afin que le monde connaisse que c’est toi qui m’as envoyé... » – « Et ceux-ci ont reconnu que c’est toi qui m’as envoyé... »

Et enfin toutes les trois parties se fondent en un seul accord – la pointe de la pyramide unissant le ciel avec la terre – le plus haut sommet qu’ait jamais atteint la parole humaine :

 

Afin que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi ; afin qu’eux aussi soient en nous... Afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux (Jn., 17, 25, 26).

 

La cloche s’est tue ; il n’y a plus de sons – ils sont tous morts dans le silence terrible – terrible pour nous – comme dans la blanche lumière du soleil meurent toutes les couleurs de la terre.

Mais, dans le silence même, les ondes grandissent toujours, s’élèvent de plus en plus haut, jusqu’au ciel – « vers cette joie parfaite » – « que votre joie soit parfaite » (Jn., 15, 11) – vers cette brume solaire des rayons brûlants où les étoiles diurnes brillent plus claires que les étoiles nocturnes, telles des divinités

 

                Dans l’éther invisible et pur.

 

 

XVI

 

Voilà ce qu’il y a au monde de plus saint et de plus silencieux. – C’est ici peut-être que le silence est pour nous le plus insupportable, le plus impossible. Comparer cela avec l’extase dionysiaque, tumultueuse et parfois pécheresse, ce ne serait pas seulement un grossier blasphème, ce serait simplement inexact. Et si l’on voulait tenter une telle comparaison, elle ne pourrait être absolue, religieuse, mais seulement très relative, historique.

 

« Il est sorti de lui-même », νζεσιν, disait-on de l’initié dans les mystères dionysiaques et, parlant de Jésus, ses frères chez Marc emploient le même mot (3, 31). Exestê-extasis paraît être la traduction du mot araméen messugge, « le possédé », le « fou », dont usait parfois la populace impie pour insulter les saints prophètes d’Israël, nebiim, parce que la « possession », la « sortie de soi-même », est le principe de toutes les « extases » quelles qu’elles soient, saintes et coupables [149]. On le savait bien dans les mystères dionysiaques.

 

                Je suis le vrai cep,

                Et mon Père est le vigneron,

 

dit le Seigneur en bénissant la coupe de vin, selon Jean (15, 1), de Vin-Sang, selon les Synoptiques. Ce que cela signifie, on l’aurait compris aussi, tout à fait ou en partie, exactement ou faussement, dans les mystères dionysiaques.

« Après avoir chanté le cantique, ils sortirent pour se rendre au Mont des Oliviers » (Mt., 26, 30). Ils avaient chanté le cantique pascal, le tonnant Allelouia, Hallela, cantique de joie extatique de l’Exode, celui dont le Talmud dit : « La pâque est comme une olive, et l’Hallela brise les toits des maisons [150]. »

C’est ce même cantique joyeux, mais celui d’un autre Exode plus grand – l’Exode de l’esprit quittant le corps, du « Moi » sortant du « Non moi » – qui résonnait aussi dans les mystères dionysiaques.

Et enfin la principale ressemblance, c’est la monotonie extatique des mouvements dans les danses dionysiaques et la répétition des mêmes sons dans les chants, la monotonie du « son des cloches » : « Pourquoi maître, redis-tu toujours les mêmes choses ? »

 

 

XVII

 

Dans les « Actes » apocryphes de Jean, dus à Leucius Charinus, gnostique de l’école valentinienne, datant de la fin du IIe siècle, c’est-à-dire d’une ou deux générations après le IVe Évangile et appartenant, semble-t-il, à ce même cercle des disciples de Jean à Éphèse où naquit cet Évangile [151], Jésus dit aux Douze pendant la Cène :

 

                Avant que je ne sois trahi

                Chantons un cantique au Père...

                Et il nous ordonna de former un cercle.

                Et après que nous nous prîmes les mains,

                Il se plaça au milieu du cercle

                Et dit : répondez : Amen.

 

Et il chanta, disant :

 

                Père ! gloire à toi,

 

Et nous marchions en rond répondant :

 

                      Gloire à toi, Verbe ! – Amen !

                      Gloire à toi, Esprit ! – Amen !

            Je veux être sauvé et sauver. – Amen...

            Je veux manger et être mangé – Amen...

            Je vais jouer de la flûte, – dansez – Amen.

            Je vais pleurer, – sanglotez. – Amen.

            L’Octave Unique chante avec vous. – Amen.

            Le Douzain danse avec nous. – Amen.

            Tout ce qui est dans le ciel danse. – Amen.

            Celui qui ne danse pas ne connaît pas

            L’accomplissement. – Amen [152].

 

Dans le cuivre sonore du latin (chez saint Augustin, à propos des cènes de Priscillien), le chant est encore plus « carillonnant », plus monocorde :

 

                Salvare volo et salvari volo.

                Solvere volo et solvi volo...

                Cantare volo, saltate cuncti [153].

 

Et de nouveau dans les « Actes de Jean » :

 

            Que celui qui danse avec moi, se regarde

            En moi, et en voyant ce que je fais,

            Se taise... Connais dans la danse

            Que de ta souffrance humaine

            Je veux souffrir... Qui je suis,

            Tu le sauras lorsque je m’éloignerai,

            Je ne suis pas celui que je parais [154].

 

Ce qui veut dire : « Je suis l’Inconnu. »

 

 

XVIII

 

Ce fut peut-être quelque chose d’analogue quoique de tout autre (qui donc croirait que les disciples aient pu danser pendant la Cène) de suprêmement inconnu, d’effrayant pour nous parce que silencieux comme le battement du cœur de Jésus qu’entendait à peine le disciple reposant sur son sein – mais silencieux de ce silence qui brise non plus les toits des maisons, mais le ciel même – ce fut peut-être quelque chose d’analogue qui se passa réellement cette nuit-là dans « la grande chambre haute », anagaïon, garnie de tapis, à l’étage supérieur de la maison hiérosolymite où, se tenant derrière la porte, Jean-Marc, le jeune fils de la maison, écoutait et regardait avidement.

Deux témoins : le jeune garçon de quatorze ans, qui a quitté son lit, « n’ayant qu’un drap sur le corps », Jean-Marc, et le vieillard centenaire, le pontife vêtu d’habits précieux, avec le « petalon » d’or scintillant mystérieusement sur son front, le Presbytre Jean. Deux témoignages – d’autant plus véridiques qu’ils sont plus contradictoirement concordants. L’un d’eux n’a pas été écrit par la main d’un témoin oculaire, mais on y sent battre pourtant le cœur de celui qui a vu. Et si cela ne nous suffit pas encore, ce n’est peut-être que parce que pour nous l’Évangile n’est que lettre morte et non plus « la voix vivante et intarissable » et que nous ne comprenons plus le sens de ces paroles :

 

Voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde ! Amen (Mt., 28, 20).

 

 

 

 

 

V

 

AU DELÀ DE L’ÉVANGILE

 

 

I

 

C’EST seulement grâce au Canon que nous avons encore l’Évangile. Il fallait le cuirasser contre tant de flèches ennemies – tant de fausses gnoses et de monstrueuses hérésies ; il fallait détourner dans le lit de pierre d’un bassin les eaux vives de la source, pour que le troupeau humain n’allât pas les piétiner et en faire, on frémit de le dire, la flaque trouble des « Apocryphes » (dans le sens nouveau de « faux évangiles » que l’Église a donné à ce mot) ; il fallait abriter la fleur la plus tendre du monde contre toutes les tempêtes terrestres, derrière le rocher de Pierre, pour que ce qu’il y a au monde de plus éternel, mais aussi de plus léger – quoi de plus léger que l’Esprit ? – ne fût pas dispersé par le vent, comme le duvet de la dent-de-lion.

C’est là ce qui a fait le Canon. Son cercle est clos : « le cinquième Évangile » ne sera jamais écrit par personne, tandis que les quatre Évangiles sont parvenus jusqu’à nous et parviendront sans doute jusqu’à la fin des temps tels qu’ils sont.

Mais s’il est vrai que la volonté du Canon, ce soit de ne pas bouger, ne pas changer, rester toujours ce qu’il est, et que la volonté de l’Évangile soit le changement perpétuel, le mouvement vers l’avenir, alors, avec le Canon, nous n’avons déjà plus d’Évangile. Voilà un des nombreux paradoxes, des nombreuses contradictions apparentes de l’Évangile lui-même.

La logique du Canon fut poussée jusqu’au bout par l’église du Moyen Âge, lorsqu’il fût défendu de lire la Parole Divine ailleurs qu’à l’église et dans une autre langue que celle de l’Église, le latin, de sorte que le monde resta dans le sens propre du mot sans Évangile.

 

 

II

 

La croissance de l’esprit humain ne s’arrêta pas au IVe siècle, lorsque le dynamisme de l’Esprit – l’Évangile – fut enfermé dans le Canon immobile.

L’esprit grandissait et la forme du Canon, trop étroite pour lui, craquait de toutes parts. Le Canon était devenu trop petit pour l’esprit comme un vêtement pour l’enfant qui grandit. Le vin nouveau de la liberté, fermentant dans l’Évangile lui-même, déchirait les vieilles outres du Canon.

Le Canon protégeait saintement l’Évangile contre les mouvements destructeurs du monde, mais si l’œuvre de l’Évangile est le salut du monde, cette œuvre s’accomplit au delà de la ligne immobile du Canon, là où commence le mouvement de l’Évangile vers le monde, et du monde vers l’Évangile.

 

            La vérité vous fera libre (Jn., 8, 32).

 

Cette parole du Seigneur sanctifie, aujourd’hui plus peut-être que jamais, la liberté de l’esprit humain dans sa marche vers la Vérité – la liberté de la critique, parce que dans le combat, plus furieux que jamais, entre le mensonge et la vérité, entre les ennemis du christianisme et l’Évangile, l’épée de la Critique – de l’Apologétique (ces deux tranchants d’un même glaive pour ceux qui croient à la vérité de l’Évangile) est plus nécessaire que la cuirasse du Canon.

Dégager le corps de l’Évangile de la cuirasse du Canon, débarrasser la face du Seigneur des ornements de l’église, c’est une tâche d’une difficulté si effrayante, si surhumaine, lorsqu’on n’oublie pas quel est ce corps et quelle est cette face, qu’il est impossible d’y réussir par la seule force humaine ; mais cela se fait déjà par l’Évangile lui-même – par l’Esprit de liberté qui respire éternellement en lui.

 

 

III

 

Dans la contradiction apparente, dans le réel accord discordant, concordia discors, de l’Un et de Trois, de Jean et des Synoptiques, réside, nous l’avons déjà vu, tout le dynamisme, tout l’essor perpétuel de l’Évangile.

L’Église elle-même en a eu le pressentiment puisque pour elle le Jean du IVe Évangile est le Jean de l’Apocalypse. Mais, pour non seulement voir soi-même, mais encore montrer aux autres que le premier et le dernier témoin, Marc-Pierre et Jean, sont d’accord, il faut les « confronter » de nouveau, rouvrir le débat indécis entre ces deux témoins qui paraissent se contredire, et, nous l’avons vu, cela est impossible si l’on reste dans les limites du Canon ; mais à peine avons-nous fait un pas au delà de ces limites, que nous nous trouvons face à face avec le Jésus Inconnu de l’Évangile inconnu. Y a-t-il quelque chose au delà de cette limite ou n’y a-t-il rien que le vide, la nuit cimmérienne, les ténèbres impénétrables ? Le passage par la critique évangélique de la limite du Canon est aussi terrible, aussi merveilleux que le passage de la Ligne par le premier Navigateur venu de notre hémisphère : il voit dans un ciel nouveau de nouvelles étoiles et n’en croit pas ses yeux ; il ne comprend pas et restera peut-être longtemps sans comprendre, que ce sont d’autres étoiles mais du même ciel.

Les Agrapha, les paroles du Seigneur qui ne sont pas notées dans l’Évangile, et ne figurent pas dans le Canon, ce sont, invisibles dans notre hémisphère, surgissant mystérieusement de derrière l’horizon de l’Évangile, d’autres étoiles du même ciel. Et de toutes les constellations, la Croix du Sud – le signe qui unit les deux hémisphères – est la plus mystérieuse : « Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui, éternellement » (Heb. 13, 8).

 

 

IV

 

J’ai encore de nombreuses choses à vous dire, mais elles sont maintenant au-dessus de votre portée (Jn., 16, 12).

 

Les Agrapha sont ces « nombreuses choses », qui n’ont pas été dites par lui à ce moment et qui plus tard n’ont pas été notées dans l’Évangile.

 

Jésus a fait beaucoup d’autres miracles, qui ne sont pas rapportés dans ce livre (Jn., 20, 30).

 

Ceci est dit dans l’avant-dernier chapitre de Jean et presque dans les mêmes termes que dans le dernier :

 

Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde entier pût contenir les livres qu’on écrirait (21, 28).

 

« Il a fait beaucoup de choses » – par conséquent, il en a également dites beaucoup. Il s’agit ici, bien entendu, non du nombre matériel de livres non écrits, mais de la mesure spirituelle d’un unique Livre que le monde ne peut contenir, de l’« Évangile non écrit » – des Agrapha.

« Que l’œil spirituel se dirige vers la lumière intérieure de la vérité non écrite qui se révèle dans l’Écriture », dit Clément d’Alexandrie nous enseignant ainsi à rechercher l’agraphon dans l’Évangile lui-même [155].

« Jésus disait parfois la parole divine à ses disciples en particulier (dans le secret) et le plus souvent dans la solitude ; une partie de ces choses n’ont pas été notées, parce que les disciples savaient qu’on ne devait noter et révéler tout », rapporte Origène [156]. Et Clément dit encore : « Le Seigneur, à sa résurrection, transmit la connaissance secrète (la gnose) à Jacques le Juste, à Jean et à Pierre ; ceux-ci l’ont transmise à leur tour aux autres Apôtres (aux Douze) et ceux-ci aux soixante-dix [157]. »

Il suffit de deux ou trois heures pour lire toutes les paroles du Seigneur rapportées dans l’Évangile ; or, Jésus a enseigné pendant dix-huit mois au moins selon les Synoptiques, pendant deux ou trois ans selon saint Jean ; ainsi, que de paroles sans doute n’ont pas été notées ! Et combien d’autres se sont perdues parce qu’elles n’ont pas trouvé d’écho dans ceux qui les écoutaient – elles sont tombées au bord du chemin ou sur un sol pierreux. Nous en retrouvons peut-être quelque trace dans les Agrapha.

 

 

V

 

« Il nous est impossible de dire tout ce que nous avons vu et entendu du Seigneur, – rappelle dans les Actes de Jean Leucius Charinus, un témoin du IIe siècle, qui appartenait peut-être au cercle des disciples éphésiens du Presbytre Jean. – Beaucoup de grandes et merveilleuses choses accomplies par le Seigneur doivent être tues pendant un temps, parce qu’elles sont indicibles : on ne peut ni en parler ni les entendre ». – « Je connais bien d’autres choses encore que je ne sais pas dire comme il le veut [158]. »

« Tu nous as révélé beaucoup de secrets ; quant à moi, tu m’as choisi d’entre les disciples et m’as dit trois paroles, et j’en suis embrasé, mais je ne puis les dire aux autres », se rappelle à son tour Thomas l’incrédule, Thomas Didyme, qui selon une tradition, également très ancienne, serait le propre frère, le jumeau du Christ, didymos tou Christou, et aurait reçu de lui « les paroles secrètes » [159].

 

            Je suis celui que tu ne vois pas,

            dont seulement tu entends la voix...

            Je ne paraissais pas ce que j’étais,

            Je ne suis pas ce que je parais,

 

dit Jésus lui-même, parlant, semble-t-il, dans ce même cercle des disciples éphésiens du Presbytre Jean [160].

 

            Ceux qui sont avec moi ne m’ont pas compris

            Qui mecum sunt non me intellexerunt [161].

 

À quel point ce mot est authentique, sinon par le son du moins par le sens, on le voit de nouveau dans l’Évangile.

 

N’entendez-vous pas et ne comprenez-vous pas encore ?

Avez-vous toujours un cœur endurci ? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas ? Vous avez des oreilles et vous n’entendez pas ! (Mc., 8, 17, 18).

Mais ils ne comprirent rien à cela, le sens de ces paroles leur était caché, et ils ne saisissaient pas ce que Jésus leur disait (Lc., 18, 34).

 

 

VI

 

N’oublions pas qu’avant de prendre forme, de devenir l’« Écriture », tout l’Évangile n’a été qu’un Agraphon, – le métal en fusion. Nous avons beaucoup de peine à le concevoir et pourtant il est impossible sans cela de comprendre ce que sont les Agrapha, ces gouttes d’un métal toujours bouillant coulant par-dessus le bord du creuset ; nous avons peine à nous imaginer qu’il y a entre un Agraphon et un Apocryphe la même différence qu’entre l’Évangile et l’Apocryphe (ce mot étant pris, bien entendu, non au sens ancien d’Évangile « caché », mais au sens moderne d’Évangile « faux ») ; nous avons peine à croire que des paroles du Seigneur, aussi authentiques que celle-ci : « Tout sacrifice sera salé avec du sel » (Mc., 9, 49) ou « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes animés » (Lc., 9, 55-56), ne sont pas « canoniques », ayant été exclues du texte évangélique de la Vulgate adopté au IVe siècle, mais figurent dans les textes anciens de l’an 140, le Cantabrigiensis D et ne sont entrées dans notre texte qu’en dépit du Canon, grâce aux codes italiques [162]. C’est ainsi qu’à l’intérieur même de l’Évangile, le métal en ébullition des Agrapha continue encore à faire éclater la forme du Canon.

L’admirable récit de Jean sur la femme adultère (9, 1-11) – un Agraphon également exclu jadis du Canon – est absent des manuscrits jusqu’au IVe siècle et saint Augustin le tient encore pour « apocryphe », sous prétexte qu’il permettrait aux femmes « l’impunité de l’adultère », peccandi immunitas, et « qu’un péché très grave y est trop facilement pardonné [163] ». L’Église, en dépit de saint Augustin, en dépit du Canon, en dépit d’elle-même, a conservé ce récit, n’ayant pas eu peur de la mansuétude du Seigneur, et, certes, elle a bien fait.

Ces perles qui ont failli être perdues pour nous, nous montrent quels trésors ont pu se conserver dans les Agrapha.

L’Évangile des Hébreux qui nous est parvenu en de pauvres fragments, et auquel probablement est emprunté le récit de la femme adultère, est-il un second Matthieu, différent du nôtre, ou seulement une première version, ou enfin, une tradition judaïque, absolument indépendante ? Quoi qu’il en soit, si, comme cela est également probable, cet Évangile est le seul qui ait vu le jour dans le pays natal de Jésus, en Palestine, vers les années 90, c’est-à-dire presque en même temps que notre Luc et notre Jean, il a pu conserver un témoignage historique, non moins authentique que ceux-ci [164]. C’est ainsi qu’un Évangile entier est un Agraphon.

Vers l’an 200, Sérapion d’Antioche commença par autoriser l’Évangile selon saint Pierre, puis l’interdit, l’ayant jugé « contaminé par l’hérésie des gnostiques » ; il n’avait donc pas immédiatement pensé : « Il y a quatre évangiles, il ne peut y en avoir un cinquième [165]. » Par conséquent, à la fin du IIe siècle ou au début du IIIe, le Canon, au sens postérieur de ce mot, n’était pas encore fixé – le métal en fusion de l’Évangile continuait encore à bouillonner.

 

 

VII

 

Comment les Agrapha sont-ils parvenus jusqu’à nous ?

Il est probable que de nombreux codes anciens, semblables aux codes Cantabrigiensis D et Syrus-Sinaïticus qui n’ont été sauvés que par miracle, furent conservés dans les bibliothèques des couvents jusqu’au IVe siècle, époque où fut établi le Canon (en 382 sous le pape Damase) et furent ensuite détruits. C’est en eux que les Pères de l’Église puisent les agrapha. Ainsi, Anathase de Sinaï se sert du Cod. Sinaïticus et Macaire le Grand des codes conservés dans les cénobies du désert de Scété. Voilà pourquoi dans les écrits des Pères les paroles non « canoniques » du Seigneur ne se distinguent pas encore des paroles canoniques.

C’est seulement avec le Canon que naquit et grandit la peur de ce qui n’était pas rapporté dans l’Évangile, de ce qui n’était pas « canonique », si bien qu’au XVIe siècle le théologien réformé Théodore de Bèze, ayant trouvé dans le couvent de Saint-Irénée à Lyon le codex D, un archétype judéo-chrétien datant de 140, c’est-à-dire de deux cents cinquante ans plus ancien que le Canon, contenant de nombreux agrapha, en fut si effrayé qu’il l’envoya en secret à l’Université de Cambridge, avec cette inscription : Asservandum potius quam publicandum, « plutôt à cacher qu’à publier », et le code en effet resta caché deux cents ans comme « une chandelle sous le boisseau » [166].

De nos jours, cette chandelle, l’Agraphon, n’est pas entièrement enlevée de dessous le boisseau, peut-être parce qu’on ne peut pas révéler aux hommes le mystère divin – il se révèle lui-même.

« Mieux vaut laisser tranquilles tous les agrapha », conseille un des critiques les plus libéraux [167], et même un savant aussi grand qu’Harnack, qui ne doute pas de l’authenticité historique d’un grand nombre d’agrapha, dès qu’on touche à l’« essence du christianisme », les tait, les cache, comme le vieux Bèze : « à cacher plutôt qu’à publier ».

 

 

VIII

 

À la fin du siècle dernier, aux confins du désert de Libye, là où se trouvait l’antique ville égyptienne d’Oxyrhynchos, on a découvert dans un tombeau chrétien du IIe- IIIe siècle trois fragments de papyrus à demi-consumés, provenant sans doute d’un scapulaire que le défunt portait sur sa poitrine et avait fait mettre dans son cercueil. Sur ces fragments se sont conservés par miracle quarante-deux lignes de texte grec avec six agrapha et le début d’un septième [168]. N’en trouvera-t-on pas d’autres un jour dans cette terre dont il est dit : « J’ai appelé mon Fils d’Égypte » (Os., 2, 1) ? Pour « ceux qui savent », ces fragments seront plus précieux que tous les trésors du monde.

Ces paroles du Seigneur qu’on vient de reconnaître – qui viennent d’être dites – chassent de nos yeux, comme avec le souffle des Lèvres divines, la poussière de l’habitude millénaire – ce manque d’étonnement qui plus que tout nous empêche de voir l’Évangile. On est comme un aveugle qui recouvrant soudain la vue s’étonne – s’effraie. C’est alors qu’on comprend le sens de ces paroles :

 

Le premier degré de la connaissance supérieure (la gnose) est dans l’étonnement. Que celui qui cherche ne se repose pas... tant qu’il n’aura pas trouvé ; et ayant trouvé, il sera étonné ; étant étonné, il régnera ; régnant, il se reposera [169].

 

Au lieu d’« étonné », il y a dans une autre leçon : « effrayé » [170], et c’est peut-être plus exact : l’étonnement du premier navigateur qui vit de nouvelles étoiles ressemble à l’effroi.

 

 

IX

 

            Soyez des changeurs prudents.

 

Cette parole du Pauvre divin sur les « hommes de bourse » et les « spéculateurs » d’alors aussi misérables que nous, mais plus humbles (c’était des « banquiers » de rue, trapezitai, du mot trapeza, « table », « comptoir », d’où vint la « banka » italienne du moyen âge – la future « banque ») – cette parole, ce petit poisson salé du lac de Génésareth, notre siècle avaricieux l’absorba avidement. Personne n’en met en doute l’authenticité, et, en effet, on la sent immédiatement à cette « sécheresse salée » des logia araméens que nous connaissons si bien par l’Évangile [171].

Voilà peut-être la meilleure épigraphe à tous les autres Agrapha ; soyez des changeurs prudents pour éviter les deux erreurs qui sont également terribles et possibles : prendre le cuivre pour de l’or et l’or pour du cuivre. Il semble même que la seconde erreur pour des « changeurs » tels que nous soit plus facile que la première.

 

 

X

 

            Je souffrais avec ceux qui souffrent,

            J’avais faim avec ceux qui ont faim

            J’avais soif avec ceux qui ont soif [172].

 

Si quelqu’un lui avait demandé : « Seigneur, pouvais-tu dire cela ? » peut-être aurait-il répondu avec un sourire intelligent – oui, avec un sourire non seulement de divine sagesse mais encore d’intelligence, de simplicité, de gaieté humaines : « Mais certainement je l’aurais pu ! Dites-le pour moi. » Et on l’a dit et on a bien fait – si bien qu’on ne peut plus distinguer si c’est lui-même qui parle ou si l’on parle pour lui.

 

 

XI

 

« Celui qui ne porte pas sa croix et me suit ne peut être mon disciple », c’est ainsi que chez Luc (14, 27) le métal se refroidit déjà, tandis que dans l’Agraphon, il est encore bouillant :

 

    Celui qui ne porte pas sa croix n’est pas mon frère [173].

 

Cette seconde version, comme elle est plus « étonnante » – plus « effrayante » que la première, plus authentique, plus embrasée, plus près du cœur du Seigneur !

 

            Qui est près de moi est près du feu ;

            Qui est loin de moi est loin du royaume [174].

 

Là, c’est l’ordre d’un Supérieur, ici la prière d’un Égal. Et c’est comme un nouveau feu sur une brûlure ancienne ; celle-ci aussi finira par guérir, mais moins facilement et peut-être pour celui qui a appris – qui s’est bien brûlé – cela suffira-t-il pour toute la vie.

Il suffit de comparer ces deux paroles, celle de l’Évangile sur la croix portée par le disciple et celle qui n’est pas notée, sur la croix portée par le frère, pour sentir par quelle liberté intérieure dans la transmission des paroles authentiques du Seigneur on atteint l’inaccessible, pour entendre, à côté du souffle humain, le souffle de l’Esprit divin, pour voir mûrir doucement sa parole sous son propre regard – fruit édénique sous le rayon du soleil qui ne se couche jamais.

 

 

XII

 

            Tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu [175].

 

« Seigneur, aurais-tu pu dire cela ? » – « Je n’ai jamais dit autre chose. »

 

Ne vous réjouissez que lorsque vous voyez votre frère dans la charité (dans la grâce de Dieu) [176]. – On doit pardonner à son frère soixante-dix-sept fois... Car on a trouvé des paroles coupables même chez les prophètes eux-mêmes, oints de l’Esprit Saint [177].

 

D’après la règle générale de la critique évangélique qui veut qu’une parole soit d’autant plus authentique qu’elle est plus incroyable, cette phrase est authentique, car sa seconde partie, sur l’Esprit, est « incroyable ».

 

        Dans l’état où je vous surprendrai je vous jugerai [178].

 

Il est difficile de croire que cette parole soit absente de l’Évangile tant elle est mémorablement authentique, peut-être parce qu’elle a été écrite par Lui-même dans le cœur humain. Cette terrible parole une fois entendue, on ne l’oubliera plus jamais et celui qui pendant sa vie en arriverait à l’oublier s’en souviendrait en mourant.

 

 

XIII

 

La première demande de l’oraison dominicale dans l’Évangile : « Que ton nom soit sanctifié » est pour nous si bien recouverte de la poussière de l’habitude qu’elle ne signifie presque plus rien ; quand les lèvres prononcent ces mots, le cœur ne les entend presque plus, pas plus que nous n’entendons nos pas dans la poussière. Mais l’Agraphon chasse la poussière :

 

    Que l’Esprit Saint descende sur nous et qu’il nous purifie [179].

 

La chandelle est retirée de dessous le boisseau et toute la prière s’éclaire d’une nouvelle lumière. C’est maintenant seulement que la troisième demande, la principale : « Que ton règne arrive », reçoit un sens nouveau, « étonnant » : ce n’est plus le premier, l’ancien royaume du Père, ni le second, le présent, celui du Fils, mais le troisième, le futur – celui de l’Esprit.

La poussière est balayée du chemin de l’humanité, de l’histoire universelle, par le souffle du Saint-Esprit, et qui pourrait ne pas entendre son pas tonnant ?

 

 

XIV

 

                Le Saint-Esprit, ma mère... [180]

 

C’est par cette parole mystérieuse – chuchotement « dans l’obscurité, à l’oreille », – peut-être seulement au milieu des élus, des trois d’entre les Douze, que Jésus commence, dans « l’Évangile des Hébreux », le récit de la Tentation (car qui d’autre que lui aurait pu le connaître et le raconter ?).

À en juger par le fait que cette parole n’est compréhensible sinon pour le cœur, du moins pour l’oreille humaine, que dans la langue natale de Jésus, l’araméen, car c’est la seule où le mot « esprit », Rucha, soit non pas du masculin comme en latin ou neutre comme en grec, mais féminin, cet Agraphon est l’un des plus anciens et des plus authentiques logia araméens. Mais, nous ne savons qu’en faire, bien qu’il touche au dogme-expérience fondamental du christianisme – la Trinité. Nous ne le savons pas, mais les vieilles femmes et les petits enfants qui prient simplement la Mère,

 

                Ardente Protectrice du monde refroidi,

 

le savent peut-être.

Le Fils parle partout de son Père et ici seulement de la Mère. « La semence de la Femme écrasera la tête du Serpent. » Ce Protévangile, cette Protoreligion de l’humanité tout entière – la religion de la Mère, – le Fils ne la sanctifie qu’ici, il n’unit le Nouveau Testament à l’Ancien qu’ici ; ici seulement, en dehors du Canon, en dehors, dirait-on, de l’Église (mais peut-être l’Église est-elle plus large qu’elle ne le croit elle-même) se parfait le dogme de la Trinité : le Père, le Fils et la Mère-Esprit.

Et une nouvelle lumière, bien plus forte encore, éclaire la principale demande de la prière du Seigneur – celle du Royaume : le premier règne est celui du Père, le second, celui du Fils, le troisième, celui de la Mère-Esprit.

 

 

XV

 

Seul celui qui a eu faim lui-même sait ce qu’est la faim ; et il comprendra pourquoi les « pauvres de Dieu », les Ébionites, ne prient pas tout à fait comme nous : ils ne disent point : « Donne-nous notre pain quotidien », mais : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de demain [181]. » Peut-être les deux paroles sont-elles également authentiques : chacun prie à sa façon. La première est évidemment plus haute, plus céleste ; la seconde plus basse, mais plus près de la terre, plus miséricordieuse.

En cette seconde parole, l’aiguille de la boussole chrétienne s’est imperceptiblement déplacée, elle a tressailli invisiblement, et tout le climat du christianisme s’est soudain modifié, s’est déplacé lui aussi du pôle vers l’équateur.

Les pauvres, les affamés préfèrent prier ainsi, et seul pouvait le leur apprendre Celui qui a été lui-même pauvre et affamé : « J’avais faim avec ceux qui ont faim ; j’avais soif avec ceux qui ont soif. »

 

 

XVI

 

                Tu m’écoutes d’une oreille et

                tu as fermé l’autre [182].

 

Nous écoutons avec l’oreille céleste, mais nous avons fermé l’oreille terrestre et c’est pourquoi nous n’avons pas entendu :

 

Demandez les grandes choses et les petites vous seront données de surcroît, demandez les célestes et les terrestres vous seront données de surcroît [183].

 

Kant ne sait pas, mais Goethe sait peut-être que sans le Christ, le « grand païen » qu’il est n’aurait pas existé. « Jésus ne se doutait même pas de ce qu’est la civilisation », pense Nietzsche [184], – et le pasteur protestant Frédéric Naumann, le fondateur du « socialisme chrétien », se dit un jour, en suivant les mauvais chemins palestiniens : « Comment se peut-il que Jésus qui marchait et voyageait par de pareils chemins n’ait rien fait pour les améliorer ? » et il fut déçu, cessant de voir en lui le « bienfaiteur terrestre de l’humanité marchant sur ses chemins terrestres [185] ». Mais si maintenant nous volons à travers l’Atlantique, c’est peut-être parce que nous avons jadis demandé « les grandes choses, les célestes » et que ces petites choses, les « terrestres », nous ont été données par surcroît ; et si nous cessons de demander celles-là, celles-ci nous seront ôtées : de nouveau nous ramperons comme des vers.

 

 

XVII

 

Le Christ n’est-il qu’au ciel ? Non, il est aussi sur la terre

 

        Soulève la pierre et tu m’y trouveras ;

        fends l’arbre et j’y suis [186].

 

Tout fut créé par lui, comment ne serait-il pas en tout ?

 

Qui vous tirera dans le Royaume si le Royaume est au ciel ? Les oiseaux du ciel, et tout ce qui est sous la terre, et toutes les bêtes de la terre et les poissons de la mer, tous vous tireront dans le Royaume [187].

 

Voilà ce que signifie chez Marc :

 

Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient (1, 13).

 

 

XVIII

 

J’ai été parmi vous avec des enfants et vous ne m’avez pas connu [188]...

Celui qui me cherche, me trouvera parmi les enfants à partir de sept ans, car c’est là que dans le quatorzième éon, après être resté caché, je me manifeste [189].

 

Cette fleur évangélique, nous la connaissions bien, mais la voici débarrassée de la poussière, et de nouveau elle exhale une fraîcheur si édénique que l’on dirait une tout autre fleur, qui vient de s’épanouir et que nous n’avions jamais vue.

 

 

XIX

 

Il y a dans l’Évangile beaucoup de paroles amères, qui semblent trop humaines pour le Christ et qui cependant sont par cela même authentiques. Mais en est-il de plus amères, de plus authentiques que celles-ci :

 

J’ai été dans le monde et j’ai apparu aux hommes en chair, et je les ai trouvés tous ivres et personne qui eût soif. Et mon âme s’afflige sur les fils des hommes [190].

 

Et celles-ci, aussi authentiques, aussi amères :

 

Vous avez abandonné le vivant qui est devant vous et vous composez des fables sur les morts [191].

 

Comme cela nous ressemble terriblement !

 

 

XX

 

On dirait que du collier des Béatitudes évangéliques deux perles sont tombées et ont été ramassées sur la route par les pauvres :

 

Le bien doit venir dans le monde et heureux celui par qui le bien arrive [192].

Heureux ceux qui s’affligent sur la perte de ceux qui ne croient pas [193].

 

Les « enfants » font tomber du pain sous la table et là il est ramassé par les « chiens » – par les « infidèles ». Voici la parole du Seigneur qu’on trouve dans le Coran :

 

Hommes, aidez Dieu, comme l’a dit le Fils de Marie : qui est celui qui est mon aide en Dieu ? Et ses disciples dirent : nous [194].

 

Que Dieu aide les hommes, les « fidèles » le savent : que les hommes aident Dieu, les « infidèles » le savent. Voilà pourquoi « celui qui ne porte pas sa croix n’est pas mon frère » : « Hommes, aidez Dieu » ; frères, aidez le Frère. Les « enfants » l’ont oublié, les « chiens » s’en souviennent. Comment pourrait-il alors ne pas dire : « Chez aucun homme en Israël je n’ai trouvé une si grande foi » ? (Mt., 8, 10).

 

« Quelle puanteur ! » dirent les disciples en passant devant un cadavre de chien. « Comme ses dents sont blanches ! » dit Jésus [195].

 

Ce n’est qu’une légende musulmane et non un agraphon ; mais celui qui l’a composée savait sur Jésus, aimait en Jésus, quelque chose que nous ne savons plus, n’aimons plus ; on dirait qu’il l’avait regardé, les yeux dans les yeux et qu’il y avait vu comment Il regardait tout et ce qu’Il cherchait en tout : s’il a trouvé cela dans une charogne, que ne trouverait-il dans un être vivant ?

« Quelle puanteur ! » dira-t-on aussi de notre charogne, mais lui saura trouver de la beauté en nous, et nous ressusciterons.

 

 

XXI

 

Jésus – que la paix soit avec lui – dit : le monde est ce pont ; passe dessus et ne t’y bâtis pas de maison [196].

 

C’est une inscription arabe au fronton d’un pont écroulé dans les ruines d’une ville qu’un empereur mongol fit bâtir pour sa gloire dans un désert inaccessible de l’Inde septentrionale et qui fut depuis abandonnée. Bien que cette parole ne soit pas authentique, on la dirait prise sinon par l’oreille, du moins par le cœur, au Sermon sur la montagne. Ce pollen de la fleur galiléenne, par quel vent fut-il apporté dans l’Inde si ce n’est par le souffle de ses lèvres, par l’Esprit ?

De combien de cœurs aimants dut-elle s’allonger la chaîne ardente qui va de Lui jusqu’à cette inscription ! N’est-ce pas la preuve que sa « voix vivante et intarissable », de génération en génération, de siècle en siècle : « Vous avez vu ? » – « Nous avons vu. » – « Vous avez entendu ? » – « Nous avons entendu », retentit non seulement dans le christianisme, dans l’Église, mais dans toute l’humanité. Cela ne signifie-t-il pas que l’unique et invisible Église Universelle est plus grande que nous le croyons, qu’elle ne le croit peut-être elle-même.

 

 

XXII

 

Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mt., 18, 20).

 

Voilà dans l’Évangile la fondation de l’Église visible et voici sur un fragment de papyrus à demi-consumé, un scapulaire funéraire peut-être, trouvé aux confins du désert de Libye, le fondement de l’Église invisible :

 

Là où sont deux... ils ne sont pas sans Dieu ; et là où l’homme est seul, je suis avec lui [197].

 

S’il est vrai qu’actuellement nous sommes plus seuls que nous ne l’avons jamais été, cette parole qui semble avoir été prononcée à l’instant même, entendue directement de sa bouche, est entre toutes précieuse et authentique. Chacun de nous ne se couchera-t-il pas dans la tombe et ne se relèvera-t-il pas du tombeau avec ce scapulaire : « Je suis seul, mais Tu es avec moi » ?

 

 

XXIII

 

La paléontologie n’a besoin que d’un petit os pour reconstituer un animal antédiluvien, un monde disparu ; un rayon d’étoile suffit à l’analyse spectrale pour rallumer le soleil éteint ; peut-être un Agraphon suffira-t-il de même à la critique évangélique pour éclairer ce qui reste de plus obscur dans la vie et dans le visage de Jésus inconnu.

Mais actuellement on est parfois tenté de rendre grâce à Dieu que presque personne ne le sache, et qu’on ne puisse révéler ce mystère divin aux hommes, tant qu’il ne se révélera pas de lui-même. La source la plus fraîche est celle dont personne n’a encore bu : telle est la fraîcheur des Agrapha. Le premier baiser d’amour est le plus doux : telle est la douceur des Agrapha. Et pourtant, on a peur : c’est comme si lui-même, dans l’obscurité, nous parlait tout bas à l’oreille.

S’il est avec nous « tous les jours, jusqu’à la fin du monde », il ne se tait certainement pas, mais parle, et cette parole éternelle, c’est l’Agraphon. Le cœur de l’homme est, lui aussi, un agraphon du Seigneur, et peut-être sans cette parole-là ne saurait-on lire l’Évangile.

Les Agrapha seront un jour pour la critique évangélique ce qu’a été la « source présynoptique » pour les Synoptiques, une fenêtre sombre, dans une maison claire, ouvrant sur la nuit de Jésus inconnu.

La critique évangélique, et peut-être tout le christianisme, ne quittera le point mort que lorsqu’elle regardera par delà l’Évangile, là où le dernier et le premier témoins, Jean et Marc, sont d’accord, où au lieu de quatre Évangiles, il n’y en a qu’un, l’Évangile « selon Jésus » et où, parmi les étoiles invisibles surgissant de derrière l’horizon, scintille plus mystérieuse que toutes les autres la constellation de la Croix – le signe qui unit les deux ciels, le diurne et le nocturne :

 

Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui, éternellement (Hebr., 13, 8).

 

Toujours et partout le même – de ce côté-ci de l’Évangile comme de l’autre.

 

 

XXIV

 

Neuf miroirs : quatre que nous voyons – nos Évangiles – et cinq invisibles pour nous : la source présynoptique Q, commune à Matthieu et à Luc, deux sources particulières (Sonderquelle), une pour chacun d’eux ; la couche inférieure B du IVe Évangile, et enfin, le miroir le plus obscur et le plus proche de nous – les Agrapha. Les neuf miroirs sont placés vis à vis de manière à se refléter l’un dans l’autre : l’unique miroir de Marc dans les quatre de Matthieu et de Luc : deux visibles et deux invisibles, et ces cinq miroirs se reflètent dans le miroir invisible Q ; et ces six dans les deux miroirs de Jean, – le visible B et l’invisible A ; et enfin ces huit dans le neuvième, le plus profond et le plus mystérieux – dans les Agrapha.

À chaque nouvelle réflexion la complexité des combinaisons augmente en progression géométrique, ce qui fait du plus simple des livres, l’Évangile, le livre le plus complexe. En se reflétant mutuellement, ils s’approfondissent mutuellement jusqu’à l’infini ; les rayons des lumières les plus opposées s’entrecroisent, se réfractent, et au milieu d’eux tous – il y a Lui. C’est ainsi seulement que pouvait être représentée la Face irréprésentable. Si dans l’histoire universelle nous ne possédons pour aucun autre visage rien de semblable, alors nous connaissons ou pourrions connaître la vie et le visage de Jésus mieux que la vie de n’importe quel personnage de l’histoire universelle.

 

 

XXV

 

Et malgré tout cela : « Vita Jesu Christi scribi nequit, la vie de Jésus-Christ ne peut pas être écrite [198]. » Cette antique thèse de Harnack, qui remonte aux années 70, mais qui ne paraît pas encore vieillie, est reprise de nos jours par Wellhausen : même chez Marc, nous n’apprenons sur Jésus que l’extraordinaire, tandis que le quotidien – d’où il est, quels sont ses parents, à quelle époque, où et comment il a vécu, – tout cela nous reste inconnu [199]. Mais, premièrement, la connaissance de plus en plus grande et de plus en plus exacte du milieu juif religieux et social de l’époque nous permet d’entrevoir ce que fut la vie « quotidienne » de Jésus ; c’est peu, soit, mais important. Deuxièmement, Jésus lui-même est si « extraordinaire » – et Wellhausen lui-même l’admettra – qu’il n’est peut-être pas raisonnable de déplorer que les témoins de sa vie nous aient appris sur lui plus de choses extraordinaires que de choses quotidiennes. Et, enfin, troisièmement : d’Œdipe, d’Hamlet, de Faust nous ne connaissons que ce qu’ils eurent d’extraordinaire ; pour les deux derniers d’après quelques mois de leur vie, pour le premier d’après quelques heures. Et pourtant notre connaissance est si profonde que si nous avions l’indispensable don poétique, prophétique, nous pourrions d’après ce segment visible reconstituer tout le cercle invisible, raconter toute leur vie. De Jésus aussi, nous n’apprenons que l’« extraordinaire », mais d’après au moins toute une année, sinon même deux ou trois années de sa vie ; pourquoi alors, ne pourrions-nous pas, si nous avions le talent nécessaire, reconstituer d’après ce segment le cercle complet – toute sa vie ?

Jülicher défend plus solidement la thèse de Harnack. « Nous ne pouvons savoir des Évangiles que ce que Jésus paraissait être à la première communauté des fidèles, mais non ce qu’il a été réellement ; notre vue ne pénètre pas aussi loin : l’horizon évangélique nous est pour toujours fermé par les hautes cimes de la foi des premières communautés [200]. » Non, pas pour toujours : tous les « signes de contradiction » (Lc., 2, 35), toutes les « perplexités », tous les « scandales » (heureux celui qui ne se scandalisera pas de moi. Mt., 11, 6), non seulement des personnages évangéliques, mais peut-être des Évangélistes eux-mêmes, sont autant de fissures dans le mur en apparence aveugle de la tradition ; c’est par elles que nous apercevons ou pourrions apercevoir non seulement ce que Jésus paraissait être, mais ce qu’il était réellement.

 

 

XXVI

 

Il suffirait pour que la thèse de Harnack fût irréfutable à ce jour d’ajouter ces deux mots : « par nous » : par nous la vie de Jésus-Christ ne peut pas être écrite. La grande difficulté de connaître ne réside nullement dans notre expérience historique, extérieure, mais dans notre expérience intérieure, religieuse.

« Comme la terre refroidie ne permet plus de comprendre les phénomènes de la création primitive, parce que le feu qui la pénétrait s’est éteint, ainsi les explications réfléchies ont toujours quelque chose d’insuffisant quand il s’agit d’appliquer nos timides procédés d’analyse aux révolutions des époques qui ont décidé du sort de l’humanité », dit du protochristianisme Renan, qu’on ne soupçonnera guère d’un excès apologétique [201].

Toute connaissance est expérimentale. Mais pour le protochristianisme en général et à plus forte raison pour son point le plus ardent, la vie de l’Homme Jésus, nous n’avons pas d’expérience égale et correspondante en qualité ni en quantité à ce que nous voudrions savoir. Nous nous trompons et trompons les autres en racontant cette vie, comme les voyageurs qui parlent d’un pays où ils n’ont jamais été.

Il semble que Goethe aime mieux le christianisme que l’Évangile et l’Évangile plus que le Christ, et cependant, lui aussi sait que l’esprit humain aura beau s’élever, cela (la vie et la personne du Christ) ne sera jamais surpassé [202].

Harnack et Bousset, deux des chercheurs les plus profonds et des critiques évangélistes les plus libéraux de nos jours, parlent de la vie de Jésus en termes presque identiques, sans s’être concertés : « Le divin y est apparu aussi pur qu’il pouvait apparaître sur la terre » (Harnack). – « Jamais Dieu, dans aucune vie humaine, n’a été une réalité aussi vivante qu’ici » (Bousset) [203].

Rappelons-nous aussi le gnostique Marcion auquel il sera peut-être pardonné beaucoup en faveur de ces paroles : « Ô miracle des miracles, ravissement et sujet de stupeur, on ne peut rien dire, rien penser qui dépasse l’Évangile ; il n’existe rien à quoi on puisse le comparer [204]. » Si cela est vrai de l’Évangile, qui n’est malgré tout qu’une ombre pâle du Christ, combien cela est plus vrai de Lui-même !

 

 

XXVII

 

La principale difficulté pour nous lorsqu’il s’agit non pas même de raconter la vie de Jésus, mais simplement de la voir, consiste précisément en ce qu’elle ne peut être comparée à rien. La connaissance est une comparaison : pour apprendre bien une chose nous devons comparer ce que nous sommes en train d’apprendre avec ce que nous savions déjà. Mais la vie du Christ ne ressemble à rien, elle est si incommensurable, si extraordinaire, si unique, que nous n’avons rien avec quoi la comparer. Ici toute notre expérience de l’histoire universelle nous trahit et si nous restons dans ses limites, nous devons reconnaître, quoique dans un autre sens qu’Harnack, qu’en effet la vie de Jésus est inconnaissable, « indescriptible », scribi nequit.

Et si, malgré l’insuffisance de l’expérience, nous voulions quand même faire de cette vie un objet de connaissance, l’introduire dans l’histoire, il nous faudrait, en partant non pas de cette expérience sûre, bien qu’insuffisante, que la vie de Jésus est réellement humaine, mais de l’expérience fausse qu’elle est seulement humaine et en poussant jusqu’au bout la logique de cette expérience fausse, dire avec quelques-uns des critiques d’extrême-gauche, que c’est la vie d’un « fou » (« il est sorti de lui-même », – « il a perdu l’esprit », comme pensent ses frères (Mc., 3, 21), ou, ce qui est pis, admettre avec Renan que ce fut une « fatale erreur », que Celui qui est le plus grand au monde s’est trompé et a trompé le monde comme jamais personne ne le fit ; ou bien encore, ce qui est pis que tout, reconnaître, avec Celse, que Jésus « a fini par une mort misérable une vie infâme ».

Pour échapper à ces déductions absurdes et blasphématoires, nous sommes forcés de reconnaître que la vie de Jésus n’est pas seulement une vie humaine, mais quelque chose de plus – peut-être ce qu’en disent les premiers mots du premier témoin, Marc-Pierre :

 

    Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu.

 

 

XXVIII

 

Mais, tout en sachant que nous n’avons pas nous-mêmes l’expérience nécessaire pour écrire une « Vie de Jésus », nous savons ou pourrions savoir que certains l’ont eue.

Le mot « martyrs » signifie « confesseurs », « témoins », – évidemment du Christ. Ce sont eux peut-être qui possèdent cette expérience qui nous manque ; ce sont eux peut-être qui savent sur la vie du Christ ce que nous ignorons.

Ainsi saint Justin Martyr, disant au César romain avec une dignité plus grande que celle de Brutus : « Vous pouvez nous tuer, mais non nous nuire [205]. » Ainsi, saint Ignace d’Antioche (vers 107) qui, se dirigeant vers le Colisée, priait : « Je suis le froment de Dieu et par les dents des bêtes je suis moulu pour devenir le pain du Christ [206]. » De même si les martyrs de Lyon de l’an 177 n’avaient pas cru si fermement qu’à la résurrection des morts Dieu recueillerait toutes les parcelles des cendres de leurs corps brûlés, jetées dans le Rhône, et en formerait exactement les mêmes corps qu’ils avaient eus en vie, mais déjà « glorifiés », si pour eux le feu qui les brûlait, le fer qui les torturait n’avaient pas été moins réels, moins palpables que le corps du Seigneur ressuscité, qui sait s’ils auraient pu supporter leur supplice avec une telle constance que le lendemain leurs bourreaux convertis au Christ allèrent pour lui aux mêmes supplices [207] ?

Peut-être pour ces « voyants », ces « témoins », la vie du Christ s’illumine-t-elle de lueurs fulgurantes jusqu’à des profondeurs qu’aucune vie humaine n’a connues ; peut-être est-elle pour eux plus réelle, plus mémorable, plus connue que la leur propre.

De tout cela il résulte que pour mieux connaître la vie de Jésus, il faut vivre mieux. Telle sera notre vie, telle nous connaîtrons la sienne. « Si je me connaissais, je te connaîtrais, noverim me, noverim te [208]. » Par chaque mauvaise action nous attestons, « confessons », que Jésus n’a pas existé ; par chaque bonne, qu’il a existé. Pour pouvoir lire l’Évangile d’une nouvelle manière, il faut vivre d’une nouvelle manière.

 

 

XXIX

 

« Tu changes, donc tu n’es pas la vérité », c’est ainsi que Bossuet affirme l’immutabilité, l’immobilité du Canon et du Dogme [209]. On pourrait lui répliquer : « Tu ne changes pas, donc tu n’es pas la vie. » L’Évangile change perpétuellement parce qu’il vit perpétuellement. Autant de siècles, de peuples, et même d’hommes – autant d’Évangiles. Chacun le lit, l’écrit, exactement ou inexactement, bêtement ou sagement, coupablement ou saintement, – mais à sa manière – à nouveau. Et dans tous ces évangiles il n’y a qu’un seul et même Évangile, comme dans toutes les gouttes de rosée le reflet d’un seul et même soleil.

Pour celui qui ouvrira l’Évangile, tous les autres livres se fermeront ; celui qui commencera à penser à cela ne pensera plus à rien d’autre, et il ne perdra rien, parce que toutes les pensées viennent de là et vont là. Après ce sel tout est fade ; après cette « Divine Comédie » toutes les tragédies humaines sont fastidieuses. Et si notre monde, en dépit de toutes ses terribles platitudes, reste terriblement profond et saint, c’est uniquement parce qu’Il a passé dans le monde.

 

 

XXX

 

Le bandit espagnol Juan Sala y Serralonga, à l’heure de mourir sur la potence, dit au bourreau : « Je mourrai en disant le credo, mais ne me passe pas la corde au cou avant que j’aie dit : « Je crois à la résurrection de la chair [210] ! » Peut-être ce bandit, comme celui qui mourut sur la croix, savait-il sur Jésus quelque chose qu’ignorent beaucoup de ceux, incroyants et même croyants, qui scrutent la « Vie de Jésus ».

Il en est peut-être beaucoup parmi nous qui ne pourraient comprendre quelque chose à cette vie que « la corde au cou ». « J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi [211]. » Lorsqu’on a entendu cela peut-on s’asseoir devant une table, prendre une plume et se mettre à écrire une « Vie de Jésus » ?

 

Pourtant les chiens mangent sous la table quelques miettes des enfants (Mc., 7, 28) [212].

 

Il en est peut-être beaucoup parmi nous qui ne pourraient approcher de la vie de Jésus que de cette manière : les enfants laisseront tomber des miettes – les chiens les ramasseront.

 

Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient (Mc., 1, 13).

 

Peut-être son image se reflète-t-elle dans la prunelle des bêtes comme dans celle des anges, et dans les deux Il se reconnaît.

 

 

XXXI

 

Comment le regarder avec des yeux impurs ? Comment lui parler avec des lèvres impures ? Comment l’aimer d’un cœur impur ?

 

Un lépreux vint à lui et, s’étant jeté à genoux, il lui adressa cette prière : Si tu le veux, tu peux me rendre net. Jésus, ému de compassion, étendit la main, le toucha et lui dit : Je le veux, sois net (Mc., 1, 40-42).

 

Ce n’est qu’ainsi, comme des lépreux, que nous pouvons le toucher. Peut-être les pécheurs en savent-ils sur lui plus que les saints, et ceux qui périssent plus que ceux qui sont sauvés. Si le lépreux savait, nous savons peut-être, nous aussi.

 

 

XXXII

 

Pour parvenir à cette connaissance, nous avons sur tous les siècles chrétiens un avantage indéniable, bien que nous l’ignorions peut-être nous-mêmes, et n’y attachions pas d’importance : c’est, sur un point qui religieusement décide de tout, la ressemblance de notre temps avec celui où Jésus a vécu ; jamais autant qu’alors et aujourd’hui, le monde ne fut si près de sa perte et, sans en avoir conscience, n’attendit si anxieusement le salut ; jamais le monde n’eut une telle sensation de vide béant où tout va sombrer. Ce sont aujourd’hui, comme alors, les mêmes souffrances de l’enfantement arrivant subitement, la même voix, que nul n’a voulu entendre, clamant dans le désert : « Préparez la voie du Seigneur ! » la même cognée mise à la racine des arbres, le même filet invisible jeté sur le monde ; le même voleur se glissant dans la nuit, le jour du Seigneur ; le même mot inscrit par le même feu sur le noir menaçant d’un ciel de plus en plus sombre : la Fin.

Bien que personne encore ne songe à la Fin, le sentiment de la Fin est déjà dans le sang de tous, comme le lent poison de la contagion. Et si l’Évangile est le livre de la Fin – « Je suis le premier et le dernier, le commencement et la fin » – alors nous aussi, hommes de la Fin, pour notre épouvante ou pour notre joie, nous sommes peut-être plus près de l’Évangile que nous ne le pensons. Nous ne le lirons jamais, soit, mais si nous l’avions lu, nous aurions pu raconter « La vie de Jésus » comme jamais personne ne l’a racontée.

 

 

XXXIII

 

– Et cependant le monde ne va pas où l’appelait le Christ et, qui sait s’Il ne restera pas dans une affreuse solitude ? me disait l’autre jour un homme intelligent et fin, empoisonné jusqu’à la moelle des os par le sentiment de la Fin, mais qui paraît l’ignorer encore, bien qu’il ne cesse de penser au Christ ou de tourner seulement autour de lui, s’y brûlant comme le papillon de nuit à la flamme d’une bougie ; un peu honteux de parler ainsi, ayant peut-être le sentiment confus de sa vulgarité.

On ne saurait d’ailleurs l’en juger sévèrement : actuellement, bien des gens en ce monde, sinon tous, ont la même pensée, ce qui ne la rend évidemment ni plus sage ni plus noble ; il se peut même que certains chrétiens l’aient aussi et s’ils la taisent, ce n’est probablement pas par excès de sagesse ni de noblesse.

Il est très difficile de discuter sur ce sujet, parce qu’il faudrait pour cela se placer sur le terrain de l’adversaire, ce qu’on ne peut faire sans s’abêtir soi-même.

Accepter le jugement de la majorité sur la Vérité, et dans la religion surtout, le dernier et unique domaine qui semble lui échapper encore, reconnaître que l’arrêt de la majorité peut transformer la vérité en mensonge et le mensonge en vérité, est-il, en effet, quelque chose de plus bête ?

 

 

XXXIV

 

Combien de gens, à l’heure actuelle, sont pour le Christ et combien sont contre lui, nous ne le savons pas, parce qu’il n’existe pas de statistique en matière de foi ; ici, c’est la qualité et non la quantité qui décide de tout : pour Héraclite et Jésus « un seul homme en vaut dix mille s’il est le meilleur [213] ». Mais si même nous savions qu’actuellement presque tout le monde est contre le Christ et que presque personne n’est pour Lui, le problème de savoir si nous devons être pour ou contre le Christ en serait-il résolu ?

Lorsque je le fis remarquer à mon interlocuteur, il parut encore un peu plus honteux. Mais, hélas, ce n’est point par la honte qu’on agit sur les hommes, surtout en des jours tels que les nôtres.

 

Quand le Fils de l’homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? (Lc., 18, 8).

 

S’il le demandait lui-même, certes, c’est, parce qu’Il savait que le monde pouvait aller ailleurs qu’il ne l’appelait et qu’Il pouvait rester dans une « affreuse solitude ». Néanmoins :

 

            J’ai vaincu le monde (Jn., 16, 33).

 

C’est là précisément sa force de ne pas avoir vaincu le monde une seule fois, sur la croix, mais de l’avoir par la suite maintes fois vaincu et de continuer à le vaincre « dans une affreuse solitude », un contre tous. Et si le christianisme a quelque ressemblance avec le Christ, c’est bien celle-là : on peut dire qu’il n’a fait et qu’il ne fait que vaincre un contre tous ; qu’en périssant, il se sauve. Voilà où l’on n’a pas peur de dire : le pire est le mieux. Seul le vent des persécutions peut attiser la flamme du charbon chrétien, et cela à un tel point que l’on croirait parfois que pour le christianisme, ne pas être persécuté, c’est ne point exister.

L’apparente prospérité, la bienveillance indifférente, c’est ce qu’il y a de plus terrible pour lui. La « prospérité » a duré des siècles, mais, grâce à Dieu ! elle est sur le point de prendre fin et le christianisme va retourner à son état naturel : la guerre de « un contre tous ».

 

 

XXXV

 

Le diable sert Dieu en dépit de soi, comme l’avoue une fois à Faust Méphistophélès, un des diables les plus intelligents :

 

    ... Je suis une partie de cette Force

    Qui fait éternellement le bien en voulant le mal.

 

    ... Ein Teil von jener Kraft

    Die stets das Böse will und stets das Gute schafft.

 

Mais il n’avoue pas le principal : c’est pour lui un enfer que d’être contraint de servir Dieu.

Les communistes russes, ces diables médiocres, ces petits « antéchrists » servent en ce moment le Christ comme depuis longtemps personne ne l’a servi. Effacer de l’Évangile la poussière des siècles, l’habitude ; le rendre neuf, écrit comme d’hier, « effrayant » – « étonnant », comme il ne l’a plus été depuis les premiers jours du christianisme – cette œuvre aujourd’hui nécessaire entre toutes pour l’Évangile, les communistes l’accomplissent au delà de toute espérance, en désapprenant aux hommes l’Évangile en le cachant, en l’interdisant, en le détruisant.

S’ils savaient seulement ce qu’ils font ! Mais ils l’ignoreront jusqu’à leur fin. Seuls des diables aussi petits et aussi sots que ceux-là (ils sont intelligents, avisés en tout, excepté en cela) peuvent espérer détruire l’Évangile si complètement qu’il disparaisse à jamais de la mémoire des hommes. L’autre, le vrai, le grand Diable, l’Antéchrist, sera plus intelligent : « Il sera en tout semblable au Christ. »

Non, les hommes n’oublieront pas l’Évangile ; ils s’en souviendront, ils le liront, nous ne pouvons même pas nous représenter de quels yeux, avec quel étonnement et quel effroi, et quelle explosion d’amour pour le Christ en jaillira. Y eut-il pareille explosion depuis le temps où il vivait sur terre ?

C’est peut-être de Russie que viendra l’explosion, le monde l’achèvera.

 

 

XXXVI

 

Mais même si tout ne se passe pas ainsi, ou n’arrive pas aussi vite que nous le croyons, le christianisme peut-il être plus mal traité qu’il ne l’est actuellement, non pas à ses yeux, bien entendu (à ses yeux « le pire est le mieux »), mais aux yeux de ses ennemis ?

Ah, mon pauvre ami, papillon nocturne qui se brûle à la flamme de la bougie, pensez-y seulement : si nous devons voir la sottise et la vilenie des hommes triompher une fois de plus du christianisme, si le Christ lui-même doit tomber dans une solitude plus « affreuse ». encore, combien il faudrait être imbécile et scélérat pour l’abandonner en un tel instant et pour ne pas comprendre ce qu’un enfant comprendrait : que c’est au moment où tout le monde l’abandonne, le trahit, où il est seul, qu’il faut justement être avec lui ; qu’il faut l’aimer et croire en lui, s’élancer à la rencontre du doux Roi du Sion pour étendre des branches sur son chemin et des vêtements sous ses pas, et, si les hommes se taisent, crier avec les pierres :

 

        Hosannah ! Bienheureux celui qui vient

        Au nom du Seigneur !

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

_______

 

 

LA VIE DE JÉSUS INCONNU

 

 

 

 

 

 

I

 

COMMENT IL NAQUIT

 

 

I

 

 

Χαιρε хεχααριτομένη.                          

Ave gratiosa.                    

Réjouis-toi, Pleine de grâce (Lc., 1, 18).

 

LE mot grec хεχαριτομένη vient du mot χάρις, la grâce, la beauté, en latin gratia. La même racine se retrouve dans le mot Charité, déesse de la beauté. « Réjouis-toi, Pleine de grâce » veut donc dire : « Réjouis-toi, Beauté des beautés divines, Réjouis-toi, Charité des Charités [214] ! »

Tout dans l’Évangile – la vie de Jésus – commence et finit par la joie. Voilà pourquoi le mot même d’Évangile, έυαγγέλιον, dans son sens premier et profond, signifie non pas la « bonne », mais la « joyeuse nouvelle ».

 

Je vous annonce, έυαγγελίζομαι, une grande joie, je vous annonce l’Évangile,

 

dit l’Ange de la Nativité aux bergers de Bethléem (Lc., 2, 10).

L’étoile du matin, blanche comme le soleil, annonce le soleil encore invisible, le Précurseur annonce le Christ.

 

Il sera pour toi un sujet, d’allégresse et plusieurs se réjouiront de sa naissance,

 

dit l’ange à Zacharie (Lc., 1, 14). Et avant de naître le Précurseur a frémi de joie dans le ventre de sa mère (Lc., 1, 41) comme l’étoile du matin frémit dans le ciel. Et le Soleil qui n’était pas encore levé, un autre Enfant qui n’était pas encore né, lui répondit par la bouche de sa mère :

 

Mon esprit se réjouit en Dieu qui est mon Sauveur (Lc., 1, 47).

 

L’étoile du matin pâlit devant le Soleil, la petite joie devant la grande : « Il faut qu’il croisse et que je diminue », dit le Précurseur en parlant du Seigneur (Jn., 3, 30).

Les Mages aussi, qui venaient de l’Orient, « eurent une fort grande joie », lorsqu’ils virent l’étoile s’arrêter au-dessus du lieu où se trouvait l’Enfant (Mt., 2, 10). Il n’y eut jamais joie plus grande sur la terre, et si elle renaît, lorsqu’Il reviendra, cette nouvelle joie naîtra de la première.

À la veille même du Golgotha, le Seigneur dit, comme s’il parlait de la joie de Bethléem :

 

Quand une femme enfante, elle est dans la douleur, parce que son heure est venue, mais quand l’enfant est né, elle ne se souvient plus de son angoisse dans la joie qu’elle a (Jn., 16, 21).

 

L’ombre du Golgotha disparaît dans le soleil de la joie :

 

Ma joie demeurera avec vous et votre joie sera parfaite (Jn., 15, 15).

 

Ce qu’est cette joie, un aveugle-né le comprendrait peut-être en voyant soudain la lumière ; nous aussi, le comprendrions peut-être si, après être restés couchés dans la tombe pendant l’éternité, nous voyions soudain le soleil. Mais voici, nous ne voyons pas, parce que notre œil est recouvert par la taie de l’habitude millénaire, l’inaptitude à l’étonnement, à la joie.

 

 

II

 

C’est une joie qui n’est pas d’ici, une joie terrible.

Zacharie en voyant l’Ange « fut troublé et la frayeur le saisit » (Lc., 1, 12). Et la Vierge pleine de grâce elle-même fut « troublée » pareillement en voyant l’Ange (1, 29). Lorsque naquit le Précurseur, l’Étoile du matin, « tous leurs voisins furent remplis de crainte » (1, 65), mais lorsque le Soleil se leva et que la Gloire du Seigneur resplendit autour des bergers de Bethléem, c’est d’une « grande crainte » qu’ils furent pris. Il n’y aura jamais crainte plus grande sur la terre, et si elle renaît, lorsqu’Il reviendra, cette nouvelle crainte naîtra de la première.

 

        La lumière brille dans les ténèbres (Jn., 1, 5).

 

La lumière est environnée de ténèbres, la joie entourée d’effroi.

Ce qu’est cet effroi, nous le comprendrions peut-être si, après être restés couchés dans la tombe pendant l’éternité, nous entendions soudain la trompette de l’archange ; mais voici, nous sommes couchés et nous n’entendons pas : notre surdité, c’est l’habitude millénaire, l’inaptitude à la crainte, à la joie.

Seigneur, envoie nous ta crainte, envoie nous ta joie, afin que nous puissions de nouveau voir et entendre ce qu’en cette nuit de Bethléem virent et entendirent, non seulement les hommes, mais encore les bêtes, les plantes et les pierres illuminées par ta gloire :

 

Voici, je vous annonce une grande joie, c’est qu’aujourd’hui un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur, vous est né (Lc., 2, 10-11).

 

 

III

 

D’un petit morceau de ciel, broyé sur sa palette, Fra Beato Angelico faisait du bleu ; d’un petit morceau de soleil, il faisait de l’or ; il trempait son pinceau dans l’aurore, et c’était du rouge, puis dans la mer baignée de clair de lune, et c’était de l’argent.

Voilà comment on souhaiterait d’écrire deux petits apocryphes, deux frontispices à l’Évangile : l’Ave Maria, l’Annonciation, et le Gloria in excelsis, la Nativité.

 

 

1

 

Dieu envoya l’ange Gabriel dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, auprès d’une vierge fiancée à un homme nommé Joseph, de la maison de David ; cette vierge s’appelait Marie (Lc., 1, 26, 27).

 

Les jeunes filles de Nazareth étaient renommées pour leur beauté, mais Maria, Myriam en galiléen, lorsqu’elle atteignit quatorze ans, était la plus belle de toutes [215].

 

    Un blanc pommier en fleur, telle est notre sœur,

    un grenadier dans le jardin obscur

    au-dessus d’une source limpide.

        Tu es la plus belle des filles de l’homme !

    La myrrhe, l’aloès, la cannelle parfument tous tes vêtements.

    À ta droite se tient la reine, parée de l’or d’Ophir.

    Le roi s’est pris de désir pour ta beauté ;

    Puisqu’il est ton Seigneur, prosterne-toi devant lui.

 

Ainsi du Thabor à l’Hermon la chantaient les bergers, en jouant de la flûte à l’aube et au crépuscule [216].

 

 

2

 

Telle un dé à jouer, la maisonnette au toit plat du charpentier Joseph, auquel Myriam venait d’être fiancée, s’élevait toute blanche au sommet de la colline, au-dessus des autres maisons, et semblait construite dans le ciel même où toute la journée tournoyaient les hirondelles ; un cyprès rond et pointu comme un fuseau se dressait noir dans le ciel bleu, près d’un mur blanc, dominant aussi tous les autres, comme un unique ami sur cette terre. Une ruelle étroite et raide, une vraie échelle, aux cent cinquante marches inégales et glissantes, menait de la ville basse où se trouvait l’unique source, vers la maisonnette de Joseph [217].

Deux fois par jour, le matin et le soir, Myriam descendait chercher de l’eau, et elle était si robuste, que lorsque, remontant, elle arrivait à la dernière marche, sa poitrine halée et déjà haute gardait un souffle presque égal ; si adroite que sur sa tête, couverte d’un fichu bleu en laine de chèvre tissée à la maison, la cruche de grès pleine d’eau ne bougeait pas ; si brave que la nuit elle allait seule sur la montagne chercher dans les buissons de ronces une brebis égarée, sans craindre ni les loups, ni les jeunes bergers d’Idumée, ni même Panthera, un soldat romain, débauché sans scrupules, terreur de toutes les jeunes filles de Nazareth ; pourtant elle n’avait comme armes qu’un épieu dans la main, et une prière dans le cœur [218].

 

 

3

 

Dans son visage à l’ovale enfantin, d’un brun rosé comme la fleur de l’amandier dans le crépuscule printanier, ses yeux immenses, noirs comme la nuit, limpides comme les étoiles, semblaient élargis par l’étonnement comme ceux des petits enfants. Les bonnes gens croyaient y voir le ciel, les méchants, l’enfer.

« C’est très bien », disait le Seigneur à chaque jour de la création. « Et ceci est mieux que tout », dit-il lorsqu’il eut créé Ève, la Mère de la Vie, tirée de la côte d’Adam ; et, comme elle était encore endormie, il la baisa d’abord au front comme un père, puis aux yeux comme un frère, et enfin aux lèvres comme un époux. Cette « sotte légende » des Minim, hérétiques sots et impies, le rabbi Eliezer ben Josia, un docteur de Jérusalem, très vieux et très austère, qui jamais ne levait les yeux sur les femmes, s’en souvint le jour où par hasard il regarda Myriam. « Les sots parfois sont peut-être des sages », pensa-t-il. N’est-ce point d’une telle femme qu’il est dit : « La semence de la Femme écrasera la tête du Serpent » ? Ainsi pensa le rabbi Eliezer ben Josia, parce que c’était un saint homme et qu’il voyait ce que les autres hommes ne voyaient pas : il voyait brûler encore sur le visage de Myriam les trois baisers du Seigneur, baiser solaire sur le front brun, étoilé sur les yeux, flamboyant et rouge comme un charbon ardent sur les lèvres virginales.

 

 

4

 

Myriam avait beaucoup d’envieuses. Les jeunes filles de Nazareth, lorsqu’elles venaient à la fontaine avec leurs cruches ou conduisaient à l’abreuvoir les brebis et les chèvres, ne parlaient que d’elle.

– Des yeux comme ça, je n’en voudrais pour rien au monde. On dirait les fenêtres d’une maison incendiée. Ils sont effrayants comme des yeux d’une possédée.

– Naturellement ! Cet été, en menant paître les brebis sur le Thabor, elle grimpa une nuit jusqu’au sommet, et là, elle vit quelque chose qui la fit s’écrouler à terre comme une morte. Les bergers la trouvèrent le matin. C’est alors que le démon est entré en elle, et c’est depuis ce temps-là qu’elle a des yeux pareils...

Puis on parla des prétendants que Myriam avait repoussés et la discussion fut si vive qu’elle faillit tourner à la bagarre. On n’arrivait pas à se mettre d’accord, peut-être parce que personne ne savait si elle avait vraiment eu un prétendant.

– Qu’est-ce qu’elle peut bien faire de Joseph le Charpentier, ce vieux veuf avec des enfants, voilà ce que je n’arrive pas à comprendre, dit l’une d’elles, lorsqu’elles eurent assez de parler des prétendants.

– C’est pourtant bien simple. Il est de la maison royale de David, et elle de la maison lévitique d’Aaron : si un fils leur naît, ce sera le Messie, le Roi-Prêtre, selon la Prophétie asmonéenne. Qui ne voudrait être la mère du Messie ?

– Non, ce n’est Pas ça.

– Et quoi donc ?

Elles se mirent à chuchoter.

Soudain elles se turent. Myriam venait vers elles, sa cruche sur la tête. Elle s’approcha, les regarda silencieusement de ses grands yeux étonnés comme ceux des petits enfants, avec un tel sourire que toutes, prises de honte et de peur, baissèrent les yeux.

 

 

5

 

Les jeunes filles n’avaient raison que sur un point : Myriam attendait le Messie.

Le joug romain pesait sur la nuque d’Israël qui plus que jamais attendait le Messie libérateur ; et Myriam l’attendait plus que personne en Israël.

Originaire de Nazareth, mais ayant perdu de bonne heure son père et sa mère, elle avait été amenée à Jérusalem pour y être élevée par une de ses parentes, Élisabeth, femme du sacrificateur Zacharie, de la classe d’Abia. Ils n’avaient pas d’enfants et tous deux étaient déjà d’un âge avancé : c’est pourquoi ils prirent l’orpheline dans leur maison. C’est ainsi que paisiblement, grandit chez eux, à l’ombre du Temple, la blanche colombe Myriam, se nourrissant de pain qu’elle semblait recevoir de la main des anges. Élisabeth, habile à filer, tisser et broder, lui enseigna tous les ouvrages de femme. Pendant des journées entières, assise près d’une fenêtre, tantôt murmurant des prières, tantôt chantant des psaumes, Myriam brodait pour le temple un voile précieux orné de deux séraphins de pourpre sur un ciel d’or [219].

Or, il y avait à Jérusalem un homme qui s’appelait Siméon. Cet homme était juste et pieux ; il attendait la consolation d’Israël, et l’Esprit Saint reposait sur lui. Il avait été averti par le Saint Esprit qu’il ne mourrait point avant d’avoir vu le Messie. Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Asser, fort avancée en âge. Elle était veuve et ne sortait pas du temple, servant Dieu nuit et jour dans les jeûnes et les prières.

Anne et Siméon, venant souvent dans la maison d’Élisabeth et de Zacharie, s’entretenaient avec eux de la consolation d’Israël. Doucement, le fuseau bourdonnait, mêlant les trois fils bleu, or et rouge, doucement les vieillards murmuraient comme des abeilles somnolentes au-dessus d’une rose d’hiver, et Myriam se nourrissait avidement de leurs paroles comme du miel le plus doux.

– Mes yeux verront ton salut que tu as préparé pour être à la face de tous les peuples, la lumière qui doit éclairer les nations et la gloire de ton peuple d’Israël ! commençait Siméon (Lc. 2, 31).

– Le Seigneur manifestera la vigueur de son bras, il renversera de leurs trônes les puissants, et il élèvera les humbles ; il comblera de bien les affamés, et il renverra les riches les mains vides ; il éclairera ceux qui sont assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort ! continuait Anne (Lc., 2, 69, 79).

– Seigneur, règne seul sur nous ! répétaient-ils tous les quatre. Que bientôt, aux jours de notre vie, vienne le Messie [220] !

– Bientôt, bientôt, bientôt, répétait aussi Myriam à voix basse.

C’est ainsi que paisiblement, à l’ombre du temple, blanche colombe nourrie de pain par la main des anges, elle grandit jusqu’à sa quinzième année, où elle fut fiancée à Joseph, de la maison royale de David, et revint à Nazareth.

 

 

6

 

Tard dans la nuit qui suivit le jour où les jeunes filles avaient médit d’elle près de la fontaine, Myriam, debout sur le toit plat de la maisonnette blanche, priait en répétant, sans fin, sans se lasser, comme le cœur ne se lasse pas de battre sans fin :

– Bientôt ! Bientôt ! Bientôt !

Elle regardait le ciel étoilé, sans voir à ses pieds la terre sombre, et il lui semblait qu’elle volait dans le ciel, entourée d’étoiles.

Soudain elle entendit appeler : « Myriam ! Myriam ! » comme par quelqu’un qui se serait tenu derrière elle. Elle tressaillit, se retourna : personne ; mais du septentrion, où dans la sombre lueur des étoiles se dressait en sa grandeur ineffable la tête blanche de l’Hermon neigeux pareil à l’Ancien de jours, vint le frisson d’un effroi surhumain.

 

L’Éternel a dit à mon Seigneur... tu naîtras de mon ventre avant l’aurore comme la rosée (Ps., 110).

 

Elle se souvint de cette parole qu’elle avait entendue dans son enfance. « Qu’est-ce que cela signifie ? » se demandait-elle toujours, et souvent elle voulait interroger les prophètes de Jérusalem, mais elle n’osait pas. Pourtant elle ne cessait d’y penser et son cœur battait dans sa poitrine comme un pigeon pris au lacet. Et maintenant encore elle y songeait ; elle ferma les yeux, s’endormit.

Soudain elle entendit de nouveau : « Myriam ! Myriam ! » Elle tressaillit, se leva brusquement, regarda tout autour d’elle : personne.

C’était le matin. Elle en fut très surprise ; il lui semblait qu’elle venait de s’endormir par une nuit profonde et voici que déjà il faisait clair. À ses pieds, sur toute la terre, d’un horizon à l’autre, s’étendait comme une mer laiteuse un brouillard si dense que l’on ne distinguait plus rien sur la grande plaine de Jezréel, ni les montagnes lointaines de la Galilée, ni les Proches collines de Nazareth, ni même les Petites maisons de la ville, plus proches encore, éparpillées à ses pieds : il n’y avait plus de terre, mais deux ciels, l’un, en bas, d’un blanc nuageux, l’autre, en haut, d’une clarté limpide où, resplendissant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, comme un énorme diamant tournoyant au bout d’un fil, scintillait, blanche, si blanche que comme le soleil elle aurait pu projeter des ombres, la merveilleuse, la terrible étoile de l’Aurore.

« Tu naîtras du ventre de la Terre, avant l’aurore, comme la rosée-brouillard », comprit-elle soudain, et son cœur battit comme un pigeon pris au lacet.

Regardant l’Étoile avec des yeux dilatés par l’effroi, elle la vit s’approcher d’elle, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, et enfin voler comme une flèche lancée par un arc.

Myriam tomba à genoux, se cachant le visage entre les mains, comme tantôt lorsque quelqu’un l’avait appelée : « Myriam ! Myriam ! » Et voici qu’on l’appelait encore. Elle ouvrit les yeux et vit : un Ange se tenait devant elle ; son visage était comme un éclair, et ses vêtements étaient blancs comme la neige.

 

 

7

 

Et l’Ange lui dit : Réjouis-toi, Pleine de grâce ! Le Seigneur est avec toi ; tu es bénie entre toutes les femmes.

Elle fut troublée de ces paroles, et se demanda ce que signifiait cette salutation. Alors l’Ange lui dit : « Ne crains point, Myriam ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. Voici que tu concevras et enfanteras un Fils à qui tu donneras le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé le Fils du Très-Haut et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. Il régnera éternellement sur la maison de Jacob et son règne n’aura pas de fin. »

Alors Myriam dit à l’Ange : Comment cela arrivera-t-il puisque je ne connais point d’homme ?

L’Ange lui répondit : L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre ; c’est pourquoi aussi le saint enfant qui naîtra sera appelé le Fils de Dieu.

Myriam répondit : Me voici, je suis la servante du Seigneur (Lc., 1, 26-39).

 

Et dès qu’elle eut dit cela, un glaive fulgurant lui transperça l’âme et le corps, et elle tomba comme morte.

 

 

8

 

Joseph fut fort étonné, lorsqu’au lever du soleil il entendit les brebis et les chèvres bêler plaintivement dans l’étable fermée, demandant à être menées au pâturage. D’où venait que Myriam eût oublié de leur donner la liberté ? Il l’appela, en frappant contre la mince cloison d’argile de la petite chambre où elle couchait seule, car Joseph, homme juste, respectait saintement la virginité de celle qui lui avait été fiancée devant le Seigneur.

Myriam ne répondit pas, et la porte de sa chambre était ouverte. Joseph entra et, voyant qu’elle n’était point là, il se mit à l’appeler et à la chercher par toute la maison. Enfin, montant sur le toit, il la trouva étendue, inanimée. Il tomba à côté d’elle et dit : « Seigneur, prends aussi mon âme ! » car il l’aimait beaucoup. Mais en regardant mieux, il s’aperçut qu’elle vivait. Son brun visage avait pâli comme la fleur de l’amandier pâlit dans les montagnes sous la bourrasque de neige ; ses paupières sombres étaient closes et ses cils noirs étaient si lourdement baissés qu’il semblait que jamais ils ne se relèveraient plus ; seules, dans le pâle visage, les lèvres de Myriam, la nouvelle Ève, rougeoyaient comme des charbons en feu sous le baiser du Seigneur, plus ardent encore que le baiser donné à la première Ève.

Elle resta ainsi couchée trois jours et trois nuits, et lorsqu’elle revint à elle le quatrième jour, elle se leva comme au sortir d’un paisible sommeil, aussi fraîche qu’un lys édénique après un orage édénique. Et son visage était radieux comme le soleil : déjà le Soleil était en elle.

 

Et elle s’écria à haute voix : mon âme magnifie le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu qui est mon Seigneur, parce qu’il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante. Et voici que désormais tous les âges m’appelleront bienheureuse ! (Lc., 1, 46-48).

 

 

9

 

Les vignes étaient en fleur lorsque l’Ange apparut à Myriam ; les grappes mûres pendaient déjà aux ceps lorsque Joseph s’aperçut qu’elle était grosse.

 

Alors, ne voulant pas l’exposer à la honte, il résolut de la répudier sans bruit.

Mais comme il y pensait, voici qu’un Ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : Joseph, fils de David, ne crains point de prendre Myriam pour ta femme, car l’enfant qu’elle a conçu vient de l’Esprit-Saint. Elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus (Mt., 1, 19-20).

 

Joseph s’étant réveillé alla trouver Myriam, se prosterna devant elle et lui dit :

 

Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple et nous a suscité une puissante corne de salut dans la maison de David, son serviteur, comme il l’a proclamé par la bouche de ses saints prophètes, dès les anciens temps (Lc., 1, 68-70).

 

Et Myriam demanda à Joseph : « Où doit naître le Messie ? » Et Joseph répondit.

 

C’est à Bethléem en Judée, car voici ce qui a été écrit par les prophètes : Et toi, Bethléem, Terre de Juda, tu n’es certainement pas la moindre entre les principales villes de Juda, car c’est de toi que sortira le chef qui mènera paître Israël, mon peuple (Mt., 2, 5-6).

 

Et Myriam dit : « Lorsque le temps d’accoucher arrivera pour moi, nous irons à Bethléem afin que s’accomplisse la parole du Seigneur. »

 

 

10

 

Trois mois plus tard, la neige couvrit les montagnes, les feux de la Purification illuminèrent le Temple de Jérusalem ; le temps vint pour Myriam d’accoucher, et elle alla à Bethléem.

Le voyage en hiver, à travers les montagnes, fut pénible. Dans les vallées la neige fondait au soleil et des flaques d’eau obstruaient les chemins. Myriam voyageait sur un âne et Joseph marchait à ses côtés. Parfois, le petit âne, posant imprudemment le pied dans les flaques, éclaboussait de boue les vêtements de Myriam. Elle était très fatiguée, mais, refusant de se reposer, elle se hâtait, sachant que l’heure de la délivrance allait bientôt venir.

Tard dans la soirée, alors que déjà les lumières s’allumaient dans les maisons, ils arrivèrent à Bethléem, mais ne trouvèrent point à se loger à l’auberge, en raison du grand nombre de pèlerins qui se rendaient à Jérusalem pour les fêtes. Partout où ils allèrent frapper, en demandant un gîte pour la nuit, on leur répondit qu’il n’y avait plus de place.

Un vieux berger, les voyant debout près de la porte fermée de l’auberge d’où l’on venait de les chasser avec des injures, eut pitié d’eux et les conduisit vers un champ où il avait installé dans une grotte une étable pour ses chèvres. Là, Myriam mit au monde son Fils, l’emmaillota et le coucha dans une crèche [221].

Une vache qui avait récemment mis bas s’approcha de la crèche, tendit son museau vers l’Enfant, fixa sur Lui son doux regard, et de sa chaude haleine, le réchauffa dans la grotte froide. À son tour, un ânon, non point celui qui avait amené Myriam, mais un ânon du pays, s’approcha et fixa aussi sur l’Enfant son œil intelligent – plus intelligent que tant de regards humains ! – comme s’il savait déjà sur Lui ce que les hommes ignoraient encore. Et entre la bonne Vache et le sage Ânon, se tenait Joseph, le meilleur et le plus sage de tous les hommes de la terre.

L’Enfant pleura dans sa crèche. L’Âne releva ses longues oreilles, comme pour écouter ; la Vache mugit, comme une mère répondant à son fils. Joseph s’approcha de l’Enfant, le prit dans ses bras avec la ferveur d’un mendiant tenant un trésor, et le porta à sa Mère qui dormait dans un coin éloigné de la grotte. La Mère se réveilla, prit l’Enfant et lui donna le sein. Alors, s’étant tournés vers eux, Joseph, la Vache et l’Âne virent dans la grotte obscure briller deux soleils.

 

 

11

 

Or, il y avait dans la même contrée des bergers qui couchaient dans les champs et gardaient leurs troupeaux pendant les veilles de la nuit (Lc., 2, 8).

 

Deux d’entre eux étaient assis près d’un brasier, les autres dormaient. La nuit était froide, les pierres et les herbes étaient blanches de gel. Mais, entre leurs deux chiens, le vieux grand-père et son petit-fils, couverts d’une peau de mouton, dormaient sur la terre nue comme en un lit bien chaud.

À minuit le jeune garçon s’éveilla, et, levant les yeux vers le ciel, il y vit les étoiles briller, plus éclatantes et plus proches que de coutume ; puis, toujours plus éclatantes et plus proches, elles se mirent soudain à tomber du ciel sur la terre comme des flocons de neige. L’enfant poussa un cri, secoua le vieillard, et les autres bergers à leur tour s’éveillèrent. Une tempête de feu volait au-dessus d’eux.

 

Soudain un Ange du Seigneur se présenta à eux ; la gloire du Seigneur resplendit autour d’eux, et ils furent saisis d’une grande crainte.

Alors l’Ange leur dit : Ne craignez point ! Car voici que je vous annonce une bonne nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie : c’est qu’aujourd’hui dans la ville de David un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur, vous est né. Et vous le reconnaîtrez à ce signe : vous trouverez un petit enfant emmailloté et couché dans une crèche...

Et tout à coup, il y eut avec l’Ange une multitude de l’armée céleste, louant Dieu et disant :

 

        Gloire à Dieu au plus haut des cieux

        Paix sur la terre, bienveillance envers les hommes.

 

Après que les Anges les eurent quittés pour retourner au ciel, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons jusqu’à Bethléem. Voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître.

Ils s’empressèrent donc d’y aller, et ils trouvèrent Marie, Joseph, et le petit enfant qui était couché dans la crèche (Lc., 2, 9-16).

 

Et se prosternant, ils saluèrent les deux Soleils dans la grotte obscure – le Fils et la Mère.

 

        Gloire au Fils qui est né !

        Gloire à la Mère qui l’enfanta !

        Gloire à Dieu au plus haut des cieux !

              Amen.

 

 

IV

 

Ici se terminent les deux apocryphes, les frontispices de Fra Beato Angelico, et au-dessous d’eux un trait noir est tracé, l’infranchissable limite qui sépare le temps de l’éternité, l’Histoire du Mystère.

Cela est-il arrivé, ou non ? Pour le demander, lorsqu’on entend le lilial : « Réjouis-toi, Pleine de grâce », et le tonnant « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! », il faut être sourd. – « De la poésie, et rien de plus. Nichts mehr als Poesie », dira Friedrich Strauss. « Tout ce qui est écrit là, c’est du mensonge », dira le laquais Smerdiakov, et Ivan Karamazov sera d’abord de son avis, mais après son délire supraterrestre, sentant toujours souffler dans ses cheveux le « froid des espaces interplanétaires », il se rappellera l’aveu du diable : « J’étais là quand le Verbe mort sur la Croix monta au ciel, emportant sur son sein l’âme du brigand crucifié ; j’ai entendu les cris joyeux des chérubins, chantant et clamant le Hosanna, et la clameur tonnante des séraphins en extase ébranlant le ciel et tout l’univers »... Il se souviendra de cela, et dira : « Qu’est-ce qu’un Séraphin ? Peut-être toute une constellation ? » – et il croira presque.

Goethe-Faust croit voit ce que ne verra jamais Wagner-Strauss.

 

    Wie Himmelskräfte auf und nieder steigen

    Monter et descendre les Puissances célestes [222].

 

« Vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’homme » (Jn., 1, 51).

 

 

V

 

« Je ne peux croire ce que j’entends, à moins d’y mettre mon doigt », dit la sage-femme Salomé, en avançant le bras pour s’assurer que la Mère est restée Vierge, et aussitôt sa main se dessécha [223].

Puissent en touchant, en cherchant à s’assurer que cela est bien arrivé, nos deux mains, celle de gauche, la Critique, et celle de droite, l’Apologétique, ne point se dessécher soudain, brûlées par la même flamme. Les hommes peuvent-ils parler de ce que taisent les Chérubins et les Séraphins, se cachant le visage d’épouvante ?

 

 

VI

 

La mère approche son enfant de l’arbre de Noël, étincelant de feux comme la nuit de Bethléem étincelait d’étoiles ; l’enfant ne sait pas encore parler, ni même rire, mais il se tend avidement vers la lumière, la regarde avec des yeux largement ouverts par le joyeux étonnement et l’effroi, et il voit que « la Lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas reçue » (Jn., 1, 5).

Peut-être l’enfant se rappelle-t-il encore ce que nous avons déjà oublié : Dieu a fait au monde deux présents de Noël, le soleil diurne, le plus petit, et le soleil nocturne, le plus grand.

Voilà comment nous devrions regarder la Nativité pour la voir et la comprendre mieux que tous les théologiens et les critiques.

 

 

VII

 

    Verbum caro factum est, magna pulchritudo.

    Le Verbe s’est fait chair, grande beauté [224] !

 

chante en une prière saint Augustin. Des doigts d’anges, légers comme des songes, ont tissé en rayons d’étoiles cette « grande beauté », – Ave, Maria gratiosa : ce ne sont plus nos images charnelles à trois dimensions, immobiles, impénétrables, sombres, terrestres, mais des ombres célestes, impalpables, transparentes, lumineuses, qui passent invisibles et cependant plus réelles que tout ce qui est terrestre. Tout y est dit, presque sans paroles, par la plus suave musique, ou plutôt tout y est tu, tout en étant dit.

Le plus étonnant peut-être est qu’il y soit dit infiniment beaucoup dans infiniment peu. Ce qu’il y a de plus grand est aussi ce qu’il y a de plus petit – l’Atome. Si on parvenait à le « décomposer », à décharger les forces de polarité incluses en lui, qu’adviendrait-il ? Les physiciens qui cherchent la « décomposition de l’atome » ne le savent pas encore ; peut-être notre vieux monde s’écroulerait-il pour faire place à un monde nouveau.

 

Je ne connais pas d’homme, άνδρα όυ γιγνώσχω  (Lc., 1, 34).

 

Sur ces mots, sur eux seuls, repose tout le dogme de la Conception virginale, la force destructrice et créatrice de l’Atome. Par elle l’antique monde préchrétien est détruit, un monde nouveau est créé. Si ces trois mots n’avaient pas été prononcés, le lys blanc de l’Annonciation, plus blanc que les neiges alpestres – Maria di gracia plena – la cathédrale de Milan n’eût pas été édifiée ; la sombre « Vierge aux rochers » de Vinci n’aurait pas souri de son sourire édénique ; Dante n’aurait rencontré Béatrice ni sur la terre, dans la « Vie nouvelle », ni au ciel, dans « la Divine Comédie », et Goethe n’aurait pas dit :

 

        Ici, à ce qui ne fut jamais

        Est dit : Sois

        L’Éternel Féminin

        En est la voie [225].

 

Si notre Terre Sainte, la Sainte Europe, fut, est et sera, c’est uniquement parce que cela fut.

Dans la petite ville de Nazareth, les brebis et les chèvres vont toujours boire à l’unique fontaine, la Source de Marie ; et, dans la Cité Humaine, les siècles et les peuples boivent aussi à Sa Source unique coulant dans la vie éternelle.

Ave Maria, Réjouis-toi, Pleine de grâce, chantent encore les cloches par toute la Terre Sainte, l’Europe ; et si jamais elles se taisent, ce sera la fin de tout.

 

 

 

 

 

II

 

LA VIE CACHÉE

 

 

I

 

Ils retournèrent en Galilée, à Nazareth, leur ville.

Le petit enfant grandissait et se fortifiait, il était rempli de sagesse (Lc., 2, 39-40).

 

SI l’on ajoute à ces deux versets un court récit sur Jésus adolescent, voici tout ce que Luc sait des trente années de la vie du Seigneur qui précédèrent son baptême. Matthieu en sait moins encore, car l’adoration des Mages et la fuite en Égypte ne sont point de l’histoire, mais du mystère. Les deux autres Évangélistes, Marc et Jean, n’en savent rien ou n’en veulent rien savoir. « Or, il arriva, en ces jours-là que Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain. » C’est ainsi que Marc (1, 9) commence son « Évangile de Jésus-Christ », ce mot étant pris dans le sens non pas de « livre », mais de « vie », comme si pour Marc toute la vie antérieure de Jésus n’était pas encore la vie du Christ. Quant à Jean, c’est en ces quelques mots : « Le Verbe a été fait chair (1, 14) » qu’il fait tenir trente années de la vie de l’Homme Jésus. Ici, ouvertement, consciemment, ce n’est plus le temps, mais l’éternité, non plus l’histoire, mais le mystère.

On peut dire que nous connaissons mieux Jésus après sa mort qu’avant son baptême. Un mince trait de lumière – une, deux ou trois années de sa vie – et tout le reste n’est que ténèbres. Et dans ces ténèbres, qu’y a-t-il ? « Nous ne le savons pas, et vous n’avez pas besoin de le savoir pour être sauvés », semblent répondre avec des voix différentes les quatre témoins. La lumière qu’ils projettent sur la vie de Jésus se présente de telle manière que celle-ci ressemble à une chambre longue et étroite où l’on voit seulement près de la sortie – de la mort – briller un point de lumière aveuglante – la Résurrection ; à mesure que nous nous éloignons de ce point, les ténèbres s’épaississent et c’est près de l’entrée – de la Nativité – qu’elles sont les plus épaisses. La lumière va en augmentant du début de la vie de Jésus à sa fin, en même temps que le cours de la vie s’accélère : les quelques dizaines d’années qui vont de la Naissance au Baptême sont les plus mal éclairées ; l’année, ou les deux ou trois années, qui vont du Baptême à la Transfiguration le sont déjà davantage, et plus on avance, plus devient vive la lumière qui éclaire les mois de la Transfiguration à l’Entrée à Jérusalem, les jours de l’Entrée à Gethsémani, les heures de Gethsémani au Golgotha, et enfin, les minutes sur le Golgotha.

 

 

II

 

Quelle est la signification de tout cela ? Pour le comprendre, rappelons-nous le témoignage de saint Ignace Théophore : « Jésus est né véritablement homme, του τελείου άνθρώπου γενομένουη [226] » ; celui de saint Justin Martyr : « Tandis qu’il (Jésus) grandissait comme le commun des autres hommes, il usa de ce qui convenait, assigna à chaque croissance ce qui lui est propre [227] » ; celui de saint Luc : « Jésus vint à Nazareth où il avait été élevé, τεθραμμένος » (14, 16) ; celui de l’Épître aux Hébreux : « en souffrant... il apprenait... atteignait la perfection... » (5, 8-9) ; et enfin, une très ancienne légende, souvenir, qui semble remonter aux premiers siècles du christianisme, et s’est conservée chez Jean Damascène (VIIIe siècle) « Il avait le visage comme nous tous, fils d’Adam [228]. »

Le nom de Jeschua (Dieu te secourra) était alors aussi commun chez les Juifs que chez nous Jean ou Pierre ; Flavius Josèphe compte onze Jésus : paysans, chefs, rebelles, prêtres, brigands [229]. Voilà pourquoi Marc, en nommant Jésus pour la première fois, ajoute « de Nazareth en Galilée » – sans quoi on n’aurait pas compris de qui il s’agissait.

Son nom, sa naissance, sa croissance, sa vie, son visage, tout est « comme chez tout le monde ». Si ce n’est pas encore la clé de cette énigme : que faisait Jésus, comment vivait-il trente ans avant de se manifester au monde ? – c’est peut-être la place où il faut la chercher.

 

 

III

 

Si peu que nous sachions de ces trente années, nous y trouvons déjà un point d’appui historiquement inébranlable contre tous les docètes anciens ou modernes qui disent avec Marcion : « Jésus descendit directement du ciel dans la ville de Galilée, Capernaüm »... « Immédiatement grand, immédiatement tout, semel grandis, semel totus [230]. » Non, il n’est pas « descendu du ciel », et il n’est pas « immédiatement grand » : il croît lentement, « grandit », est « élevé », « apprend », se « remplit de sagesse », « se fortifie l’esprit », « souffre », « atteint la perfection », et cela non seulement peut-être durant les trente années qui précèdent sa manifestation au monde, mais encore pendant toute sa vie jusqu’à son dernier soupir.

Oh ! certes, il n’est « comme tout le monde » qu’extérieurement ; en dedans il est « comme personne ».

 

 

IV

 

Jésus a-t-il été le Christ dès avant sa manifestation au monde ? Ou tout le christianisme est une imposture ou c’est une vérité que « le Verbe a été fait chair ». Donc Jésus a toujours été le Christ, ou plus exactement, le Christ a toujours été en Jésus. Comme un voile qui couvre le visage, une enveloppe qui cache le grain, ainsi Jésus recouvre le Christ.

Aurait-il pu se dissimuler au monde, ne pas se trahir trente années durant, ne fut-ce que d’un mot, d’un geste, d’un mouvement, s’il ne l’avait voulu lui-même, s’il n’avait pas été tout entier tourné en dedans, vers lui-même, en cette première moitié de sa vie, avec la même force infinie et victorieuse du monde qu’il eut, dans la seconde partie, pour se tourner tout entier vers le dehors, vers le monde ?

« Mon temps n’est pas encore venu. » « Mon heure n’est pas encore venue », que de fois il le répète (Jn., 7, 6 ; 2, 4). Voilà, semble-t-il, où est la clé du silence de Jésus.

 

Étant allé dans sa patrie (Nazareth), il enseignait dans la synagogue, de sorte que tous étaient saisis d’étonnement et disaient : d’où viennent à cet homme cette sagesse et ces miracles... Et il était pour eux une occasion de chute (Mt., 13, 54, 57).

 

Ils ont vécu trente ans à ses côtés, ne sachant avec qui ils vivaient ; c’est donc qu’il n’avait encore jamais rien dit ni fait au milieu d’eux qui eût pu le trahir – il se cachait, se taisait. « Il était dans le désert jusqu’au jour de son apparition à Israël », est-il dit de Jean-Baptiste, mais on pourrait le dire aussi du Christ : celui-là – dans le désert extérieur, celui-ci – dans le désert intérieur.

 

Il en est un au milieu de vous, que vous ne connaissez pas (Jn., 1, 26),

 

dira de lui le Précurseur à la veille même de sa manifestation.

 

 

V

 

Le judaïsme en ces temps-là était prêt à accueillir l’image d’un Messie-Christ « caché ».

« Quand le Christ (le Messie) viendra, personne ne saura d’où il est », disent à Jésus les pharisiens de Jérusalem (Jn., 7, 27). Et Tryphon le Juif (vers 150) disait la même chose à Justin Martyr : « Le Messie est déjà arrivé, mais il se cache à cause de nos iniquités. » – « Le Christ, à supposer qu’il soit né et qu’il existe quelque part, c’est un inconnu ; il ne se connaît même pas lui-même ; il n’a aucune puissance, tant qu’Élie ne sera pas venu l’oindre et le manifestera à tous. » – « Si même le Messie est venu, on ne sait qui il est ; c’est seulement lorsqu’il se manifestera dans la gloire qu’alors on saura qui il est [231]. »

C’est ce voile déjà prêt, qui semble tout exprès tissé pour son visage, que Jésus a posé sur lui.

 

 

VI

 

S’il en est ainsi, on comprend le silence de tous les Évangélistes sur ces trente années de sa vie cachée : ils se taisent sur lui, parce qu’il se tait lui-même sur lui.

La volonté de son Père, dans la seconde partie de sa vie, est qu’il parle, qu’il se manifeste au monde, tandis que dans la première partie elle est qu’il se cache, se taise. Et les deux volontés, il les a accomplies, parlant et se taisant comme jamais personne ne le fit ; le miracle de sa parole n’a d’égal que le miracle de son silence.

Le mystère de sa vie cachée, c’est le mystère du grain qui croît. « Il en est du royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre : qu’il dorme ou qu’il veille, la nuit et le jour, la semence germe et croît, sans qu’il sache comment » (Mc., 4, 26-27).

Le Christ met trente ans à naître dans Jésus ; déjà né dans l’éternité, il naît de nouveau dans le temps. Si toute naissance terrestre est, comme l’enseignent les orphiques, la chute de l’âme, tombant du ciel sur la terre, les êtres terrestres que nous sommes n’ont pas à tomber d’une grande hauteur ; mais Lui, le Céleste, que d’éons, que d’éternités, il lui a fallu traverser !

 

 

VII

 

Il se tait pendant trente ans – il forge l’arme qui vaincra le monde. Pendant trente ans une flèche reste immobile sur la corde tendue de l’arc ; l’arc, c’est Jésus, la flèche, c’est le Christ.

Un homme, portant une torche allumée, suit un sentier étroit dans une forêt sèche ; il suffit d’une étincelle pour que l’incendie s’allume ; mais il ne faut pas qu’il s’allume avant que l’homme qui porte la torche ne soit arrivé au but ; la forêt, c’est le monde, l’homme, c’est Jésus, la torche, c’est le Christ.

Ses paroles qui pourtant vont vaincre le monde ne sont que des vagues à la surface d’une mer aux profondeurs silencieuses.

Il y a dans Dieu, enseignent les gnostiques, deux Éons : le Verbe, Logos, et le Silence, Zigé. Le Verbe s’est fait chair et le Silence aussi.

 

 

VIII

 

Lorsqu’on lit bien l’Évangile, on écrit malgré soi dans son cœur un apocryphe, non pas un « faux » Évangile, mais un Évangile « caché » [232].

Pour un de ces apocryphes, Nazareth, ville de Galilée, est, miraculeusement conservé jusqu’à nos jours, un frontispice tracé non sur le parchemin par un scribe, mais sur la terre par Dieu.

 

 

IX

 

Au nord de la grande plaine de Jezréel – une mer de blé, verte au printemps, dorée en automne – sur les premiers contreforts en pente douce de la Basse-Galilée, se trouve une vallée, tout entourée de collines, un berceau de vie cachée. Un pèlerin du VIIe siècle, Antonin Martyr, l’a comparée au Paradis [233].

Le nom de Nazareth, « Nazara », « la Protectrice », est peut-être le nom de l’antique déesse de la Terre Mère de Chanaan [234]. Ici, en effet, la terre est pour les hommes généreuse comme une mère : si fertile, assure le Talmud, qu’il est plus facile de nourrir d’olives toute une région en Galilée qu’un enfant dans le pays de Juda [235]. Peut-être est-ce de la même terre qu’il est dit dans les Psaumes :

 

Tu couronnes l’année de tes biens, et sur sa route, ton char répand l’abondance. Les pâturages du désert sont abondamment arrosés et les collines ont la joie pour parure. Les campagnes se revêtent de troupeaux, et les vallées se couvrent de froment ; partout des cris et des chants d’allégresse ! (Ps., 65, 12-14).

 

L’air des montagnes est frais : par les journées les plus torrides, la fraîcheur souffle après midi des montagnes ou de la mer proche. Les hivers sont parfois rudes : la neige tombe, couvrant d’une étrange blancheur les cyprès et les palmiers, mais pour peu de temps ; elle fond sous les premiers rayons du soleil [236].

Les maisonnettes blanches, basses, avec leurs toits plats, éparpillées comme des dés au milieu des bois d’oliviers et des vignes, sur le penchant de la colline et dans la vallée, forment d’étroites ruelles-escaliers qui grimpent en pente raide vers le ciel, ombreuses et imprégnées d’une odeur douceâtre d’huile d’olives, de vin aigre et de bouse de chèvre. Parfois, un rayon de soleil, perçant l’ombre, vient éclairer les linges bariolés étendus sur des cordes à travers la ruelle ou sur les baies piquantes des cactus, aux endroits où les maisonnettes sont séparées par des jardins [237].

L’intérieur des maisons est pauvre ; il se compose d’une seule pièce séparée en deux ; dans la première moitié, au sol de terre battue, surélevé d’une couple de marches, se presse la famille ; dans la seconde, au-dessous, loge le bétail. Des murs d’argile, noircis de fumée ; en guise de fenêtres, d’étroites fentes grillagées. Le jour, pour voir clair, on ouvre la porte d’entrée ; le soir, on allume une lampe d’argile posée sur un haut support de fer ou sur une pierre en saillie dans le mur. À terre, un foyer, avec une bassine en cuivre ; la fumée sort par la porte. Là se trouvent aussi des meules à main. Deux ou trois bancs, quelques coffres à vêtements, quelques mesures de fruits secs et de farine, des jarres de vin et d’huile d’olive le long des murs – voici tout le mobilier de l’habitation. On couche par terre, sur des tapis et des nattes que le jour on roule dans un coin. Par les nuits d’été on dort sur le toit plat de la maison, sous le voile étoilé [238].

C’est peut-être dans une de ces humbles maisonnettes que Jésus vécut.

 

 

X

 

La ville n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était au temps de Jésus, mais autour d’elle rien n’a changé : ni les tentes noires de bédouins nomades et les caravanes de chameaux dans la plaine de Jezréel, ni les brebis et les chèvres bêlant dans l’aube brumeuse près de l’abreuvoir où coule l’unique source de la vallée [239], vers laquelle les filles de Nazareth descendent avec les cruches ; les hirondelles tournoient au-dessus des maisons avec des cris joyeux ; le crissement des cigales arrivant d’en bas y est à peine perceptible, mais il est assourdissant dans la vallée lorsque, sous le soleil de midi, le vent chaud agite la mer dorée des champs infinis.

À deux heures de route de Nazareth se trouve Séphoris-Diocésarée, capitale de la Basse-Galilée, avec ses théâtres romains, ses écoles, ses bains, ses arènes, ses temples, ses dix-huit synagogues et une multitude de scribes [240]. Mais rien ne parvient de là jusqu’à Nazareth : ici c’est le même silence infini que dans la vie de Jésus Adolescent.

 

 

XI

 

« Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » (Jn., 1, 46). – « Le Christ (le Messie) viendra-t-il de la Galilée ? » (Jn., 7, 41). – « Informe-toi et tu verras qu’il ne sort pas de prophète de la Galilée » (Jn., 7, 52). – « Ce peuple, assis dans les ténèbres... et dans l’ombre de la mort » (Mt., 4, 15).

La « Galilée », « Gelil-ha-Goïm », signifie le « Cercle des gentils ». Le sang des Juifs mêmes qui l’habitent est « impur », mêlé au sang phénicien, babylonien et hellène [241]. Il n’est pas jusqu’au parler galiléen qui ne soit impur : il confond les voyelles gutturales de l’hébreu [242]. Pierre avait beau renier le Seigneur la nuit fatale, dans la cour de Caïphe, il fut reconnu par son accent : « Tu es aussi de ces gens-là, car ton langage te fait reconnaître » (Mt., 26, 73). C’est ainsi peut-être que Jésus lui-même se dénonça.

Ce n’est que dans les grandes villes et surtout à Jérusalem que vivent des Juifs de sang pur, chabar, qui sont de pieux « hommes de la loi », tandis que les rustres, les am-ha-arez, dont la Galilée aux villes peu nombreuses est peuplée, sont des ignorants qui ne « connaissent pas la loi ». « Aucun am-ha-arez n’est pieux », déclare le rabbi Hillel, le contemporain et l’aîné de Jésus [243].

« On ne doit ni vendre ni acheter aux amhaaréens, ni descendre dans leur maison, ni les recevoir chez soi, ni leur enseigner la loi. » Seul l’homme instruit est saint, l’« ignorant » ne craint pas le péché [244]. « Cette populace qui ne connaît pas la Loi, est exécrable », diront les pharisiens de Jérusalem en parlant des « hommes obscurs de la terre », des amhaaréens (Jn., 7, 41).

 

 

XII

 

Mais, comme il arrive souvent, ce furent les doctes qui se montrèrent ignorants ; ils avaient oublié l’essentiel : ce n’est pas la Judée, mais la Galilée des païens, le « peuple assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort » qui verra « resplendir une grande lumière » ; c’est justement chez ces « hommes obscurs » que le Messie viendra, c’est d’eux qu’il est dit : « Le Seigneur m’a oint pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres » (Is., 61, 1). C’est par ses paroles que Jésus commence sa prédication à Nazareth sur l’imminent royaume des pauvres – royaume de Dieu (Lc., 4, 17-19).

Le nom du Messie lui-même, chez les prophètes de l’Ancien Testament, est Ani, le « Pauvre » [245]. Voilà pourquoi ce sont les bergers de Bethléem, les « doux hommes de la terre », les pauvres, qui, les premiers parmi les hommes, ont salué le Christ Enfant, le Doux parmi les doux, le Pauvre parmi les pauvres [246].

 

 

XIII

 

Joseph et Marie sont de petites gens : cela se voit au fait qu’ils apportent pour la purification après les couches deux tourterelles, le sacrifice des pauvres (Lev., 12, 7-8).

En disant la parabole de la drachme perdue, Jésus se rappelait peut-être sa mère cherchant dans l’humble maisonnette de Nazareth une petite pièce de monnaie égarée ; elle avait allumé une chandelle, balayé la chambre, et lorsqu’elle eut trouvé la pièce, elle s’en réjouit comme si elle avait perdu et retrouvé un trésor (Lc., 14, 8-9).

 

 

XIV

 

L’historien ecclésiastique Hégésippe a conservé un récit qui jette un peu de lumière sur toute la vie cachée de Jésus.

L’Empereur Domitien (81-96), effrayé par la prophétie sur le Messie, le grand roi, fils de David, qui « renversera de leurs trônes les puissants » (Lc., 1, 52), prescrivit de mettre à mort tous les descendants de David. Et lorsqu’on lui fit connaître que les deux petits-fils de Jude, frère du Seigneur, Zoker et Jacob, vivaient encore, il les envoya chercher à Batanée où ils se cachaient, et lorsqu’ils furent amenés à Rome, il leur demanda ce qu’ils faisaient. « Nous travaillons aux champs », répondirent-ils, et ils lui montrèrent leurs mains calleuses. En les voyant si simples et si humbles, Domitien les renvoya [247].

S’il est vrai que les petits-enfants tiennent de leurs grands-parents, c’est donc qu’avant de dire : « Voyez les lis des champs, comment ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent », Jésus avait travaillé lui-même.

 

        J’ai souffert avec les malheureux

        J’ai eu soif avec les assoiffés

        J’ai eu faim avec les affamés [248],

 

et il a travaillé avec ceux qui travaillent ; en cela, comme en tout, il est notre Frère.

 

 

XV

 

« Qui n’enseigne pas un métier à son fils, lui enseigne le vol », cette parole des rabbis, le charpentier Joseph aurait pu se la rappeler en commençant à apprendre son métier à son fils [249]. Marc appelle Jésus « charpentier » (6, 3) et Matthieu « fils du charpentier » (13, 55), soit parce que Jésus a délaissé de bonne heure le métier de son père, soit parce que déjà Matthieu doute que le Fils de Dieu ait pu être charpentier.

Le mot grec τεχτων, l’araméen naggar, signifie à la fois et le « charpentier » et le « menuisier » et le « maçon » : « maître constructeur », comme nous dirions [250]. Ainsi dans le « Protévangile de Jacques », Joseph construit des maisons [251].

« Jésus fabriquait des charrues et des jougs », dit Justin Martyr, rapportant un témoignage vraisemblablement très ancien et venant de source inconnue, mais que la précision et le menu du trait nous font croire authentique [252].

D’après la légende que nous a conservée le gnostique Justin, Jésus adolescent « faisait paître les brebis à Nazareth » [253].

Dans cette diversité de témoignages, il n’y a pas de contradiction : Jésus aurait pu être à la fois berger, menuisier, maçon, charron, suivant son âge et la nécessité, mais tous les témoignages sont d’accord sur l’essentiel : il mangeait son pain à la sueur de son front « comme tous les hommes, fils d’Adam ».

 

 

XVI

 

Le travail est une bénédiction de Dieu ? Non : sa malédiction. « La terre sera maudite à cause de toi, dit le Seigneur à Adam, tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été tiré » (Gen., 3, 17-19).

Le tourment du travail maudit est lié au tourment de l’inégalité, à la haine réciproque de l’affamé et du repu. Ce double tourment est exprimé dans l’Évangile comme jamais il ne le fut ; ces deux « problèmes sociaux », pour parler notre langage platement impie, sont soulevés dans l’Évangile de toute leur hauteur, de la terre jusqu’au ciel. C’est là seulement que l’asphodèle des prairies souterraines, la Pauvreté à l’odeur infernale, se métamorphose en un lis aux parfums édéniques. Nous aurons beau l’oublier, un jour viendra où nous nous souviendrons. Ce qui est infiniment plus réel et plus terrible pour nous, ou plus désirable, c’est que ce que nous nommons « la révolution sociale » naquit avec l’Évangile et ne mourra qu’avec lui.

 

Heureux les pauvres, car le royaume des cieux est à eux (Mt., 5, 3).

 

Sommes-nous capables de comprendre cette parole ? C’est de cela peut-être que dans notre Europe jadis chrétienne dépend, aujourd’hui plus que jamais, le salut de l’humanité.

 

 

XVII

 

Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père (Mt., 11, 27).

 

Voilà ce qu’il ne faut pas oublier non seulement en parlant de la personne divine, mais aussi de la personne humaine du Christ. Si un voile que nul, sauf lui-même, n’a jamais pu soulever recouvre sa vie publique, un voile d’autant plus épais recouvre sa vie cachée – les jours pendant lesquels le Christ naît en Jésus : lui seul a prononcé dans sa vie publique quelques paroles qui jettent sur ces jours un peu de lumière ; seules ses propres paroles nous apprennent sur sa vie cachée des choses inconcevables pour nous, incroyables, donc vraies, comme le veut la loi générale qui s’applique à tout ce que nous savons de lui : plus c’est incroyable plus c’est vrai.

 

 

XVIII

 

Moi et le Père, nous sommes un (Jn., 10, 30),

 

voilà ce qu’il y a en lui de plus incroyable et de plus vrai. Cela, jamais aucun homme avant lui ne l’avait dit ainsi, et après lui, personne ne le dira plus jamais ainsi : dans cet amour du Fils pour le Père, l’Homme Jésus est Unique.

Il apprend à parler sur les genoux de sa Mère ; mais ce n’est pas d’elle, ni d’aucune autre personne humaine qu’il apprit à aimer le Père : il l’aime aussi naturellement qu’il respire. « Abba, Père », il a balbutié ce mot avant d’avoir conscience de lui-même. Chez lui le sentiment du Père est aussi primordial que chez les autres hommes le sentiment de leur propre « moi » ; il dit : « Père », comme nous disons : « Je ».

Un seul homme sur terre – Jésus – a aimé Dieu, parce que lui seul connaissait Dieu.

 

Père juste ! Le monde ne t’a pas connu ; mais moi, je t’ai connu (Jn., 17, 25).

 

Lui seul, l’Unique, aime-connaît le Père. Les hommes appellent Dieu « Père », mais entre leur accent et le sien il y a autant de différence qu’entre le mot « feu » et le feu.

Personne n’a accompli le premier commandement : « aime Dieu » ; jamais personne n’a aimé Dieu : pour aimer il faut connaître ; or, personne ne connaît, ne voit Dieu. Voir Dieu, c’est, pour tous les hommes, mourir ; pour le Fils seul, voir Dieu, c’est vivre. « Où irais-je loin de ton Esprit, où fuirais-je loin de ta face ? » (Ps., 139, 7). Les hommes fuient Dieu ; Jésus va vers lui comme un Fils vers le Père.

Avant lui toute la pitié n’est que la « crainte de Dieu ». Mais la crainte n’est pas l’amour ; on ne peut aimer en craignant, comme on ne peut se réchauffer en gelant.

« Il n’y a point de crainte dans l’amour, mais l’amour parfait bannit la crainte ; car la crainte s’accompagne de peine (I Jn., 4, 18). Tout le monde maintenant le comprend, mais avant Jésus, personne ne s’en doutait. Jésus n’a pas la crainte de Dieu : le Fils aime le Père sans crainte.

« Voici un lieu près de moi ; tu te tiendras sur ce rocher ; et il arrivera que quand ma gloire passera, je te mettrai dans le creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne peut être vue », dit l’Éternel à Moïse (Ex., 33, 21-23). Un seul homme, Jésus, a vu Dieu face à face.

 

 

XIX

 

Les poissons des cavernes, privés d’yeux, ne savent pas ce qu’est la lumière ; les hommes ne savent pas davantage ce qu’est Dieu ; un seul poisson eut des yeux pour voir la lumière, l’Homme Jésus.

Les plantes aussi voient la lumière puisqu’elles se tendent vers elle, tournent leurs feuilles vers le soleil et ouvrent leurs fleurs. Mais entre les deux vues, l’animale et la végétale, il y a moins de différence, parce que quantitative et non qualitative, qu’entre les deux connaissances, celle que les hommes ont de Dieu et celle que le Fils a du Père.

 

 

XX

 

Jésus ne dit jamais : « J’aime Dieu », le Fils ne parle pas de son amour pour le Père, parce qu’Il est l’Amour lui-même.

« Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. » – « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! Celui qui m’a vu, a vu le Père » (Jn., 14, 8-9). Cela aucun homme ne l’a dit et ne le dira.

Jamais il n’appelle son Père « Dieu » et jamais il ne dit aux hommes : « notre Père », mais toujours « mon » ou « votre », parce qu’il est le seul Fils, l’Unique.

Les hommes sentent en Dieu le Créateur et en eux-mêmes les créatures : un seul homme, Jésus, a le sentiment d’être né et non d’avoir été créé. Pour lui le monde se partage en deux ; d’un côté toute l’humanité ; de l’autre lui seul avec le Père.

 

 

XXI

 

La naissance, cette chute terrible du ciel sur la terre, semble chez les hommes avoir détruit la mémoire ; lui seul l’a conservée. Ce qu’il a été avant sa naissance et ce qu’il sera après sa mort dans le sein de son Père, il en garde la « connaissance-souvenir » (l’anamnésis de Platon).

« Avant qu’Abraham ne fût, Je suis » (Jn., 8, 58), cela est pour lui aussi simple, aussi naturel que pour nous le mot « hier ». Dans ce sentiment de « préexistence » au monde il est, comme en tout, unique.

Il vit dans deux mondes en même temps : dans celui-là et dans celui-ci. « Je suis issu du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je vais auprès du Père » (Jn., 16, 28). Pour lui l’autre monde n’est pas la nuit noire, comme pour nous, mais un crépuscule transparent ; il est presque comme celui-ci. Jésus se souvient du ciel comme l’exilé se souvient d’une patrie, non pas lointaine, mais proche, et quittée de la veille.

Il sait, se rappelle tout ce qui fut et ce qui sera, mais il ne peut le dire aux hommes ; il endure le supplice du mutisme éternel, de l’incommunicabilité. « Ô race incrédule, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand vous supporterai-je ? » (Mc., 9, 19). Il aime les hommes comme jamais personne ne les a aimés, et il est seul parmi eux comme personne ne le fut jamais.

 

 

XXII

 

Dans l’éternité le Fils est consubstantiel au Père (le Consubstantialis du symbole de Chalcédoine), tandis que dans le temps – s’il est vrai, comme le dit saint Ignace Théophore, que « Jésus est né réellement homme », que, comme le dit Justin Martyr, « il grandissait comme le commun des hommes », et que, comme le rapporte saint Luc, « il grandissait et se fortifiait en esprit, se remplissant de sagesse » – l’Être divin en croissant dans l’être humain, en s’élevant des sombres profondeurs de ce que nous appelons l’« inconscient », la conscience subliminale, ne pénètre que progressivement dans la conscience de l’Homme Jésus ; il s’empare lentement de lui, l’emplit comme la lumière et la chaleur du ciel emplissent le fruit transparent en train de mûrir. Ainsi le Christ naît en Jésus.

D’année en année, de jour en jour, de plus en plus clairement, il entend dans toutes les voix de la terre et du ciel, dans le bruit du vent, dans le bruit des eaux, dans les grondements du tonnerre et dans le silence des nuits étoilées, la voix du Père : « Tu es mon Fils bien-aimé. » Mais si progressive que soit cette naissance – ce « souvenir-connaissance » de l’éternité dans le temps – il y eut sans doute une minute où soudain il connut tout, et répondit au Père : « Me voici. »

C’est à cette minute que le Christ naquit en Jésus.

 

 

XXIII

 

Rappelons-nous la parole non notée du Seigneur : « J’ai été parmi vous avec des enfants et vous ne m’avez pas connu », et une autre parole, notée celle-ci : « Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » (Mt., 18, 3) ; rappelons-nous ces deux paroles pour comprendre l’Apocryphe, non pas l’Évangile faux, mais l’Évangile caché, conservé dans le livre des gnostiques valentiniens du IIIe siècle, Pistis Sophia, qui l’a probablement reçu d’un autre livre gnostique plus ancien, datant du milieu du IIe siècle, Genna Marias (la Nativité de Marie), lequel à son tour le tenait d’une source plus ancienne encore et ignorée de nous [254], celle-là même peut-être à laquelle a puisé Luc, le cœur de la Mère : « Marie conservait toutes ses paroles et les repassait dans son cœur » (Lc., 2, 19).

Rappelons-nous aussi que l’Esprit, Ruach, en hébreu, et Rucha, en araméen, langue natale de Jésus, est du féminin.

 

        Ma Mère, l’Esprit Saint,

 

dit Jésus dans l’« Évangile des Hébreux », le plus ancien des Évangiles non canoniques et le plus proche de nos synoptiques. Et dans le livre de la communauté judéo-chrétienne des Elkasaïtes (elkasaï), presque contemporain de l’Évangile de Jean (début du IIe siècle), l’Esprit Saint est appelé « Sœur du Fils de Dieu », tandis que dans l’Apocalypse de Jean, l’Église est « l’Épouse » du Christ : « L’Esprit et l’Épouse disent : Viens ! » (22, 17). Mère, Sœur, Épouse, trois en Une.

Pensons à tout cela en lisant l’« Apocryphe » de Pistis Sophia.

 

 

XXIV

 

La Vierge Marie, disait ainsi au Seigneur, après sa résurrection :

« ... Étant enfant, avant que l’Esprit ne soit descendu sur toi, tu te trouvais un jour avec Joseph à la vigne.

« Et l’Esprit, étant descendu des cieux et ayant pris ta forme, entra dans ma maison. Je ne l’ai pas reconnu et j’ai pensé que c’était toi.

« Et il me dit : « Où est mon frère Jésus ? Je veux le voir. »

« Et je fus troublée et crus qu’un fantôme (un démon) me tentait.

« Et, m’étant emparée de lui, je l’attachai au pied du lit, pour aller vous chercher. Et je vous trouvai à la vigne où Joseph travaillait.

« Et en entendant mes paroles à Joseph, tu les compris et en fus réjoui et dis : « Où est-il ? Je veux le voir. »

« Pour Joseph, en entendant tes paroles, il fut surpris. Et aussitôt nous partîmes et en rentrant à la maison, nous trouvâmes l’Esprit attaché au pied du lit.

« Et en vous regardant, Toi et Lui, nous voyions que vous vous ressembliez parfaitement.

« Et l’Esprit attaché se délivra et t’étreignit et te baisa et tu en fis de même.

« Et vous êtes devenus Un [255]. »

 

 

XXV

 

Le dessin malhabile d’un barbare ou d’un enfant dont le sacrilège innocent déforme un original inconnu, un très lointain souvenir peut-être, un songe reflétant une autre réalité si différente de la nôtre qu’on l’oublie en se réveillant, tel est cet Apocryphe.

L’Esprit sous l’aspect de cette petite fille « attachée au pied du lit » est pour nous, hommes « adultes », hommes « éclairés », un sacrilège d’une absurdité puérile ou barbare. Et pourtant l’Esprit-Animal, prenant la forme d’une Colombe, est-ce beaucoup plus sage ? Et toutes les représentations de Dieu sous les traits humains, toutes les paroles humaines prêtées à Dieu, ne sont-elles pas innocemment, involontairement sacrilèges ? Essayons donc de chercher, sans nous arrêter aux mots et aux images, ce qui se cache derrière eux. Avec notre cœur adulte nous n’y comprendrons rien ; mais si par un miracle nous pouvions retrouver notre cœur d’enfant, peut-être cette fleur surnaturelle qui s’était fanée sur la terre se ranimerait-elle en lui, comme aux rayons du soleil.

 

 

XXVI

 

« Les deux seront une seule chair », dit le premier Adam, et le second le répétera (Gen., 2, 24 ; Mt., 19, 5). Les deux furent un dans l’éternité et seront un dans le temps. Le royaume de Dieu arrivera :

 

        lorsque les deux seront un...

        que le masculin sera le féminin

        et qu’il n’y aura ni mâle, ni femelle.

 

        όταυ γένηταί τά δύο έν

        χαί τό άρρευ μετά τες θεδείας

        ουτε αρρευ ούτε θηλυ [256].

 

 

Rappelons-nous cet « agraphon du Seigneur » et, peut-être comprendrons-nous alors pourquoi Lui et Elle, l’Époux et l’Épouse, le Frère et la Sœur, le Fils et la Mère « se ressemblent si parfaitement » qu’en les voyant ensemble il est impossible de les distinguer ; peut-être comprendrons-nous que c’est à l’instant où, dans un baiser d’amour céleste, Lui s’est uni à Elle, que le Christ naquit en Jésus.

 

 

XXVII

 

Un autre apocryphe, d’une puérilité ou d’une barbarie tout aussi sacrilège, s’est conservé chez le gnostique Justin et vient probablement du même livre, Genna Marias ; c’est peut-être un souvenir-vision aussi effroyablement lointain, un songe d’une profondeur insondable, trop différent de notre réalité pour qu’on se le rappelle en se réveillant.

 

... Aux jours du roi Hérode, Baruch fut encore une fois envoyé ici-bas, par Élohim. Étant venu à Nazareth, il y trouva Jésus, fils de Joseph et de Marie, jeune garçon de douze ans, occupé à garder des brebis. Il lui révéla, depuis les origines toute l’histoire d’Éden et d’Élohim, lui prédit les évènements futurs et lui parla ainsi : « Tous les prophètes qui t’ont précédé se sont laissé séduire. Tâche donc, Jésus, fils d’Homme, de ne pas te laisser corrompre, mais publie ces paroles devant les hommes et fais-leur connaître ce qui concerne le Père et le Bon. Monte ensuite vers Lui et assieds-toi à droite du Père de tous ». Jésus obéit à l’ange en disant : « Seigneur, je ferai tout cela. » [257]

 

Est-il besoin de dire où sont là le mensonge et le sacrilège ? Personne, pas même le plus lumineux des Esprits qui se tiennent devant Dieu, ne peut révéler au Fils la volonté du Père : le Père seul le peut.

Mais la vérité brille à travers le mensonge comme à travers la poussière et les toiles d’araignée brille un diamant dérobé à la couronne royale et longtemps abandonné dans une masure misérable : la révélation essentielle, décisive, eut lieu pour l’Homme Jésus en une année précise de sa vie – qui est pour Justin le Gnostique, comme pour saint Luc, la douzième (Lc., 2, 42-50, l’enfant Jésus au temple) et, peut-être même, en un jour, une heure, un instant déterminés [258].

C’est lentement, très lentement, que l’orage s’amasse dans le ciel, mais l’éclair luit subitement ; ainsi chez l’Homme Jésus les yeux intérieurs du cœur s’ouvrirent lentement, mais une fois ouverts, ils virent subitement.

 

 

XXVIII

 

I

 

« Il se retirait dans les déserts et il priait » (Lc., 5, 16). – « Il alla sur la montagne, pour prier à l’écart ; et, le soir étant venu, il était là seul » (Mt., 14, 13). – « Le lendemain il sortit et s’en alla dans un lieu écarté ; et il y priait » (Mc., 1, 35). – « En ce temps-là, Jésus alla sur la montagne pour prier ; et il passa toute la nuit à prier Dieu » (Lc., 6, 12).

Combien sont-elles, dans l’Évangile, ces prières sur la montagne ! Si pendant sa vie publique il s’en allait prier dans les déserts et sur la montagne, il est probable qu’il le faisait pendant sa vie cachée – peut-être déjà aux jours où, à Nazareth, jeune garçon de douze ans, il menait paître les brebis.

 

 

II

 

Et voici que dans notre cœur s’écrit malgré nous, à côté de l’Évangile manifeste, un évangile secret, non pas au sens moderne, mais au sens antique, éternel.

 

 

 

APOCRYPHE

 

1

 

Le Petit Berger de Nazareth conduit un troupeau de chèvres noires sur les chaumes des montagnes de Galilée.

La houlette paternelle en bois d’acacia blanc, légèrement noircie au milieu par les mains en sueur, est trop grande pour lui. Trop grandes aussi sont les vieilles sandales éculées, en feuilles de palmier – celles de son père sans doute – attachées à ses pieds nus et halés par des courroies usées dont l’une tient à peine et traîne sur le sol, l’enfant ne songeant jamais à la réparer. Un fichu de laine jadis bleu vif avec de petites raies jaunes, mais dont le soleil a depuis longtemps terni les couleurs, s’arrondit sur le haut de sa tête, serré par un cordon, et retombe sur le dos en longs plis droits. C’est la coiffure que les bergers portent depuis des temps immémoriaux, depuis les jours d’Abraham peut-être, le temps où les Premiers pasteurs nomades vinrent de Sennaar à Chanaan.

Tissée entièrement par Myriam, l’habile fileuse, une tunique blanche en pur lin de Galilée, courte et sans couture, descend à peine au-dessous des genoux : dans le bas, pour conjurer le mauvais sort, la fièvre et les morsures de serpent, est brodé en laine jaune, bleue et rouge, un verset d’un Psaume de David :

 

        Aucun mal ne t’atteindra ;

        Aucun fléau n’approchera de ta tente,

        Car il ordonnera à ses anges

        De te garder dans toutes tes entreprises.

        Ils te porteront sur leurs mains,

        De peur que ton pied ne heurte

        Contre une pierre [259].

 

Le visage du pâtre était celui de tous les jeunes garçons de douze ans, simple, ordinaire, pareil à tous les visages humains, avec seulement une douceur qu’on ne rencontre pas ailleurs, et des yeux tels que les plus intelligents de ses camarades d’école de Nazareth avaient toujours envie de l’interroger et n’osaient pas ; les meilleurs auraient voulu lui dire qu’ils l’aimaient et n’osaient pas davantage ; les méchants se moquaient de lui, l’injuriaient, l’appelaient « possédé », « louveteau », « roitelet » (ils savaient qu’il était de la race de David) ou bien, simplement « fils de Myriam », en ajoutant un mot qu’il ne comprenait pas ; plus tard seulement il sut que c’était une injure à l’adresse de sa mère parce qu’on prétendait qu’elle ne l’avait pas eu de Joseph. Et deux des plus mauvais lui jetaient des pierres, si bien que le maître d’école dut un jour leur tirer les oreilles et les menacer, s’ils ne cessaient pas, de les chasser de l’école. Ils cessèrent de lancer des pierres, mais depuis ce temps ils le regardaient méchamment, en silence, comme s’ils voulaient le tuer.

Il savait lui-même quelle impression faisaient ses yeux et il les baissait devant les gens, les cachant sous ses cils aussi longs que ceux d’une petite fille.

 

 

2

 

Par un matin doux et brumeux, où le soleil pâle, presque lunaire, éclairait un ciel aussi pâle et aussi lunaire, le Petit Berger, poussant devant lui son troupeau de chèvres noires, monta sur le plateau de la colline de Nazareth où les anémones, rouges sous la verdure sombre des bruyères, jaillirent à ses pieds comme du sang – « le sang de qui ? » se demanda-t-il comme toutes les fois qu’il voyait ces fleurs.

Ici, en haut, tout était silence, mais de la ville cachée par les collines parvenaient l’aboiement des chiens, le braiement des ânes, le grincement des charrettes, le bruit humide des battoirs frappant le linge, et ces bruits souillaient le silence.

Il regarda de quatre côtés comme un oiseau cherchant où prendre son essor : vers le nord où sur le ciel blanc, on voyait scintiller faiblement l’argent lunaire de l’Hermon à la tête neigeuse semblable dans sa majesté indicible à celle du Vieux de Jours ; vers l’orient où les rangs des collines aux pentes onduleuses semblaient tomber en un abîme invisible – la vallée au lac de Génésareth ; vers le sud où jaunissait à perte de vue la mer dorée des moissons de Jezréel ; vers l’ouest, où la vraie mer blanchissait, aérienne, comme un second ciel qui s’enfoncerait sous la terre.

Il choisit la direction du nord, vers les collines de Zabulon et de Nephtali, où sont les pâturages montagneux les plus déserts.

 

 

3

 

Il appela ses chèvres qui le suivirent docilement, comme si elles savaient où elles allaient, et d’un pas rapide, comme s’il fuyait la poursuite invisible des bruits humains, il descendit dans une profonde vallée, du côté opposé à Nazareth ; puis il remonta, pour redescendre encore, et ainsi, de colline en colline, de vallée en vallée, il allait loin, toujours plus loin des hommes, se protégeant contre eux par des collines comme par des murs.

Les collines devenaient plus hautes, toujours plus hautes ; les vallées, plus profondes, toujours plus profondes ; les herbes plus vertes, les fleurs plus embaumées ; au creux humide des vallées où bruissaient, invisibles sous les herbes, les eaux des sources montagneuses, les marguerites blanches, les tulipes d’un jaune rouge, les clochettes mauves poussaient dru comme dans les jardins, tandis que les pentes pierreuses et sèches des collines se couvraient de lin rose sauvage et de très hautes ombellifères, aussi grandes que le Petit Berger ; et la dentelle transparente de leurs fleurs blanches jetait sur le lin rose des ombres d’un bleu de lune. Des collines entières disparaissaient sous ces plantes, si bien que de loin il semblait qu’un voile nuptial d’une blancheur transparente fût jeté sur la terre comme sur le visage rose de pudeur d’une jeune épousée.

Les chèvres le suivaient toujours aussi docilement, comme si elles savaient où il les conduisait, et voulaient elles-mêmes y aller. Peut-être, les humbles bêtes et les plantes et les eaux et la terre et le ciel en savaient-ils sur lui plus que n’en savaient les hommes. De temps en temps seulement, tout en marchant, les chèvres broutaient avidement les herbes grasses au fond des vallées et, sans s’arrêter, poursuivaient leur chemin. Se serrant sur le sentier étroit, entre les rochers, leur longue file se déroulait sur le lin rose, comme un chapelet noir, tantôt montant, tantôt descendant. Un petit chevreau, resté en arrière, bêlait plaintivement. Le Petit Berger le prit dans ses bras et la mère marcha à côté, en fixant sur le Petit Berger, comme pour le remercier, le regard intelligent de ses yeux d’un jaune transparent.

 

 

4

 

Plus loin, toujours plus loin ; plus de silence, toujours plus de silence, toujours plus près du Père ; toujours plus de solitude dans le désert de Dieu. Il semble qu’ici jamais le pied humain ne se soit posé, que jamais le silence n’y ait été troublé par une voix humaine. Pas une herbe qui remue, pas une clochette qui frémisse sur sa tige. Une alouette se mit à chanter, mais elle se tut, comme si elle comprenait qu’il ne fallait pas rompre le silence ; une cigale crissa dans l’herbe et se tut aussi ; une abeille bourdonna sourdement dans l’air, le son mourut au loin, comme celui d’une corde qui se brise sur un luth, et tout devint plus silencieux encore. Jamais encore, semble-t-il, il n’y avait eu sur terre un tel silence et il n’y en aura plus ; il n’y en eut de tel qu’au premier paradis et il n’y en aura de tel qu’au second – au royaume de Dieu.

 

 

5

 

Après les collines commencèrent les montagnes qui s’élevaient en pente très douce. Le lin rose et les ombellifères disparurent, il n’y eut plus sur le rocher nu que de la mousse grise et du lichen jaune. Les premiers petits chênes et les pins se montrèrent, d’abord bas et tordus, puis de plus en plus hauts, de plus en plus élancés, et enfin se dressa le majestueux cèdre du Liban dont les branches abritent les nids d’aigles.

Les lointains s’éclaircirent, les brumes se dissipèrent. Le ciel restait encore d’un blanc nuageux, mais déjà de place en place du bleu apparaissait à travers du blanc. On respirait plus facilement ; on sentait la fraîcheur montagneuse – l’odeur de muguet de la neige qui fondait. En bas, c’était déjà l’été, la jeune épousée ; ici c’était encore le printemps, la fillette de douze ans.

Brusquement les rochers se desserrèrent comme si une étroite porte s’était ouverte sur une large prairie, couverte d’une herbe nouvelle abreuvée d’eaux neigeuses, courte, unie, douce comme un duvet d’un vert émeraude, où pointaient quelques pâquerettes roses comme un visage d’enfant qui s’éveille et des boutons d’or jaune pâle.

Vers le nord, la prairie était coupée net, comme avec un couteau, par un trait séparant les herbes vertes de la masse continue du granit gris sombre, qui à son tour s’élevait doucement vers une autre coupure, proche et dessinée tout aussi nettement en noir sur un ciel blanc, – le bord abrupt de la montagne.

D’elles-mêmes les chèvres s’arrêtèrent dans la prairie, comme elles avaient jusqu’alors marché d’elles-mêmes, sachant peut-être que le chemin se terminait là et que le Petit Berger ne les conduirait pas plus loin : sans doute venaient-elles souvent ici, et aimaient-elles, autant que Lui, cet endroit.

Aussitôt elles s’éparpillèrent sur le pré et se mirent à brouter, enfonçant avidement leurs museaux dans l’herbe printanière des montagnes plus tendre que l’herbe estivale des vallées.

 

 

6

 

À cette montagne, consacrée à l’antique dieu cananéen Cinyre, l’Adonis grec (Adonis, Adonaï, signifie « Seigneur »), on avait donné le nom de Cinnor – la harpe d’or des rois et des prêtres juifs sur laquelle on jouait le chant à Adonaï, Seigneur d’Israël. Peut-être cette montagne s’appelait-elle ainsi, parce que pendant les orages d’été qui viennent du Liban, elle répondait aux tonnerres célestes, vibrant tout entière comme une harpe d’or, sous les cordes de la pluie dorées par le soleil.

C’est là que depuis des temps immémoriaux, antérieurs peut-être à Abraham, se célébraient les mystères du dieu Cinyre-Adonis : les pères sacrifiaient sur la terre leurs enfants comme au ciel le Père avait sacrifié son Fils ; né homme, le dieu Cinyre-Adonis, pauvre berger galiléen, souffrit pour les hommes, mourut, ressuscita et redevint un dieu.

On célébrait encore ces mystères sur les champs de Megiddo qu’on apercevait de la colline de Nazareth, au bout de la plaine de Jezréel ; on y chantait toujours le chant funèbre du dieu Cinyre-Adonis notée par le prophète Zacharie. Et les bergers galiléens, depuis les champs de Megiddo jusqu’au lac de Cinyreth- Génésareth (tout le pays retentissait du nom du dieu), chantaient le chant de Cinyre sur un cinnor de roseau, car, disaient-ils, le dieu-berger, ayant entendu le vent gémir dans les roseaux, avait inventé non point une harpe d’or, mais une pauvre flûte de pasteur. Un vieux berger, surnommé « le Païen », parce qu’il mêlait dans ses veines les deux sangs, juif et hellène, comme il confondait dans son cœur les deux dieux, Adonaï et Adonis, avait raconté cette vieille fable au Petit Berger, un jour qu’ils étaient assis tous deux sur le plateau de la colline de Nazareth ; lui montrant les fleurs rouges qui dans le feu du couchant avaient jailli à ses pieds, comme du sang sur les bruyères vert sombre, il avait dit : « C’est le sang du dieu ! »

Le Petit Berger ne crut point le conte ; il savait qu’il n’y avait qu’un Dieu – le Seigneur d’Israël. Il se leva et s’éloigna du Païen. « Retire-toi, Satan », lui dit-il dans son cœur. « Non ce sang n’est pas celui du dieu Cinyre, pensa-t-il alors pour la première fois en regardant les fleurs rouges – mais de qui ? Et que signifie : le Père a sacrifié son Fils ? »

 

 

7

 

Et c’était encore à cela qu’il réfléchissait, assis sur une pierre, près du pâturage vert, sur le mont Cinnor. Ici, sur la montagne, le silence était encore plus profond que dans les vallées. On eût dit que sur la terre comme au ciel, toute créature suspendant son souffle écoutait, attendait.

Le Petit Berger retira d’un sac de cuir qui pendait à travers son épaule un cinnor de roseau et se mit à jouer la lamentation du dieu Cinyre.

 

    Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé,

    Et ils sangloteront sur lui comme sur un fils unique,

    Et ils s’affligeront comme on s’afflige du premier-né,

    Une grande lamentation s’élèvera à Jérusalem

    Comme la lamentation d’Adonis Cinyre sur les

    champs de Megiddo et toute la terre sanglotera [260].

 

 

8

 

Le chant fini, il ferma les yeux, et baissa ses paupières si lourdes qu’il crut ne pouvoir jamais les relever.

Et de nouveau, ce fut le silence d’un de ces midis sans souffle où l’homme, s’entendant soudain appeler par son nom, s’enfuit, en proie à une terreur surhumaine, n’importe où, pour voir seulement un visage humain, entendre une voix humaine, ne pas rester seul dans le silence. Mais le Petit Berger, s’il avait entendu cet appel, n’aurait pas fui ; au contraire, il serait allé vers lui, comme le fils se rend à l’appel du père.

Il ouvrit lentement ses paupières alourdies, se leva et, gravissant la pente granitique de la montagne, se dirigea vers le dernier trait qui, près de là, se découpait en noir sur le ciel blanc.

Et tout en marchant, il jouait sur le chalumeau le chant de David, son père :

 

        L’Éternel est mon berger ;

        Je n’aurai point de disette.

        Il me fait reposer dans de verts pâturages ;

        Il me mène le long des eaux tranquilles.

Même si je marchais dans la vallée de l’ombre de la mort, Je ne craindrai aucun mal !

        Tu es avec moi ;

        C’est ton bâton et ta houlette

        qui me consolent [261].

 

 

9

 

Il s’approcha du trait noir, le dernier, tout au bord de la montagne, – une muraille de granit qui tombait à pic dans un abîme. Se tordant au plus profond du précipice, le mince serpent blanc d’un torrent écumait et grondait ; mais ici, sur la hauteur, pas un son ne parvenait. Les montagnes bleues s’élevaient doucement comme des vagues, l’une après l’autre, et de plus en plus pâles, vers les forêts impénétrables des pentes du Liban, et au-dessus d’elles se dressait, dans sa majesté indicible, la tête blanche de l’Hermon neigeux, le Premier-né d’entre les monts, semblable au Vieux des jours.

Le point suprême du Cinnor, une saillie rocheuse, suspendue au-dessus du précipice, s’appelait le trône de Cinyre. Là se trouvait un tas de pierres qui jadis avait été peut-être un autel du dieu ; l’une d’elles portait cette inscription à demi effacée :

 

                Le père a sacrifié son fils.

 

Le Petit Berger s’approcha tout au bord de l’abîme et se mit à genoux. Dans le ciel blanc s’ouvrit une lucarne bleue et un rayon de soleil tomba sur la face du Jeune Berger, tandis qu’un autre rayon, par une autre fente, illuminait l’Hermon neigeux : la Face indicible étincela dans les neiges, d’un éclat de diamant blanc, et un souffle frais, qui semblait venir de l’au-delà, passa sur le visage du Petit Berger. Lentement il leva les yeux et vit dans le ciel une autre Face, celle devant qui fuiront un jour la terre et le ciel sans pouvoir trouver de place.

Et il y eut sur la terre et au ciel un tel silence que si un autre que le Petit Berger s’était trouvé alors sur la montagne et avait pu supporter ce silence sans fuir en proie à une terreur surhumaine, il aurait peut-être compris, comme le comprenait déjà l’humble créature – la bête, la plante, l’eau, la terre et le ciel, – que ce silence venait de lui, le Plus Doux, et il aurait vu la tête du Petit Berger nimbée d’une auréole devant laquelle la lumière du soleil n’était que ténèbres.

 

 

 

 

 

III

 

LES JOURNÉES DE NAZARETH

 

 

I

 

« JÉSUS n’était pas chrétien, mais Juif », dit un grand historien, ancien chrétien [262]. « Jésus était juif et le resta jusqu’à son dernier souffle », dit un petit historien, Juif authentique [263]. Certes, ce n’est là qu’un paradoxe. S’il n’y a aucun lien entre le Christ et le christianisme, d’où vient celui-ci et où le placer dans l’histoire universelle ? Le Fils de l’homme – Fils d’Israël – n’unit-il pas en lui, comme le cygne, les deux éléments, la terre et l’eau – la terre du judaïsme et l’eau de l’universalité ?

Qu’est-ce qu’un « paradoxe » ? Une vérité parfois si surprenante (paradoxos signifie : effrayant, étonnant), si invraisemblable qu’elle a l’air d’un mensonge. Or, ce n’est qu’en ce langage « paradoxal » que nous pouvons exprimer bien des choses de l’Évangile, parce que l’Évangile lui-même est le Paradoxe par excellence, une vérité trop étonnante et trop invraisemblable pour nous.

 

 

II

 

N’y a-t-il pas, en effet, dans le visage vivant de Jésus, quelque chose d’authentique non seulement historiquement, mais encore religieusement, que les chrétiens « baptisés » sont incapables de comprendre et même de voir en Lui, tandis que les Juifs « circoncis » l’aperçoivent immédiatement, tout en le comprenant encore moins que les chrétiens ?

« Qui est-il ? » Quelle est, à cette question, la première réponse qui vient à l’esprit, la première impression visuelle de ceux qui l’ont vu face à face, sinon : « C’est un Juif, un circoncis » ?

Le sang de la circoncision marque l’homme d’une empreinte plus ineffaçable que l’eau du baptême, – hélas ! pour nous aussi, chrétiens, ce n’est pas là un paradoxe, mais le résultat de notre propre existence religieuse. Il est plus aisé de connaître un chrétien en oubliant qu’il a été baptisé, qu’un Juif en oubliant qu’il a été circoncis.

Nous oublions toujours que Jésus est un Juif, et cependant ce n’est pas sans raison qu’un pur Hellène, un païen de la veille, Luc, nous le rappelle avec tant d’insistance et d’obstination : « Quand fut arrivé le huitième jour où l’on devait circoncire l’enfant selon la loi de Moïse, ils portèrent l’enfant au temple pour le présenter au Seigneur, ainsi qu’il est écrit dans la loi du Seigneur » (2, 21-24).

Qu’est-ce que cela signifie ? Les Juifs ont évidemment raison à leur manière, lorsqu’ils disent que Jésus avait non seulement transgressé, mais détruit, aboli la Loi. Les sacrifices, les purifications, le sabbat, la circoncision, où retrouve-t-on dans le christianisme tous ces piliers de la Loi ? « L’ancien est près d’être aboli », dit Paul et il fait ce qu’il dit : il abolit l’Ancien Testament par le Nouveau.

 

 

III

 

Et pourtant, voici : « Je suis venu pour accomplir la Loi ». Accomplir en détruisant, c’est encore un « paradoxe », non plus de l’Évangile, mais de Jésus lui-même. Pour « accomplir la Loi » en la détruisant, il lui fallait agir, non point du dehors, violemment, mais en dedans, naturellement, comme une graine qui en croissant détruit son enveloppe afin de donner beaucoup de fruits et accomplir ainsi la loi intérieure de la vie. Or, pour cela, il fallait assumer la Loi extérieure, y pénétrer entièrement, être par sa naissance non seulement un homme, mais encore un véritable fils d’Israël, « le Juif des Juifs, le Circoncis des circoncis », accomplir en soi-même le mystère du Père avant celui du Fils.

C’est avec trop de facilité et trop peu de sang que nous tranchons le lien qui unit l’homme Jésus à Israël, oubliant combien il touchait à son cœur et combien sa rupture – la croix peut-être de toute sa vie cachée – lui fut mortellement douloureuse.

En ce sens, le paradoxe : le Christ n’est pas un chrétien, est une invraisemblable vérité.

 

 

IV

 

« Il aimait trop Israël, ύηερηγάπεεν », selon la parole merveilleusement profonde de l’épître de Barnabé [264]. Nous le comprendrions si nous étions capables de comprendre que de même que jamais il n’y eut et il n’y aura d’homme semblable à lui, jamais il n’y eut et il n’y aura de peuple semblable à Israël ; comme lui, son peuple est unique. Jésus ne pouvait naître qu’en Israël ; il est vrai aussi qu’il ne pouvait être tué qu’en Israël ; peut-être les autres peuples ne l’auraient-ils pas tué, mais c’est qu’ils ne l’auraient même pas reconnu, tandis que celui-ci le reconnut aussitôt, ne fut-ce que comme le reconnut le possédé : « Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? » (Mc., 1, 24).

Israël « au cou raide » aura beau renier Dieu ; il est tout entier en Dieu, comme le poisson dans l’eau. Le premier parmi les peuples, il a prié et appris les prières aux autres peuples. Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il n’y aura jamais de prières plus belles que les Psaumes.

C’est cet air de prière que respira Jésus de son premier à son dernier soupir, depuis l’« Abba » à son berceau jusqu’au « Sabachtani » sur la croix.

 

 

V

 

Vers six ans, il commença sans doute à fréquenter, comme tous les enfants, l’école, beth-hasepher, attenant à la synagogue de Nazareth [265]. Assis par terre autour du rouleau de la Loi – qu’on lisait des quatre côtés – les enfants en un concert de voix grêles répétaient après leur maître, hassan, un même verset des Écritures jusqu’à ce qu’ils l’eussent appris par cœur [266]. Le petit Jeschua mêlait à ce concert sa mince voix d’enfant.

Dès l’âge de douze ans, il se rendait avec les grandes personnes à la synagogue, la « maison commune », Keneseth, pour y prier, écouter la prédication araméenne et la lecture en araméen des Écritures, le targum.

L’intérieur de la synagogue était très simple : une grande pièce aux murs unis nus et blancs, avec une double rangée de colonnes, des bancs de bois pour les fidèles et une haute estrade de pierre, arona, tabuta, orientée vers le temple de Jérusalem, c’est-à-dire, à Nazareth, directement au midi. La porte, derrière le tabuta, était également tournée vers le midi et, la plupart du temps, restait ouverte pour donner de la lumière. Sur la tabuta une petite armoire basse à deux portes, humble image de l’Arche d’Alliance, où l’on conservait les parchemins de la Loi, roulés sur deux bâtons ; devant l’armoire, une petite table haute sur pied avec un pupitre pour la lecture. Le lecteur se couvrait la tête d’un long voile de laine rayée, coiffure des nomades, pour rappeler qu’Israël, cheminant dans le désert du monde vers le royaume du Messie, est un éternel nomade [267].

Assis sur un banc, face au tabuta, le petit Jeschua pouvait, par la porte ouverte, voir, traversant la mer dorée des champs de Jezréel, son futur et suprême chemin menant à Jérusalem, au Golgotha.

 

 

VI

 

Il est probable qu’il étudiait aussi à la maison ces rouleaux de la Loi que l’on trouvait parfois dans les plus humbles demeures. Il ne semble pas avoir fréquenté les écoles de rabbins. Lui-même ne fut jamais un « rabbi d’Israël », au sens que l’on donnait à ce mot dans les écoles. « Comment cet homme connaît-il les Écritures, lui qui n’a pas étudié ? » disent avec étonnement les scribes de Jérusalem (Jn., 7, 15), sans doute parce qu’il a l’air non point d’un savant rabbi, mais d’un simple villageois, ’am-ha’arez, d’un berger ou d’un maçon, d’un « maître constructeur », naggar. Au champ, derrière la charrue, comme dans l’atelier, derrière l’établi, à la maison, pendant le souper, comme en voyage, sous la tente, partout et toujours, les hommes étudient la Loi et prient comme ils respirent ; ils remercient Dieu pour chaque bouchée de pain et chaque gorgée de vin. Et le petit Jeschua répétait probablement trois fois par jour : « Écoute, Israël, schema Iesreel », comme tous les Juifs l’avaient répété avant lui depuis mille ans et le répéteront encore deux mille ans après lui.

Il récitait aussi la prière aux dix-huit versets, Schemone Esre, sainte entre toutes, qui annonçait le règne prochain du Messie [268].

 

 

VII

 

La douce lumière des feux sabbatiques ; le goût sucré du vin pascal, mêlé d’herbes amères, dans le plat contenant la charoseth, la sauce de même couleur rougeâtre que l’argile de rivière avec laquelle Israël captif en Égypte fabriquait des briques ; le chant de libération, le hallel tonnant « qui brise les toits », tout cela est pour Jésus doux au cœur, saint, inoubliable [269].

« J’ai fort désiré de manger cette Pâques avec vous », dira-t-il à ses disciples pendant la nuit qui précédera sa mort (Lc., 22, 15). La Pâque terrestre a le goût du royaume céleste ; lorsqu’ils auront une fois goûté à cette douceur, ni l’homme, ni le fils de l’Homme ne l’oublieront plus jamais, non seulement sur cette terre, mais dans l’éternité. « Je ne la mangerai plus, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu » (Lc., 22, 16).

Voilà pourquoi Il « aimait trop » Israël et sera comme Roi d’Israël élevé sur la croix.

 

 

VIII

 

Les parents de Jésus allaient tous les ans à Jérusalem à la fête de Pâques.

Quand il eut atteint l’âge de douze ans, ils montèrent à Jérusalem, selon la coutume de la fête (Lc., 2, 41-42).

 

On pouvait aller en trois jours de Nazareth à Jérusalem par un chemin direct, en passant par la Samarie [270] ; mais comme les Samaritains, tenant les pèlerins galiléens pour « impurs », ne leur donnaient ni eau, ni feu, les insultaient, les frappaient et parfois même les tuaient, ceux-ci préféraient prendre une route détournée, plus pénible et dangereuse à cause des brigands, à travers les épaisses forêts et les montagnes de la Pérée.

Le soir du sixième jour, après avoir passé le Jourdain, on descendait dans la vallée de Jéricho, formée par une dépression profonde de la Mer Morte, torride dès le début de Nizan, le mois de Pâques, et toute imprégnée, comme un coffret d’aromates, du parfum des bosquets balsamiques : aussi avait-on donné à la ville qui s’élevait dans cette vallée le nom de Jéricho, la Parfumée [271].

Et le lendemain matin, pour monter à Jérusalem, on suivait un chemin de deux mille coudées, raide et sinueux, entre deux murs de rocs nus qui, empourprés par le manganèse, semblaient rouges de sang. Jésus enfant avait pu garder gravé dans son cour le nom fatidique de cette route, la « Montée de sang » [272].

 

 

IX

 

On marchait toute une journée, du matin au soir. Et soudain, à un brusque tournant de la route, près du village de Bethphagé, sur le mont des Oliviers, au-dessus de la vétuste et pauvre Jérusalem, avec ses étages de maisons aux toits plats, ramassée, grisâtre comme un nid de guêpes, surgissait, masse splendide d’or et de marbre blanc, le Temple, étincelant comme une montagne neigeuse sous le soleil.

 

                Hallel ! Hallel ! Hallelouïa !

                Nos pas s’arrêtent

                Dans tes portes, ô Jérusalem,

 

chantait le cœur des pèlerins, récitant le Cantique des degrés de David.

 

            Je lève mes yeux vers les montagnes :

            D’où me viendra le secours ?...

            Jérusalem est entourée de montagnes

            Et l’Éternel entoure son peuple,

            dès maintenant et à perpétuité.

            Que la paix soit sur Israël !

 

Le petit Jeschua devait mêler à ce cœur sa voix enfantine, en répétant de toute son âme le psaume de David, son père :

 

            Que tes demeures sont aimables,

            Ô Éternel des armées !

            Mon âme se consume, elle languit

            Après les parvis de l’Éternel,

            Mon cœur et ma chair font monter

            Leurs cris de joie vers le Dieu vivant.

            Le passereau même trouve bien un asile,

            et l’hirondelle un nid où elle met ses petits !...

            Tes autels, ô Éternel des armées,

            mon roi et mon Dieu !...

            Heureux ceux qui habitent dans ta maison,

            Car un jour dans tes parvis vaut mieux que mille ailleurs.

            Hallel ! Hallel ! Hallellouïa ! [273]

 

 

X

 

Les jours de la fête étant passés, comme ils s’en retournaient, l’enfant Jésus demeura à Jérusalem et ses parents ne s’en aperçurent point.

Pensant qu’il était avec leurs compagnons de route, ils marchèrent toute une journée, et ils le cherchaient parmi leurs parents et leurs amis.

Mais ne l’ayant pas trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour le chercher (Lc., 2, 43-45).

 

Pour oublier, perdre ainsi un fils aimé, un enfant de douze ans, dans une foule nombreuse, où pouvaient se trouver de méchantes gens, pour ne pas songer à lui une seule fois durant toute une journée, ne pas se demander : Où est-il ? que lui est-il arrivé ? il fallait que ses parents fussent habitués à ses fugues, résignés à le voir s’émanciper, s’échapper, et vivre d’une vie propre, indépendante, lointaine et incompréhensible. Bien des fois déjà il avait disparu et on l’avait retrouvé ; on le retrouverait cette fois encore.

Ils avaient terminé l’étape de la journée ; ils étaient donc descendus de Jérusalem à Jéricho, peut-être même avaient-ils traversé le Jourdain et commencé à gravir les montagnes de la Pérée, lorsque, après l’avoir cherché en vain, d’abord parmi leurs parents et leurs amis, puis, sans doute, pendant la première nuit, par tout le camp galiléen, ils comprirent enfin que cette fois-ci il ne s’agissait plus d’une de ses fugues habituelles : peut-être ne le retrouverait-on pas [274] ?

Qu’ont-ils dû ressentir, en retournant vers Jérusalem par la Montée du Sang, et là, dans la ville, en le cherchant par toutes les rues, en examinant les visages des passants avec une inquiétude et une angoisse grandissantes, espérant et désespérant à chaque instant de le revoir ? Comme la mère eut le cœur torturé, quelles larmes versèrent ses yeux durant ces trois jours – trois éternités, à la pensée qu’elle ne verrait plus jamais son Fils.

 

 

XI

 

Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et leur faisant des questions ; et tous ceux qui l’entendaient étaient ravis de son intelligence et de ses réponses (Lc., 2, 46-47).

 

Assis, selon l’usage des écoles, parmi le triple rang d’élèves, aux pieds des vieux sages d’Israël, sur le magnifique pavé de mosaïque en marbre de différentes couleurs, dans la synagogue des Pierres Taillées, Lischat Hagasit, à l’extrémité sud-est de la cour intérieure du temple, où se réunissaient quelquefois les membres du Sanhédrin, les célèbres docteurs et scribes de Jérusalem, l’enfant Jésus les écoutait ; il les interrogeait et leur répondait [275].

 

En le voyant, ils (Joseph et Marie) furent étonnés et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Voici que ton père et moi nous te cherchions, étant fort en peine. »

Et ils leur dit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être dans la maison de mon Père ? »

Mais eux ne comprirent pas ce qu’il leur disait (Lc., 2, 48-50).

 

Avouons-le franchement : pour notre cœur terrestre, ces premières paroles non terrestres que les hommes ont entendues de Lui, paraissent d’une insupportable cruauté : il s’en exhale comme le froid des espaces interplanétaires ; elles brûlent notre cœur humain d’une brûlure glaciale qui arrache la peau comme le fer froid saisi par une main nue.

Est-ce ainsi qu’un fils aimant répond à sa mère ? « Pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? » – « J’ai agi comme je le devais. » – « Nous te cherchions, étant fort en peine... » – « Votre peine n’est pas la mienne. » – « Voici ton père... » – « Ce n’est pas lui qui est mon père. » Pour n’être point ouvertement exprimé, mais seulement par allusions, ce n’en est peut-être que plus cruel.

Celui qui aima comme jamais encore personne n’avait aimé, pouvait-il ne pas comprendre, ne pas voir immédiatement au seul aspect de leur visage, le mal qu’il leur avait fait ? Alors comment ne s’est-il pas précipité vers eux, pour les étreindre, se serrer contre leur cœur, en pleurant et en demandant pardon, comme pleurent et implorent les petits enfants ?

À peine l’eurent-ils aperçu de loin et eurent-ils le temps de se réjouir, qu’ils virent dans son visage et dans ses yeux quelque chose qui les « étonna », les « effraya » : on eût dit qu’il en jaillissait, leur brûlant le cœur, cet éclair glacial, cette insupportable brûlure du fer froid saisi par une main nue.

 

 

XII

 

Et voici que de nouveau, dans notre cœur, s’écrit malgré nous un Évangile non pas faux, mais secret :

 

 

 

 

APOCRYPHE

 

1

 

Marie se souvint-elle à cet instant qu’un jour – à la tombée de la nuit – elle ne savait elle-même si elle dormait ou était éveillée, un petit garçon tout pareil à Jésus était entré dans sa maison. D’abord, ayant probablement mal vu son visage, elle le Prit Pour Jésus lui-même, mais dès qu’il eut demandé : « Où est mon frère Jésus ? Je veux le voir », elle comprit que ce n’était pas lui. Alors le petit garçon se transforma en une petite fille, et Marie, se croyant tentée par un fantôme, un double de Jésus, eut si peur qu’elle se débattit comme dans un cauchemar, folle de terreur. Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle attacha le garçon-fille au pied du lit et courut chercher Jésus pour les comparer et savoir lequel des deux était le vrai, mais ce fut en vain : ils étaient, lui et elle, parfaitement semblables l’un à l’autre. Puis, dans une étreinte, dans un baiser, les Deux devinrent Un.

Et voici que de nouveau, dans le crépuscule du soir qui emplit peut-être la synagogue des « Pierres taillées », elle cherche vainement à savoir qui il est. Le vrai n’aurait-il pas disparu, n’est-ce pas l’autre que l’on a retrouvé ? Et elle a peur, plus peur aujourd’hui, éveillée, que jadis, en rêve. Tout se confond, se brouille dans son esprit ; elle ne distingue pus le songe de la réalité. Elle ne comprend rien, ne se rappelle rien ; en voyant le regard étranger des yeux familiers, en entendant le son étranger de la voix familière, elle se sent devenir folle, non plus seulement de peur, mais de douleur.

« Et toi-même une épée te transpercera l’âme », lui avait dit une voix avant qu’il ne fût né. Mais elle ne savait pas alors qui lèverait le glaive : maintenant elle le sait : c’est son Fils.

« Celui qui ne hait pas son père et sa mère »... – le cœur de toute l’humanité, le cœur de la Terre-Mère, sera transpercé par ce glaive du Fils comme par un éclair glacial.

 

 

2

 

Il s’en alla avec eux et vint à Nazareth, et il leur était soumis. Et sa mère conservait toutes ses paroles dans son cœur.

Jésus croissait en sagesse, en stature et en grâce, devant Dieu et devant les hommes (Lc., 2, 51-52).

 

Cela fut et ne fut point, cela jaillit et s’éteignit comme un éclair ; il n’en resta que le souvenir confus que l’on garde d’un cauchemar lorsqu’on se réveille. Il est sorti pour un instant de sa soumission, puis il y est rentré ; il avait un instant grandi pour redevenir un petit enfant. Il semble que rien n’ait changé. Jour après jour, année après année, c’est toujours la même chose : l’enfant va à l’école, mêle sa jeune voix au chœur enfantin, répétant après le maître chaque verset de la Loi et celui-là aussi : « vénère ton Père et ta mère ». À la maison il apprend le métier de constructeur, maniant le marteau, enduisant d’argile les briques ; il mène aux pâturages galiléens le troupeau de chèvres noires et lorsqu’il en revient sa mère reconnaît de loin le son de sa flûte de berger qui joue la lamentation de Cinyre :

 

        Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé,

        Et ils se lamenteront sur lui

        Comme on se lamente sur un fils unique,

        Et s’affligeront comme on s’afflige sur un premier-né...

 

Elle fait un effort pour rassembler ses souvenirs. « C’est bien le même, c’est lui, le vrai », pense-t-elle en examinant son fils, et tout à coup elle a l’impression que ce n’est pas tout à fait le même, qu’il est imperceptiblement autre.

Et l’effroi lui brûle le cœur d’une brûlure glaciale.

 

 

3

 

Assis un jour dans le coin obscur de la Petite maison de Nazareth, il raccommodait à la lueur terne d’une veilleuse la courroie de ses sandalettes usées, et doucement, doucement, comme les abeilles d’automne bourdonnant au-dessus de la dernière fleur, il chantonnait un psaume de David, son père, le cantique de ceux qui montent la Montée de Sang.

 

    Éternel, mon cœur ne s’enfle pas d’orgueil.

    Je n’ai pas le regard altier.

    Je ne recherche pas les grandeurs,

    N’aspire pas aux choses inaccessibles,

    N’ai-je point contraint mon âme au calme et au silence

    Comme l’enfant qu’on éloigne du sein de sa mère ;

    Mon âme est en moi comme un enfant sevré [276].

 

Il y avait dans ce chant un tel accent de tristesse que la mère s’approcha de son fils et s’assit à côté de lui, appuya la tête de l’enfant contre sa poitrine et lui caressa doucement les cheveux ; elle aurait voulu lui dire quelque chose, mais ne trouvait pas de mots et resta silencieuse. Silencieux aussi, il leva les yeux vers elle, sourit, puis murmura comme dans sa toute première enfance, lorsqu’il ne savait pas encore parler :

– Ma !

Doucement il ferma les yeux ; ses Paupières s’abaissèrent si lourdement qu’elles semblaient ne devoir jamais se relever, et il s’endormit.

Et sa mère vit son visage resplendir d’un tel éclat que devant lui la lumière du soleil n’était que ténèbres. Et soudain tout ce qu’elle avait oublié lui revint à l’esprit : l’Ange aux vêtements blancs comme la neige, au visage éblouissant comme l’éclair :

 

            – Réjouis-toi, Pleine de grâce !

 

Et elle dit comme jadis :

 

             – Me voici, je suis la servante du Seigneur,

            Qu’il soit fait selon ta parole !

 

Et elle dit encore :

 

    Mon âme magnifie le Seigneur,

    Et mon esprit se réjouit en Dieu qui est mon sauveur,

    Parce qu’il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante.

    Et voici désormais tous les âges m’appelleront bienheureuse,

    Car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses.

 

Et ce ne fut plus l’éclair glacial de l’effroi, mais l’éclair enflammé de la joie qui lui transperça l’âme comme un glaive. Elle comprit soudain que son Fils l’aimait comme jamais personne n’avait aimé, et que le Tout-Puissant ferait pour elle de grandes choses. Il l’élèverait jusqu’à une hauteur où jamais personne n’avait atteint. Il ferait d’une servante terrestre la Reine Céleste, de sa mère la Mère de Dieu.

 

 

XIII

 

Les premières paroles du Seigneur sont d’une insupportable cruauté, pleines d’un amour qui semble de la haine. Cela est incroyable et par conséquent authentique, selon la loi générale de la critique évangélique : plus c’est incroyable, plus c’est authentique.

Luc nous donnera lui-même à entendre d’où il a pris ses paroles, ainsi que tout l’Apocryphe, l’Évangile non pas faux, mais « secret », de la Nativité et de l’Enfance du Seigneur :

 

Marie conservait toutes ces paroles et les repassait dans son cœur (2, 19).

 

Ceci est dit après le récit de la Nativité, et répété après les paroles incompréhensibles de Jésus au temple

 

Sa mère conservait toutes ces paroles dans son cœur (2, 51).

 

C’est dans ce verset, qui n’est certes pas sans intention répété deux fois, que Luc renferme tout l’Évangile de la Nativité et de l’Enfance comme une perle sertie dans une indestructible monture d’or : la mémoire de l’amour est de toutes la plus fidèle ; le cœur de la Mère se souvient impérissablement, parce qu’il aime infiniment.

Si tout l’Évangile de la vie publique du Seigneur n’est autre chose que les « Souvenirs » des Apôtres, dans le sens que nous donnons à l’expression « souvenirs historiques », tout l’Évangile de sa vie secrète n’est également autre chose que les « Souvenirs » de la mère de Jésus.

Et comment ne pas croire à un tel témoignage ?

 

 

XIV

 

Ce récit sur l’Enfant de douze ans, qui perce la nuit noire de la vie inconnue de Jésus inconnu d’un rayon de lumière éblouissante, est d’autant plus précieux pour nous qu’il confirme nos propres conjectures – l’Apocryphe qui s’inscrit malgré nous dans notre cour. La nuit s’illumina d’un trait de foudre, et nous vîmes que nous suivions le bon chemin, à la pâle lueur des éclairs – des reflets que sa vie publique rejette sur sa vie secrète ; nous avions deviné juste en pensant que pour Jésus c’est à Nazareth que commence la « Montée de Sang » qui conduit à Jérusalem, le Chemin de croix qui mène au Golgotha.

Mais après la soudaine lumière voici de nouveau, entre les deuxième et troisième chapitres, la nuit noire, un gouffre de silence, de trente ans chez Matthieu, de vingt ans chez Luc, une sorte de chute obscure dans l’amnésie. « Il était âgé de douze ans », – « il avait environ trente ans » (Lc., 2, 42 ; 3, 23). Mais de ce qui s’est passé entre ces deux points, pas un mot. Or, c’est précisément pendant ces années au cours desquelles tout homme atteint le midi de sa vie, la virilité, que le destin de l’Homme Jésus, et s’il est le Sauveur du monde, le destin de l’humanité, se décida tout entier pour les siècles des siècles.

Ce mystère resterait indéchiffrable pour nous si de nouveau sa vie publique ne projetait sur le passé trois rayons de lumière fulgurants.

Nous reviendrons plus tard sur l’un d’eux, la Tentation ; nous parlerons maintenant des deux autres.

 

 

XV

 

Les trois Synoptiques parlent de la rencontre de Jésus « avec les ennemis de l’homme, ses proches », qui eut lieu probablement à Capernaüm, l’un des premiers jours du ministère du Seigneur. Toutefois ni Luc, ni Matthieu n’osent dire l’essentiel ; tous deux le taisent, émoussent la pointe du « scandale ». Marc-Pierre est seul à oser ; sans doute a-t-il plus d’audace que les autres, parce qu’il a plus d’amour et de foi.

 

Jésus entra dans une maison avec ses disciples, et la foule s’y rassembla encore, de sorte qu’ils ne pouvaient même pas prendre leur repas.

Quand ses proches l’eurent appris, ils vinrent pour s’emparer de lui (χρατησα, mettre la main), car ils disaient qu’il était hors de lui, εξήστη (Mc., 3, 20-21).

 

« Il était tombé dans la fureur, in furorem versus est », dit la traduction un peu rude, mais forte et exacte de la Vulgate. « Il a perdu la raison », dirions-nous. Ce que cela veut dire, nous le saurons par ce qui se passe là même, autour de la maison, dans cette foule agitée d’une avide et vaine curiosité.

 

Les scribes, descendus de Jérusalem, disaient : Il est possédé d’un esprit impur... Il est possédé de Belzébuth, et il chasse les démons par le prince des démons (Mc., 3, 22, 30).

 

C’est là ce que disent ses ennemis étrangers, et ses ennemis « proches » écoutent et approuvent. Un ou deux ans plus tard (selon saint Jean), au milieu ou à la fin de son ministère, les anciens de Jérusalem, les chefs du peuple, les futurs assassins du Seigneur, l’affirmeront encore :

 

Il est possédé d’un démon ; il est hors de sens ; pourquoi l’écoutez-vous ? (Jn., 10, 20).

 

Et enfin lorsqu’il demandera :

 

Pourquoi cherchez-vous à me faire mourir ?

 

C’est la foule tout entière qui lui criera à la face :

 

Tu es possédé d’un démon (Jn., 7, 20).

 

 

XVI

 

C’est exactement par ce même mot : « meschugge, fou, possédé » que jadis le peuple désignait pour les railler et les insulter, les prophètes d’Israël, nebiim [277]. Qu’un homme soit possédé d’un esprit, cela tout le monde le voit, mais quel est cet esprit, personne ne le sait très bien ; c’est l’esprit de Dieu, pensent les uns, du démon, pensent les autres.

Pour le Fils de l’homme, on ne le sait pas davantage. Ses « proches » qui ont vécu trente ans près de lui devraient mieux que personne le savoir : comment se fait-il qu’ils l’ignorent ?

Or, pour que ce soit précisément en ces jours où le peuple entier, voyant ses miracles et les signes, glorifie l’Éternel et tient Jésus pour un grand prophète, peut-être pour le Messie, en ces jours où les démons eux-mêmes crient : « Nous Te connaissons, Fils du Très Haut », pour que ce soit à ce moment même que ses proches décident de se saisir de lui, il faut qu’ils soient convaincus que les scribes ont raison : « Il est possédé d’un démon. »

Lentement, durant vingt ans peut-être, ce fruit amer a mûri sur l’arbre de sa vie ; lentement s’est tressée la corde dont on voudra le lier comme un possédé ; pendant vingt ans des yeux, non point étrangers, mais proches, aimants, l’observent, le surveillent. Ses frères, ses sœurs, chuchotent d’abord à l’écart, puis de plus en plus près, de plus en plus haut : « Meschugge, meschugge ! » et enfin ils décident, pour le sauver du malheur et échapper eux-mêmes à l’opprobre, de s’emparer de lui par la force, de le lier comme un dément et de le ramener à la maison, à Nazareth.

 

 

XVII

 

Sa mère et ses frères vinrent le trouver, mais ils ne pouvaient l’aborder à cause de la foule (Lc., 8, ig).

Et, se tenant dehors, ils l’envoyèrent appeler. La foule était assise autour de lui. Et on lui dit : « Voici que ta mère et tes frères sont là dehors qui te cherchent. »

Mais il répondit : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? »

Puis, jetant les yeux sur ceux qui étaient assis autour de lui, Il dit : « Voici ma mère et mes frères ! Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur, et ma mère » (Mc., 3, 31-35).

 

Sa mère entendit-elle, derrière la foule, ces mots : « ma mère » trois fois répétés, et deux fois à la première place, parce que pour lui, en cette affaire, sa mère vient d’abord ? Certes, elle l’entendit, sinon avec l’oreille, tout au moins avec le cœur, et trois fois l’épée lui transperça l’âme ; elle souffrit, mais Il souffrait plus encore. Notre cœur terrestre ne peut se représenter cette douleur non terrestre. Si deux Êtres divins pouvaient se blesser mutuellement, leurs blessures les feraient souffrir ainsi.

 

 

XVIII

 

Que fait la mère ? Pourquoi est-elle venue ici ? Le témoin le plus proche, Marc-Pierre, garde là-dessus un effrayant silence ; ce n’est plus que dans 1’« Apocryphe », dans l’Évangile secret de notre cœur, que nous lisons : la mère est venue pour mettre la main sur son fils. Pourquoi cela ? Pour le défendre à la dernière minute, pour le sauver ou périr avec lui ? Ou pour de nouveau, comme autrefois à Jérusalem, il y a vingt ans, s’assurer de ses propres yeux, si c’est lui ou non, lui-même ou un autre ? Ou bien encore, égarée par la frayeur, ne savait-elle plus elle-même ce qu’elle faisait, – avait-elle de nouveau tout oublié ? Ou bien enfin se souvient-elle ou oublie-t-elle tour à tour ? Est-ce tantôt la lumière de l’Annonciation, tantôt la nuit de l’amnésie ; est-elle tantôt une servante terrestre, tantôt une Reine céleste ?

Et il en sera ainsi toute sa vie, tant qu’elle n’aura pas gravi jusqu’au bout la Montée de Sang ; là seulement, au pied de la Croix, lorsque, abandonné de tous, même de son Père, il ne l’abandonnera pas, elle, et dira à son disciple bien-aimé : « Voici ta mère », là seulement, elle saura qu’il l’aimait, non seulement d’amour céleste, mais aussi d’amour terrestre, comme jamais personne ne fut aimé.

 

 

XIX

 

C’est là un des deux rayons de lumière, et voici l’autre. Selon les Synoptiques, Jésus aurait quitté ses frères et sa mère avant son ministère, mais il n’en est pas de même d’après Jean.

« Femme qu’y a-t-il entre toi et moi ? » (Jn., 21, 4). C’est à Cana, en Galilée, qu’il adressera de nouveau à sa mère ces paroles incroyables, d’une insupportable cruauté, et cependant authentiques ; et aussitôt il accomplit pour lui plaire, le premier, le plus tendre de ses miracles, qui lui ressemble à elle-même ; – le miracle de l’humble joie humaine – le changement de l’eau en vin.

Pas plus qu’il n’a abandonné sa mère, il n’abandonnera ses frères. Probablement vers la deuxième année de son ministère, après la seconde Pâque, lorsqu’il parcourait en automne la Galilée, car « il ne voulait pas parcourir la Judée où les Juifs cherchaient à le faire mourir ».

 

Ses frères lui dirent : « Pars d’ici, et va en Judée, afin que tes disciples y voient aussi les œuvres que tu fais. On ne fait rien en secret, quand on cherche à se faire connaître. Puisque tu fais ces choses, manifeste-toi au monde. »

Car ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui.

Jésus leur dit : « Mon temps n’est pas encore venu ; pour vous, le temps est toujours favorable.

» Le monde ne peut vous haïr ; mais il me hait parce que je rends à son sujet ce témoignage que ses œuvres sont mauvaises » (Jn., 7, 1-3, 7).

 

 

XX

 

Cet entretien eut lieu en Galilée : ne serait-ce point en ce même Capernaüm où, un an et demi auparavant, les frères avaient tenté de se saisir de leur Frère ? Maintenant ils y ont renoncé. Alors, ils croyaient savoir de quel esprit Il était possédé ; peut-être pensent-ils encore de même, persistent-ils à ne pas croire en lui ; ne se sont-ils repentis de rien ? Ils se tiennent seulement plus tranquilles, ayant compris qu’ils n’étaient pas de taille à s’emparer de lui par la force. C’est naguère qu’ils étaient sincères, c’est maintenant, qu’ils mentent ; alors ils allaient ouvertement contre lui ; maintenant, ils agissent sournoisement, peureusement. « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas » (Lc., 4, 9), ainsi le tente Satan. « Si tu fais cela, manifeste-toi au monde », ainsi le tentent ses frères. Cherchent-ils à le prendre au piège par la ruse, ou est-ce seulement par ignorance qu’ils le poussent vers la trappe, vers cette Judée où déjà les assassins le guettent ? Cette toile d’araignée dont ils cherchent maintenant à l’envelopper vaut-elle mieux que la corde avec laquelle ils voulaient le lier ? Tout est obscur et ambigu dans leurs paroles.

Une seule chose est claire : ils sont très las les uns des autres, ils n’en peuvent plus ; ils ont vécu vingt ans côte à côte, proches et étrangers, s’aimant et se haïssant ; leurs âmes, tels les corps liés ensemble, à force de se frotter les unes contre les autres, jour après jour, année après année, se sont couvertes de plaies comme chez les grands malades trop longtemps alités.

C’est dans cet entretien de Capernaüm que l’on sent, non seulement chez les frères de Jésus, mais chez Jésus lui-même la souffrance de cette plaie de vingt ans.

 

 

XXI

 

« Un prophète n’est méprisé que dans son pays et dans sa maison » (Mt., 13, 57). Nous savons par le Talmud combien il est méprisé dans sa grande maison, en Israël :

 

Si un homme te disait : « Je suis Dieu », il ment ;

« Je suis le Fils de l’homme », il s’en repentira ;

« Je monte au ciel », il ne le fera pas [278].

 

C’est ainsi que l’on devait le mépriser dans sa petite maison de Nazareth, et il en est encore de même dans cet entretien de Capernaüm. C’est peut-être le millième coup d’épingle fraternel : « Manifeste-toi au monde » ; la millième goutte de sang sur le corps du Frère : « Mon temps n’est pas encore venu. » Ce furent les mêmes piqûres et hier et durant dix ans et durant vingt ans. Ce seront encore les mêmes et demain et dans dix et dans vingt mille ans. Tel est le fardeau terrestre qui pèse sur son âme non terrestre – l’ennui des jours de Nazareth – du « mauvais infini ».

 

 

XXII

 

« L’ennui du Seigneur » : comme ces mots ont un son étrange, effrayant ! Est-il possible que le Seigneur « s’ennuie » ? S’Il s’est appauvri, « s’est vidé », jusqu’à la mort, selon la merveilleuse parole de saint Paul (Phil., 2, 7-8), s’il a pris humblement sur lui tous les fardeaux humains, pourquoi n’aurait-il pas pris celui-là aussi, le plus pesant, le plus mortel – l’ennui ? Les deux Adam, les exilés du paradis, le premier malgré lui, et celui-ci, le second, volontairement, pourraient-ils exprimer l’accablement de l’exil mieux que par ce mot si simple : « Je m’ennuie » ? – « Jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand vous supporterai-je ? » (Mc., 9, 19) – cela ne veut-il pas dire que Dieu s’ennuie, qu’il est écœuré des hommes ?

 

 

XXIII

 

On retrouve le même ennui, le même écœurement dans cet entretien avec ses frères. Ni chaleur, ni froid : de la tiédeur. « Ainsi, parce que tu es tiède, je te vomirai de ma bouche », dira le Seigneur en parlant de tels frères – de nous tous peut-être ? – non plus dans le temps, mais dans l’éternité (Apoc., 3, 16). Rien dans cet entretien n’est noir, ni blanc, tout y est gris : ainsi au lendemain de la nuit noire du Golgotha, la petite pluie grisâtre lavant le Sang de la croix.

 

 

XXIV

 

L’essentiel pour les maîtres du clair-obscur, tels que Vinci, Rembrandt et l’évangéliste Jean, le plus grand peut-être d’entre eux, c’est de rendre fidèlement l’âme secrète des couleurs et des lignes, la lumière propre à chaque époque de l’année et à chaque heure du jour, ou, selon la pittoresque expression française, la « couleur du temps ».

Dans son admirable clair-obscur : « Le Seigneur et ses frères », Jean paraît précisément avoir rendu la « couleur du temps » de ces journées de Nazareth qui durèrent vingt ans – la couleur gris rose de « l’ennui du Seigneur », le brouillard gris de l’ennui mêlé à la couleur, non pas rouge mais seulement rose, comme l’aurore pointant à travers la brume, du sang qui vient non plus des « coups d’épingle », mais des clous de la Croix, que nous verrons ici même, à Nazareth, car c’est ici que commence le chemin du Golgotha, la Montée de Sang. Il semble que tous les pâturages de Galilée où sanglote mélancoliquement la flûte du Petit Berger : « Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé » soient, comme d’un voile de chaleur matinale où déjà mûrit l’orage, enveloppés de cette grisaille rose.

 

 

XXV

 

Ces frères du Seigneur, ses « proches ennemis », ses tortionnaires depuis vingt ans, que sont-ils donc ? Des méchants ? Non, des hommes très bons.

Nous voyons revivre l’un d’eux, probablement l’aîné, dans les « Souvenirs » qu’Hégésippe écrivit dans un âge très avancé, vers l’an 70 du Ier siècle et qui, par conséquent, remontent au début de ce siècle, au temps des apôtres.

 

Depuis les temps du Christ jusqu’à nous, il (Jacques, le frère du Seigneur) a été surnommé le Juste (Dicée)... Il fut sanctifié, dès le sein de sa mère (il fut Nazoréen, de même que Jésus, Mt., 2, 23), il ne buvait ni vin, ni boisson enivrante, ne mangeait rien qui eût vie (de viande) ; le rasoir n’avait jamais passé sur sa tête ; il ne se faisait jamais oindre et s’abstenait des bains. À lui seul il était permis d’entrer dans le sanctuaire, car ses habits n’étaient pas de laine mais de lin (végétalement purs). Il entrait seul dans le temple (de Jérusalem) et on l’y trouvait à genoux demandant pardon pour le peuple. La peau de ses genoux était devenue dure comme celle des chameaux, parce qu’il était constamment prosterné adorant Dieu et demandant pardon pour le peuple.

Son éminente justice du reste le faisait appeler le Juste et Oblias, c’est-à-dire en grec rempart du peuple... parce que les gens croyaient que seule la prière de ce saint sauvait de la colère de Dieu le peuple coupable [279].

 

D’après le témoignage de « l’Évangile des Hébreux », ce n’est à aucun de ses disciples préférés, ni à Pierre, ni à Jean, ni même à sa mère qu’après sa résurrection, le Seigneur apparut en premier, mais à son frère Jacques [280]. Saint Paul ne l’ignore pas non plus (I Cor., 15, 7).

Tel était l’amour entre les deux frères : la mort n’a pas séparé ce que la vie avait uni. C’est peut-être parce que Jacques avait été le premier de ses « proches ennemis » et le dernier à croire en lui, qu’à sa résurrection le Seigneur lui apparut en premier.

 

 

XXVI

 

Son « Rempart », Israël le détruisit de ses propres mains. Jacques, pour avoir confessé le Christ devant tout le peuple, fut placé par les Anciens des Juifs sur une « aile du temple », la même, semble-t-il, où jadis Satan avait tenté le Seigneur, et précipité de là dans la vallée du Cédron [281].

Ainsi mourut le martyre-tortionnaire de son Frère. En tombant dans l’abîme et en entendant le vent siffler à ses oreilles, comprit-il enfin ce que pleurait la flûte du Petit Berger de Nazareth : « Ils regarderont Celui qu’ils ont transpercé » ? N’eut-il pas dans le chant gémissant du vent mortel le cœur transpercé par cette suprême plainte ?

Le « Rempart » s’écroula et la colère de Dieu tomba sur Israël : Jérusalem fut détruite.

 

Voici que votre demeure vous sera laissée vide (Mt., 22, 38).

 

 

XXVII

 

Jacques, le grand-père, fut martyr ; ses petits-fils, Jacques et Zachée, sont des confesseurs, échappés par miracle à la gueule du lion (de Domitien), ainsi que nous l’apprennent les « Souvenirs » de ce même Hégésippe. Les petits-fils, à force de travailler, ont des cals aux mains ; le grand-père, à force de prier, en a aux genoux : entre ces callosités tient toute la sainte vie laborieuse de la Sainte famille [282].

Ce n’est que sur un arbre tel qu’Israël et sur une branche telle que la maison de Joseph que pouvait s’épanouir une Fleur aussi divine que Jésus. Voilà où il plonge ses racines et d’où il lui faut les arracher. Si une jeune plante arrachée de terre avec ses racines pouvait sentir, elle souffrirait comme Jésus.

 

 

XXVIII

 

L’homme a peine à comprendre que Dieu exige parfois de lui un amour qui paraît haineux, impitoyable : « Celui qui ne hait pas son père et sa mère »... Peut-être l’Homme Jésus eut-il aussi peine à le comprendre. Il semble que pendant ces vingt années il n’ait fait rien d’autre que de l’apprendre.

 

        Qui est près de moi est près du feu,

        Qui est loin de moi est loin du Royaume,

 

cela, il le sait : on ne peut entrer dans son royaume qu’à travers le feu. Il a « trop aimé » ses deux maisons, la grande, Israël, et la petite, celle de Nazareth, et il les a consumées du feu de son amour, il les a « vidées » : « Voici que votre demeure vous sera laissée vide. »

Son principal tourment, commencement de sa Croix, ce n’est peut-être pas que les hommes le tourmentent, mais que lui les tourmente en les aimant, les perde pour les sauver : « Celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la sauvera. »

Il est terrible pour un homme d’aimer ainsi, mais il ne peut faire autrement, comme le feu ne peut pas ne pas brûler.

 

 

XXIX

 

Mais ce qu’il y a de plus étonnant, de plus terrible dans sa vie, c’est que, s’il souffre comme jamais personne n’a souffert, il l’a voulu lui-même, parce que son Père le veut et que la volonté du Père est la sienne.

De loin la Croix attire Jésus comme l’aimant attire le fer.

D’abord légère comme l’ombre fuyante d’un nuage d’été au-dessus des montagnes galiléennes, blanches de pâquerettes, voici que, de Nazareth au Golgotha, s’appesantit, s’épaissit et s’arrête enfin au-dessus de lui l’ombre de la Croix.

 

 

 

 

 

IV

 

MON HEURE EST VENUE

 

 

I

 

L’ANNÉE où naquit Jésus, à la veille même de l’avènement d’Archelaüs, fils d’Hérode, dans toute la Judée, la Galilée, l’Idumée et les pays au delà du Jourdain, éclata une insurrection contre Rome – une de ces nombreuses lames de houle qui vont d’Antiochus Épiphane, profanateur du temple, jusqu’à Titus Vespasianus, son destructeur [283]. Ce fut Judas le Galiléen, mi-messie, mi-brigand qui déchaîna la révolte [284]. Son principal repaire se trouvait à Sephoris, capitale de la Basse-Galilée, voisine de Nazareth, où judas s’était retiré après avoir pillé le trésor du roi et s’être emparé des arsenaux : de là il entreprenait des expéditions, au cours desquelles il pillait, brûlait, tuait ceux de sa race et les étrangers, tout en chantant hosanna au Seigneur et prêchant le proche royaume du Messie.

Le proconsul romain Publius Quintilius Varus, à la tête des légions de Syrie, écrasa la révolte, dès son début, avec la cruauté froide et calculée des Romains ; il détruisit et brûla de fond en comble Sephoris, le nid de guêpes des insurgés, vendit comme esclaves les habitants et, pourchassant par toute la Terre Sainte les bandes dispersées des rebelles, il en fit mourir deux mille sur la croix [285].

 

 

II

 

« Pour servir d’exemple salutaire, res saluberrimi exempli [286] », les croix étaient généralement dressées sur les lieux élevés – les Golgotha – qu’on apercevait de loin, et peut-être vit-on, au sommet de la colline de Nazareth, des croix se profilent en noir sur le reflet pourpre de Sephoris en flammes.

« On a déjà pris tant de charpentiers pour faire des croix, pourvu qu’on ne prenne pas Joseph ! » pouvait se dire la mère, assise dans la petite maison de Nazareth, devant le berceau de l’Enfant qui dormait sous le voile rouge des embrasements, à l’ombre noire des croix.

 

 

III

 

Dix ans plus tard, l’an 6 de notre ère, l’an 10-11 de la véritable naissance de Jésus, lorsque dans la Judée réunie, après la déposition du roi Archélaos, à la province romaine de Syrie, le proconsul romain Publius Sulpicius Quirinius fit publier un édit ordonnant un dénombrement général en vue de la répartition de l’impôt – ce qui était aux yeux des Juifs une « abomination devant le Seigneur » – une seconde insurrection éclata. Eut-elle encore pour chef Judas le Galiléen, ou quelque imposteur ayant pris le même nom, nous ne le savons pas très bien. En tout cas ce chef, mi-brigand, mi-messie lui aussi, pillait, brûlait, tuait et prêchait le Royaume de Dieu : « Dieu est le seul maître ! » répétait-il, reprenant la sainte proclamation des Macchabées, et il redisait la sainte prière d’Israël :

 

            Règne seul sur nous, Seigneur !

 

« Si nous sommes vainqueurs, disait-il, le règne de Dieu viendra avec nous ; si nous périssons, le Seigneur, après nous avoir ressuscités d’entre les morts, comme ses premiers-nés bien-aimés, pour les jours du Messie, nous donnera une couronne de gloire impérissable. »

Cette seconde révolte fut à son tour réprimée par les légions romaines du proconsul Coponius. On vit de nouveau Sephoris en flammes, et les rebelles mis en croix, et si au sommet de la colline de Nazareth, les croix se profilèrent encore en noir sur l’embrasement rouge de l’incendie, l’enfant Jésus qui avait alors près de onze ans put cette fois les voir de ses propres yeux [287].

 

 

IV

 

« Maudit de Dieu, celui qui pend au bois » (Deut., 21, 23). Ce que cela signifie, Jésus ne l’avait peut-être pas compris quand, avec d’autres enfants, il lisait ce verset dans le rouleau de la Loi, à l’école de Nazareth, et c’est alors seulement, en voyant les croix, qu’il comprit : « Celui qui est pendu sur la croix, qui est crucifié, est maudit. » Et son cœur incertain frémit faiblement d’un frisson fatidique.

 

                Les longs clous de la croix,

                Masmera min hazelub,

 

ces trois mots, qui devaient être souvent répétés en ce temps-là, surtout par les charpentiers galiléens, Jésus aurait pu les entendre. Le bruit du marteau dans l’atelier du menuisier Joseph, enfonçant de longs clous noirs dans une planche de bois neuf, blanche comme un corps humain, rappelait peut-être à Jésus le son transperçant de ces trois mots :

 

                masmera min hazelub.

 

Que de fois ensuite, pendant sa vie publique, il parle de sa croix : « Il faut que le Fils de l’homme soit mis à mort » : pour lui, le Messie, le Roi d’Israël, « mis à mort » veut dire, d’après les lois romaines, « crucifié » ; que de fois aussi il parle de la croix des autres : « Celui qui ne porte pas sa croix n’est pas digne de moi. » Aurait-il pu parler ainsi, si autrefois, à Nazareth, il n’avait pas vu de ses yeux la Croix et n’en avait pas conservé dans son cour le souvenir ?

 

 

V

 

Deux fois Israël se révolte pour son âme, pour le royaume de Dieu : en l’an 4 avant Jésus-Christ ; puis en l’an 6 après Jésus-Christ. Toute l’enfance de Jésus tient entre ces deux soulèvements.

Abattue mais non tuée par la force extérieure de Rome, l’âme d’Israël, se préparant à l’ultime explosion de l’an 70, rentre en elle-même. C’est avec ce repli que coïncident les vingt années où la vie de Jésus est également repliée, cachée, et qui vont de la prime adolescence à la virilité.

Jésus a pris la Croix ; Judas le Galiléen a pris l’épée ; qu’y a-t-il de commun entre eux ?

 

Tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée (Math., 26, 52).

 

Quelle que soit la mort dont a péri Judas – par l’épée ou sur la croix –, il avait vu la forêt des croix, les deux mille « pendus au bois », crucifiés pour le royaume de Dieu, et il marchait lui-même vers la croix, se souvenant, ou ayant oublié, que « celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu ».

Deux Galiléens, deux Crucifiés, deux Messies-Christ : quelle aubaine pour des blasphémateurs aussi innocents ou pervers que Celse, Julien, Renan, et tant d’autres !

La croix ou l’épée ? Peut-être Jésus lui-même n’a-t-il pas choisi aussi facilement que cela nous paraît ; peut-être, des trois tentations – par le pain, par le miracle et par la puissance, par l’épée – cette dernière fut-elle pour Lui la plus terrible.

 

« Que celui qui n’a point d’épée vende son manteau et en achète une »,

 

dit le Seigneur pendant la Cène, dès que Satan fut entré en Judas et aussitôt après avoir adressé à Pierre ces paroles mystérieuses :

 

Simon, Simon, voici que Satan a demandé à vous passer au crible comme le blé.

 

« Seigneur, voici deux épées. » Il leur répondit : « C’en est assez. » – « Seigneur, frapperons-nous de l’épée ? » demandent ses disciples à Gethsémani, et avant qu’il ait eu le temps de répondre, l’un d’eux frappa.

 

Alors Jésus dit : « Arrête, c’en est assez » (Lc., 22, 30-51),

 

répétant le mot qu’il avait dit tantôt en parlant des épées.

Ou bien dans l’Évangile tout est fortuit, ou bien nous voyons passer ici le fil rouge qui relie l’Épée à la Croix. Le reflet rouge de l’incendie, dans les yeux de Jésus Enfant, le feu rouge de la tentation dans les yeux de Satan, le reflet rouge des torches sur l’épée de Pierre à Gethsémani – voici le lien qui ne fut rompu que par Jésus sur la croix – par lui seul et par nul autre. La Croix, et non l’épée, vaincra à la fin des temps, mais jusque-là le fil rouge s’allonge toujours.

 

Voilà peut-être le tourment le plus inconnu de l’Inconnu ; mais si son cœur humain n’était pas marqué de la brûlure de ce même feu qui brûle aussi notre cœur : la Croix ou l’épée ? – peut-être l’aimerions-nous moins, Lui, notre Frère.

 

 

VI

 

Il sera grand et il sera appelé le Fils du Très-Haut et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père (Lc., 1, 32).

 

Ces paroles de l’Annonciation, l’Enfant-Jésus ne les a-t-il pas entendues lorsque sa mère chantait à son berceau ; cet espoir d’Israël, ne l’a-t-il pas sucé avec le lait maternel ?

Deux soulèvements messianiques – deux orages – ont passé ; un troisième orage, le dernier, s’amoncelle. Toujours plus basse, toujours plus noire, la nuée plane au-dessus d’Israël. En Galilée, patrie de Judas-Messie, tout le monde attend la foudre, plus que partout ailleurs en Israël ; à Nazareth, dans la maisonnette du charpentier Joseph, plus que partout ailleurs en Galilée ; le mystère de l’Annonciation – « Au Fils du Très-Haut le trône de David » – c’est le fer qui appelle la foudre.

Que de jeunes gens dans Israël en ces jours-là se sont demandé : « Ne suis-je pas le Messie ? » Mais un seul a pu répondre : « Je le suis. »

 

 

VII

 

Jésus avait dix-neuf ans lorsque mourut Joseph, rapporte un apocryphe, où s’est peut-être conservé un point historique de la tradition : en effet, on a peine à concevoir qui aurait eu intérêt à inventer un chiffre aussi précis. D’autre part, Joseph n’était pas mort lorsque Jésus, à douze ans, discutait dans le Temple avec les Docteurs, c’est-à-dire avant les années 8-9 de notre ère, mais à en juger par le peu de traces que son souvenir a laissé dans la tradition évangélique, il mourut longtemps avant le ministère du Seigneur qui commença vers l’an 30, si bien que ces deux dates confirment l’authenticité de la mort de Joseph vers la dix-neuvième année de la vie de Jésus [288].

Joseph passe dans cette vie-ci comme une ombre taciturne. « L’Ange du bon silence » meurt sans avoir dit un mot dans l’Évangile, et pourtant à cette parole, si peu terrestre, si glaciale, du Fils à sa mère : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être dans la maison de mon Père », il aurait pu, semble-t-il, répondre par cette parole terrestre, ardente : « Vénère ton père et ta mère. » Or, il se tait, comme toujours, non peut-être parce qu’il aime Jésus moins que ne l’aime sa mère, mais parce qu’il se rappelle mieux ce qu’elle avait oublié dans cette terrible minute – le mystère de l’Annonciation.

Joseph vécut en silence et mourut en silence, mais il accomplit tout ce qu’il devait accomplir : il conserva au monde un trésor tel que le monde entier ne le vaut pas. Le Taciturne conserva le Verbe. Silencieux lui-même, il éleva autour du Fils une indestructible muraille de silence. Il protégea de son silence le mystère de la conception virginale, couvrant la plus tendre des graines d’une écorce de diamant.

Ce n’est peut-être qu’après la mort de Joseph, son protecteur, que Jésus comprit que « les proches de l’homme sont ses ennemis », et s’il a pleuré son ami Lazare, à plus forte raison a-t-il dû pleurer son père nourricier, son ami Joseph.

 

 

VIII

 

Tel est un des deux évènements que nous connaissons dans la vie cachée de Jésus. L’autre, presque contemporain, et de date plus précise même que celle de la naissance de Jésus, c’est la mort d’Auguste, l’an 14 de notre ère, dix-huit, dix-neuvième année de la vie de Jésus. C’est peut-être la ligne tracée, entre ces deux évènements qui partage comme une méridienne mystérieuse toute la vie humaine de Jésus.

 

 

IX

 

« En ce temps-là, on publia un édit de César-Auguste », dit Luc, rattachant ainsi la naissance de Jésus au siècle d’Auguste ; quarante ans avant Jésus, Virgile dans une prophétie messianique, sans le savoir, avait fait de même :

 

        Jam redit virgo, redeunt saturnia regna

        Jam nova progenies caelo demittitur alto [289]

 

        Gloire à Dieu au plus haut des cieux,

        Paix sur la terre,

 

chantent les anges dans les cieux, au siècle d’or de la paix – le siècle d’Auguste. « L’immense grandeur de la paix romaine, immensa romanae pacis majestas [290] » : est-ce là des outres neuves pour le nouveau vin du Seigneur, ou encore des vieilles outres ? Quelle que soit notre réponse à cette question, le fait que Jésus est né à l’ombre de la « paix romaine » est plus qu’un simple hasard.

 

Personne n’allume une chandelle pour la mettre... sous le boisseau ; mais on la met sur le chandelier afin que ceux qui entrent voient la lumière (Lc., 11, 33).

 

Il n’y avait alors dans l’humanité qu’un seul chandelier digne de la chandelle du Seigneur – Rome. Pierre ne pouvait fonder l’Église Universelle qu’à Rome, parce que « Rome », c’est « le monde », « l’univers » ; et ce n’est que d’ici, de la « paix romaine, pax romana » que pouvait être prêchée la « paix divine, Pax Dei ».

Il en est ainsi selon notre entendement terrestre, mais non peut-être selon l’entendement éternel :

 

Je vous laisse la paix ; je vous donne la paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne (Jn., 14, 27).

 

C’est dire que le Seigneur donne la paix autrement que ne la donne Rome : il faut choisir entre eux.

« J’ai vaincu le monde » (Jn., 16, 3), Auguste aussi aurait pu le dire, mais avec quel sens différent ! Là encore il faut choisir.

 

 

X

 

Si, comme c’est probable, le maître constructeur Jésus allait chercher de l’ouvrage avec son père nourricier Joseph [291], il a pu travailler à l’édification du temple d’Auguste, qu’en ce temps-là le roi Hérode-Philippe faisait élever sur un haut rocher, au pied du mont Hermon, au-dessus d’une grotte souterraine, consacrée au dieu Pan. Là jaillissaient les sources limpides du Jourdain, au milieu des bois épais de cette même Césarée de Philippe [292] où, une vingtaine d’années plus tard, Pierre dira au Seigneur : « Tu es le Messie, antach Meschiha » (Mc., 8, 29) et où il entendra Jésus dire pour la première fois : « Il faut que le Fils de l’homme soit mis à mort » – crucifié (Lc., 9, 22).

Dans ces mêmes lieux, une douzaine d’années auparavant, Jésus, qui parlait probablement le grec [293], aurait pu lire sur une dalle de marbre blanc l’inscription « dédicatoire » au « divin Auguste », Divus Augustus :

 

Dieu nous a envoyé (Auguste) le Sauveur... La mer et la terre se réjouissent de la paix... Il n’y aura jamais de plus grand que lui... Aujourd’hui l’Évangile, εύαγγέλιον, annonçant la naissance de Dieu (Auguste) est accompli [294].

 

Paix – Sauveur – Évangile.

 

Quelles qu’aient été alors les pensées de Jésus, ces trois mots qu’on dirait ravis à son propre cœur, durent, plus profondément que le ciseau dans la pierre, pénétrer dans son âme.

Peut-être y songera-t-il pendant sa quarantaine sur le mont de la Tentation, lorsque Satan lui fera voir en « un instant de temps tous les royaumes du monde et leur gloire ».

 

Je te donnerai toutes ces choses, si, te prosternant devant moi, tu m’adores (Lc., 4, 5-7 ; Mt., 15, 8-5).

 

Vingt ans durant, de l’aube au midi de sa vie, Jésus s’est uniquement préparé à faire en cet « instant de temps » l’ultime choix : l’épée ou la Croix ?

 

 

XI

 

Luc rattache la naissance du Christ au règne d’Auguste, Luc et Matthieu la rattachent à Hérode. Pour saisir toute l’exactitude historique de ces deux références, il suffit de se rappeler que, toute sa vie, Jésus fut le sujet d’Antipas, fils d’Hérode, de ce « renard », comme il l’appelle (Lc., 13, 32), et qu’il mourut, condamné selon les lois romaines, pour s’être révolté contre le pouvoir du césar romain.

Pour Jésus, le siècle d’Auguste, c’est le siècle d’Hérode, – non pas le siècle d’or, mais de fer, de ce fer dont sont faits les « longs clous de la Croix, masmera min hazalub ».

 

 

XII

 

Issu d’une humble famille d’Idumée, élevé par la maison d’Asmonée dont il se fit l’assassin, ayant fait mourir ses trois fils et sa femme, sous prétexte que l’esprit asmonéen ressuscitait en eux, Hérode commença par mettre à feu et à sang le royaume de Judas qui lui avait été attribué par un édit du sénat romain et finit par restaurer presque entièrement le royaume de David, ce qui lui valut d’être salué par les Hérodiens comme le Messie, fils de David [295].

Judas le Galiléen est un petit demi-messie, demi-brigand ; Hérode en est un grand. Il comprit et accueillit de cœur l’« Évangile » d’Auguste. Avec une égale magnificence, il bâtit les deux temples : au Dieu céleste Jéhovah, à Jérusalem, et au dieu terrestre, Auguste, à Césarée maritime. Deux temples, deux Messies : Hérode en Orient, Auguste en Occident.

« Hérode veut faire mourir l’enfant Jésus », prétendent les mystères évangéliques. Le scélérat n’a pas commis ce crime, mais pourtant ce n’est pas en vain qu’à l’instant même de la naissance du Christ, il est devenu la contre-image de l’Enfant de Bethléem, – l’Antéchrist [296].

 

Gardez-vous avec soin du levain d’Hérode (Mc., 8, 15),

 

dira le Seigneur après la multiplication des pains, lorsqu’on voudra faire de lui le roi-Messie, un nouvel Hérode ; et il dira aussi de tous les Messies semblables

 

Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands (Jn., 10, 8).

 

Il n’y avait pas alors de titre, ne fût-ce qu’en partie compréhensible à tous, pour exprimer l’espoir d’Israël dans le royaume de Dieu, sinon celui-ci : « Malka Meschiah, le roi Messie. » Et, certes, en le prenant sur lui Jésus savait ce qu’il faisait ; le visage du Seigneur sous le masque d’Hérode, l’agneau dans la peau du loup, voilà ce qu’est le Christ dans le Messie, roi d’Israël ; c’est contre cela qu’il a lutté toute sa vie, c’est sous ce poids que de Nazareth au Golgotha il succombe comme sous le fardeau de la croix.

 

 

XIII

 

De tous ceux qui l’ont précédé dans l’humanité, quel est le plus proche de lui ? Nous pourrions répondre à cette question, aussi sûrement que si nous avions entendu la réponse de sa propre bouche : c’est le prophète Isaïe.

Cinq siècles avant Jésus-Christ, ce prophète anonyme, le plus grand, peut-être non seulement en Israël mais dans toute l’humanité, que nous appelons le Second-Isaïe, semble avoir vu de ses yeux Jésus Crucifié :

 

L’Esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a oint pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres (Lc., 4, 18).

 

C’est par cette prophétie d’Isaïe que le Seigneur commence son ministère et par cette autre qu’il l’achève :

 

Il faut que s’accomplisse en ma personne ce qui est écrit : « Il a été mis au rang des malfaiteurs » (Lc., 22, 37).

 

Toute la vie publique de Jésus tient entre ces deux prophéties et sans doute sa vie cachée est-elle animée du même esprit.

 

Le châtiment de notre monde est tombé sur lui,

et c’est par ses meurtrissures que nous avons été guéris...

Il a été maltraité et il a souffert volontairement

et a intercédé pour les pécheurs (Is., 53),

 

semble dire Jésus lui-même, parlant par la bouche du prophète. On croirait entendre sa voix vivante dans ces paroles ; voir son visage vivant à travers elles comme à travers un voile sombre et transparent. Pouvait-il ne pas s’y reconnaître ?

 

 

XIV

 

APOCRYPHE

 

Quelque dix ans avant le commencement de son ministère, Jésus, assis parmi les fidèles sur un banc de la synagogue de Nazareth, et regardant par la porte ouverte derrière l’estrade de pierre, la tebuta, la mer dorée des moissons de Jezréel où serpentait comme un fil gris le chemin de Jérusalem, écoutait le lecteur annoncer la prophétie d’Isaïe :

 

Ebed Iahve, le serviteur du Seigneur...

Le châtiment de notre monde est tombé sur lui...

Comme l’agneau qu’on mène à la boucherie,

comme la brebis muette devant ceux qui la tondent,

il n’ouvre pas la bouche...

Il s’est livré lui-même à la mort

et a intercédé pour les pécheurs.

 

Lentement Jésus ferma ses paupières, si lourdes qu’il crut ne pouvoir jamais les relever. Il vit une ligne noire sur le ciel blanc, le bord extrême du mont Cinnor au-dessus du précipice, et sur une pierre cette inscription à demi effacée :

 

Le Père a sacrifié son Fils.

 

Cependant le lecteur continuait :

 

Le Seigneur s’est plu à le frapper et il l’a livré au supplice...

Le Juste, mon serviteur, justifiera un grand nombre d’hommes... et lui-même se chargera de leurs iniquités.

 

Son cœur bat, le sang lui martèle les tempes :

 

Masmera min hazalub

Les longs clous de la croix.

 

Les pointes de deux pyramides – l’une, descendant du ciel, l’autre s’élevant de terre – se sont rencontrées dans le cœur de Jésus. L’appel du Père : « Tu es mon Fils bien-aimé », telle est la pointe de la pyramide céleste ; l’appel du monde : « Il a porté les péchés de beaucoup d’hommes », telle est la pointe de la pyramide terrestre. Son cœur fut transpercé par les deux pointes ; il entendit les deux appels et il répondit : « Me voici. »

 

 

XV

 

Le Fils de l’Homme est venu... pour donner sa vie pour la rançon de plusieurs (Mt., 20, 28),

 

dira le Seigneur en allant à Jérusalem par la suprême Montée de sang.

Bien des hommes ont donné leur vie pour la rançon de plusieurs, mais jamais encore personne ne l’a donnée comme lui.

 

Voici l’agneau de Dieu qui assume le péché du monde (Jn., 1, 29),

 

tout le péché – tout le poids du mal universel.

 

Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, ηχατάρας s’étant fait malédiction pour nous ; car il est écrit : « maudit celui qui pend au bois » (Gal. 3, 13).

 

Avant de se manifester au monde, il savait que cela serait ; il savait qu’il goûterait « la mort pour tous, en dehors de Dieu, loin de Dieu, χωρις Θεου [297] », dans l’abandon, dans la « malédiction ».

 

Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mc., 15, 34).

 

Ce suprême cri sur la croix, il l’avait pressenti dès le début de sa vie ; il savait qu’il devait souffrir et mourir comme jamais personne n’a souffert et n’est mort.

 

Vous qui passez, dites-le : qui a souffert comme moi ?

 

Au Moyen Âge on inscrivait cette lamentation, au pied des calvaires, à la croisée des chemins, et jusqu’à la fin des temps, elle restera inscrite sur tous les chemins de la terre [298].

À l’heure suprême de la mort, la coupe des souffrances physiques s’emplit vite et elle est la même pour tous, mais celle des souffrances morales n’est point égale pour tous et n’est jamais remplie. Pour Jésus seul, elle sera pleine à déborder. Lui seul, le Fils unique, aimant infiniment son Père, souffrira infiniment lorsque son père l’abandonnera. Le point extrême de l’abandon – du rejet par Dieu – le nadir de la souffrance ignoré de tous, plus noir que les ténèbres, plus glacial que la glace, lui seul l’a franchi pour qu’à jamais s’accomplisse le sacrifice de Un pour tous (Héb., 10, 12) ; pour que désormais tout homme qui souffre, qui est rejeté par Dieu sache, en passant par le même point d’abandon, qu’il n’est pas seul, parce qu’il a à ses côtés Celui qui a souffert, qui a été rejeté, qui a été maudit par tous et pour lui : qui, pour tous et pour Lui, souffre, et est maudit éternellement, afin que chacun puisse dire de Lui :

 

Il m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi (Gal., 2, 20),

 

et s’entendre répondre par Lui :

 

Je pensais à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi [299].

 

 

XVI

 

« Maudit celui qui pend au bois. » – « Le Fils maudit par le père ? » ainsi nous tente le diable. C’est alors qu’il ne faut pas oublier que « personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils ». Nous n’osons pas en parler, ni même y penser, et s’il nous arrive d’y songer, nous sommes prêts de perdre la raison et ne savons plus si nous prions ou blasphémons. Prie-t-il ou blasphème-t-il, le rabbi Hilkia dans le Talmud :

 

Ceux-là sont des fous, des menteurs, qui disent de Dieu qu’il a un Fils et l’a laissé mettre à mort. Comment Dieu, qui n’a pu souffrir l’immolation d’Isaac, aurait-il laissé mettre à mort son propre fils sans détruire le monde entier et le réduire à l’état de chaos [300].

 

Le Tout-Puissant ne pouvait-il créer un monde tel que le Tout-Bon n’ait pas besoin de lui sacrifier son Fils ? À cette seule pensée, toute âme humaine est consumée de démence : une seule âme y grandit et s’y durcit comme le diamant dans le feu primordial :

 

Le petit enfant (Jésus) grandissait et se fortifiait ; il était rempli de sagesse (Lc., 2, 40).

 

Pendant vingt ans il s’est nourri de cette nourriture de feu, comme l’enfant du lait de sa mère.

 

 

XVII

 

Il a été maltraité, et il a souffert volontairement (Is., 53, 7).

 

Cette prophétie d’Isaïe répond déjà à la muette, à la démente question de notre cœur, et Jésus lui-même répond à son tour :

 

Je donne ma vie afin de la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi-même ; j’ai le pouvoir de la donner, et j’ai le pouvoir de la reprendre : j’ai reçu cet ordre de mon Père (Jn., 10, 17-18).

 

Mais si nous avions compris ce que signifie :

 

Maintenant mon âme est troublée et que dirai-je ?... Père, délivre-moi de cette heure ? Mais c’est pour cela même que je suis venu jusqu’à cette heure ! (Jn., 12, 27).

 

Si nous avions vu dans cet aveu si humain le sang coulant soudain d’une blessure rouverte, peut-être nous serions-nous souvenus que Jésus n’est pas seulement véritablement Dieu, mais aussi Homme véritablement, et ne nous serions-nous pas endormis pour deux mille ans dans la « tristesse », dans l’habitude, comme les disciples de Gethsémani, pendant qu’il était en agonie.

 

Abba, Père ! toutes choses te sont possibles, détourne de moi cette coupe (Mc., 14, 30).

 

Le Père peut détourner la coupe de son Fils et ne le veut pas ? C’est cela qui révolte le Fils et l’épouvante, et non pas la souffrance et la mort ; voilà le « paradoxal », « l’étonnant », « l’effrayant », de toute sa vie et de sa mort.

Est-ce à Gethsémani seulement que commence cette lutte, αγωνια ? Non, elle dure toute sa vie, de Nazareth à Gethsémani. Voilà sur quoi gémit la plainte qui ne se taira pas jusqu’à la fin du monde, la lamentation inscrite au pied de la Croix : « Vous qui passez, dites, qui a souffert comme moi ? »

 

 

XVIII

 

Si tu veux, Seigneur, que le monde existe, alors la justice (la Loi) n’existe pas ; si tu veux que la justice (la Loi) existe, le monde n’existera pas. Choisis l’un des deux,

 

dit Abraham, intercédant pour Sodome – pour le monde entier plongé dans le mal, pour tous les hommes et non seulement pour les élus [301]. Et Moïse prie aussi :

 

Pardonne leur péché ! Sinon, efface-moi de ton livre (Ex., 32, 32).

 

Et le Frère de l’homme prie pour ses frères : si tu leur pardonnes, tu me pardonnes en même temps ; si tu les châties, tu me châties moi aussi.

Dans son cœur se heurtèrent, en se combattant, les deux plus grandes forces qui se soient jamais heurtées dans un cœur humain : l’amour de Dieu et l’amour du monde. « Choisis l’un des deux », – avant de le faire ici-bas, dans le temps, il l’avait déjà choisi là-haut, dans l’éternité.

La première volonté du sacrifice, de qui vient-elle, du Père ou du Fils ? Les Ophites-Nasséens prient-ils ou blasphèment-ils lorsqu’ils répondent à cette question :

 

                Et Jésus dit : Abba, Père !

                Vois comme l’Âme souffre

                loin de toi, sur la terre

                elle veut fuir la mort,

                et cherche la vie, sans la trouver.

                Père, envoie-moi donc.

                Je traverserai tous les cieux,

                Je descendrai sur la terre vers les hommes,

                Je leur révélerai tous les mystères

                et la voie secrète vers toi [302].

 

 

XIX

 

« L’âme a été enfermée dans un corps-prison pour une grande faute », dit Clément d’Alexandrie rapportant la doctrine des gnostiques [303]. « Tous nous vivons en châtiment pour quelque chose », dit également Aristote rappelant, semble-t-il, la même doctrine [304]. « Le plus grand péché de l’homme est qu’il soit né » (Calderon), – que le fils ait délaissé le père. Il n’y a eu qu’un seul Homme exempt de ce péché : ce Fils n’a pas délaissé son Père, – il a été envoyé au monde par le Père. Or, voici que chez lui aussi « l’âme est troublée » : « Abba, Père, délivre-moi de cette heure. » N’y eut-il pas déjà dans sa vie, avant Gethsémani, de semblables minutes de faiblesse humaine où il était pris d’angoisse et d’effroi : « Abba, Père ! Quel est donc celui qui a délaissé l’autre ? Est-ce moi, est-ce toi ? »

Ce tourment qui le torture, nous ne le comprendrons jamais, peut-être parce que nous ne voulons pas le connaître, et que nous sommes effrayés par ce que son visage a de trop humain dans sa vie et sa mort ; pourtant si nous ne le savons pas, nous ne l’aimerons jamais comme il faut l’aimer ; nous ne comprendrons jamais pourquoi des hommes qui l’ont connu et aimé, comme saint Paul ou saint François d’Assise, portent aux mains et aux pieds les stigmates de la Croix ; nous ne comprendrons jamais la plainte qui ne cesse de retentir sur tous les chemins terrestres : « Vous qui passez, dites, qui a souffert comme moi ? »

 

 

XX

 

Le Père savait-il où allait le Fils ? Dieu est « omniscient », cela ne signifie-t-il pas que Dieu peut mais ne veut pas tout savoir, pour ne pas entraver la liberté humaine, cette liberté qui seule est la mesure de l’amour divin ?

Il semble bien que la parabole mystérieuse des mauvais vignerons fait allusion au refus du Père de connaître ce que feront les hommes, lorsque le Fils viendra chez eux.

« Que ferai-je » dit le maître de la vigne après que tous ceux qu’il a envoyés chez les vignerons pour recevoir les fruits ont été battus et chassés.

 

Que ferai-je ? J’enverrai mon fils bien-aimé, peut-être le respecteront-ils (Lc., 20, 9-16).

 

Toute l’agonie, toute la lutte mortelle de l’Homme Jésus est dans ce « peut-être », qui le fait le plus Frère des hommes, ses frères. Voilà ce que signifie : « Celui qui ne porte pas sa croix n’est pas mon frère ». Et de quelle nouvelle lumière, merveilleuse et effrayante, ce « peut-être » éclaire le visage le plus inconnu de l’Inconnu !

 

 

XXI

 

Si son tourment surhumain est inconcevable pour notre cœur terrestre, sa béatitude surhumaine, son calme, victoire suprême sur toutes les tempêtes terrestres, l’est plus encore.

 

Pourquoi m’as-tu abandonné ?

 

À ce cri du Fils sur la Croix, le Père a déjà répondu dans la prophétie d’Isaïe (54, 7) :

 

Je t’ai abandonné pour un instant, mais dans mes grandes compassions je te recueillerai.

 

Le Frère de l’homme aurait pu dire aux hommes, ses frères, pendant sa longue, si longue nuit du monde qui va du premier au second Avènement, ce qu’il a dit à ses disciples dans la nuit de sa mort :

 

Vous allez tous être scandalisés à cause de moi... vous me laisserez seul ; mais je ne serai pas seul, parce que le Père est avec moi (Mc., 14, 27 ; Jn., 16, 32).

Voici mon enfant, celui que je tiens par la main,

 

dit le Seigneur dans la même prophétie d’Isaïe (42, 1). Toujours le Fils sent sa main dans la main du Père.

 

Même quand je marcherais dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal ! Car tu es avec moi : c’est ton bâton et ta houlette qui me calment (Ps., 22, 4).

 

Cette sérénité, ce silence, c’est le divin dans l’humain.

 

Mon fils, dans tous les prophètes, c’est toi que j’attendais pour venir reposer en toi. Car tu es mon repos. Tu es enim requies mea,

 

dit, dans l’Évangile des Hébreux, la Mère-Esprit, en descendant sur le Fils pendant son baptême [305].

 

 

XXII

 

Le voyageur, aux très hautes altitudes, voit à ses pieds des nuages et des tempêtes et au-dessus de sa tête un ciel éternellement serein ; ainsi dans la vie de Jésus, après toutes les souffrances terrestres et non terrestres, il arrive un moment où il voit au-dessus de lui la volonté du Père. Il lui suffit de lever les yeux au ciel et de dire : « Abba, Père ! » pour que toutes les voix terrestres se taisent en lui et que de nouveau il entende la voix du Père : « Tu es mon fils bien-aimé. »

 

 

XXIII

 

Trente ans de calme, de silence, d’attente ; une flèche immobile posée sur la corde de l’arc tendu. Le tireur vise ; l’arc se tend de plus en plus – la corde va se rompre.

 

Je suis venu jeter un feu sur la terre, et combien je voudrais qu’il fût déjà allumé ? Il est un baptême dont je dois être baptisé et combien je suis dans l’angoisse jusqu’à ce qu’il soit accompli (Lc., 12, 49-50).

 

Si dans sa vie publique, alors que déjà la flèche vole, il est si angoissé, combien dût-il l’être dans sa vie secrète, lorsque la flèche était encore immobile. Pour mesurer en lui ce supplice de l’attente, nous devons, comme toutes ses autres souffrances, la multiplier par l’infini.

En ses dernières années, ses derniers mois, ses derniers jours, chacun de ses soupirs est une prière : « Abba, Père ! que mon heure vienne ! »

 

 

XXIV

 

« Le peuple était dans l’attente », dit Luc parlant de ces jours. Peut-être n’est-ce pas seulement un peuple, mais l’humanité tout entière. Plus bas, toujours plus bas, plane l’orage ; tout se tait, dans une atonie sans un souffle. Le monde est plongé dans une attente, une angoisse, comme il n’en a jamais connu. Un instant encore, semble-t-il, et le cœur du monde, comme la corde d’un arc trop tendu, va se briser.

C’est en ce suprême instant que le Tireur a lancé la flèche de l’arc. Un éclair jaillit dans l’âme de Jésus, personne ne le vit ; mais le coup de tonnerre, « la voix clamant dans le désert », a été entendu de tous :

 

Le royaume des cieux est proche ! Préparez le chemin du Seigneur ; aplanissez ses sentiers (Mt., 3, 2).

 

Jean parut dans le désert prêchant et disant :

 

Il vient après moi, celui qui est plus puissant que moi... Moi je vous ai baptisé d’eau, mais lui, il vous baptisera d’esprit saint et de feu (Mc., 1, 4, 7-8 ; Lc., 3, 16).

 

Jésus entendit la voix de Jean et il dit :

 

Mon heure est venue.

 

 

 

 

 

V

 

JEAN-BAPTISTE

 

 

I

 

Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu...

... Jean parut dans le désert baptisant et prêchant le baptême de pénitence, pour la rémission des péchés...

... Or, il arriva en ces jours-là que Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain (Mc., 1, 1 ; 4, 9).

 

C’EST ainsi que la Bonne Nouvelle, l’Évangile – non pas le livre où est racontée la vie du Christ, mais cette vie elle-même – commence pour Marc, disciple de Pierre, et pour Pierre, son maître : « Après le baptême... nous avons été témoins de tout ce qu’il a fait » (Act., 10, 37, 39).

Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, Marc et Jean, le premier témoin comme le dernier, sont d’accord. Aussitôt après le Prologue où il est parlé de la vie céleste du Christ, il est question du début de sa vie terrestre :

 

Il y eut un homme, envoyé de Dieu, dont le nom était Jean. Il vint... pour rendre témoignage à la lumière.

... Jean rendit encore ce témoignage : j’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et il s’est arrêté sur Lui (sur Jésus) (Jn., 1, 6-7 ; 32).

 

Bien que l’on ne parle point ici du baptême, peut-être parce que c’est un mystère trop saint et trop terrible (comme « l’indicible », l’arreton, des mystères antiques), il est hors de doute que dans le quatrième Évangile comme dans le premier, le baptême est le point de départ de tout.

Les deux premiers chapitres de Luc et de Matthieu consacrés à la Nativité du Christ peuvent relever du mythe ou des mystères : en tout cas ce n’est pas encore de l’histoire ; ce n’est pas les montagnes, mais le mélange des nuages et des montagnes ; l’histoire au sens propre du mot commence chez Luc et Matthieu comme chez Marc et Jean par le baptême : en cela les quatre Évangélistes sont d’accord. Jésus commença par le baptême et finit par la croix ; pour eux ceci est aussi certain que cela. Si sa vie cachée est terrestre avant le baptême et céleste après la croix, toute sa vie publique tient entre ces deux limites terrestres : le Baptême et la Croix.

Si nous ignorons ce qu’est le commencement – le Baptême, nous ne saurons davantage ce qu’est la fin – la Croix, ni ce qu’est le milieu – la vie publique de Jésus, la Bonne Nouvelle, l’Évangile.

 

 

II

 

Le Christ, Fils de Dieu, se manifeste au monde en Jésus, Fils de l’homme : tel est le sens de l’Épiphanie, nom que l’on donna au Baptême dès les premiers siècles du christianisme.

Si dans la vie de l’humanité, le christianisme est l’évènement le plus grand, ce que ses pires ennemis reconnaissent implicitement lorsqu’ils cherchent à le détruire pour sauver cette même humanité, alors ce point infiniment petit dans l’espace et dans le temps, ce point presque invisible et comme géométrique : « Jésus se fit baptiser » est l’évènement le plus grand, le zénith de l’histoire universelle, la cause de tout ce qui se passe en elle, la source et le but de tout ce qui se meut en elle, du commencement à la fin des temps. Et si le Christ est réellement ce que voit en lui le christianisme, le baptême est l’équinoxe de la vie non seulement de l’humanité, mais de l’univers – ce pour quoi il a été créé, ce par quoi il sera anéanti, afin de donner naissance à un univers meilleur – le royaume de Dieu.

Voilà ce qui arriva « la quinzième année du règne de Tibère César », près de Bethabara-Béthanie, la « Maison du passeur [306] », sur le Jourdain inférieur, à une heure et demie de Jéricho, à deux heures de la Mer Morte, lorsqu’un charpentier ou un maître-constructeur, inconnu de tous et qui « n’avait rien pour attirer le regard », descendit de la berge argileuse et glissante vers l’eau jaune, épaisse comme de l’huile, qui coule, toujours tiède, même en hiver, dans ce bas-fond surchauffé, tout proche de la Mer Morte.

 

 

III

 

APOCRYPHE

 

Il semble que rien ne se soit passé dans le monde ; personne n’a rien remarqué. Deux regards – deux éclairs – se sont seulement croisés : ceux de Jésus et de Jean. L’Un a connu tout, l’autre quelque chose. Deux autres encore connurent quelque chose : Jean de Zébédée et Simon, fils de Jona, pêcheurs galiléens, tous deux disciples du Baptiste.

Peut-être connut-il aussi quelque chose, ce petit garçon qui, dans les bras de sa mère, regardait avidement de ses yeux grands ouverts la Colombe éblouissante descendre d’un nuage noir, et qui, après avoir pleuré de peur, se mit à rire de joie.

Au même instant, les Séraphins, les Animaux qui se tiennent devant le trône de Dieu, pesèrent d’un Poids redoutable sur l’axe du monde et les Constellations se déplacèrent dans un silence menaçant.

 

Et les cieux s’ouvrirent, se fendirent [307].

 

Il y eut quelque chose qui ressemblait à l’orage, mais si les hommes avaient pu connaître ce qui s’était passé en réalité, ils n’y auraient point survécu.

 

Et il vint des cieux une voix (Mc., 1, 11).

 

Il y eut quelque chose qui ressemblait au tonnerre [308], mais si les hommes avaient entendu ce qui s’était passé en réalité, ils n’y auraient pas davantage survécu.

Il vint des cieux une voix :

 

Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui [309].

 

 

IV

 

D’après les calculs astronomiques de Kepler, l’étoile de Bethléem serait due à la conjonction extrêmement rare et qui aurait eu lieu sept ans avant la naissance de Jésus-Christ, de deux planètes – le Saturne juif et le Jupiter hellène – signe annonciateur du Grand Roi, du « Messie ». Les « Mages d’Orient », ayant de leur côté exactement interprété ce signe, se seraient rendus en Judée pour voir si réellement le Messie n’y était pas né. Kepler dans ses calculs s’est trompé. Mais voici ce qui est étonnant : Il ignorait – ce dont aujourd’hui nous sommes sûrs – que la véritable veille de la naissance de Jésus-Christ ne coïncide pas avec la première année de notre ère, mais lui est antérieure de six ou sept ans, car Jésus vint au monde cinq ou six ans avant la date communément acceptée pour sa naissance. Ainsi la déduction historique que l’on peut tirer des calculs erronés de Kepler sur la conjonction de la septième année reste juste. Et voici qui est encore plus surprenant : Kepler ne pouvait davantage savoir qu’en cette même année, les astronomes babyloniens observèrent un phénomène céleste, extrêmement rare en effet : la précession astronomique, le passage du point équinoxial d’un signe du zodiaque dans un autre – du signe de l’Agneau-Bélier dans celui des Poissons. L’Agneau-Bélier était pour eux la constellation du dieu Soleil, de Tammouz-Merodak souffrant, du Rédempteur ; celle des Poissons, Zibâti, était le symbole des « grandes Eaux », du Déluge [310]. Les Babyloniens, plus qu’aucun peuple de l’antique Orient, avaient gardé vivace le souvenir de la destruction de la première humanité – de ce que le mythe-mystère de Platon nomme l’Atlantide.

En voyant le soleil entrer dans le point équinoxial des Poissons, les Babyloniens, éternellement en proie à l’effroi d’un second Déluge, dirent peut-être dès l’an sept, à la veille de la Naissance du Christ, ce que diront plus tard les chrétiens : « Ce sera bientôt la fin de tout. » Et s’ils pleurèrent de peur comme le petit enfant qui dans les bras de sa mère, près de Bethabara, la Maison du passeur, vit la colombe blanche descendre du nuage noir, ils ne rirent pas ensuite de joie comme lui, parce qu’ils connaissaient-voyaient moins.

 

 

V

 

Le mot grec baptisma signifie « immersion », « noyade ». Ce mot, peut-être inconsciemment prophétique, atteste le lien qui existe entre les eaux du baptême et celles du déluge : le vieil homme, le premier Adam, semble se noyer, mourir, dans le sépulcre d’eau, le baptistère, d’où émerge, naît, le nouvel homme de la nouvelle humanité, le second Adam. En ce sens, le baptême, l’immersion, est le plus antique des mystères, le sacrement diluvien, atlantéen.

 

C’est ainsi que nous sommes aujourd’hui sauvés par le baptême (l’immersion) qui rappelle cette préfiguration (l’arche de Noé),

 

dit l’apôtre Pierre (I, 3, 21), témoin probable de ce qui se passa lorsque se manifesta dans l’histoire universelle le déplacement du point équinoxial du signe de l’Agneau-Bélier dans celui des Poissons, et que le second Adam – Jésus – sortit des eaux diluviennes, baptismales.

 

 

VI

 

Nous, chrétiens, nous avons tous été baptisés, mais nous l’avons oublié ; nous ne nous souvenons pas plus de notre baptême que de notre naissance. Les morts ne sentent pas qu’on les met au cercueil ; les morts vivants ne se souviennent pas qu’ils ont été plongés dans un baptistère. Pour nous, cela fut comme si cela n’avait pas été, peut-être parce que nous avons été baptisés d’eau et non d’Esprit.

« Avez-vous reçu le Saint-Esprit, lorsque vous avez cru ? » À cette question de Paul, nous pourrions répondre comme les disciples de Jean-Baptiste d’Éphèse : « Nous n’avons même pas entendu dire qu’il y eût un Saint-Esprit » (Act., 19, 1-2).

 

 

VII

 

Actuellement les hommes semblent mourir surtout du manque de mémoire et d’imagination.

 

Dans l’antique légende babylonienne de Gilgamesh, le dieu Éa, père de Tammouz le Rédempteur, en annonçant le déluge à Noé-Atrachasis en une vision prophétique, siffle à travers les fentes de sa hutte de roseaux comme le vent précurseur du déluge :

 

        Hutte, hutte ! Muraille, muraille !

        Écoute, hutte ! Entends, muraille !

        Homme de Sourippak, enfant d’Oubara-Toutou,

        Détruis ta maison, construis une arche,

        Méprise la richesse, cherche la vie,

        Perds tout et sauve ton âme [311] !

 

Le vent du déluge siffle par toutes les fentes de notre hutte européenne, mais nous ne construisons pas d’arche. Oh, si nous avions un peu plus d’imagination et de mémoire, nous comprendrions peut-être toute l’exactitude mathématique de la formule d’une nouvelle précession, d’un déplacement du point équinoxial dans le Zodiaque de l’histoire universelle. Dans quel signe passera-t-il, en quittant celui des Poissons, nous ne le savons pas encore, mais il semble bien que ce soit dans celui du Sagittaire, transperçant le cœur du monde d’une flèche de feu – de la Fin. Nous comprendrions tout ce qu’a de mathématiquement exact la formule, donnée par ce même Pierre, témoin du baptême : l’Eau d’abord, le Feu ensuite : « Le premier monde périt submergé par l’eau du déluge. Mais les cieux et la terre d’à présent sont réservés pour le feu, qui doit les consumer au jour du jugement » (II Pierre, 3, 6-7).

 

 

VIII

 

Avons-nous bien deviné le mystère de l’Occident : l’Atlantide, c’est l’Europe ? Avons-nous bien déchiffré sur la noirceur menaçante du ciel, de plus en plus noir, de plus en plus menaçant, le mot inscrit en lettres de Feu : la Fin ? Chaque jour, hélas, on peut de moins, en moins douter que nous ayons bien lu ; chaque jour se précise mathématiquement la terrible formule de la Fin : l’Eau-le Feu. La première Fin, c’est l’explosion extérieure, volcanique, d’eau et de feu, l’Atlantide ; la seconde fin, c’est l’explosion intérieure, humaine, de sang et de feu, la Guerre.

S’il en est ainsi, l’acte qui paraît le plus lointain, le plus oublié, le plus inconnu, le plus inutile – le Baptême –, est en réalité le plus proche, le plus mémorable, le plus connu, le plus utile pour nous, hommes de la Fin.

Depuis deux mille ans que dure le christianisme, c’est peut-être pour nous plus que pour personne que furent prononcées ces paroles où s’unissent les deux fins des deux humanités :

 

Il est proche, il est à notre porte... Cette génération ne passera pas que toutes ces choses n’arrivent... Car ce qui se passa aux jours du déluge se passera de même à l’avènement du Fils de l’homme... » (Mt., 24, 33-37).

 

Cette « génération », est-ce l’humanité d’aujourd’hui ou celle de demain ? Mais qu’importe, si dès aujourd’hui nous voyons la Fin ?

Peut-être ces paroles aussi s’adressent-elles à nous plus qu’à personne :

 

Lorsque ces choses commenceront à arriver, redressez-vous et levez vos têtes, parce que votre délivrance est proche (Lc., 21, 28).

 

La Fin sera-t-elle pour nous la joie de la délivrance ou la terreur de la destruction ? Cela dépend de chacun de nous – du souvenir que nous avons gardé de ce qui fut, de notre pressentiment de ce qui sera.

 

 

IX

 

Chacun de nous est en train de périr plus ou moins stupidement, et cette stupidité est bien ce qu’il y a de plus affreux. Sa petite « fin du monde » intérieure, sa petite « Atlantide » intérieure, – chute sans fin dans un vide sans fond – chacun de nous la vit plus ou moins et ne tente rien pour se sauver ; nous n’avons même pas trop peur, tant nous y sommes habitués. Que faire, d’ailleurs, s’il n’y a plus de salut ? Mais si, individuellement et collectivement, nous avions la preuve mathématique que cette « génération » verra réellement la Fin et que le salut est possible, qu’il existe un refuge sûr, une Arche déjà construite ou en train de l’être – l’Église – et que le baptême en donne l’entrée, oh ! comme nous nous précipiterions vers elle, comme nous comprendrions enfin ce que signifient ces paroles :

 

En vérité, je vous le dis, parmi ceux qui sont nés de femme, il n’en a pas été suscité de plus grand que Jean Baptiste (Mt., 11, 11).

 

 

X

 

Ce que fut le baptême, nous le comprendrons en apprenant ce que fut le Baptiste. Voici ce que dit de lui Flavius Josèphe :

 

Dieu fit périr l’armée d’Hérode (dans la guerre contre Arétas en 35-36 après Jésus-Christ) pour châtier justement Hérode... du crime commis sur Jean appelé le Baptiste, car il avait fait mourir cet homme vertueux qui enseignait aux gens... l’immersion dans l’eau (le baptême), agréable à Dieu, si elle s’accomplit non point pour la rémission des péchés particuliers, mais pour purifier le corps, l’âme ayant été déjà purifiée par une vie juste. Voyant donc le peuple entier accourir vers Jean... Hérode commença à craindre que les discours de Jean ne fussent assez forts pour pousser le peuple à la révolte, car les hommes semblaient prêts à tout sur sa parole. C’est pourquoi Hérode préféra faire mourir Jean avant qu’une révolte éclatât... Ainsi., sur de simples soupçons, il fut saisi, enfermé dans la forteresse Macheros, et mis à mort [312].

 

Ce témoignage de Josèphe, dont personne ne met en doute l’authenticité historique, a déjà ceci de précieux qu’il s’ajuste, comme la moitié d’un anneau brisé à l’autre moitié, au témoignage de l’Évangile sur Jean-Baptiste ; au surplus, contre le gré même du témoin, il projette une lumière nouvelle, indépendante des Évangiles, et profondément pénétrante sur ce premier point où la vie cachée de Jésus devient publique, ou son existence intérieure prend contact, dans l’histoire, avec l’extérieur. Voici qu’enfin nous passons de l’ombre matinale du mythe ou du mystère évangélique au soleil de l’histoire ; les montagnes cessent de se confondre avec les nuages et se dessinent si nettement qu’il faut être aveugle pour persister à les confondre.

 

 

XI

 

Josèphe comprit et exprima justement ce qu’il y a d’essentiel dans Jean – qu’il est le Baptiste et que c’est là l’œuvre de toute sa vie. Rappelons-nous et comparons ces deux témoignages de Josèphe : « Jésus, appelé le Christ », et « Jean, appelé le Baptiste ». Bien que Josèphe ne fasse aucun rapprochement entre ces deux témoignages, ils se rejoignent d’eux-mêmes aussi naturellement que deux gouttelettes de mercure ; le lien est d’autant plus évident pour nous que, dans ce que Josèphe dit sur Jean, nous trouvons le milieu qui les rapproche – la flamme de la révolte jaillissant soudain, le commencement d’une révolution, μεταβολή, dont Hérode est si effrayé qu’il juge nécessaire de s’emparer de Jean et de le faire mourir.

Quelle est cette « révolution » ? Josèphe ne le dit pas, et il est aisé de deviner pourquoi : la force messianique qui met en mouvement la révolution est précisément ce dont Josèphe, traître à ce mouvement, transfuge passé dans le camp romain, évite de parler comme d’une corde dans la maison d’un pendu. Une fois seulement, un aveu involontaire lui échappe :

 

Ils (les Juifs) furent surtout poussés à la guerre par la prophétie ambiguë de l’Écriture sainte selon laquelle ce devait être précisément en ces jours-là que sortirait de leur pays un homme destiné à devenir le maître du monde (le Messie). Ils y crurent tous et beaucoup d’entre eux, même sages, s’y trompèrent. Il est cependant évident que cette prophétie ne pouvait désigner personne d’autre que Titus Vespasien qui obtint en effet en Judée la souveraineté du monde [313],

 

c’est-à-dire devint le roi Messie.

 

 

XII

 

Si infâme que soit l’attitude de Josèphe baisant la botte romaine qui écrase le cœur de sa mère, la Terre Sainte, nous devons lui en être reconnaissants : nous y voyons se confirmer, mieux que chez bien des apologètes chrétiens, l’authenticité historique de l’Évangile en son point de départ – l’apparition de Dieu, l’Épiphanie.

En présence de ces trois témoignages sur Jésus, sur Jean et sur le messianisme, cause de la guerre de 70, on a peine à croire que Josèphe ignorait le lien existant entre Jean le Baptiste et Jésus le Baptisé. Sans doute nous ne connaîtrons jamais le fond de sa pensée, mais de toutes ces réticences un fait ressort : entre la 29e année de notre ère, où un Homme inconnu de tous vint de Nazareth se faire baptiser par Jean, et l’année 70, où Jérusalem fut détruite, se produisit, évènement sans exemple dans l’histoire universelle, le suicide de tout un peuple. Sentant qu’il n’arrivera pas à s’évader de la geôle romaine, Israël se brise la tête contre le mur de sa prison.

Pour enfanter le Messie, Israël sa mère a dû mourir en couches : l’année 29 est le commencement des douleurs de l’enfantement, l’année 70 en marque la fin : l’Enfant naît, la mère meurt.

« Le peuple était en attente », rapporte Luc en parlant de l’année 29. Si nous songeons à l’année 70, nous imaginons facilement que cette attente fut celle d’un homme qui, ne sachant s’il a avalé un remède ou un poison, guette ce qui se passe dans son corps. « Seigneur, règne seul sur nous » – cette prière, la plus sainte d’Israël, voilà le poison avalé.

L’année 29, c’est la poudrière, l’année 70, l’explosion ; et Jean-Baptiste est l’étincelle qui tomba sur la poudre.

 

 

XIII

 

Je ne le connaissais pas,

 

répète deux fois Jean dans le IVe Évangile (1, 31, 33) devant le peuple assemblé, au moment même où l’Inconnu, le Méconnu, se trouve déjà parmi le peuple. Mais comment le Précurseur pouvait-il ne pas le connaître, alors qu’étant encore dans le sein de sa mère il avait frémi de joie en entendant la salutation d’une autre mère qui portait dans son sein un autre Enfant : « Mon âme magnifie le Seigneur » ? Si vraiment la mère de Jean est « parente » de celle de Jésus (Lc., 1, 36), leurs enfants sont parents également. Qui donc, de Jean ou de Luc, écrit un « Apocryphe » ?

C’est là une des contradictions de l’Évangile, qui ne peuvent être résolues sur le plan uniquement historique, mais le seraient peut-être sur les deux plans de l’Histoire et du Mystère – ce qui se dit avec les lèvres et ce qui se dit avec le cœur. Dans les deux Évangiles, ces deux plans se rencontrent, s’entrecroisent comme les rayons du soleil sans se détruire mutuellement.

 

 

XIV

 

« Si nous avons connu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus ainsi », dit Paul (II Cor., 5, 16). Le fils d’Élisabeth aurait pu en dire autant du Fils de Marie. « Je ne le connaissais pas » signifie dans la bouche de Jean : « Je ne voulais pas, ne pouvais pas, ne devais pas connaître le Messie-Christ selon la chair. » – « Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux » (Mt., 16, 17). Le Seigneur aurait pu dire cela à Jean comme il l’a dit à Pierre, son second confesseur.

Fils du prêtre Zacharie, Jean devait lui-même ou prendre la prêtrise, héréditaire selon la loi des lévites, ou, s’il y renonçait, rompre avec toute sa parenté, faire, quoique dans une mesure moindre et plus humaine, ce que fit Jésus : s’arracher jusqu’à la racine, comme une jeune plante, du sol natal, de la maison natale ; dire : « Les proches de l’homme sont ses ennemis. » Si « surprenant », si « effrayant », si incroyable que cela soit – mais peut-être sur ce point aussi l’incroyable dans l’Évangile est-il authentique – Jean devait dire de Jésus : « C’est un ennemi. »

 

 

XV

 

« Fils de Joseph, fils de David » : ce signe moins que tout autre pouvait révéler à Jean que Jésus était le Christ Messie. Ils savaient trop bien tous les deux que « de ces pierres Dieu peut faire naître des enfants à Abraham » – des fils de David (Mt., 3, 9). Les visions des années d’enfance, les prophéties que les vieux et les vieilles – Élisabeth, Zacharie, Siméon, Anne – se chuchotaient à l’oreille : « Mes yeux ont vu ton salut » (Lc., 2, 30), tout cela non seulement n’était pour Jean d’aucun secours, mais au contraire l’empêchait de voir en Jésus le Messie.

D’ailleurs, Marie elle-même n’avait-elle pas oublié le mystère de l’Annonciation ? Sinon comment n’aurait-elle pas compris ce que signifiaient les paroles de Jésus Adolescent : « Il me faut être dans la maison de mon père » ? Il en est ainsi, et à plus forte raison pour Jean. Son cœur se souvient, sa raison oublie ; la voix humaine étouffe trop facilement en lui le murmure divin.

Il a oublié tout, même cela, arraché de son cœur tout, même cela, lorsqu’il est parti, s’est sauvé dans le désert pour fuir les hommes et plus peut-être que tous les autres (de nouveau l’incroyable se confond avec l’authentique), son Ennemi Jésus.

 

 

XVI

 

Il demeura dans les déserts jusqu’au jour où il se manifesta à Israël (Lc., 1, 80).

 

Il y a dans la vie de Jean comme dans celle de Jésus vingt années cachées : ils ont le même âge, et les années de leur vie coïncident.

Deux déserts, mais combien différents : celui de Galilée, le paradis terrestre, celui de Judée, ce désert mort voisin de la Mer Morte, stérile et plus maudit de Dieu qu’aucune autre terre au monde.

Que fit Jean durant ce séjour de vingt années dans le désert ?

 

Il grandissait et se fortifiait en esprit,

 

rapporte Luc (1, 80), employant presque les mêmes termes que pour parler de Jésus :

 

Il grandissait et se fortifiait, il était rempli de sagesse (2, 40).

 

Il y a là une répétition de mots qui n’est pas fortuite : ces deux vies, si opposées qu’elles soient sur la terre et au delà de la terre, se répètent en un point : Jésus et Jean sont des frères jumeaux, une mystérieuse dualité.

Vingt années durant, ils gardent le silence sur la même chose, cachent aux hommes la même chose, se préparent à la même chose, attendent la même chose. Deux silences, deux attentes, deux flèches pointées vers le même but, restant immobiles sur la corde de l’arc tendu.

Jean avait-il pu oublier Jésus ? Lorsque l’homme marche et que le soleil se lève derrière lui, son ombre va devant lui sur le sol, elle diminue à mesure que le soleil monte et disparaît presque entièrement lorsqu’il est au zénith, mais elle ne peut se séparer de l’homme : ainsi Jean ne peut se séparer de Jésus. Pendant ces vingt années, il ne cesse de penser à Lui, d’être tourmenté, tenté par Lui, de lutter contre Jésus pour le Christ.

Que de fois, lorsqu’il se disait en pensant à Lui : « N’est-il pas le Messie ? » – son cœur eut peut-être envie de frémir de joie comme devant le soleil frémit dans le ciel l’étoile du matin, ou comme jadis, enfant, il avait lui-même frémi dans le sein de sa mère ! Mais il étouffait en lui cette joie : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Pas lui en tout cas, non pas lui ! Je ne le connais pas ! »

Et il se remettait à attendre. L’oreille collée contre la terre, il écouta pendant vingt ans, dans le silence du désert, d’année en année, de jour en jour, et soudain il entendit : « Il vient. »

 

 

XVII

 

Une voix crie dans le désert : préparez le chemin du Seigneur... aplanissez ses sentiers...

Convertissez-vous, repentez-vous, car le royaume des cieux est proche (Mt., 3, 3, 2).

 

Jean parut devant les hommes, et ceux-ci commencèrent par le bafouer, comme leurs pères avaient bafoué les antiques prophètes : « Meschugge ! Meschugge ! Au fou ! Au fou ! » Puis ils eurent peur : qui était cet être venu du désert maudit de Dieu, du four brûlant comme la Géhenne ? Quel était ce monstre ? Homme pour un tiers, et pour deux tiers une bête inconnue, mi-lion, mi-sauterelle. Tout velu, avec une crinière de lion, les longs poils de son corps entremêlés à la laine de la toison dont il est vêtu ; un visage, velu aussi, buisson embroussaillé où étincellent deux charbons ardents – les yeux.

Il se nourrit de ces sauterelles auxquelles il ressemble : rongés par le soleil et le sel du désert, ses membres d’insecte sont maigres, grêles comme ceux de l’énorme grillon d’Arabie couleur de poussière. Et il a la même voix stridente, qui crépite comme la flamme dans les genévriers desséchés de la plaine en feu.

 

 

XVIII

 

« Le feu, le feu, le feu ! répète-t-il d’une voix perçante et monotone. Le voici, il vient. Qui pourra soutenir le jour de sa venue ? Qui pourra subsister quand il paraîtra ? Car il sera comme le feu du fondeur... Il amassera son froment dans le grenier, mais il brûlera la paille au feu qui ne s’éteint pas ; il coupera l’arbre stérile et le jettera au feu... Quant à moi, je vous baptise d’eau, mais il vous baptisera de feu » (Mal., 3, 1-2 ; Mt., 3, 12, 10-11).

Les hommes écoutent le vent de midi bruire dans les roseaux du Jourdain ; ils croient de nouveau sentir une odeur de soufre et de feu comme jadis sous la pluie de flamme qui consuma Sodome et Gomorrhe.

« Déjà la cognée est mise à la racine des arbres » (Mt., 3, 10). Les hommes se souviendront quarante ans plus tard de la cognée de Jean, lorsque sous la hache romaine s’écroulera le grand arbre d’Israël.

« Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ?... Convertissez-vous, repentez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Mt., 3, 7, 2).

 

Les habitants de Jérusalem, de toute la Judée et de toute la région environnant le Jourdain accouraient auprès de lui, et ils étaient baptisés par lui dans l’eau du Jourdain (Mt., 3, 5-6).

 

Toute la terre s’était levée, de la Judée à la Galilée ; elle reconnut qu’Élie, précurseur du Messie, était venu.

 

Je vais vous envoyer Élie... avant que vienne le jour grand et redoutable... (Mal., 4, 5).

 

Ce fut en ces jours-là que, parmi les pèlerins galiléens, vint vers Jean un Homme de Nazareth, inconnu de tous, Jésus.

 

 

XIX

 

Les deux flèches, lancées l’une après l’autre par les deux arcs, touchèrent le même but, chacune à son instant.

Cette précision divinement mathématique de deux jets se rencontrant au même point de l’espace et du temps, c’est le miracle, unique dans l’histoire universelle, de l’Harmonie préétablie : le Précurseur et Celui qui vint, Jean et Jésus.

 

 

XX

 

        Qu’êtes-vous allés voir au désert ?

        Un roseau agité par le vent ?

        Un homme vêtu d’habits somptueux ?

        Mais encore, qu’êtes-vous allés voir ?

        Un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète...

        Car parmi ceux qui sont nés de femme

        Il n’en a pas été suscité de plus grand que Jean Baptiste.

                                                                         (Mt., 9, 7-11).

 

L’Homme Jésus ne parle que d’un seul homme – de Jean. Au-dessus de tous les hommes, plus près de Jésus que tous les hommes, il y a Isaïe dans l’ancienne humanité, et Jean dans la nôtre.

« Tous se demandaient dans leur cœur si Jean ne serait pas le Christ » (Lc., 3, 15). – « Je ne suis pas le Christ », est-il obligé de dire pour écarter cette proximité que les hommes ne comprennent pas et qui est pour eux, mais non pour lui, un sujet de scandale (Jn., 1, 20). Il est le plus grand des hommes parce qu’il est le plus humble : il ne veut que tomber aux pieds de Celui qui vient derrière lui : « Je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure » (Lc., 3, 16) ; il ne veut que mourir en Lui, comme l’étoile du matin dans le soleil.

Il n’est pas jusqu’à Hérode qui ne sente ce lien entre Jean et Jésus : après la décollation du Précurseur, apprenant la renommée de Jésus, il dit à ses serviteurs : « C’est Jean-Baptiste, il est ressuscité des morts » (Mt., 14, 1-2).

« Il a un démon », dira-t-on de Jésus comme on l’a dit de Jean (Mt., 11, 18). Et Jésus commencera sa prédication par les mêmes paroles que Jean :

 

Repentez-vous, μετανοειτε, car le royaume de Dieu est proche (Mc., 1, 15).

 

Et à la fin de sa prédication, il aurait pu dire de lui-même ce qu’il avait dit de Jean aux principaux sacrificateurs :

 

Les péagers et les femmes de mauvaise vie vous devancent dans le royaume de Dieu ! Car Jean est venu à vous... et vous ne l’avez point cru ; mais les péagers et les femmes de mauvaise vie l’on cru (Mt., 21, 31-32).

 

Deux hommes seulement, dans toute l’humanité, Jean et Jésus, font plus que voir la Fin, ils la sentent comme celui qui approche son visage du fer rouge sent la chaleur qui en rayonne.

Jean, comme Jésus, sait que le Messie est le Roi non seulement d’Israël, mais de l’humanité tout entière : « De ces pierres Dieu peut faire naître des enfants à Abraham », dit Jean.

 

Plusieurs viendront de l’Orient et de l’Occident, et ils seront à table dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob, mais les fils du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors,

 

dira Jésus (Mt., 8, 11-12).

Ils savent tous deux que le Messie, « l’Agneau de Dieu qui s’est chargé des péchés du monde » (Jn., 1, 29), vaincra le monde non par le glaive mais par la croix.

« Jean n’a fait aucun miracle » (Jn., 10, 41), mais le plus grand de tous les miracles, n’est-il pas que tous les prophètes disaient du Messie : « Il va venir », et que seul Jean a dit « Il est venu. »

Voilà pourquoi « parmi ceux qui sont nés de femme, il n’en a pas été suscité de plus grand que Jean-Baptiste ».

 

 

XXI

 

Jean baptise par le « baptême de pénitence pour la rémission des péchés ». Et « confessant leurs péchés, ils étaient baptisés par lui » (Mc., 4-5). Est-ce ainsi que fut baptisé Jésus ? L’Impeccable pouvait-il confesser ses péchés ?

« Christ a donc péché, puisqu’il a été baptisé ? Ergo peccavit Christus, quia babtizatus est ? » demandera le grand hérésiarque Manès [314]. – « Oui, il a péché, Il se considérait lui-même comme pécheur et il fut contraint presque de force par sa mère à se faire baptiser, paene invitum a matre sua esse compulsum », répondra l’hérétique « Prédication de Paul » [315].

Jésus fut un homme, pécheur comme tous les hommes, et ce ne fut que lorsque le Christ entra en lui avec la Colombe du Saint-Esprit qu’il devint sans péché ; c’est là ce qu’enseignent sans peut-être s’en scandaliser eux-mêmes, mais en scandalisant les autres, les judéo-chrétiens, les Ébionites, qui sont moins des hérétiques que des chrétiens imparfaits parce que venus trop tôt [316].

 

 

XXII

 

Le pis est que nous ignorons ce qu’enseigne sur ce point l’Évangile, et si nous croyons le savoir, ce n’est peut-être que parce que nous n’apercevons les témoignages de l’Évangile qu’à travers le prisme du dogme ecclésiastique. Ni Marc, ni Luc ne sont aucunement scandalisés de ce que Jésus se fasse baptiser « pour la rémission des péchés », mais est-ce parce qu’ils ont déjà vaincu le scandale ou parce qu’ils ne le voient pas encore ? Nous l’ignorons. Le scandale est-il vaincu aussi dans le IVe Évangile, où il n’est pas parlé directement du baptême et où seules quelques allusions nous laissent deviner qu’il eut lieu, sans que l’on sache quand, où, comment. Ce silence n’a-t-il pas pour but d’éviter le scandale ?

Seul parmi les Évangélistes, Matthieu le voit et ne cherche pas à l’éluder.

 

C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi et tu viens à moi ? – Laisse faire pour le moment, car il est convenable que nous accomplissions toute justice (de la Loi), όιχαιοσυνενν (Mt., 3, 14-15).

 

Il n’y a qu’une justice de la Loi dans le baptême : « la pénitence pour la rémission des péchés ». Quel est donc le péché de l’Impeccable ? Là aussi cette question reste sans réponse. Il faut l’accepter et le regarder en face, si effrayant que cela soit. La clé du mystère du baptême et par conséquent du sacrement lui-même – l’un des deux plus grands du christianisme – ne se trouve pas dans l’Évangile, à moins qu’elle n’ait été celée intentionnellement selon le précepte des mystères préchrétiens : « cacher les profondeurs » ; si donc cette clé est jamais retrouvée, ce ne sera que par delà l’Évangile.

 

 

XXIII

 

Quel est celui qui se jette exprès des pierres sous les pieds pour se faire trébucher ? Existe-t-il la moindre probabilité que des hommes aussi simplement croyants que les premiers disciples du Seigneur aient imaginé scandale aussi profond, aussi compliqué et aussi subtil que celui-ci : la pénitence de l’Impeccable ? Mais « pour nous, nous ne pouvons pas ne point parler des choses que nous avons vues et que nous avons entendues » (Act., 4, 20).

Il semble que là encore, comme partout dans l’Évangile, plus le scandale est grand, plus la vérité historique est certaine. C’est la pierre d’achoppement, la pierre de scandale, qui est pour nous dans le baptême le granit inébranlable de l’histoire. Nous ignorons comment cela s’est passé, mais nous savons que cela s’est passé.

Le Baptême fut, la Tentation sera : l’un et l’autre sont liés non seulement dans la vie du Seigneur, mais encore dans celle de toute son Église ; elle est aussi baptisée et tentée jusqu’à la fin des temps.

 

 

XXIV

 

La question du scandale du Baptême est posée, avec encore plus de subtilité et de profondeur que dans nos Évangiles canoniques, dans l’Évangile des Hébreux, apocryphe non point faux mais secret, dont nous savons déjà combien il est ancien et authentique.

 

... La mère du Seigneur et ses frères lui disaient : Jean-Baptiste baptise pour la rémission des péchés ; allons, nous aussi, recevoir son baptême.

Mais il leur dit : Quel péché ai-je commis pour que j’aille pour être baptisé par lui ? À moins peut-être que cela même que j’ai dit ne soit de l’ignorance, nisi forte, quod dixi, ignorantia est ? [317]

 

Ces paroles sont-elles authentiques ? Nous l’ignorons, mais le plus saint des hommes n’aurait pu dire mieux.

 

Qui de vous me convaincra de péché ? (Jn., 8, 46)

 

Pour parler ainsi, il faut être le Péché incarné, le diable, ou réellement être sans péché.

 

Mais quel mal a-t-il fait ? (Mt., 27, 23)

 

À cette question de Pilate, nul ne répondra. Voilà bien ce qu’il y a d’unique, de divin dans la vie humaine de Jésus : les hommes auront beau y chercher le mal, ils ne l’y trouveront pas. « Le divin s’y montre avec une pureté aussi grande que celle qu’il peut avoir sur terre. » Les pires ennemis de Jésus eux-mêmes savent qu’il est sans péché.

Mais plus il est impeccable, moins on comprend pourquoi il s’est fait baptiser, plus le mystère du baptême reste mystérieux.

 

 

XXV

 

Il y a un Jean inconnu comme un Jésus inconnu. Ils sont tous deux invisibles, parce qu’emprisonnés sous le métal des icones. Il faut les en délivrer ; ce n’est qu’en voyant leurs visages vivants que nous saurons ce qui s’est passé entre eux et que nous pourrons jeter un regard, ne fût-ce que de loin, dans le mystère du Baptême.

Nulle part, dans les Synoptiques, Jean ne dit : « Jésus est le Christ, c’est-à-dire le Messie », car « celui qui vient après moi est plus puissant que moi » ne signifie nullement que le Christ qui vient après Jean soit Jésus.

Jean-Baptiste ne le dit pas davantage dans le IVe Évangile, du moins en termes assez clairs pour que tous entendent, reconnaissent, ne puissent pas ne pas reconnaître en Jésus le Messie, le Christ.

 

Il en est un au milieu de vous que vous ne connaissez pas (Jn., 1, 26).

 

Cela est dit de telle façon que l’Innomé reste en même temps l’Inconnu. « Voici l’agneau de Dieu », dit Jean par deux fois ; la première fois tout le peuple aurait pu l’entendre (1, 29), mais n’aurait cependant pas compris, car en ces jours-là tous attendaient trop le Messie triomphant, le roi d’Israël, pour comprendre le Messie souffrant, « l’agneau qui ôte le péché du monde ». On ne pouvait parler du Christ aux hommes en termes plus obscurs, plus secrets.

Il en fut ainsi la première fois, et la seconde fois (Jn., 1, 35) le Baptiste ne fut entendu que de ses disciples, Jean de Zébédée et André, frère de Simon. Mais si même ils comprirent, virent quelque chose, ce ne fut que très confusément, dans une sorte d’obscur rêve prophétique.

 

 

XXVI

 

Si Jean avait pu parler, s’il avait dit de Jésus de manière à être entendu et compris de tous : « Voici le Christ », tout ce que les quatre Évangiles nous ont appris de la vie terrestre et de la mort du Seigneur aurait perdu son sens ; car l’Homme Jésus ne vécut et ne mourut que pour dévoiler progressivement, lentement, et avec quelle peine surhumaine, son visage, et nous révéler ce mystère entre tous inconcevable pour les hommes : Jésus est le Christ.

Lorsque Pierre, confessant le Seigneur à Césarée, lui dit : « Tu es le Christ », le Seigneur aurait-il pu lui répondre :

 

Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela (Mt., 16, 16-17),

 

si la « chair et le sang », l’homme Jean, l’avaient déjà révélé à tous ? Si le témoignage de Jean avait été entendu et compris, les hommes auraient-ils pu dire de Jésus « les uns, que c’est Jean-Baptiste, les autres, Élie, d’autres Jérémie ou l’un des prophètes » (Mt., 16, 14). Les Juifs auraient-ils pu lui demander devant le peuple assemblé :

 

Qui donc es-tu ? Jusques à quand tiendras-tu notre esprit en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le-nous franchement (Jn., 8, 25 ; 10, 24).

 

Enfin Jean lui-même, dans sa prison, aurait-il pu lui faire demander, entendant parler de ses œuvres :

 

Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? (Mt., 11, 3).

 

Et Jésus lui-même aurait-il pu, sachant qu’il était pour Jean un sujet de scandale, demander aux Juifs :

 

Le baptême de Jean, d’où venait-il : du ciel ou des hommes ? (Mt., 21, 25).

 

Non, il est trop évident qu’ici encore, comme dans tout l’Évangile, la contradiction, insoluble sur le seul plan historique, pourrait être résolue sur les deux plans, celui de l’histoire, ce qui fut une fois, et celui du mystère, ce qui fut, est et sera toujours.

Et cela signifie que le témoignage de Jean : « Jésus est le Christ », n’eut point de durée, mais n’exista qu’en un seul point du temps, en un instant-éclair, ou en plusieurs points du temps se confondant en un seul.

Cet instant foudroyant, c’est la clé perdue du mystère du Baptême. Où peut-on la retrouver ?

 

 

XXVII

 

Si l’on suit l’ordre chronologique du IVe Évangile (et il n’y a aucune raison pour ne point l’accepter), le Seigneur, dans la première année de son ministère, vint à Jérusalem au moment de Pâque (2, 13), au mois de Nizan (Avril), après avoir vraisemblablement séjourné deux ou trois mois en Galilée ; par conséquent il fut baptisé au début de janvier de l’année 29 ou 30, ce qui s’accorde avec la tradition de l’Église. C’est d’autant plus probable que le bassin du Jourdain où se trouve Bethabara-Béthanie est situé près de la Mer Morte, dans une profonde dépression (350 mètres au-dessous du niveau de la mer). C’est un des endroits les plus torrides du globe et comme tel presque inhabitable pendant les mois d’été. Ce n’était donc pas à cette époque de l’année que pouvait accourir vers Jean cette multitude de pèlerins venus de tous les coins de la Palestine, mais bien plutôt pendant les mois d’hiver qui y sont édéniques.

Le vent frais du nord qui, en janvier, souffle souvent pendant toute la journée, tombe au coucher du soleil, faisant soudain place à un calme que l’on ne trouve en aucun autre lieu de la terre si ce n’est en Galilée ; mais là, c’est le calme du bonheur, ici, c’est celui de la tristesse.

Les eaux du Jourdain coulent entre deux murailles vertes de végétation touffue, alors qu’à trente pas s’étend un désert de mort. Il suffit de gravir la rive abrupte pour découvrir un horizon infini : un cercle de montagnes brûlées fermant la vallée de Jéricho que domine au nord, dans une indicible majesté, la tête blanche de l’Hermon neigeux, semblable au Vieux de jours ; au sud, derrière le creux du Jourdain, si bleue qu’elle ne ressemble à rien de terrestre, mais évoque le ciel de l’Éden – la Mer Morte. Édéniques aussi les monts irisés de Moab, étincelant au delà de la mer, et le pâle croissant de la lune dans le ciel rose du couchant, et les arbres des bosquets balsamiques de Jéricho d’où s’exhale un parfum d’encensoirs. Tout ce désert, pareil en été à la Géhenne, est en hiver comme un enfer dont le pardon de Dieu aurait fait un paradis. Mais jusqu’en ces jours édéniques vient parfois de la Mer Morte une imperceptible odeur de résine et de soufre, tel le souvenir de l’enfer dans le paradis.

 

 

XXVIII

 

Ce fut peut-être par un de ces soirs que vinrent vers Jean les lévites et les prêtres envoyés de Jérusalem par les Pharisiens, et avec eux, parmi les pèlerins galiléens, un Homme inconnu, venu de Nazareth.

C’est, semble-t-il, de cette soirée que Justin Martyr nous a conservé un trait, provenant des « Souvenirs des Apôtres » que l’Évangile n’a pas recueillis mais qui paraissent historiquement authentiques et sont peut-être ceux des disciples du Baptiste – Jean de Zébédée, Simon et André. Trait en apparence insignifiant, mais en réalité précieux, parce qu’on sent qu’il a réellement été vu :

 

Ayant fini de baptiser et de prêcher, Jean s’assit au bord du Jourdain [318].

 

 

APOCRYPHE

 

1

 

Fatigué par la multitude de ceux qui étaient venus toute la journée se faire baptiser, il s’assit sur une pierre près de la Maison du Passeur, ayant choisi un endroit élevé d’où il pouvait voir les foules de pèlerins qui ne cessaient d’affluer vers lui, malgré l’approche de la nuit. Ils savaient que ce jour-là il ne baptiserait plus, mais ils arrivaient et arrivaient toujours, car chacun des nouveaux venus avaient hâte de le voir, et dans les yeux de chacun d’eux plongeait deux yeux ardents dans un visage velu, deux charbons ardents dans un buisson touffu, deux yeux qui demandaient : « N’es-tu pas Lui ? »

Combien déjà étaient passés devant lui, et combien passeraient encore, bons et méchants, sages et sots, beaux et laids, – infiniment divers, et égaux dans leur insignifiance ! Le chercher parmi eux, n’était-ce point chercher un diamant dans le sable ? Cependant, il persistait à chercher, interrogeant chacun des yeux : « N’es-tu pas Lui ? » – sachant qu’un jour des yeux lui répondraient : « Je le suis. »

 

 

2

 

Ce n’est pas le rugissement du lion, ni le cri strident de la sauterelle ; c’est un homme qui parle d’une voix humaine.

– Qui es-tu ? demandent les prêtres à Jean.

– Je ne suis pas le Christ, répond-il pour la millième fois. Je suis venu pour vous baptiser d’eau, pour qu’Il soit manifesté... Mais je ne suis pas Lui.

– Es-tu donc Élie ?

– Non.

– Un prophète ?

– Non.

– Qui donc es-tu ? [319]

Ils viennent, ils viennent toujours et, dans les yeux de chacun, se plongent des yeux : « N’est-ce pas toi ? » – « Non, ce n’est Pas moi. » Et ils Passent, s’effacent comme des ombres dans l’ombre du crépuscule naissant.

– Qui es-tu donc ? Pour que nous puissions répondre à ceux qui nous ont envoyés, que diras-tu de toi ?

– Je suis la voix du Seigneur clamant dans le désert : préparez le chemin du Seigneur !

– Pourquoi baptises-tu si tu n’es ni le Messie, ni Elie, ni un Prophète ?

– Je vous baptise d’eau, mais il en est Un parmi vous... [320]

Soudain il se tut. Ses deux yeux, deux charbons, s’embrasèrent d’un feu plus ardent que jamais. Comme dressés par la terreur, ses cheveux se rejetèrent en arrière, sa crinière de lion se hérissa. Et tel un lion qui a senti l’agneau, il se leva d’un bond.

Deux regards – deux éclairs – se croisèrent ; deux flèches touchèrent le but : « Toi ? » – « Moi ».

Le soleil n’était pas encore entré dans le point équinoxial, mais déjà il y touchait ; les mains des Séraphins n’avaient pas encore incliné l’axe du monde, mais déjà elles avaient pesé sur lui et déjà il avait frémi.

 

 

3

 

Ceux qui passaient devant lui s’arrêtèrent soudain, cherchant des yeux dans la foule celui que regardait Jean ; ils cherchent sans le trouver, il ressemble trop à tout le monde, il « n’a rien pour attirer le regard », cet homme inconnu venu de Nazareth [321].

Il disparut dans la foule, s’effaça comme une ombre dans l’ombre du crépuscule naissant. Personne ne Le vit, personne ne Le reconnut. Mais il s’établit un silence tel que le monde n’avait jamais connu et ne connaîtrait plus jamais. Sur tous passa un souffle d’effroi et de joie tel que jamais non plus le monde n’avait connu, et ne connaîtrait plus jamais. Personne ne Le vit, personne ne Le reconnut, mais tous sentirent : « C’est Lui. »

 

 

XXIX

 

Ce fut probablement en cette même nuit qu’il y eut entre Jean et Jésus un entretien secret. Qu’il ait réellement eu lieu, nous le savons par le témoignage de Matthieu (3, 14, 15). Nous savons aussi que ce ne fut pas Jean qui vint vers Jésus, mais Jésus vers Jean (3, 13). C’est lui qui voulut rompre un silence de vingt ans, se manifester au monde : c’est donc étant encore à Nazareth, avant d’avoir vu Jean, qu’il se dit : « Mon heure est venue. »

« Et confessant leurs péchés, ils étaient baptisés » (Mc., 1, 5). Cet entretien nocturne ne ressembla-t-il pas à une confession ? Si nous savions ce qui fut dit entre eux, nous aurions peut-être jeté un regard dans le mystère du Baptême, par delà l’Évangile.

 

 

XXX

 

De cet entretien nous ne connaissons que le commencement et la fin. « C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi ? » Tel est le commencement, et voici la fin : « Alors Jean Le laissa faire. » La parole si brève et si obscure de Jésus : « Il convient que nous accomplissions ainsi toute justice » ne relie pas ce commencement à cette fin (Mt., 3, 14-15).

Que signifie : « ainsi » ? Dans le Ier Évangile le principal anneau de la chaîne, l’anneau du milieu, est tombé. Mais il n’est pas perdu pour nous, car nous le retrouvons dans le IVe Évangile : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde », « Le Serviteur du Seigneur, ebed Iahve », de la prophétie d’Isaïe, voilà cet anneau tombé. Il est plus que probable qu’entre Jésus et Jean ce mot fut prononcé. Et de nouveau, comme tout à l’heure dans la foule, se croisèrent deux regards, deux éclairs : « Toi ? » – « Moi. »

Seuls Jésus et Jean, du commencement à la fin des temps, savaient ce que veut dire « l’Agneau de Dieu, le Serviteur du Seigneur » ; eux seuls savaient que cette parole décide de tout dans les destins éternels du monde.

 

Il n’avait ni aspect, ni grandeur.

 

Jean se rappela peut-être ces mots, et, alors seulement, en regardant Jésus, il comprit ce que signifiait :

 

Il était méprisé, abandonné des hommes... et nous détournions de lui notre visage... et nous n’avons fait aucun cas de lui (Is., 53, 2-3).

 

Vingt ans durant Jean l’avait méprisé, n’avait fait aucun cas de lui, vingt ans durant il l’avait fui, comme un ennemi, mais voici, il n’avait pu lui échapper. C’est peut-être à ce moment-là qu’il tomba à ses pieds.

 

Et tu viens à moi ?... Je ne suis pas digne de délier la courroie de tes chaussures (Mc., 1, 7).

 

Il comprit pourquoi Jésus était venu vers lui pour se faire baptiser : non pour se délivrer du péché, mais pour se charger du péché d’autrui.

 

Il a pris sur lui les péchés de plusieurs... et il a intercédé pour les pécheurs (Is., 53, 5, 12).

 

 

XXXI

 

Jean a-t-il cependant tout compris ? Si oui, comment aurait-il pu plus tard « se scandaliser », demander : « Es-tu Celui-là ? »

Pendant vingt ans, ils gardèrent le silence sur une même chose, mais bien différemment. On dirait deux taciturnes, qui ayant oublié la parole, réapprennent à parler : il leur faut, pour se rejoindre, traverser la muraille de verre du silence ; ils se voient, mais ne s’entendent pas ; ils sont près et loin, d’autant plus loin qu’ils sont plus près.

L’éclair a brillé ; l’Un a tout vu ; l’autre pas tout ; ce qu’il a vu l’a aveuglé.

Si plus tard Jean s’est « scandalisé », n’est-ce pas que dès son premier entretien avec Jésus, il commença à se scandaliser, à vaciller, à clignoter comme l’étoile du matin devant le soleil. Il était à la fois plein de doute et de foi, de joie et d’effroi : Lui ? Pas lui ?

« Qui es-tu ? » À cette muette question de Jean, qu’aurait pu répondre Jésus, comment pouvait-il se nommer ? « Fils de David » ? Mais tous deux savaient que « de ces pierres Dieu eut faire naître à Abraham des enfants » – des fils de David. « Fils de l’homme » ? Mais « Fils de l’homme », bar nascha en araméen, signifie tout simplement homme. Or, si Jésus était réellement « Celui qui doit venir », il n’était pas seulement un homme.

Mais Il ne pouvait se dire le « Fils de Dieu », car s’il s’était nommé ainsi, Jean lui aurait répondu : « Tu n’es pas Lui », et il aurait eu raison, parce que si l’homme « se rend témoignage à lui-même, son témoignage n’est pas digne de foi » (Jn., 5, 31).

À sa muette question : « Qui es-Tu ? » Jean ne pouvait lire dans les yeux de Jésus qu’une muette réponse :

 

Heureux celui que je ne scandaliserai point (Mt., 11, 6).

 

Il est probable qu’entre eux tout alla jusqu’à cette extrême limite, mais elle ne fut point franchie, il ne fut point dit : « Tu es Lui. » Tous deux parlaient du Messie à la troisième personne : « ni « Moi », ni « Toi », mais « Lui ». C’est ainsi d’ailleurs que Jésus parla de lui-même pendant toute sa vie, jusqu’à sa dernière réponse au souverain sacrificateur : « Es-tu le Messie, le Christ ? » – « Je le suis. » Et pour cela il fut crucifié.

L’essentiel, vraisemblablement, ne fut point dit dans cet entretien : là-dessus tous deux gardèrent le silence. Mais même en se taisant, ils se comprirent, ou plus exactement Jean comprit presque, seul Jésus comprit tout.

 

 

XXXII

 

Qu’est-ce donc qui empêcha Jean de tout comprendre et de dire à Jésus : « Tu es Lui » ? Cela même pourquoi « parmi ceux qui sont nés de femme il n’en a pas été suscité de plus grand que lui » (Mt., 11, 11), ce qui sépare le bord de la terre du bord du ciel, la loi de la liberté, l’Ancien Testament du Nouveau ; ce pourquoi « on ne met pas une pièce de drap neuf à un vêtement usé » et « on ne verse pas du vin nouveau dans de vieilles outres » (Mt., 9, 16-17) ; ce pourquoi Jean baptise d’eau et Jésus de feu ; ce pourquoi Jean « n’a fait aucun miracle » (Jn., 10, 41), alors que Jésus en accomplit de si nombreux, ce pourquoi son premier miracle, le plus simple, le plus enfantin, est celui qui fut pour Jean le plus incompréhensible, le plus invraisemblable : la transformation de l’eau en vin, aux Noces de Cana en Galilée, le premier degré de l’échelle : l’Eau, le Vin, le Sang, le Feu, l’Esprit – de cette échelle que montent les enfants et les anges, mais que Jean, le plus grand des hommes, ne montera pas.

 

Si vous ne changez et ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux (Mt., 18, 13).

 

Jean ne changea pas, ne devint pas comme un enfant, et n’entra pas dans le Royaume.

Sa prédication, Jésus la commencera par les mêmes paroles que Jean :

 

Le royaume de Dieu est proche ; repentez-vous, convertissez-vous.

 

Mais il ajoutera :

 

Et croyez à la Bonne Nouvelle, à l’Évangile (Mc., 1, 5).

 

C’est cette Bonne Nouvelle que Jean ignore.

 

Le royaume de Dieu est forcé, Βιαξεται, et ce sont les violents, βιασται, qui s’en emparent (Mt., 11, 12),

 

ils le prennent d’assaut comme une forteresse assiégée, en brisant le mur de la Loi, afin de pénétrer dans la citadelle du Royaume. Jésus y entra le premier. Cette « violence », en effet, effrayante – cette effrayante liberté, cette « douceur », cette « légèreté » :

 

Mon joug est doux, mon fardeau est léger (Mt., 11, 30),

 

voilà ce qui effraya Jean.

La vie et la mort de Jean, le plus grand des hommes, c’est encore une tragédie humaine ; la vie et la mort de Jésus, c’est une Divine Comédie.

Un seul cheveu sépare Jean du royaume de Dieu, mais il ressemble au fil sanglant que traça sur son cou le glaive qui le décapita.

 

 

XXXIII

 

Pitoyable grillon écrasé, pauvre lion blessé à mort ! Qui a tué Jean ? Hérode ? Non. Le soleil levant tue l’étoile du matin ; le Précurseur, le Devancier, est tué par Celui qui est venu. « Il faut. qu’il croisse et que je diminue » – que je meure (Jn., 3, 30).

En mourant, Jean a-t-il compris la réponse de Jésus à sa question : « Qui es-tu ? »

 

Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont nettoyés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et l’Évangile est annoncé aux pauvres. Heureux celui que je ne scandaliserai point (Mt., 11, 4-6).

 

Jean dans sa vie n’a pas connu ce bonheur ; peut-être le connut-il dans la mort.

Lorsque de la fenêtre de sa prison de Machéros, Jean voyait, au-dessus des sables jaunes du désert, planer comme un lourd nuage bleu le sommet du Nébo où mourut Moïse, sans avoir pu pénétrer dans cette Terre promise qu’il n’avait pu apercevoir que de loin, alors peut-être Jean se disait-il : « Et moi aussi, je suis comme lui. »

Tel est le sort de tous les précurseurs : conduire les autres et ne pas entrer eux-mêmes dans le royaume de Dieu.

 

 

XXXIV

 

Le plat contenant la tête coupée du Précurseur est offert à Hérodiade, la prostituée couronnée. Hérode l’assassin pleure de pitié en regardant les yeux vitreux de l’assassiné. Des larmes d’ivrogne tombent sur le plat ; du plat le sang tombe sur les jambes de Salomé la danseuse, et l’âme du Précurseur frémit de joie dans le ciel comme l’étoile du matin devant le soleil, comme l’enfant dans le sein de sa mère.

 

L’ami de l’époux qui se tient près de lui et qui l’écoute est ravi de joie en entendant la voix de l’époux, et c’est là ma joie qui est parfaite (Jn., 3, 29).

 

Deux têtes, l’une tranchée sur le plat, l’autre penchée sur la croix, et entre elles, le monde entier, pleurant comme Hérode, dansant comme la fille d’Hérode. La fin d’Israël est le prix terrible de la première ; la fin du monde, le prix plus terrible encore de l’autre.

 

 

XXXV

 

La joie du Précurseur s’est achevée dans le ciel, mais elle a commencé déjà sur terre, en trois instants-éclairs : le premier, lorsqu’il vit Celui qui est venu, le second lorsqu’il s’entretint avec lui ; le troisième lorsqu’il le baptisa.

C’est en ce troisième instant que nous approchons, plus que jamais peut-être depuis les deux mille ans de christianisme, du mystère actuel et futur de la Fin, au sens actuel et futur de ces paroles du Seigneur, les dernières qu’il prononça sur terre et qui s’adressent peut-être à nous plus qu’à personne :

 

Allez, enseignez toutes les nations, en les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit... Et voici que je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. Amen (Mt., 28, 19-20).

 

C’est bien ici, mieux que nulle part ailleurs, et aujourd’hui, plus que jamais, que nous entrevoyons pourquoi le baptême non plus d’eau, mais de feu, est le chemin qui mène vers la Fin.

 

 

 

 

 

VI

 

LE POISSON – LA COLOMBE

 

 

I

 

LA Crète – « l’Atlantide en Europe » – est une mystérieuse île-arche qui, venue du lointain occident, du « Couchant de tous les soleils [322] », s’est arrêtée en face de la Terre Sainte. Si le Pentateuque de Moise rapporte les premiers établissements à Chanaan des Keretim-Crétois à une antiquité fabuleuse, préhistorique, au déluge – à l’« Atlantide » [323], les derniers se placent déjà dans l’histoire, vers 1700 et 1400, à l’époque où deux tremblements de terre, deux petites « Atlantides », dévastèrent la Crète, dont les habitants s’enfuirent de l’île sur la terre ferme, probablement à Chanaan [324].

 

        La Crète... berceau sacré de notre race...

        Creta... gentis cunabula nostrae...

 

dira Virgile [325]. Pour nous, la Crète apparaît de plus en plus clairement à travers Chanaan-Palestine, la Terre Sainte, comme sur un palimpseste l’antique écriture transparaît sous la nouvelle. C’est maintenant seulement que nous commençons à découvrir, sous la couche supérieure des sables mouvants d’Israël qu’y apporta le vent des déserts du Sinaï, le noir et humide tuf crétois de la Terre Sainte où peut-être plongent aussi les racines du Lys galiléen – de l’Évangile.

 

 

II

 

Le pèlerin qui descend de Jérusalem à Jéricho voit s’ouvrir brusquement devant lui, à un coude de la route, une fente volcanique béante dans la terre comme la bouche de l’enfer ; mais, s’il y plonge le regard, il découvre un paradis souterrain, florissant et verdoyant dans un désert mort – dans une mer de pierres ; on dirait une petite « Île des Bienheureux », une « Atlantide ». C’est l’actuel oasis de Wadi Kilt, l’antique Kerith : il est évident que ce nom a été donné à ce torrent par des Keretim, originaires de l’île de la Crète.

C’est une étrange merveille dans le désert muet et sans eau que cette gorge où gronde la rumeur du torrent, comme dans une conque marine la rumeur intarissable des vagues.

Le torrent du Kerith prolongé par la montée de Sang unit Jérusalem-Golgotha, le lieu de la Croix, au Jourdain, le lieu du Baptême, le mystère de l’Orient au mystère de l’Occident.

« Cache-toi dans le torrent du Kerith qui fait face au Jourdain », dit l’Éternel à Élie, le premier Précurseur (I Rois, 17, 3-4) ; peut-être le second Précurseur, Jean, se cacha-t-il aussi près de ce même torrent pour échapper au roi impie Hérode comme Élie au roi impie Achab. Le Kerith se jette dans le Jourdain à deux pas de Bethabara-Béthanie. Dans ce paradis souterrain, dont l’ombre humide, verte, presque sous-marine, ne reçoit le soleil qu’à midi, bourdonnent parmi les pampres, les lauriers-roses et les bruyères embaumées des essaims d’abeilles sauvages. Jean pouvait y trouver le miel dont il se nourrissait (Mc., 1, 6). Et si Jésus, comme il est très probable (« Rabbi, où demeures-tu ? – Venez et vous verrez » Jn., 38-39), a passé quelques jours, après son baptême, sous les tentes de Bethabara, il a, lui aussi, vu la Crète.

 

 

III

 

Le nom même du Jourdain est venu en Palestine de la Crète où le peuple de Cidon, comme nous l’apprendrons chez Homère, habitait près des clairs torrents du Jardan [326]. C’est là le premier don de la Crète à la Terre Sainte, et en voici un second :

Au début du XXe siècle, dans les ruines du palais de Cnossos, en Crète, on découvrit une antique croix païenne en marbre gris-blanc moiré, à huit branches égales ; elle ressemblait tant à notre croix chrétienne qu’un prêtre grec assistant à la découverte se signa et baisa la croix « avec autant de vénération qu’en devaient témoigner les anciens », remarque l’archéologue anglais Arthur Evans, qui découvrit Cnossos.

La croix crétoise remonte probablement à la moitié ou au début du deuxième millénaire, aux temps prémosaïques, mais il est évident que de pareilles croix existèrent bien avant, aux jours préabrahamiques : « Avant qu’Abraham ne fut, je suis » (Jean, 8, 58). De Crète, suppose Evans, la croix fut apportée en Palestine, où, après un sommeil et un oubli millénaires, elle se dressa de nouveau sur le Golgotha [327].

 

 

IV

 

Et, enfin, voici le troisième don, le plus merveilleux, de la Crète à la Terre Sainte : la Colombe, la grande déesse Mère, dont on trouve déjà d’innombrables statuettes en terre et en pierre dans les couches néolithiques (contemporaines de l’« Atlantide » – du Déluge), en Europe, en Afrique du Nord et en Asie Occidentale, du golfe Persique à l’Atlantique. C’est la grande déesse Mère, non seulement peut-être de notre seconde humanité, mais aussi de la première – la Britomartis créto-égéenne [328], l’Aphrodite céleste, l’Uranie hellène, l’Ishtar babylonienne, l’Astarté cananéenne, l’Anahit iranienne, l’éternelle Vierge-Mère, portant l’Enfant dans ses bras [329].

Dans l’antique ville cananéenne d’Ascalon, la même Mère-Colombe descend sur le Dieu Fils, le Cynire-Adonis crétois dont les mystères (ils regardent celui qu’ils ont transpercé, Zach., 12, 10) se célébraient dans la vallée de Megiddo, qu’on pouvait apercevoir de la colline de Nazareth au bout de la plaine de Jezréel, au pied des montagnes de Samarie, où l’on adorait le Shekinah, la Lumière émanant de la face de l’Éternel sous l’aspect de la même Colombe-Mère blanche [330].

 

                Cherchez la mère antique,

                Antiquam exquirite matrem,

 

dira Virgile [331] de cette déesse crétoise, Mère des deux humanités, ou des trois, si après la nôtre, la seconde, il doit y en avoir une troisième.

 

 

V

 

Et de nos jours encore on peut voir voler au-dessus de Wadi Kilt, de la gorge du Kerith, des troupes de colombes blanches. N’est-ce point une de ces colombes qui se trouvait au-dessus du nuage d’orage le jour où Jésus fut baptisé au Jourdain et où « les cieux s’ouvrirent sur lui » (Mt., 3, 16) ?

Selon le Talmud, c’est à une colombe voletant au-dessus de ses petits que ressemblait l’Esprit divin planant au-dessus de l’abîme d’eau du chaos, Tehom ; c’est une colombe encore qui, lâchée par Noé, vola au-dessus des eaux du déluge ; c’est elle encore qui descendra sur les eaux du Jourdain [332].

Trois colombes, messagères des trois humanités, celle d’avant le déluge, la nôtre et celle qui viendra après nous.

La signification incompréhensible pour nous de ces trois colombes, signes de la Fin, Kepler qui a si miraculeusement deviné dans ses calculs erronés sur l’étoile de Bethléem la vraie année de la naissance du Christ, l’aurait peut-être comprise comme l’auraient peut-être comprise les astronomes babyloniens si effrayés par l’entrée de l’équinoxe du printemps en cette année dans le signe du Poisson – du second Déluge –, s’ils vivaient en nos jours de l’Atlantide-Europe.

Depuis deux mille ans que dure le christianisme, personne d’autre que nous n’aurait pu comprendre le sens de ces trois signes ; et encore ne les voyons-nous qu’avec les yeux et non avec le cœur. Mais si nous savions aujourd’hui ce qui se passera demain, peut-être les verrions-nous aussi avec le cœur, et alors nos cheveux se dresseraient d’effroi.

 

 

VI

 

Le Poisson est uni à la Colombe dans les plus anciennes peintures des catacombes. Le Poisson y représente le Christ soit parce que les premières lettres des mots grecs ιεσούς Χριστος Θεού υιος Σωτηρ composent les mots : ιχθυς, Poisson, soit parce que les premiers chrétiens connaissaient le passage alors visible non seulement pour les sages, mais pour les enfants, du point équinoxial du monde dans le signe du Poisson – du second Déluge de feu et d’eau – de la fin de la seconde humanité – signe pour les premiers chrétiens de la joie qui effraye : « Lorsque ces choses commenceront à arriver, redressez-vous et levez vos têtes, parce que votre délivrance est proche » (Lc., 21, 28).

 

Race divine du Poisson céleste... reçois ce mets doux comme le miel du Sauveur des Saints,

 

est-il dit dans une inscription de la Gaule protochrétienne [333].

Sur une amphore trouvée à Phestos, capitale méridionale de la Crète, on voit peint un Poisson emportant sur son dos, de l’Océan vers le Ciel étoilé, une Colombe qui picore le pollen – la nourriture céleste – sur les pistils du lotus épanoui [334]. Cette peinture qui se rapporte peut-être aux mystères des jours prémosaïques, préabrahamiques, ne trouverait-elle pas sa meilleure explication dans cette inscription protochrétienne des catacombes :

 

Race divine du Poisson céleste, reçois ce mets doux comme le miel.

 

L’image la plus ancienne de l’Eucharistie, datant de la fin du Ier siècle ou du début du IIe, semble être la peinture qu’on trouve dans le Cubiculum de la Crypte de Lucine : un poisson qui fend l’eau et porte sur son dos une corbeille remplie de pains et une fiole de verre, pleine de vin rouge. Les premiers chrétiens, rapporte saint Jérôme, offraient le Corps du Christ dans des corbeilles d’osier et son Sang en des fioles de verre. Dans la peinture de Lucine, le Poisson unit l’eau du Baptême au vin – au sang de l’Eucharistie. L’Eau – le Vin – le Sang – le Feu – l’Esprit : le Poisson est en bas de cette échelle ascendante et, en haut, la Colombe.

 

 

VII

 

Le Poisson-Colombe de Phestos se rapporte aux mystères célébrés en Crète, seize siècles peut-être avant la naissance du Christ ; seize siècles après sa naissance, sainte Thérèse d’Avila la veille de la Pentecôte, de la descente du Saint-Esprit, eut une vision :

 

« Une colombe bien différente de celles d’ici-bas : car elle n’avait point de plumes et ses ailes semblaient formées de petites écailles qui jetaient une vive splendeur [335]. »

 

Bien des années plus tard, en se rappelant cette vision, la Sainte ne pouvait comprendre la cause de la joie mêlée d’effroi qu’elle avait ressentie. Cet effroi aurait peut-être été compris par les astronomes babyloniens qui, l’année de la naissance du Christ, observaient l’entrée du soleil dans le signe du Poisson – de la Fin ; la joie aurait peut-être été comprise par les premiers chrétiens, adorateurs du Poisson céleste, qui se souvenaient de la parole du Seigneur :

 

Redressez-vous et levez vos têtes, car votre délivrance est proche.

 

 

VIII

 

Mais ceux qui auraient le mieux compris le symbole du Poisson-Colombe, ce sont les membres d’une communauté secrète juive, les Esséniens, les Taciturnes [336], qui habitaient ces mêmes déserts montagneux entre Hébron et Engadi, à l’ouest de la Mer Morte, où Jean-Baptiste, taciturne habitant du désert, vécut vingt ans. Hommes étranges, un peu déments, « ayant l’air d’enfants terrorisés par la férule du maître [337] », hantés par l’unique pensée de la fin du monde imminente, aussi subite, aussi terrible que celle de Sodome dont les eaux de la Mer Morte leur rappelait constamment le souvenir. Tout l’essénisme est comme une asphodèle, fleur de mort, abreuvée par ces eaux. Les Esséniens sont pour Pline le Naturaliste « le peuple éternel », gens aeterna [338], et pour Hippolyte, auteur des Philosophoumena : « le plus ancien, par la religion, de tous les peuples de l’Univers [339] ». Tous deux se trompent, la secte des Esséniens n’est pas une race à part : ses membres sont de la même semence d’Abraham que tous les autres Juifs et leur apparition dans l’histoire est récente, 150 ans avant Jésus-Christ environ ; mais les racines de l’Essénisme semblent plonger dans une insondable antiquité, peut-être préisraélique, précananéenne.

L’historien qui connaît le mieux les Esséniens, c’est Flavius Josèphe, qui passa dans sa jeunesse trois ans sous la direction d’un certain vieillard Banus, Essénien ou Nazoréen (on confondait les deux communautés). Jean-Baptiste était un Nazoréen « consacré à Dieu dès le sein de sa mère » (Lc., 1, 15), de même que Jésus (Mt., 2, 23 : « Il sera appelé Nazoréen »).

Le vieux Banus, jusque dans son genre de vie, rappelle Jean-Baptiste : il porte des vêtements faits de feuilles ou d’écorce d’arbre ; il se nourrit de fruits sauvages ; jour et nuit, il se « baptise » – « se plonge dans l’eau froide pour se purifier ». Ces deux derniers mots sont ceux-là mêmes que Josèphe emploie pour Jean-Baptiste [340].

C’est avec autant de constance et d’ardeur que les Esséniens, ces enfants « terrorisés par la férule du Maître », obsédés par la peur de la Fin, se « baptisent », se plongent dans l’eau pour échapper à l’imminente fin du monde par le feu – à la seconde Sodome.

 

C’était une figure (l’arche de Noé lors du Déluge) du baptême (immersion) qui maintenant vous sauve,

 

auraient pu dire les Esséniens, comme le diront les Chrétien (I Pierre, 3, 21).

 

 

IX

 

« Leur genre de vie ressemble à celui que Pythagore enseignait aux Hellènes », fait observer Josèphe [341]. Communauté de biens, célibat, renonciation à la nourriture animale et aux sacrifices sanglants, vêtements de lin blanc, adoration du soleil en tant qu’image vivante de Dieu, doctrine du péché originel et du « corps – prison de l’âme », épreuve de trois ans avant l’initiation et serment terrible de se taire sur les mystères de la secte ; leur magie, leur théurgie, leur symbolique des nombres, tout chez eux est pythagoricien [342].

 

        Je me suis vêtu de vêtements blancs,

        Je me suis purifié de morts et de naissances,

        et je prends soin qu’aucune nourriture

        animale ne touche ma bouche,

 

auraient pu dire les Esséniens comme les Crétois d’Euripide [343].

Connaissant tout cela, il est difficile de croire que ces Esséniens sont des Juifs et non, en effet, « une race à part ».

 

 

X

 

Le mont Carmel, que l’on aperçoit de la colline de Nazareth, et sur lequel Élie, le premier baptiseur par le feu, fait descendre du ciel le feu sur l’autel entouré et inondé d’eau (I Rois, 18, 38), fut visité, environ trois cents ans après Élie, par Pythagore, disciple d’Orphée – de Dionysos Crétois [344]. Il y a là, en dehors même de Flavius Josèphe, une obscure allusion au lien possible des mystères-mythes esséniens avec les antiques mystères de l’Orient et avec le mystère plus antique encore de l’Occident : l’autel entouré d’eau, avec le feu qui y descend, n’est-ce pas l’image de l’Atlantide, de l’Île détruite par le feu ?

L’Île des Bienheureux, située quelque part au delà de l’Océan, à l’Extrême-Occident, au « Couchant de tous les soleils », c’est le paradis essénien [345]. Josèphe en parle dans des termes tels que, comme lui, on ne peut s’empêcher de songer à « l’Atlantide » de Platon et à ces vers d’Horace :

 

        Nous sommes tous attirés par l’Océan

        qui baigne l’Île des Bienheureux.

 

et aux vers d’Homère sur les Champs-Élysées,

 

        Où s’écoulent sereinement les jours sans tristesse de l’homme

        Où il n’y a ni neige, ni pluie, ni les frimas de l’hiver,

        Où souffle le Zéphir au doux murmure

        Qu’avec une légère fraîcheur

        L’Océan y envoie pour les Bienheureux [346].

 

Que les Esséniens le sachent ou non (ils pourraient en savoir quelque chose d’après le livre d’Hénoch – « Atlas ») ; qu’ils se souviennent du nom de « l’Extrême-Occident » ou qu’ils l’aient oublié, il ne peut y avoir aucun doute que le paradis essénien, c’est « l’Atlantide » [347].

Très habiles jardiniers et maraîchers, les Esséniens cherchent avidement dans le désert le moindre lopin de terre fertile, le moindre ravin arrosé d’eau, pour y planter des vergers et des potagers ou même des jardinets, des plates-bandes avec des fleurs, des légumes, des plantes médicinales – de petites « Îles des Bienheureux », de petites « Atlantides » au milieu d’une mer morte de pierres, de sels et de sables. L’âme de tout Essénien est un de ces îlots dans le désert du monde, une sorte de paradis dans l’enfer.

 

 

XI

 

S’il est exact que l’âme nocturne de l’Atlantide – de la Préhistoire – soit la « magie », la « théurgie », le pouvoir vivant, « organique », sur la nature s’opposant à notre âme diurne, à la « mécanique », en cela aussi les Esséniens s’apparentent aux « Atlantes », aux hommes de la Préhistoire.

Chaque jour ils prient pour que « le soleil se lève », le conjurent par une prière-incantation magique « léguée par les aïeux » comme s’ils avaient peur qu’il ne se couche à jamais [348]. C’est la même crainte que devaient ressentir les hommes des cavernes, nos aïeux, « ces enfants terrorisés », dans les ténèbres de la Nuit glaciaire, après la destruction de la première humanité, après l’Atlantide-Déluge.

Voilà dans quel sens les Esséniens, récents dans l’histoire, sont peut-être réellement dans le mythe-mystère un « peuple éternel » gens aeterna.

 

 

XII

 

La clé si misérablement perdue par nous du mystère de feu et d’eau du Baptême – de l’immersion dans l’Eau, le Feu, l’Esprit – se trouve peut-être chez ce débris de la première humanité miraculeusement échappé, surgi des profondeurs de l’Atlantide submergée.

Chaque soir, au coucher du soleil, les Esséniens se plongent dans l’eau, « se baptisent », rapporte Josèphe, et aussitôt après, revêtus de vêtements blancs, ils entrent dans une chambre spéciale, secrète, accessible aux seuls initiés, où le supérieur de la communauté, l’épimélète, accomplissant le second mystère sacré, bénit le pain et l’eau (l’eau remplace également le vin dans l’Eucharistie des protochrétiens) auxquels les frères goûtent dans un silence respectueux [349].

Baptême-Communion : ici le lien entre ces deux sacrements est évident ; il n’est pas moins évident que les deux sacrements sont préchrétiens, venant peut-être de cette même antiquité, insondable pour nous, dont le vestige conservé miraculeusement est « le peuple éternel » des Esséniens.

Voilà ce que signifie l’expression de Salluste le Mystique :

 

Ce ne fut pas une fois, car cela est toujours [350].

 

Ou, pour parler plus exactement : cela fut une fois, cela est toujours. Ou encore, selon la parole de saint Paul :

 

Cela est l’ombre du futur, mais le corps est en Christ (Col., 2, 17).

 

Ou, enfin, selon la parole de Schelling :

 

« L’histoire universelle est un éon dont le Christ est le contenu éternel, le commencement et la fin, la cause et le but. »

 

 

XIII

 

Mieux peut-être qu’aucun des ex-chrétiens que nous sommes, les Esséniens auraient compris le sens de tous ces symboles : le Poisson des Catacombes portant dans les eaux du Baptême le pain et le vin de l’Eucharistie ; « la race divine du Poisson céleste recevant le mets doux comme du miel » ; le Poisson de Phestos à la Colombe picorant le pollen de miel sur les pistils du Lotus céleste et, dans la vision de sainte Thérèse, la Colombe aux écailles de nacre avec sa joie effrayante. Mais, même si les Esséniens avaient compris tout cela, ils n’auraient pas entendu ni vu ce que vit et entendit, lorsque le ciel s’ouvrit au-dessus de Bethabara, le seul, l’unique dans toute l’humanité du commencement à la fin des temps, l’homme Jésus.

 

 

XIV

 

Connaissait-il les Esséniens ?

Jean-Baptiste en tous cas devait les connaître. Pouvait-il les ignorer, lui qui vécut tant d’années à côté d’eux, dans le même désert, lui, qui comme eux se taisait et attendait, lui, qui comme eux baptisait en annonçant le châtiment du monde par le feu et la rédemption par l’eau du baptême ?

Il est par trop incroyable que des jardiniers comme les Esséniens, ces chercheurs avides de terrains fertiles dans le désert, n’aient pas découvert la gorge de Kerith, ce paradis terrestre. Et, s’ils y sont venus, Jean-Baptiste les a connus sûrement et Jésus les a connus probablement.

L’Évangile garde sur les Esséniens un silence étrange mais peut-être naturel comme sur quelque chose de trop parallèlement proche et merveilleux, séparé de lui par ce mur cristallin de silence qui sépare Jean le Baptiste de Jésus le Baptisé. Peut-être les disciples de Jean-Baptiste ont-ils comme les Esséniens l’air d’enfants « terrorisés par la férule de leur Maître », mais non ceux de Jésus qui sont les « fils de la chambre nuptiale aussi longtemps que l’époux est avec eux » ; ils n’auront ce même air que plus tard, lorsque l’Époux leur sera enlevé (Mt., 9, 15) ; si bien que dès le IVe siècle, l’historien ecclésiastique Eusèbe ne saura plus distinguer les Esséniens d’Égypte, les Thérapeutes, des cénobites chrétiens.

Mais si même Jésus ne connaissait pas les Esséniens, il a respiré leur air toute sa vie.

 

Ce qui arriva aux jours de Noé arrivera de même à l’avènement du fils de l’Homme (Mt., 24, 32).

 

Si le déluge est l’« Atlantide », c’est d’elle que Jésus parle dans cette parole sur la Fin, parole qui pour lui décide de tout.

Rappelons-nous que la route maritime, Via Maris, partant de l’Extrême Occident, des Colonnes d’Hercule, de l’Atlantique où périt l’Atlantide, pour aller par l’Égypte, vers le Nord, longeait la colline de Nazareth et le lac de Tibériade – le chemin de toute la vie de Jésus.

 

Lorsque les prophètes parlent, voici, c’est moi-même qui parle,

 

dit un agraphon du Seigneur [351]. Où sont donc ces prophètes ? En Israël seulement ? Non, dans l’humanité tout entière.

 

Plusieurs viendront de l’Orient et de l’Occident (Mt., 8, 11).

 

« La chose même qu’on appelle maintenant la religion chrétienne n’a jamais cessé d’exister depuis l’origine du genre humain jusqu’à ce que le Christ lui-même soit venu en chair », dit une admirable parole de saint Augustin [352].

Le chaînon perdu unissant le Christ à la « religion chrétienne » existant avant lui – voilà ce qu’est l’Essénisme. Peut-être le premier rayon de soleil du Christ éclaire-t-il déjà les vêtements blancs des Taciturnes d’Engadi.

« Le Christ des païens, c’est le soleil des aveugles » (Schelling). Ils marchent aveuglément vers lui sans le voir encore, mais déjà ils se font baptiser en lui, communient en lui, dès le commencement des temps : mais ce n’est qu’en ce jour du 6 janvier de l’an 29, lorsque les cieux « s’ouvrirent » au-dessus du Jourdain, qu’ils le virent.

 

 

XV

 

Or, il arriva en ces jours-là que Jésus vint de Nazareth, ville de Galilée, et il fut baptisé par Jean dans le Jourdain.

Aussitôt, comme il sortait de l’eau, il vit les cieux s’ouvrir et l’Esprit descendre sur lui comme une Colombe.

Et il vint des cieux une voix qui disait : Tu es mon Fils bien aimé, en qui j’ai mis toute mon affection (Mc., 1, 9-11).

 

Ce témoignage de Marc, provenant de Pierre, témoin probable de ce qui s’était passé à Bethabara-Béthanie, Matthieu et Luc le répètent sans presque rien y ajouter, se bornant à le modifier, presque imperceptiblement à première vue, mais à y regarder de plus près, très profondément et d’une manière très significative.

Jésus « vit », ειδεν : le témoignage de Marc-Pierre porte sur ce seul mot ; quoi qu’ait vu Jésus, il fut seul à le voir et ce n’est que par lui, avec ses yeux à lui, que Pierre le vit à ce moment même, ou bien l’entendit raconter plus tard. Quelqu’un d’autre a-t-il vu ? Cette question ne vient même pas à l’esprit de Pierre, témoin probable, sans doute parce que cela tomba naturellement, disparut de sa mémoire, de même que du champ de vision de Jésus lui-même tout disparut à ce moment : Jean et le peuple. Il ne resta que lui seul, en tête à tête avec ce ou Celui qu’il voyait.

Que signifie donc ce « il vit » ? Cela arriva-t-il ou non ? Si nous nous contentons d’y croire, si nous n’apprenons pas, ne voyons pas nous-mêmes que cela arriva plus réellement que tout ce qui peut arriver au monde, nous ne nous éloignerons guère « de la mythologie », de la « mythomanie » de nos savants à la Smerdiakov : « Tout ce qui est écrit là n’est que mensonges. »

En d’autres termes, que s’est-il passé pour Jésus à Bethabara : une simple « vision spirituelle », Θεωρία νοητιχή, comme le supposent Origène et d’autres pères, ou quelque chose de plus, une brèche ouverte sur l’autre monde, un évènement impossible, inconcevable pour nous et pourtant plus réel que tout ce qui est possible, à la fois intérieur et extérieur, intellectuel et sensuel, spirituel et charnel, une sorte de passage des trois dimensions à la quatrième, quelque chose qui ne peut s’exprimer exactement que par un seul mot : le miracle ?

 

 

XVI

 

Si, pour répondre à cette question, on examine de plus près les dissemblances à peine sensibles de Marc à Luc, on voit quelle énorme différence de qualité il y a entre leurs deux expériences religieuses :

 

Or, comme tout le peuple se faisait baptiser, Jésus se fit baptiser, lui aussi. Pendant qu’il priait le ciel s’ouvrit.

Et le Saint-Esprit descendit sur lui, sous une forme corporelle, comme une colombe ; et il vint du ciel une voix... (Lc., 3, 21-22).

 

Chez Luc, ce n’est plus Jésus seul qui « voit », mais « tout le peuple » : le point d’appui est transporté d’un seul sur tous, du dedans au dehors ; ce qui était à la fois intérieur et extérieur, transparent, devient uniquement extérieur, impénétrable ; ce qui était à la fois spirituel et sensuel n’est plus que sensuel.

De l’extrémité de la terre, de l’horizon qui sépare les deux mondes, de ce dernier trait, mince comme le fil d’un couteau, où s’ouvre la brèche menant de ce monde-ci dans l’autre, des trois dimensions dans la quatrième, Luc retombe dans ce monde-ci, dans les trois dimensions, avant d’avoir eu le temps de jeter un regard de l’autre côté.

Chez Marc-Pierre, comme chez Jésus lui-même, l’instant foudroyant de la vision-brèche est un point presque géométrique sur la même extrémité, sur la dernière limite entre le temps et l’éternité : « Aussitôt-soudain comme il sortait de l’eau il (Jésus) vit les cieux s’ouvrir », tandis que chez Luc, c’est la ligne du temps qui dure : « Pendant que Jésus priait le ciel s’ouvrit. » Ici encore, du trait mince comme le fil d’un couteau, Luc retombe en arrière, dans le temps, sans avoir pu jeter un regard dans la brèche de l’éternité.

Chez Marc, Jésus voit « l’Esprit descendre sur lui comme une colombe ». Ce « comme » peut avoir deux sens : deux géométries – deux mondes. Ou bien l’Esprit a l’aspect d’une colombe, ou bien son vol seulement est doux, harmonieux comme le vol d’une colombe ; le souffle de l’Esprit est semblable au doux éventement des ailes de la colombe. Chez Luc un seul de ces deux sens s’est conservé et épanoui, l’autre a complètement disparu, et avec lui la double géométrie, la double mesure de tout l’évènement. « Le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. » Déjà tout ici se fige, s’alourdit. L’Esprit ne s’est pas encore « métamorphosé » en Colombe, mais il est sur le point de l’être, de même que – chose terrible à dire – les dieux dans les Métamorphoses d’Ovide se transforment en animaux. Bientôt la Colombe de l’Esprit sera sculptée comme dans du marbre par le ciseau hellène, païen. Nous ne savons plus, ne nous rappelons plus – Luc lui-même se le rappelle-t-il ? – pourquoi le Très-Haut s’humilie ainsi, pourquoi l’Esprit devient un animal.

Les signes s’éteignent, s’obscurcissent, perdent leur transparence ardente ; de moins en moins ils manifestent ce qu’il y a derrière eux. Tout près de Luc, si ce n’est déjà chez lui, le miracle va prendre chair, se durcir, se matérialiser. Luc lui-même reste encore dans le mystère – dans ce qui fut ; mais quelque part, tout près de lui, c’est déjà le « mythe » – ce qui ne fut pas.

 

 

XVII

 

Entre Marc et Luc, voici Matthieu. On voit aussi d’après son témoignage d’où tout vient et où tout va :

 

Dès qu’il eut été baptisé, Jésus sortit de l’eau : et voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui (Mt., 3, 16).

 

Ici le point d’appui sur lequel repose tout le témoignage est encore en Jésus, dans ce qu’il voit. Et l’instant foudroyant, la brèche du temps dans l’éternité, le double sens dans l’apparition de la Colombe-Esprit, semblent s’y être encore conservés. Mais déjà tout ne s’y retrouve pas ; on s’en aperçoit par la voix venant du ciel et s’adressant non plus à Jésus seul : « Tu es mon Fils bien-aimé », mais, sinon à tous, du moins à deux personnes, au Baptiste et au Baptisé : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » (Mt., 3, 17).

Si chez Matthieu le centre de gravité ne s’est pas encore déplacé, il a déjà bougé, il va passer de Marc à Luc, du mystère au mythe.

 

 

XVIII

 

Comme dans beaucoup d’autres circonstances, Jean, le dernier témoin, revient à Pierre, au premier témoin. De nouveau, il s’envole avec une légèreté divine vers cette ligne mince comme le fil d’une lame où s’ouvre la brèche à la fois spirituelle et sensuelle, intérieure et extérieure, du temps sur l’éternité, des trois dimensions sur la quatrième.

 

Jean (Baptiste) rendit encore ce témoignage : « J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et il s’est arrêté sur Lui (Jn., 1, 32).

 

Mais ici ce n’est plus le témoignage de Jésus lui-même, c’est celui de Jean seulement et non plus dans le présent, mais dans le passé : pour Jean l’instant foudroyant du miracle est inexprimable ou bien il est oublié, perdu.

 

 

XIX

 

Outre nos quatre Évangiles, nous avons encore trois autres témoignages sur le miracle de Béthabara d’une égale authenticité historique et de très peu postérieurs (d’une ou de deux générations) ; trois évangiles non pas faux, mais secrets, des « Souvenirs des Apôtres », selon le mot profond de Justin. Tous trois ils parlent du même évènement qui, sans avoir été entièrement passé sous silence, n’en fut pas moins depuis deux mille ans de christianisme, entendu par presque personne : l’apparition de la Lumière pendant le baptême.

 

Cette ablution (baptême) s’appelle illumination, φωτισμος, parce que ceux qui la reçoivent ont l’esprit illuminé,

 

dit Justin qui se rappelle encore cette apparition de la Lumière peut-être parce que, dans sa jeunesse païenne, il fut lui-même initié aux mystères où l’on connaissait bien cette Illumination [353]. Φωτισμος, c’est ce même mot qui désignait l’épisode le plus saint des mystères d’Éleusis qui avait lieu après la « descente à l’enfer », Katabasis, correspondant à la descente du baptisé dans l’eau où le vieil Adam meurt et où naît le nouveau.

Le mot « lumière » est répété six fois dans les cinq versets du premier chapitre du IVe évangile où il est parlé de Jean-Baptiste : « la vie était la lumière des hommes » ; « la Lumière brille dans les ténèbres » ; Jean « vint pour rendre témoignage à la Lumière » ; « Il n’était pas lui-même la Lumière, mais il devait rendre témoignage à la Lumière » ; « celle-ci était la véritable Lumière ». On peut dire qu’ici s’accomplit déjà dans l’Évangile lui-même le miracle, éteint dans nos yeux aveugles, de la Lumière de Bethabara – de l’illumination d’Éleusis.

Ébloui sur le chemin de Damas par cette même lumière « plus éclatante que le soleil », Saül en fut aveuglé : ce fut Paul qui recouvra la vue.

C’est encore la même lumière qui éclaire sainte Thérèse peu avant sa vision de la « Colombe aux ailes d’écailles » et combien d’autres saints avant et après elle ! On peut dire que c’est cette apparition de la lumière qui constitue la première expérience des saints.

Thérèse nous parle d’un « éclat qui n’éblouit point », « d’une blancheur si suave » avec tant de simplicité, tant de précision expérimentale qu’il faut être un Smerdiakov savant pour ne pas croire, pour ne pas voir, que ce n’est pas une « hallucination de la vue », mais que cela est arrivé réellement. « Devant cette lumière le soleil perd tellement son éclat qu’on voudrait ne plus ouvrir les yeux. Il y a entre ces deux lumières la même différence qu’entre une eau très limpide, coulant sur le cristal et reflétant le soleil, et une eau très trouble coulant sur la terre, sous un ciel sombre. Aussi bien, cette lumière divine ne ressemble en rien à celle du soleil ; elle seule paraît naturelle et, auprès d’elle, c’est la lumière du soleil qui semble artificielle. Et le Seigneur la fait apparaître si brusquement que s’il nous fallait ouvrir seulement les yeux pour la voir, nous n’en aurions pas le temps ; mais qu’importe que les yeux soient ouverts ou fermés si Notre-Seigneur le veut que nous la voyions. J’en ai fait bien souvent l’expérience », dit la Sainte [354].

La première expérience en fut faite à Bethabara et notée dans les trois « Souvenirs des Apôtres » qui n’ont pas trouvé place dans nos Évangiles.

 

 

XX

 

Le premier souvenir se trouve dans « l’Évangile des Ébionites », les « Pauvres de Dieu », qui sont les tout premiers disciples du Seigneur :

 

Or, donc, pendant que le peuple se faisait baptiser par Jean, Jésus vint aussi et se fit baptiser et lorsqu’il sortait de l’eau, les cieux s’ouvrirent et il (Jésus) vit le Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, descendre et entrer en lui.

Et il y eut une voix venant du ciel et disant : Tu es mon fils bien aimé, en qui j’ai mis ma bienveillance.

Et encore : Aujourd’hui je t’ai engendré.

Et aussitôt cet endroit fut éclairé par une grande Lumière.

Et en la voyant, Jean dit à Jésus : Qui es-tu, Seigneur ?

Et de nouveau, il y eut une voix du ciel s’adressant à lui (à Jésus) : Celui-ci est mon fils bien aimé en qui j’ai mis toute ma bienveillance.

Et se prosternant à ses pieds, Jean dit : C’est à moi d’être baptisé par toi, Seigneur.

Et il (Jésus) le lui défendit et dit : Laisse, car ainsi nous devons accomplir tout [355].

 

Le second souvenir se trouve dans l’« Évangile des Hébreux » qui est peut-être l’original araméen ou la source de notre Matthieu :

 

Il advint comme Jésus remontait du fleuve que l’Esprit Saint dans sa plénitude descendit et reposa sur lui, et lui dit : Mon fils, dans tous les prophètes, c’est toi que j’attendais pour venir reposer en toi, car tu es mon repos, tu es mon premier-né qui règne pour l’éternité [356].

 

Bien que ce fragment ne dise rien de l’apparition de la lumière, on peut conclure qu’il en était question du fait qu’on en parle dans deux très anciens codes latins de l’Évangile selon saint Matthieu, le Versellensis et le Sangermanensis, comme si leurs rédacteurs avaient compris, en dépit du Canon, que le Baptême ne pouvait être obscur.

Dans le premier code :

 

Une grande lumière jaillit de l’eau et éclaira tout alentour, si bien que ceux qui s’y trouvaient en furent effrayés.

 

Et presque la même chose dans le second :

 

Une grande lumière jaillit de l’eau [357].

 

Il est très probable que dans l’Évangile des Ébionites, la « Source de l’Esprit », le feu descendant sur Jésus, tombe du ciel en torrent.

Le troisième témoignage se trouve dans un fragment conservé par Justin des « Souvenirs des Apôtres », des Évangiles inconnus de nous :

 

... Au moment où Jésus descendait dans l’eau, un feu sortit du Jourdain et au moment où il en sortait, l’Esprit Saint voltigea sur lui comme une colombe [358].

 

 

XXI

 

Cette flamme du cierge baptismal brûlant devant la face du Seigneur, on l’a soufflée dans l’Église, dans le christianisme et jusque dans l’Évangile ; par bonheur on a oublié de le faire dans ce coin sombre et lointain – dans les Évangiles apocryphes, rejetés par l’Église.

Dans le miracle de feu d’Élie sur le Mont Carmel, l’eau est absorbée par le feu, tandis qu’ici, dans le Baptême, le feu est absorbé par l’eau. La lumière du Baptême s’est éteinte et tout le christianisme s’est obscurci : ses eaux sombres, mortes, coulent dans la Mer Morte. Le Baptême devint celui de l’eau, des larmes, un baptême sans feu, sans joie et si facile à oublier que nous ne nous souvenons pas plus de notre baptême que de notre naissance. Morts, nous ne nous rappelons plus que « la vie était la Lumière des hommes » (Jn., 1, 4) ; aveugles, nous ne voyons plus que « la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue » (Jn., 1, 5).

 

 

XXII

 

Celui qui baptise par le feu pouvait-il n’avoir pas été baptisé par le feu ? Cela seul attesterait l’authenticité historique du témoignage des Évangiles non admis dans le Canon, touchant l’apparition de l’Esprit-Feu. Mais sa trace, ineffaçable comme celle d’une brûlure, s’est également conservée dans nos Évangiles canoniques – dans la contradiction entre les deux leçons : celle, plus tardive, de Luc et de Matthieu : « l’Esprit descendit sur lui » et la première chez Marc, d’après les anciens codes précanoniques : « l’Esprit entra en lui » [359]. Si l’Esprit descend sous une forme corporelle comme une colombe, on ne peut comprendre ni se représenter comment le corps d’une colombe entre dans le corps d’un homme. Voilà pourquoi le primitif « en lui » fut remplacé, « corrigé », postérieurement par « sur lui ». Mais si l’esprit est le Feu, l’Éclair, on comprend parfaitement ou tout au moins on peut imaginer que le feu est entré en Jésus.

Aux IVe-Ve siècles on se souvenait encore que la Colombe était blanche [360]. Le scintillement frémissant de la Lumière d’une ineffable blancheur, ce sont tantôt les « écailles de poisson », tantôt les « plumes d’une colombe », tandis que le cristal de la blanche Lumière concentrée, c’est le Poisson-Colombe, à la blancheur fulgurante.

Dieu dit au commencement de la création :

 

Que la lumière soit ; et la lumière fut (Gen., 1, 2).

 

La Lumière, apparue au commencement du monde, apparut encore en son milieu, à midi, minute pour minute, avec une précision astronomique, lorsque le soleil entra dans le signe du Poisson-Colombe.

Voilà un des deux secrets perdus du Baptême : « l’Esprit est Lumière », et voici le second.

 

 

XXIII

 

Tu es mon Fils bien aimé,

Je t’ai engendré aujourd’hui.

έγώ σήμερον γεγέννηχσσε

 

Ceci se trouve dans l’antique code Cantabrigiensis D, rédigé d’après un archétype de 150, ainsi que dans les codes italiens, tandis que notre texte canonique, datant du IVe siècle, dira :

 

Tu es mon Fils bien aimé

En qui j’ai mis toute ma bienveillance (Lc., 3, 22).

 

L’authenticité de la première leçon est attestée par tous les Pères, de Justin à Clément d’Alexandrie et à Jérôme [361].

Il est très peu probable que Luc ait pu conserver cette première leçon, s’il ne l’avait déjà trouvée dans une source présynoptique, car la contradiction est trop flagrante, trop « scandaleuse » entre les deux Nativités, celle de Bethabara et celle de Bethléem, entre le baptismal : « Je t’ai engendré aujourd’hui », et l’annonciateur : « l’Esprit Saint viendra sur toi... C’est pourquoi aussi le Saint Enfant qui naîtra sera appelé le Fils de Dieu [362] ». Comment donc et quand le Fils de Dieu, le Christ, est-il né ? Est-ce en même temps que Jésus, à Bethléem, ou après Jésus, à Bethabara, comme l’enseignent les premiers docètes judéo-chrétiens : « C’est seulement au Jourdain, en même temps que l’Esprit-Saint, que le Christ entra dans Jésus [363]. »

Voilà pourquoi le jour où la conception virginale devint un dogme immobile, qu’elle ne fut plus un miracle à la fois intérieur et extérieur mais extérieur seulement, sans brèche ouverte sur une autre réalité, le jour où elle tomba de l’histoire-mystère dans l’histoire seulement, la contradiction entre les deux naissances devint un « scandale » si flagrant et si insupportable que l’Église, pour y mettre fin, fut obligée, malgré les témoignages irrécusables de tous les pères, malgré l’Évangile lui-même, de remplacer l’antique leçon authentique par une nouvelle leçon non authentique. Après les mots : « Tu es mon Fils bien aimé », les mots « en qui j’ai mis toute ma bienveillance » ne font que répéter en l’affaiblissant ce qui a déjà été dit, parce que la bienveillance est moins que l’amour : cela équivaut à dire que l’eau est humide ou le globe rond.

Les paroles les plus grandes qui furent jamais dites dans le monde font place à des mots vides de sens. Pour ne point entendre de l’Esprit des paroles gênantes, « scandaleuses », les hommes le réduisirent au silence.

 

 

XXIV

 

Personne n’aurait osé le faire pendant la deuxième ou troisième génération après Jésus-Christ, à l’époque où vivait Justin Martyr qui lisait encore, non seulement dans l’Évangile de Luc mais aussi dans les autres Évangiles qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous, les véritables paroles de l’Esprit.

Cependant comme s’il y pressentait déjà le « scandale » possible, Justin essaie, sinon de le surmonter, tout au moins de l’écarter et de l’atténuer :

 

Il a fallu que s’accomplisse sa naissance (seconde), pour la race des hommes, au moment où commença chez eux la connaissance de Lui, « gnosis » [364].

 

Ceci est vrai et profond, mais la contradiction n’en est pas supprimée complètement : elle est seulement transportée de l’histoire dans le mystère.

L’Esprit dit avec trop de clarté et de précision : « Je t’ai engendré aujourd’hui », laissant entendre par là que le jour de Bethabara est, dans un certain sens, le premier et l’unique, non seulement dans l’éternité mais encore dans le temps et n’est nullement une répétition symbolique du jour de Bethléem.

Il est trop clair également que sur terre, un homme terrestre, fût-il le Christ lui-même, ne pouvait naître deux fois dans le temps, que par conséquent, une seule de ses naissances est réellement charnelle, et que l’autre n’est que symbolique, figurée, ou, ce qui sera une occasion de scandale pour les docètes, « apparente, fausse ».

Et de nouveau la même question se pose : laquelle de ces deux naissances est réelle dans le temps, dans l’histoire ? Ici aussi, l’aiguillon du « scandale » est caché, mais non arraché.

 

 

XXV

 

Il semble bien que Luc, tout en pressentant la contradiction possible entre Bethabara et Bethléem, ne cherche pas à la résoudre, mais se contente de montrer qu’il la voit et ne la redoute point, lorsqu’il place la généalogie de Jésus non avant Bethléem, ce qui serait naturel, et ce que fait Matthieu, mais après le Baptême, après la seconde naissance. L’Esprit dit à Jésus : « Je t’ai engendré aujourd’hui », et aussitôt après :

 

Jésus était, à ce que l’on croyait, fils de Joseph... Fils de David... Fils d’Adam, fils de Dieu (Lc., 3, 23 ; 31 ; 38).

 

Dans ce « à ce que l’on croyait » on retrouve encore la même question sans réponse : de qui le Christ est-il le fils selon la chair ? Quelle est sur ce point la pensée, non point des autres, mais de Luc lui-même ? Ici encore l’aiguillon du scandale n’est qu’engourdi, comme ensorcelé, mais il n’est pas mort.

 

 

XXVI

 

Que pensez-vous du Christ ? De qui est-il le fils ? (Mt., 22, 42)

 

À cette question qu’il adressera plus tard aux Pharisiens, Jésus répond lui-même dès son entretien avec Nicodème.

Les initiations aux mystères avaient lieu la nuit ; c’est aussi la nuit que Nicodème vient voir Jésus (Jn., 3, 2) et le Divin Mystagogue l’initie à son mystère – au secret du Baptême, de sa seconde naissance, le secret de tous les mystères préchrétiens, qui est la nouvelle naissance, palingenesis.

 

En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.

 

Mais Nicodème ne le comprend pas plus que ne le comprendront les chrétiens, il se scandalise autant qu’ils se scandaliseront :

 

Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître une seconde fois ?

Jésus répondit : En vérité, en vérité Je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu.

 

Le premier qui y entra, le Christ-Roi lui-même, n’aurait pu y entrer davantage.

 

Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit.

 

Que l’homme Jésus parle ici non seulement de tous les hommes, mais aussi de lui-même ; que le fils de l’homme ne se sépare pas plus de l’humanité ici, dans sa naissance terrestre, que dans toute sa vie et sa mort terrestres, on le voit par la suite :

 

En vérité, en vérité, je te le déclare nous attestons ce que nous avons vu.

 

Que ce « nous » signifie « moi », la suite le prouve également :

 

Si vous ne croyez pas quand je vous parle des choses terrestres, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses célestes ?

 

Il a parlé de sa naissance terrestre, on ne l’a pas cru, et quand il parlera de sa naissance céleste :

 

Personne n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme, qui est dans le ciel,

 

on ne le croira pas davantage (Jn., 3, 3-13).

 

 

XXVII

 

Un autre secret de tous les mystères préchrétiens, c’est que l’initiation est une mort. « Le mot et la chose se ressemblent : teleutan et telestahi « mourir » « se faire initier », dit Plutarque parlant de la « descente en enfer » éleusinienne qui correspondait à l’immersion baptismale [365].

Nicodème est également initié par Jésus à ce second mystère : le Baptême, c’est la Croix. « Il faut que le Fils de l’Homme soit élevé » – sur la croix. « Dieu a tellement aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique » – à la mort. (Jn., 2, 3-16)

 

Je suis venu apporter le feu sur la terre et combien je voudrais qu’il fût déjà allumé !

Il est un baptême dont je dois être baptisé et combien je suis dans l’angoisse jusqu’à ce qu’il soit accompli ! (Lc., 12, 49-50)

 

dira le Seigneur lors de son dernier voyage à Jérusalem, au Golgotha. Il y eut un baptême dans l’eau, il y en aura un dans le sang : toujours la même échelle ascendante : l’Eau – le Sang – le Feu – l’Esprit.

Et de nouveau, dans l’entretien nocturne avec Nicodème :

 

        La Lumière est venue dans le monde.

 

La Lumière : Jésus répète cinq fois le mot en deux versets, comme l’Évangéliste Jean le répète six fois dans cinq versets en parlant de Jean-Baptiste. Le cierge baptismal de l’Illumination éteint par l’Église brille là aussi : sa flamme jaillit de nouveau dans l’Évangile.

Et aussitôt après l’entretien avec Nicodème, nous lisons :

 

Jésus... y (en Judée) baptisait... Jean baptisait aussi à Énon (Jn., 3, 22-23).

 

Il faut être aveugle pour ne pas voir que tout ce Mystère Divin, l’entretien nocturne avec Nicodème, est consacré au mystère du Baptême, de la seconde Naissance de Jésus.

« Comment cela peut-il se faire ? » demande Nicodème qui continue à ne pas comprendre, de même que ne comprendront pas les chrétiens.

Les païens, les Esséniens, les Pythagoriciens, les Orphiques, tous les initiés aux mystères, l’auraient peut-être compris ; les Adam-Atlantes, le « plus ancien peuple du monde », la race éternelle, le débris de la première humanité miraculeusement conservé dans la seconde, l’auraient peut-être compris aussi.

 

 

XXVIII

 

Le mystère de la Nativité – de l’Annonciation – luit à travers le mystère du Baptême.

« De qui le Christ est le Fils ? » À cette question de Jésus, de même qu’à la question de sa mère : « Comment cela arrivera-t-il puisque je ne connais point d’homme ? » l’Esprit répond dans l’apparition de Bethabara :

 

            Je t’ai engendré aujourd’hui.

 

Ainsi parle dans l’éternité, l’Esprit, la Mère céleste ; ainsi aurait pu parler dans le temps Marie la mère terrestre. Ici, il n’y a plus de contradiction entre les deux naissances, l’aiguillon du scandale est retiré.

Le souvenir de l’original araméen s’est conservé en grec chez les quatre témoins de nos Évangiles canoniques, où le symbole de l’Esprit n’est pas un pigeon, peristeras, mais une colombe, peristera.

 

            Dieu est Esprit (Jn., 4, 24).

 

ces mots dans la bouche de Jésus qui lui-même s’exprimait en araméen, ne peuvent pas ne pas signifier que Dieu est non seulement Lui, le Père, mais aussi Elle, la Mère.

Cela, les fidèles l’ont déjà oublié, mais les hérétiques s’en souviennent encore :

 

Descends, Esprit Saint !

descends, Colombe Sainte !

descends, Mère mystérieuse !

 

telle est la prière de baptême et d’eucharistie dans les « Actes de Thomas » [366]. De même les gnostiques Ophites sont baptisés et communient au nom de l’Esprit-Mère [367].

 

Ma Mère, le Saint-Esprit,

ήμήτηρ μου το αγων πνεύμα

 

dira, en évoquant ce qui se passa aussitôt après le Baptême, Jésus lui-même, dans l’Évangile des Hébreux.

Dans la vie publique du Fils – le Père ; dans sa vie cachée – la Mère. Tout Jésus Connu est dans le Père ; tout Jésus Inconnu, dans la Mère.

Si le Fils a un Père céleste, peut-il ne pas avoir de Mère céleste ? Et si nous avons si effroyablement oublié le Fils et le Père, n’est-ce pas parce que nous avons oublié la Mère ?

Plus que jamais la Vierge Marie, la mère terrestre du Fils, est en ce moment l’espoir du genre humain. Ce n’est pas en vain que les hommes l’adorent : Elle seule les conduit à la Mère céleste – à l’Esprit.

 

 

XXIX

 

Trois humanités : la première disparue avant nous – le règne du Père ; la seconde, la nôtre, proche du salut ou de la mort – le règne du Fils ; la troisième, celle d’après nous, sauvée – le règne de l’Esprit-Mère.

C’est pourquoi il y a aussi trois colombes : la première au-dessus du Chaos, la seconde au-dessus du Déluge, la troisième au-dessus des eaux du Baptême.

 

 

XXX

 

Mon Fils, dans tous les prophètes, c’est toi que j’attendais pour venir reposer en toi, car tu es mon repos, ma douceur, je me repose sur toi, car tu es ma paix, mon repos,

 

dit au Fils la Mère – l’Esprit.

Voilà quand s’accomplit la vision prophétique d’Élie l’Ardent – le Doux, sur le mont Horeb :

 

Un vent fort et violent déchirait les montagnes et brisait les rochers devant l’Éternel, mais l’Éternel n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre, mais l’Éternel n’était pas dans ce tremblement. Après le tremblement, un feu, mais l’Éternel n’était pas dans ce feu. Et après le feu un souffle doux et subtil (I Rois, 19, 11-12),

 

le doux souffle de l’Esprit-Mère.

 

 

XXXI

 

Au dehors, le tonnerre ébranlant le cœur de la terre, le grondement des lions et dans le cœur du Fils – un doux éventement d’ailes, un roucoulement de colombe : « Tu es mon Fils bien-aimé. » Au dehors, l’éclair subit, tonnant, et en dedans, le miracle des miracles – l’éternel et doux éclair, la douce lumière du Fils venant de la Mère.

 

Car, comme l’éclair part de l’Orient et brille jusqu’à l’Occident, il en sera de même de l’avènement du Fils de l’homme (Mt., 24, 27).

 

L’éternel et doux Éclair de l’Esprit planait au-dessus de l’abîme au commencement du monde ; le même éclair illuminera aussi sa Fin.

Tout ce qui sera du commencement à la fin du monde, Jésus le vit à cet instant où les cieux s’ouvrirent au-dessus de lui : l’Eau – le Feu – le Poisson – la Colombe – l’Esprit – la Mère – et aussi le Dernier, l’Ineffable, – ce qui nous aurait fait mourir d’effroi ou de joie, si nous l’avions non pas même vu, mais seulement entendu.

 

 

XXXII

 

Il y eut peut-être un orage ; les gens virent un éclair, entendirent le tonnerre – et rien de plus ? Non, il y eut quelque chose d’autre encore. À ce moment, comme lors de la première rencontre de Jean avec Jésus, lorsque deux regards, deux éclairs se croisèrent, tout le monde sentit : c’est Lui.

C’est en cet instant foudroyant que les forces célestes s’ébranlèrent ; les mains des Séraphins penchèrent l’axe du monde, le soleil entra dans l’équinoxe et le Christ entra dans le monde.

 

 

XXXIII

 

Les signes les plus merveilleux, le Seigneur les envoie parfois non pas aux Saints, mais aux pécheurs afin de les sauver, dit sainte Thérèse. C’est ainsi peut-être qu’à nous aussi sont envoyés tous ces signes de la Fin. Depuis deux mille ans que dure le christianisme, personne, hormis nous, n’aurait pu les voir.

Nous avons beau fermer les yeux : même dans les yeux clos brille l’éclair – la Fin...

 

 

 

 

 

VII

 

JÉSUS ET LE DIABLE

 

 

I

 

QU’EST-CE que le diable ? « Un parasite de bon ton, fréquentant chez de bons vieux amis, qui le reçoivent pour son caractère accommodant, et aussi parce que c’est, malgré tout, un honnête homme que l’on peut admettre à sa table, avec n’importe quel convive, en le plaçant bien entendu, au bas bout. » Telle est la réponse apparemment plaisante que fait Dostoïevski à une question, qui pour lui peut-être n’a rien d’une plaisanterie, mais à laquelle on ne saurait répondre sur un autre ton en notre « siècle éclairé » [368]. Pour nous Dante et Thomas d’Aquin ne croyaient au diable que par suite de l’ « ignorance » du Moyen Âge, et Newton et Pascal uniquement parce que chez eux le génie confinait à la « démence ».

Mais voici Goethe, une des plus saines intelligences du monde, aussi éloigné que nous de l’ignorance du Moyen Âge : Faust, le double de Goethe, lorsque apparaît devant lui un autre double éternel de Goethe, Méphistophélès, « l’étrange fils du chaos, des chaos wunderlicher Sohn », le plus personnel, le plus existant des démons, Faust demande, sans nullement plaisanter :

 

                 « Qui donc es-tu ? »

                 « Wer bist du denn ? »

 

Pour Goethe la présence – la venue – dans le monde et en lui-même du « démoniaque », est trop palpable, trop expérimentale, pour qu’à la question : Qu’est-ce que le diable ? il réponde avec autant de légèreté que nos hommes « éclairés », qui sont peut-être bien plus les hommes du XIXe siècle que du XXe : « Le diable n’est rien d’autre qu’une légende superstitieuse des siècles passés. »

 

 

II

 

Pour douter profondément, il faut croire profondément ; les hommes dont la foi est la plus profonde, les saints, sont aussi ceux dont le doute est le plus profond.

« Je t’assure que certains d’entre eux ne te sont pas inférieurs par leur intelligence... Ils peuvent au même moment contempler de tels abîmes de foi et d’incroyance qu’il semble parfois qu’il s’en faut d’un cheveu pour que l’homme ne dégringole dans le précipice », dit le Diable à Ivan Karamazov. Nous ferions peut-être bien, nous aussi, de ne pas mépriser l’expérience des saints dans notre réponse à la question : Qu’est-ce que le Mal – le diable ?

– « Tu n’existes pas par toi-même, tu es moi, tu es moi et rien de plus... Tu es un rêve et n’existes pas, s’écrie Ivan, luttant contre le Diable.

– « L’ardeur avec laquelle tu me nies, me prouve que tu crois quand même en moi, réplique le Diable railleur.

– « Nullement. Je ne crois pas en toi pour un centième.

– « Mais pour un millième, tu y crois. Or, les doses homéopathiques sont peut-être les plus puissantes. Avoue que tu crois en moi, ne fût-ce que pour un dix-millième... Je te promène tour à tour entre la foi et l’incroyance, et j’ai là un but à moi... car lorsque tu cesseras tout à fait de croire en moi, aussitôt tu te mettras à me déclarer en face que je ne suis pas un rêve, mais que j’existe réellement... c’est alors que mon but sera atteint... »

 

 

III

 

Le Diable d’Ivan Karamazov n’est-il qu’une création du « délire », de l’« hallucination », ou est-il quelque chose de plus, ne fût-ce que pour un « dix-millième de dose » – une expérience religieuse inconnue, une brèche ouverte sur une autre réalité, un passage des trois dimensions à la quatrième, une vision – un désaveuglement, comme celui d’un homme qui a rêvé et qui s’écrie en se réveillant : « Non, non, non ! Ce n’était pas un songe. Il a été là ? »

« La critique de la raison pure » ne saurait évidemment répondre à cette question qui dépasse ses limites : « A-t-il été ou n’a-t-il pas été ? »

« Le diable n’existe pas, parce que le Mal absolu n’existe pas, il n’y a qu’une diminution relative du bien. » Cette vérité ou ce mensonge métaphysique est une dérision pour l’âme humaine en train de périr dans le mal, de même que cette vérité physique : « Le froid absolu n’existe pas, il n’y a qu’une diminution relative de la chaleur » est une dérision pour le corps humain en train de se glacer : que ce qui est relatif pour la raison puisse être parfois absolu pour le corps, le corps et l’âme le savent tous deux ou le sauront un jour au prix d’une terrible expérience.

On peut, certes, ne croire ni à Dieu ni au diable, mais il n’y a aucune raison, si l’on croit à un Dieu personnel, de ne pas croire aussi à un diable personnel.

Quel est donc son visage ? Le nôtre, probablement, aux moments que nous voudrions oublier et que nous oublions, en effet, avec une effroyable légèreté. « Lui, c’est moi... Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable » : ainsi se reconnaît dans le diable, comme dans un miroir grossissant, mais terriblement fidèle, Ivan Karamazov. « Moi » – dans mon ombre qui ne me quitte pas, dans mon « double-parasite », – dans la limite transcendante du mal, qui ne m’a pas encore atteint, mais qui est déjà redoutablement proche – voilà ce qu’est le diable.

 

 

IV

 

L’épouvantail empêche les oiseaux d’approcher des raisins ; le diable empêche les chrétiens actuels d’approcher du Christ.

« Croire comme a cru Jésus, qui l’aurait pu de nos jours ? Il croyait aux démons, auxquels nous ne croyons plus », affirme un théologien protestant exprimant ingénument ce qu’ont dans l’esprit ou dans le cœur presque tous les chrétiens actuels [369]. Mais si un petit écolier d’aujourd’hui est capable de montrer que Jésus se trompait dans l’essence du mal – du diable, qu’est-ce qui nous garantit qu’il ne se trompait pas également dans l’essence du bien – de Dieu ? Or, cela seul suffit pour que tout le christianisme s’écroule.

Toute sa vie, Jésus ne fait que lutter non pas contre un mal abstrait, impersonnel, mais contre son ennemi, aussi personnel et vivant que lui, le diable, et c’est à ce visage du Mal que se rapporte cette demande de la prière du Seigneur : « Délivre-nous du Malin. »

 

Nul ne peut entrer dans la maison de l’homme fort et piller son bien, s’il n’a auparavant lié cet homme fort ; après cela, il pourra piller sa maison (Mc., 3, 27).

 

C’est ce que Jésus fait toute sa vie. Son miracle principal, continuel, c’est la « force », dynamis, qui émane de lui et qui chasse les démons. C’est uniquement pour cela qu’il prit sur lui la chair et le sang, afin que, dans la chair et le sang,

 

par sa mort, il abolisse la puissance de celui qui avait l’empire de la mort, je veux dire le diable (Hebr., 2, 14).

 

« Seigneur, les démons mêmes nous sont assujettis en ton nom », s’écrient avec joie les Soixante-dix envoyés, en revenant vers le Seigneur. Mais lui leur dit :

 

J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair. Voici que je vous ai donné le pouvoir de fouler... toute la puissance de l’ennemi (Lc., 10, 17-19).

 

Si Satan n’existe pas, le Seigneur n’a rien vu dans le ciel et il n’a rien donné aux hommes sur la terre. Toute sa vie, il a lutté contre personne pour rien.

Il faut être logique : ou renier complètement le Christ ou l’accepter tel qu’il est. Jésus sans le diable est un homme sans son ombre ; il n’est qu’une ombre lui-même et toute sa vie est une « fatale erreur », selon le mot de Renan, ou, selon l’expression de Celse : « Il a fini par une mort misérable une vie infâme. »

 

 

V

 

Toute la vie cachée de Jésus, comme toute sa vie publique, est une lutte contre le diable, que les Évangiles, les « Souvenirs des Apôtres », appellent, probablement d’après les paroles de Jésus lui-même, la « Tentation ».

 

Jésus fut emmené par l’Esprit dans le désert pour être tenté par le diable (Mt., 4, 1).

 

Ceci se passa tout au début de sa vie publique, aussitôt après le Baptême, et, tout à la fin, à la veille de la Croix, il dira :

 

Vous (les disciples) avez été avec moi dans mes tentations (Lc., 22, 28).

 

Trois tentations, les mêmes que sur la Montagne – par le Pain, par le Miracle et par les Royaumes – traversent toute sa vie : par le pain, lorsque après la multiplication des pains, les hommes veulent « l’enlever pour le faire roi (Christ) » (Jn., 6, 15) ; par le miracle, lorsqu’ils lui demandent de leur faire voir un signe venant du ciel (Mt., 16, 1) ; par les royaumes, lorsqu’ils l’interrogent sur « l’impôt dû à César » (Mc., 12, 14-17).

 

Arrière de moi, Satan,

 

dira le Seigneur à Pierre son Confesseur (Mc., 8, 33), répétant ce qu’il a dit à son tentateur sur la montagne.

 

Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas (Lc. 4, 9),

 

ainsi le tente le diable. « Si tu es le Fils de Dieu, descends-toi de la croix », ainsi le tentent les hommes.

Toute la vie terrestre du Christ est une tentation : le comprendre, c’est comprendre toute sa vie.

 

 

VI

 

« Il a été tenté quarante jours ; nous ne savons pas comment : aucune Écriture n’en parle. Pourquoi ? demande Origène, et il répond lui-même : parce que personne n’aurait compris la grandeur indicible de cette lutte, car le Seigneur a passé par toutes les tentations dont l’homme peut-être tenté [370]. »

Il est le frère des hommes en tout, et en cela aussi ; en cela plus peut-être qu’en toutes choses.

 

Aussi fallait-il qu’il fût rendu semblable en toutes choses à ses frères afin d’être... miséricordieux... En effet, comme il a souffert lui-même et qu’il a été tenté, il peut secourir ceux qui sont tentés (Héb., 2, 17-18).

Nous n’avons pas un souverain sacrificateur qui ne puisse compatir à nos faiblesses, puisqu’il a été tenté comme nous en toutes choses (Héb., 4, 15).

 

« Il a souffert avec les malheureux, a eu soif avec les altérés, a eu faim avec les affamés », – il a été tenté avec ceux qui sont tentés.

Perdre cela en lui, c’est perdre tout.

 

 

VII

 

Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne me recevez pas. Qu’un autre vienne en son propre nom, vous le recevrez (Jn., 5, 43).

 

Qui est cet « autre » ? Un fantôme ? Non, un homme de chair et de sang, un personnage aussi historique que Jésus lui-même, le diable de l’histoire universelle, le double du Christ, l’Antéchrist.

Voilà pourquoi il ne faut pas oublier que le Mal a un visage – le diable – afin de pouvoir le démasquer, afin de ne pas être aveugles dans la lutte comme nous le sommes actuellement, afin de voir enfin l’ennemi en face et de comprendre que l’« Antéchrist » n’est pas une légende superstitieuse des siècles écoulés, mais une réalité terriblement proche et redoutable, notre ennemi de demain – d’aujourd’hui. Depuis deux mille ans que dure le christianisme, personne n’a pu voir l’Ennemi en face aussi clairement que nous.

« S’il y eut jamais un miracle tonnant, ce fut le jour des trois Tentations, dit pour tenter le Christ un petit Antéchrist (il y en a eu et il y en aura beaucoup), le Grand Inquisiteur de Dostoïevski. – Le miracle consistait précisément dans l’apparition de ces trois questions (tentations). S’il était possible d’imaginer que toute trace en est perdue et qu’on veuille les rétablir, toute la sagesse de la terre serait-elle capable d’inventer quelque chose de semblable ?... Car elles prédisent toute l’histoire et montrent les trois images auxquelles se réduisent toutes les insolubles contradictions historiques de la nature humaine sur toute la surface de la terre. »

N’est-ce pas dire que le diable de l’histoire universelle, son visage véritable, bien qu’encore invisible pour nous, c’est l’Antéchrist, qui fit sa première apparition au monde sur la Montagne de la Tentation.

 

 

VIII

 

Qui des deux aime mieux les hommes ? Le Christ qui ne sauve dans la liberté que de rares élus, ou l’Antéchrist qui sauve tous les hommes dans l’esclavage ? Voilà la question tentatrice que le diable pose dans les destinées historiques de la seule Église romaine d’Occident, qui a pris le glaive de César, – affirme Dostoïevski, comme si les destins de l’Église Orientale n’étaient pas liés historiquement au même glaive : là, le pape est César ; ici César est pape.

La même question se pose dans un autre ordre, non pas celui de l’expérience historique extérieure, mais dans celui de l’expérience intérieure, religieuse : le miracle vient-il de la foi ou la foi du miracle ? Qui aime mieux des hommes : le Christ, sauvant par la foi libre quelques élus, ou l’Antéchrist sauvant tout le monde par la foi servile ?

« Tu n’as pas voulu asservir l’homme par le miracle, dit le Grand Inquisiteur continuant à tenter le Christ – tu aspirais à l’amour libre de l’homme, et non à l’admiration servile d’un esclave devant la puissance qui l’a effrayé une fois pour toutes... Au lieu des fondements solides (la Loi), tu as pris tout ce qu’il y a de problématique... d’incertain, et ce qui est au-dessus des forces des hommes... Au lieu de t’emparer de leur liberté, tu l’as multipliée et tu les as chargés pour toujours de ses tourments.... car il n’y eut jamais rien de plus insupportable à l’homme que la liberté... Mais tu n’as donc jamais pensé que l’homme repousserait ta vérité si on le chargeait d’un si terrible fardeau ?... Les hommes finiront par lever contre toi-même ton propre étendard libre... Rappelle-toi à quelles horreurs de l’esclavage et à quels troubles les a conduits ta liberté !... Et ils ramperont à nos pieds, et ils clameront : « Sauvez-nous de nous-mêmes !... » Tu viendras, dit-on, et tu vaincras de nouveau avec tes élus ; mais nous dirons alors qu’ils n’ont sauvé qu’eux-mêmes, tandis que nous avons sauvé tout le monde... Nous ne sommes pas avec Toi, mais avec lui (l’Antéchrist), – voilà notre secret [371] ! »

 

 

IX

 

« Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu, voilà tout son secret ! » conclut Aliocha Karamazov. « Enfin, tu as deviné ». – « En effet, tout le secret est là », acquiesce Ivan.

Non, pas seulement là. « Les démons croient aussi, et ils tremblent » (Jac., 2, 19).

Le diable croit, voit Dieu, et il ment lorsqu’il dit qu’il n’y a pas de Dieu pour pourvoir se mettre lui-même à la place de Dieu ; il ment en disant que l’Église est avec l’Antéchrist, la vérité avec le mensonge, et que la liberté du Christ perd les hommes : c’est justement ce dernier mensonge qui aujourd’hui est le principal mensonge du diable.

 

Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira (Jn, 8, 3),

 

dit Jésus pour nous mettre en garde.

La fausse liberté, la liberté contre le Christ, n’est qu’une révolte d’esclaves, un pont jeté par le diable du petit esclavage rebelle d’aujourd’hui – de ce que nous appelons « révolution » – vers le futur et suprême esclavage de l’Antéchrist. Ce visage-là, le diable ne le dissimule presque plus dans les deux hémisphères de l’humanité ci-devant chrétienne – l’Occident qui s’éteint dans la « démocratie bourgeoise », et l’Orient qui s’embrase dans la « révolution prolétarienne ». Voilà pourquoi aujourd’hui plus que jamais, périr ou se sauver, c’est accepter ou repousser devant la face de l’Asservisseur cette parole si inconnue de l’Inconnu :

 

Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement libre (Jn., 8, 36).

 

L’esclavage avec l’Antéchrist, la liberté avec le Christ – voilà notre réponse au Tentateur.

 

 

X

 

La force du diable n’est pas dans ce qu’il dit, mais dans ce qu’il fait en silence. À en juger par la manière dont va actuellement le monde, c’est tout seul et pour lui seul que Jésus a vaincu les tentations dans le désert, tandis que le monde continue aujourd’hui plus que jamais à être tenté par le diable.

Le Grand Inquisiteur a raison : les destinées de l’humanité, du commencement à la fin des temps, sont pressenties dans les trois Tentations, et, si nous n’étions pas aveugles ou si nous ne fermions pas volontairement les yeux, nous le verrions en ce moment plus clairement que personne ne l’a vu depuis deux mille ans de christianisme.

La première Tentation est celle par le Pain – par la puissance de l’homme sur la matière, par la connaissance, par la mécanique-magie, par le miracle dans le Non-moi ; par la fin des souffrances physiques dans le monde.

La seconde Tentation est celle par le Vol – par la puissance de l’homme sur son corps, par la liberté ; par le miracle dans le Moi ; par la fin des souffrances morales de la personnalité.

La troisième Tentation est celle – par les Royaumes – par la puissance de l’homme sur les hommes, par le miracle de l’amour, unissant l’un à tous ; par le miracle dans le Moi et dans le Non-moi ; par la fin des souffrances, morales et physiques de l’humanité.

La première tentation, par le pain, est en ce moment si facile à comprendre qu’il est inutile de la nommer ; la dernière, par les royaumes, est si incompréhensible pour qui que ce soit, que nous n’avons même pas de mot pour la désigner, car ce que nous appelons la « révolution sociale » paraît presque dérisoire devant cette horreur sans nom. Quant à la deuxième tentation, celle du milieu, nous la comprenons tous en partie : c’est ce que nous appelons le « progrès », le vol en haut ou en bas, au choix de chacun ; en disant « en haut », nous nous perdrons sûrement ; en disant « en bas », peut-être serons-nous sauvés.

 

 

XI

 

Comment se sauver ? Aujourd’hui, pour le monde, cela revient à dire : comment, avec le Christ, vaincre les trois tentations de l’Antéchrist ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment les a vaincues le Christ lui-même, et pour cela il faut savoir comment et par quoi il a été tenté.

Le savons-nous avec exactitude ? De deux choses l’une : ou tout le récit évangélique de la Tentation n’est qu’invention, et cela est par trop incroyable ; les premiers disciples du Seigneur, les pécheurs galiléens, les seuls de qui aurait pu venir cette « invention », étaient les gens les plus simples de l’univers : comment auraient-ils pu prédire toutes les destinées du monde, accomplir ce « miracle tonnant », trouver ce à quoi, selon le mot du Grand Inquisiteur, « toute la sagesse de la terre » ne suffirait pas ?

C’est là une des possibilités et elle est par trop invraisemblable ; l’autre, c’est que cela est arrivé réellement ; et s’il en est ainsi, les disciples du Seigneur n’auraient pu l’apprendre que du Seigneur lui-même puisqu’il était seul sur la Montagne de la Tentation et que nul n’aurait pu savoir ce qui s’y était passé entre lui et le diable. Par conséquent, nous aurions ici le témoignage le plus véridique qu’on puisse avoir dans l’histoire – l’Évangile selon Jésus.

 

 

XII

 

Qu’il en a été réellement ainsi – cela se trouve confirmé dans un passage de l’Évangile des Ébionites où les disciples se souviennent que :

 

le Seigneur nous disait que le diable lui parla (lutta) et le tenta pendant quarante jours [372].

 

On en trouve encore une confirmation indirecte dans les Évangiles canoniques de Luc et de Matthieu :

 

Il (le diable) le mena à Jérusalem et il le mit sur le faîte du temple.

 

Il est très probable que ce « faîte » est l’entablement d’une des deux colonnades de l’autel de Salomon – celle qui donne au sud, sur la vallée du Cédron. Tous, même les païens, avaient accès à sa terrasse : on pouvait s’y promener comme sur une place, et c’était là aussi que se tenaient des soldats romains pendant les grandes fêtes juives [373]. Le mur extérieur était bâti au-dessus d’un rocher si abrupt que lorsqu’on approchait du bord et qu’on regardait entre les créneaux, « on avait le vertige », rapporte Flavius Josèphe [374].

Peut-être le jeune Jésus, venu à douze ans à Jérusalem pour les fêtes de Pâques, eut-il le vertige, lui aussi, lorsque, resté seul dans la « maison de son Père », il eut la curiosité de monter sur ce toit et, approchant tout au bord du mur, regarda en bas. N’est-ce pas à cela qu’il songeait pendant que le diable le tentait sur ce même faîte du temple par le miracle du vol ? On croit entendre le bruit du sang dans les oreilles, le battement du cœur qui s’arrête, attiré par l’abîme, et le murmure du Seigneur lui-même, à travers le murmure du diable :

 

                Jette-toi d’ici en bas !

 

 

XIII

 

L’authenticité historique de ce souvenir est encore confirmée par un fragment de l’« Évangile des Hébreux », où le Seigneur évoque lui-même cette tentation par les royaumes, qui est ici la première, alors qu’elle est la seconde chez Luc et la troisième chez Matthieu :

 

Aussitôt (après le Baptême) le Saint Esprit ma mère, m’a saisi par un de mes cheveux et m’a transporté sur la haute montagne du Thabor (8).

 

Cela n’a point de sens dans les modernes langues aryennes : l’Esprit-Mère emportant son Fils par un de ses cheveux est une image que nous ne pouvons nous représenter et qui nous paraît absurde et blasphématoire, mais dans les antiques langues sémitiques et dans la langue araméenne que parlait Jésus, c’est compréhensible quoique non moins « étonnant-effrayant ». Rucha, non pas Lui, mais Elle, c’est l’Esprit, le souffle des lèvres divines qui tel un ouragan silencieux, plus silencieux que tout ce qui existe sur terre mais en même temps plus irrésistible, saisit les prophètes de l’Ancien Testament par une « mèche de cheveux » et les enlève, les « ravit » :

 

...me saisit par les cheveux de la tête. L’Esprit, m’enleva entre la terre et le ciel (Ez., 8, 3).

 

La Mère, elle, ne prend son Fils que par « un cheveu », parce qu’elle n’a pas besoin de l’attirer vers elle par la force : de lui-même, il la suit, vole derrière elle, si bien que le plus léger contact suffit pour qu’il s’enlève [375].

 

 

XIV

 

Dans la tentation par les royaumes, chez les deux synoptiques, le diable se substitue à l’Esprit-Saint : chez Matthieu, le diable transporte Jésus « sur une montagne très haute » (4, 8) ; chez Luc, il l’emmène, non pas sur une montagne, mais sur une hauteur inconnue, άναγαγών, probablement parce que ne voyant plus par les yeux le miracle, la brèche ouverte sur une autre réalité, Luc doute qu’il existe une montagne d’où l’on puisse découvrir « tous les royaumes du monde » (4, 5). Mais chez les trois synoptiques, c’est l’Esprit-Saint qui conduit Jésus dans le désert pour y être tenté, alors qu’au contraire dans un fragment d’un Évangile inconnu que nous a conservé Justin, c’est le diable qui :

 

... dès que Jésus remontait du Jourdain... selon ce qui est écrit dans les Souvenirs des Apôtres, s’approcha de lui et le tenta [376].

 

Là, où dans un Évangile il y a l’Esprit-Saint, dans l’autre il y a le diable, et vice versa. Voilà bien ce qu’il y a de terrible dans la Tentation, non seulement pour nous, mais peut-être pour ceux qui en recueillirent le récit de la bouche de Jésus lui-même : les deux Esprits qui luttent à cause de Lui, pareils aux tourbillons dans une trombe, s’entrelacent et s’entremêlent si étroitement qu’il n’est plus possible de les distinguer l’un de l’autre.

 

 

XV

 

L’ordre des tentations est pareillement brouillé : chez Matthieu, la seconde tentation est celle par le vol ; la troisième celle par les royaumes ; chez Luc, c’est le contraire ; et dans l’Évangile des Hébreux toutes les trois sont déplacées : la première est celle par les royaumes, la seconde celle par le vol, la troisième celle par le pain. Or, c’est cela, c’est l’ordre des tentations qui décide de tout dans leur triple dialectique diabolique, divine et humaine.

Qu’est-ce que cela signifie, sinon que ces choses leur ont été racontées tout bas, à l’oreille, dans l’obscurité ; ils écoutent et ont si peur qu’ils ne comprennent pas. Peut-être est-il effrayé, Lui aussi : il sait qu’il doit leur dire tout, parce qu’eux aussi seront tentés comme lui ; mais il a peur ; sauront-ils vaincre tout ? Il se peut aussi qu’il ne retrouve plus dans sa mémoire humaine le souvenir exact de ce qui ne s’est point passé seulement « dans les trois dimensions » ; il ne trouve plus ni de mots, ni de notions humaines pour le dire aux hommes.

Voilà pourquoi le récit évangélique de la Tentation paraît si confus, comme si l’on y parlait de choses oubliées, alors qu’en réalité tout y est net, mémorable, authentique. Et voilà pourquoi il est imprégné d’un tel effroi.

 

 

XVI

 

Cet effroi est particulièrement sensible dans deux versets très courts et très obscurs de Marc, deux secrets indéchiffrés, qu’on dirait aussi chuchotés à l’oreille, dans l’obscurité. Ici l’Esprit n’« emmène » plus, « n’enlève » plus Jésus, mais le « pousse » aussitôt après le Baptême (l’aussitôt, ενύδυς, de Marc-Pierre y est particulièrement prompt), le « lance, έχβαλλαι, le rejette des lieux habités dans le désert, comme le souffle de la tempête emporte la feuille arrachée de l’arbre. La loi de la métaphysique céleste semble agir avec autant de précision mathématique que celle de la physique terrestre – l’angle de réflexion égale l’angle d’incidence, la course du balancier est égale à droite et à gauche – autant jésus s’emplit d’Esprit Saint, autant il est tenté par le diable.

 

Il passa quarante jours dans le désert, tenté par Satan ; il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient (Mc., 1, 13).

 

Comment était-il tenté ? Pourquoi des bêtes à côté des Anges ? D’où viennent-elles et quelles sont-elles ; s’agit-il de vraies bêtes du désert, ou seulement de fantômes engendrés par le diable ? Et que font-elles avec le Tenté ? Sur tout cela Marc-Pierre garde le silence ; il en sait peut-être plus qu’il n’en dit, mais de terreur, la « langue s’attache à son palais ».

Que d’hérésies sataniques auraient tourbillonné autour de cette énigme, que d’âmes auraient péri, si l’effroi insupportablement concentré de Marc-Pierre n’eut été dilué, chez Luc et chez Matthieu, en trois Tentations.

Ceux-ci peuvent parler : ils ont déjà moins peur peut-être parce que pour eux ce que l’autre tait n’est plus aussi saint.

 

 

XVII

 

    Seigneur, permets-moi de tenter le Christ-Messie.

 

dit dans le Talmud Satan qui semble moins formuler une prière que revendiquer un droit, sachant que Dieu ne peut refuser [377].

 

    Le voici, il est dans ton pouvoir (Job., 2, 6),

 

dit le Seigneur à Satan à propos de job le juste, – il le dira aussi de son Fils Unique. Le Père livrera son fils à la tentation du démon : ce n’est même pas effrayant, mais seulement inimaginable comme est inimaginable pour nous, qui vivons dans les trois dimensions, ce qui se passa dans la quatrième.

L’Esprit-Mère enlève son Fils par le plus doux souffle-baiser d’amour, et le livre aussi, comme de la main à la main, au diable. Et librement, joyeusement, comme un enfant qui apprend à marcher, le Fils s’éloigne de la Mère, qu’il sache ou non chez qui il va et pour quoi faire. Ceci non plus n’est pas effrayant, mais inimaginable pour nous. Quelque chose de semblable aurait-il pu venir à l’esprit d’êtres vivant dans les trois dimensions, si un Être d’une autre dimension ne le leur avait pas dit ? L’authenticité de tout le témoignage n’est-elle pas attestée par ce signe surhumain, sceau brûlant imprimé par le feu céleste sur un évènement terrestre ?

 

 

XVIII

 

Dans toute tentation, pour peu que ce mot ait un sens, le mal non humain, le diable, s’approche de la volonté humaine. Et plus fort est celui qui est tenté, plus violente est la tentation, plus fin le cheveu séparant la volonté du mal.

Jésus pouvait-il être tenté, induit en péché ? Là encore, comme dans toutes les profondeurs extrêmes de l’expérience religieuse, il y a une antinomie, les « contraires concordants » ; il pouvait l’être et ne le pouvait pas. S’il ne le pouvait pas, il ne serait pas le Fils de l’homme ; s’il le pouvait, il ne serait pas le Fils de Dieu.

Le diable voit-il, sait-il à qui il a affaire ? Là encore les contraires sont concordants : il le sait et ne le sait pas. Il voit tout, sauf ce point unique, aveugle et aveuglant : l’Amour est Liberté. Or, c’est en ce point que pour eux deux, pour le Tenté et le Tentateur, tout se décide.

 

        Je sais qui tu es, le saint de Dieu.

 

Si cela est connu des petits démons qui habitent les possédés, ce l’est à plus forte raison du plus lumineux des Fils de Dieu, de l’ancien frère du Fils Unique. Il sait, il voit la Naissance, l’Annonciation, l’Épiphanie ; mais comme nous il devient aveugle en un seul point aveuglant ; il demande comme nous : qu’est-ce qu’un miracle ? La foi vient-elle du miracle, ou le miracle de la foi ? Cela fut-il ou cela ne fut-il pas ?

 

 

XIX

 

Jésus sait-il qu’il ne péchera pas dès l’instant même où il est tenté, ou ne le sait-il pas encore parce que le Fils de l’homme ne peut pas le savoir, et que le Fils de Dieu ne veut pas le savoir ? Le Père lui-même le sait-il ou ne veut-il pas davantage le savoir pour ne pas retirer au Fils le plus précieux don de l’amour – la liberté [378] ?

Voilà où nous autres hommes, nous devons aussi ne pas savoir nous taire, nous arrêter à temps au bord de l’abîme où Satan murmure : « Jette-toi d’ici en bas. » Il n’est donné aux hommes de savoir que ce qu’il leur est utile de savoir et dans la mesure où cela leur est utile : que l’Homme Jésus mourût réellement, un pour tous, sur le Golgotha, qu’il a souffert jusqu’à la sueur de sang à Gethsémani, un pour tous, et qu’il fut tenté sur la Montagne, un pour tous. Jamais un cheveu plus fin n’a séparé une plus grande volonté humaine d’un mal plus grand ; jamais l’amour n’atteignit un plus haut point de liberté.

Par trois fois dans les trois Tentations, les destins du monde oscillent autour de ce suprême point comme sur le fil d’un couteau ; trois fois s’ouvre devant nous le mystère du Fils dans le Père.

 

L’Amour est Liberté.

 

Et c’est par elle que Jésus a vaincu le diable et que le Christ vaincra l’Antéchrist.

 

 

XX

 

Si nous arrivions enfin à comprendre que c’est en ces quarante jours, et par l’amour-liberté, que Jésus fut tenté pour nous par l’Antéchrist, peut-être achèverions-nous d’écrire dans notre cœur l’Évangile secret commencé par Dostoïevski :

 

 

L’Apocryphe de la Tentation.

 

 

 

 

VIII

 

LA TENTATION

 

 

APOCRYPHE.

 

 

1

 

TROIS hommes cheminaient dans le paradis souterrain du Kérith : en avant marchait un Homme vêtu de blanc comme ceux qui sortaient des eaux du baptême ; derrière lui venaient deux autres hommes portant les vêtements sombres des disciples de Jean ; c’était Simon fils de Jona et son frère André.

– Rabbi ! rabbi ! appela Simon.

Mais soit qu’il n’eût pas entendu cet appel couvert par le grondement du torrent, soit qu’il n’eût point voulu l’entendre, celui qui marchait en avant s’éloignait sans se retourner.

– Non, il n’entend pas. Tu vois, il s’en va, dit André. Retournons en arrière.

Mais Simon, pressant le pas, courut derrière celui qui s’en allait, en appelant toujours :

– Rabbi ! Rabbi !

Soudain, l’homme aux vêtements blancs sembla s’envoler, franchit le torrent, en sautant d’une pierre à l’autre au-dessus de l’abîme écumant, et prestement, légèrement, toujours volant, s’élança par un raide sentier de chèvres vers le sommet des rochers presque à pic. On voyait dans la sombre verdure des bruyères scintiller la blancheur de son vêtement. Après un dernier éclair il disparut ; seule une pierre roulant sous ses pieds traversa les buissons, sautant et se heurtant contre les rochers et alla tomber silencieusement dans le grondement du torrent.

– Il est parti ! Il est parti ! s’écria Simon en s’arrêtant brusquement, et il se mit à pleurer comme un petit enfant. Voilà si longtemps que nous l’attendions, le cherchions, l’implorions, et à peine l’avons-nous trouvé qu’il s’en va !

– Non, il ne s’en ira pas, s’il est Celui-là ; il ne s’en ira nulle part ; il n’est venu au monde que pour que les hommes le connaissent, disait André pour consoler Simon.

Celui-ci, aussi brusquement qu’il s’était mis à pleurer, s’arrêta dans un dernier sanglot, poussa un profond soupir et regarda son frère silencieusement, fixement.

– Pourquoi dis-tu, André : « s’il est Celui-là »... reprit-il, sans pleurer cette fois, mais d’un ton encore plus amer. C’est toi-même qui m’as dit tantôt : « Nous l’avons trouvé » ; c’est toi qui m’as mené à lui et maintenant tu dis : « si... »

André ne répondit rien. Ils se dirigèrent sans mot dire vers Bethabara. Simon baissait la tête, absorbé en de profondes réflexions. Il était trois heures de l’après-midi.

– Non, il ne reviendra pas avant la nuit, dit Simon, en jetant un regard sur le soleil, comme s’il répondait à ses propres pensées. – Et où est-il allé ? Pourquoi faire ? Que fera-t-il la nuit, seul dans le désert ?

– La nuit, seul, répéta André et, après un silence, il ajouta bas, comme en se parlant à lui-même : – Oui, il aurait mieux fait de ne pas y aller : là-bas, dans le désert, la nuit, il y a le diable.

Et dès qu’il eut dit cela, il leur sembla à tous deux que, bien que le soleil continuât de briller, tout s’était assombri comme pendant une éclipse. Et ils eurent peur.

 

 

2

 

L’homme aux vêtements blancs eut peur aussi. Il lui semblait qu’il ne marchait pas de son plein gré, mais poussé par une force irrésistible qui l’entraînait plus haut, toujours plus haut, sur des rochers si escarpés que le pied humain ne les avait encore jamais foulés.

Quittant la gorge, il se mit à gravir la pente douce d’une montagne crayeuse, éblouissante de blancheur sur le ciel d’un bleu noir [379]. Seule, fente étroite, noire sur la blancheur de craie telle la bouche de l’enfer, s’ouvrait à ses pieds le ravin du Kérith, le paradis souterrain.

Lentement, lentement, soit qu’il fût très fatigué, soit qu’il eût de plus en plus peur de marcher, il atteignit une saillie proche du sommet et plate comme un toit ; là, il s’arrêta.

À l’est, juste sous ses pieds, au fond de l’abîme béant, serpentait sur les sables jaunes, entre deux minces bandes de verdure, le fil argenté du Jourdain : là se trouvait Bethabara. Au nord, au-dessus des montagnes de Judée, de Samarie et de Galilée qui se perdaient dans le lointain et devenaient, à mesure qu’elles s’éloignaient, d’un bleu de plus en plus pâle – là se trouvait Nazareth – se dressait tout au bord du ciel, blanche d’une blancheur non point morte comme cette montagne crayeuse, mais vivante, rosissante, la tête argentée de l’Hermon neigeux. À l’ouest, dans un creux en forme de demi-lune, s’élevait le sombre sommet boisé du Mont des Oliviers tout proche : là, se trouvait Jérusalem. Au sud, plus éblouissante encore, étincelait, descendant en pente douce, la plaine de sel, d’un gris d’argent, brillant comme une écorce de glace sous un soleil printanier. Au delà, le sol s’effondrait dans un écroulement si peu terrestre, si irréel que l’on aurait dit une vision de cauchemar ; au fond de cette cuvette profonde, véritable marmite de sorcière, brillait un caillot d’un bleu étrange, d’un bleu de vitriol – la Mer Morte : là avait été Sodome.

 

 

3

 

Dès qu’il se fut arrêté, il se rappela, reconnut l’endroit comme si on lui avait chuchoté à l’oreille : « C’est ici. » Et ce qu’il éprouva, ce ne fut plus la peur, mais un ennui, un dégoût mortel et son cœur devint plus lourd qu’une de ces pierres brûlantes qui, l’été dans le désert, restent pendant la nuit aussi chaudes que pendant le jour, comme si elles étaient embrasées en dedans par un feu souterrain.

Il vit deux grandes pierres blanches, dont l’une était plus basse et un peu en arrière de l’autre. « Deux sièges, un pour le roi, l’autre pour son confident », songea-t-il, ayant de nouveau l’impression que cette pensée ne venait pas de lui mais d’un autre.

Il y avait là encore d’autres pierres, petites, plates, rondes, en calcaire jaunâtre, d’aspect friable et tendre, et il ne pouvait ou ne voulait pas se rappeler à quoi elles ressemblaient : il ressentait trop d’ennui et de dégoût, mais jusqu’à travers cet ennui, la peur revint lui poindre légèrement le cœur.

Longtemps, sans bouger, il regarda les deux pierres, ne voulant pas s’en approcher, mais une force invincible l’entraîna vers elles : lentement, lentement, résistant à chaque pas, et le faisant quand même, il s’approchait, s’approcha, s’assit sur sa pierre, celle qui était un peu en avant. Il voulut s’asseoir le visage tourné vers l’Hermon, le dos à la Mer Morte, mais cela lui fut impossible : il dut s’asseoir la face tournée vers la Mer. Et blanc, sur la pierre blanche, il se pétrifia.

Il ne savait pas combien de temps s’était écoulé. Il fermait les yeux, les rouvrait, et c’était la nuit ; il les fermait de nouveau, puis les rouvrait encore et c’était le jour. Et ainsi, sans fin. Quarante jours, quarante nuits, quarante instants, quarante éternités.

 

 

4

 

Il entendit zézayer, bourdonner à son oreille, tel un moustique nocturne, le vent qui se levait du sud-ouest, de la Mer Morte, et soufflait, même par cette journée d’hiver, une chaleur de four. Une odeur de soufre et de bitume semblait s’exhaler du cadavre de tout un monde mort.

Le soleil était toujours aussi brillant, mais la poussière noire des déserts d’Arabie devait passer très haut dans le ciel sans retomber sur la terre, car soudain tous les objets s’assombrirent comme au moment d’une éclipse et prirent, sous la chaleur sèche, un brillant net et foncé, comme s’ils étaient sculptés dans du cristal sombre ; le bleu du caillot de vitriol au fond de la cuvette – la Mer Morte – devint plus bleu encore ; le sombre éclat des salins devint plus éblouissant encore.

Aux pieds de Celui qui était assis sur la pierre, un buisson de genièvre, plante morte dans le désert mort, frémit sous le vent avec un bruissement sec.

Une terreur mortelle toucha le cœur du vivant – contact de glace sur la pierre embrasée. Du bout de l’oreille il entendit, sans l’entendre, un bruit léger, un pas ; du coin de l’œil il vit, sans le voir, quelqu’un s’approcher par derrière et s’asseoir sur la pierre à coté.

 

 

5

 

Il y avait une dizaine d’années, Joseph, le maître charpentier, et Jésus, son compagnon, réparaient le plafond d’une maison de campagne appartenant à une courtisane de Sephoris. Un jour, en passant devant un grand miroir rond en cuivre poli qui se trouvait dans la chambre à coucher, Jésus s’y regarda par hasard. Que de fois il avait vu son image dans le pur miroir des sources de montagne, encadré d’herbes et de fleurs, ou encore dans la sombre profondeur des puits où, à côté de son visage, des étoiles diurnes scintillaient mystérieusement ! Alors, loin d’avoir peur, il était heureux.

Mais dans ce miroir ce n’était pas la même chose : il s’y était reconnu sans se reconnaître. « Ce n’est pas moi, c’est l’autre », pensa-t-il et d’effroi il s’enfuit ; pendant longtemps il redoutait de passer devant ce miroir et jamais plus ne s’y regarda.

 

 

6

 

Et en ce moment, assis sur la pierre, il savait que s’il regardait celui qui était assis à côté de lui, il se verrait en lui comme dans un miroir : cheveu pour cheveu, ride pour ride, signe pour signe, pli pour pli. Lui et pas lui, l’Autre.

– Où est-il, où suis-je ?

– Où suis-je, où es-tu ?

– Qui a parlé : lui ou moi ?

– Moi ou toi ?

– Meschiah-meschugge, meschugge-meschiah ! Messie le fou, le fou Messie ! chuchotait le bruissement du genièvre, répétant ce que chuchotaient jadis les frères de Jésus, dans les coins obscurs de la petite maison de Nazareth.

– Où suis-je ? Où es-tu ? Moi ou Toi ? Jamais personne ne le saura, jamais personne ne nous distinguera l’un de l’autre. Crains-le, Jésus ; ne me crains pas, moi-toi. Il n’est pas en moi, il n’est pas en toi – il est entre nous. Il veut nous diviser. Soyons donc ensemble et nous vaincrons – nous le sauverons...

Combien de temps le Mort chuchota-t-il, le Vivant ne le savait pas : quarante instants, quarante éternités ?

Le scintillement sombre se fit de plus en plus éblouissant, le bleu de plus en plus corrosif, la puanteur de cadavre de plus en plus violente, de plus en plus distinct le chuchotement.

– Je suis las, tu es las, Jésus ; seul pour tous, seul dans tous les siècles-éternités. L’assoiffé veut de l’eau. Celui qui est aspire à ne plus être – à se reposer, à mourir – à ne pas être.

Il se tut soudain, et dans le silence on entendit un léger bruit, un autre chuchotement venant d’en bas, de l’endroit où s’ouvrait, noire dans la blancheur de la montagne, l’étroite fente, la bouche de l’enfer – le paradis souterrain ; on eût dit qu’un soupir de soulagement passait dans le monde.

Le Mort dit : « ne pas être » ; « être » a dit le Vivant. Les petits venaient au secours du Grand, les créatures au secours du Créateur, les bêtes au secours du Seigneur.

 

 

7

 

Flairant sa trace, elles montaient du paradis souterrain vers l’enfer terrestre par ce même sentier que les hommes n’avaient jamais foulé et où il avait marché tantôt. Les grandes d’abord, les moyennes au milieu, les petites derrière, chacune à son rang : les rapides ralentissaient le pas ; les lentes l’accéléraient pour que personne ne fût trop en avant ou en arrière.

D’abord venait le Cerf, marchant d’un pas royal, et la Gazelle le suivait en frissonnant et en regardant craintivement autour d’elle, de peur de perdre la trace. L’Ours marchait, le museau contre terre, flairant avidement la trace, comme un rayon de miel. Le Renard, levant son museau pointu, flairait la trace dans l’air. Bonne mère, la Chacale aux pis maigres portait avec précaution entre ses dents un petit de deux jours. Venaient ensuite l’Écureuil, le Hérisson, le Rat d’eau, la Souris des champs, et les Oiseaux, et les Reptiles et les Bestioles de toute sorte, toujours de plus en plus petites, les Hannetons et les Moucherons et, en dernier, le plus petit de tous, le petit vermisseau vert, l’Arpenteur ; s’il avait rampé à son habitude, les quarante jours ne lui auraient pas suffi, mais se repliant et s’allongeant il avançait si vite qu’à la Bête à Bon Dieu, qui seule pouvait le voir, il apparaissait comme un prodigieux petit éclair vert.

 

 

8

 

Elles allaient du paradis souterrain, à travers l’enfer terrestre, vers le lointain, si lointain, paradis futur ; elles savaient toutes qu’elles allaient vers le second Adam : le premier avait causé leur perte, le second les sauverait ; car elles connaissaient le secret du prophète :

 

Toute chair verra le salut de Dieu [380].

 

et le secret du Patriarche :

 

...toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel se réunirent dans la maison du Seigneur et le Seigneur se réjouit d’une grande joie parce qu’ils étaient tous bons et qu’ils étaient revenus à la maison [381].

 

Elles connaissaient aussi le secret du Seigneur, encore ignoré des hommes :

 

Prêchez l’Évangile à toute créature [382].

 

 

9

 

Un peu de fraîcheur vint atténuer la chaleur infernale du désert. Le Seigneur se réjouissait fort de ce que les Bêtes venaient à son secours.

Le Cerf s’approcha le premier, inclinant ses bois, et le Seigneur, lui posant les mains sur le front, l’appela « Cerf » et entre les cornes jaillit une croix de feu.

L’animal voulut lui lécher la main, mais n’osa pas, se contentant d’allonger le museau, et le souffle chaud de ses narines lui éventa le visage. La timide Gazelle, elle, osa lécher. L’Ours ne fit que flairer, comme si c’était du miel le plus doux, la poussière de ses pieds. La Chacale ne s’approcha pas, mais montra seulement de loin son petit et lorsque le Seigneur lui donna son nom, elle gémit doucement de joie. Le Hérisson se roula en boule, ses aiguilles bien rentrées, pour ne pas piquer ; de sa petite langue d’un bleu noir et tendre comme un pétale de fleur, il lui lécha le pied. Le Serpent le baisa de son dard frémissant. Le Lézard sous l’œil du Seigneur se réchauffa comme sous le soleil édénique. Il dit son nom à la Bête à bon Dieu et de joie elle s’envola au ciel.

Il appelait chaque bête par son nom, la regardait dans les yeux et chaque prunelle animale reflétait la face du Seigneur et la gueule de la bête devenait un visage ; dans chaque animal s’allumait une âme vivante et immortelle.

Après tous les autres, rampa vers lui le petit vermisseau, l’Arpenteur. Mais il était si petit que le Seigneur ne le remarqua pas. Pourtant il ne désespéra point : il grimpa sur son genoux et, immobile, il attendit.

 

 

10

 

Du coin de l’œil le Seigneur voyait que les Bêtes, en passant devant l’autre pierre, disparaissaient, mais il ne voyait pas ce qu’elles devenaient.

Il ne restait plus pour passer devant Lui, et non point à son rang, que la Grenouille verte des bois : flairant probablement quelque danger, elle s’était cachée sous une pierre, aux pieds du Seigneur. Mais elle finit par sortir de sa cachette, entraînée par une force invincible comme celle qui attire le fer vers l’aimant. Elle sortit, fit un saut ou deux et, fondant tout à coup sous l’œil du Mort, elle se dissipa dans l’air en une légère fumée verte.

Le Seigneur, ayant vu cela, se rappela – reconnut que tous les vivants ont le même destin :

– Le ver et l’homme vont au même lieu : ils sont comme s’ils n’avaient jamais été, chuchota de nouveau le Mort. – Te souvient-il, Jésus, de Job le Juste ? « Oh si l’homme pouvait lutter contre Dieu comme le fils de l’homme avec son prochain ! Voici : je crie à la violence et on ne me répond pas ; je crie au secours, et il n’y a point de justice ! Que ne suis-je pas mort dès le sein de ma mère ! Maintenant je serais couché, je jouirais du repos ; je dormirais, je serais tranquille ». La sotte créature ne sait pas que tout ce qui existe aspire à ne pas exister, à se reposer, à mourir. Rappelle-toi, Jésus, la femme de Job : « Maudis Dieu et meurs ! »

– Qui a dit cela, moi ou lui ?

– Moi ou toi ? Où es-tu, où suis-je ?

Le visage mort s’approcha du visage vivant comme un miroir. Le Vivant, baissant les yeux pour ne pas voir le Mort, aperçut sur son genou le Vermisseau : alors il se rappela – reconnut que le Mort mentait : si les sages ne savent point discerner le Vivant du Mort, l’enfant reconnaîtra le Vivant à ce point vert sur son vêtement blanc – à ce vermisseau vivant sur le Vivant. Le Mort ment en disant que ce qui vit aspire à la mort : non il aspire à la vie ; les morts eux-mêmes attendent la vie éternelle. Le Seigneur se le rappela – le reconnut comme si toutes les Bêtes tuées lui criaient du fond de leur tombe commune, du Paradis souterrain : « Nous attendons ! »

 

 

11

 

Quarante instants – quarante éternités.

 

Il ne mangea rien durant ces jours-là ; et, après qu’ils furent passés, il eut faim [383].

 

Alors seulement il se rappela – reconnut que son cœur était embrasé par une faim affreuse.

Le Tentateur, s’approchant de lui, lui dit :

– Est-il parmi les hommes un père qui, si son fils lui demandait du pain, lui tendrait une pierre ? Fils, demande du pain à ton Père. S’Il t’en donne, il en donnera à tout le monde. Car celui qui a faim pour tous les rassasiera tous.

 

Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain [384].

 

Et si tu es le Fils de l’homme, si tu n’es qu’un ver, maudis Dieu et meurs comme un ver.

Plates, rondes, jaunes, chaudes dans la lumière déclinante, les pierres sont comme des pains : il suffit de tendre la main, de prendre, de manger.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu...

 

Jésus leva les yeux au ciel et clama :

 

– Père !

 

Et en lui son cœur se fendit comme le ciel et il y eut une voix venant du cœur et disant : « Mon Fils. »

 

Il se leva, regarda Satan dans les yeux et dit :

 

Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : l’homme ne vivra pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu [385].

 

Et le diable resta confondu [386].

 

 

12

 

Quarante instants, quarante éternités.

De nouveau le Blanc était assis sur la pierre blanche ; de nouveau le vent soufflant de la Mer Morte vint gémir à son oreille, bourdonner comme un moustique nocturne ; une odeur de soufre et de bitume, une odeur qui n’est pas de cette terre, semble s’exhaler du cadavre de tout un monde. Et le genévrier bruit : Meschiah meschugge, meschugge meschiah. Messie le fou, le fou Messie ! Qu’as-tu fait, qu’as-tu repoussé ? Jésus a maudit le Christ, il a appelé le Christ Satan. L’homme ne vit pas que de pain, mais il vit aussi de pain. L’Esprit de la terre se lèvera contre toi à cause du pain, et tous le suivront, tandis que personne ne te suivra, excepté tes saints, tes élus. Es-tu venu sauver quelques-uns seulement ou tous ? Voilà ce que tu as repoussé : l’amour. Mais ne crains rien, il y aura une autre tentation, tu pourras encore vaincre Satan.

 

 

13

 

Alors le diable le transporta dans la ville sainte, à Jérusalem, et il le mit sur le faîte du temple [387].

 

La pleine lune blanche, si blanche, presque éblouissante dans le ciel sans étoiles d’un gris fumeux, regarde si fixement les hommes qu’ils ne peuvent en détacher les yeux. Tout en marbre blanc et en or, le temple bleuissant étincelle dans une splendeur ineffable comme une montagne neigeuse dans le clair de lune.

Sur la terrasse s’allongent obliquement les ombres noires, si noires, des dentelures de la muraille et blanches, si blanches, les lumières venant des créneaux.

En bas, très loin, au delà des murs du temple, retentissent de lourds pas cuivrés, la ronde de soldats romains.

Accrochées l’une à l’autre, deux chauves-souris, aveuglées de lumière, dans le ciel lunaire, s’agitèrent, disparurent. Le toit en bois de cyprès sec craqua ; deux ombres humaines s’agitèrent, disparurent ; on n’entendit qu’un ardent murmure d’amour, un baiser.

Jésus marchait sur les raies blanches et noires. Soudain il s’arrêta sur une raie blanche ; il se rappela – reconnut, comme si quelqu’un lui avait chuchoté à l’oreille : « C’est ici. »

Un jeune garçon sortit, blanc, de l’ombre noire. Il portait une courte chemise toute tissée de lin blanc, dépassant à peine les genoux, avec une broderie d’argent qui étincelait si nettement au clair de lune qu’on pouvait y lire :

 

« Il ordonnera à ses anges de te garder dans toutes tes voies, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre. »

 

L’Enfant marchait droit sur lui, les yeux fermés, comme un somnambule. Arrivé tout près, il ouvrit les yeux, regarda et s’évanouit, se dissipa dans l’air : il fut comme s’il n’avait pas été. Et Jésus se rappela – reconnut le petit garçon qu’il était à douze ans.

 

 

14

 

Lentement, lentement, il se dirigea vers un des créneaux de la muraille ; il résistait à chaque pas et il marchait tout de même ; il parvint tout au bord du mur, au-dessus du précipice, se pencha et plongea son regard dans la brume lunaire de l’abîme. Au delà, le Mont des Oliviers noircissait, lointain et proche ; à ses pieds des bouquets d’oliviers s’argentaient – ceux de Gethsémani. Les dalles des tombeaux blanchissaient, éparpillées au tond de la vallée de Josaphat. Dans le lit desséché du Cédron, les aiguilles pointues des silex étincelaient sous le feu de la lune. Jésus regardait avidement dans l’abîme.

Et Satan s’approcha de lui et lui dit :

– Tu as assumé le poids mortel du corps, un pour tous ; délivre-t’en, un pour tous. Si le Père fait pour toi un miracle, il le fera pour tous. Vainc la mort par la mort – envole-toi.

 

Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : « Il ordonnera à ses anges de veiller sur toi, de peur que ton pied ne heurte contre quelque pierre. » [388]

 

Et si tu es le Fils de l’homme – un ver – maudis Dieu et meurs écrasé dans la poussière, comme un ver.

Jésus regarde avidement dans l’abîme. L’abîme l’attire vers lui ; dans son cœur les aiguilles acérées du silex s’enfoncent avec une douleur très douce. Des ailes vigoureuses lui poussent aux épaules. Le vent lui siffle aux oreilles, la tête lui tourne. Un pas encore et il va s’envoler.

Soudain, il recula, leva les yeux au ciel.

– Père ! clama-t-il, et son cœur se fendit comme le ciel et il y eut une voix venant du cœur et disant : « Mon Fils ! »

Il regarda Satan en face et dit :

 

Retire-toi, Satan, car il est dit : « Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu. » [389]

 

Et le diable resta confondu.

 

 

15

 

Quarante instants, quarante éternités.

De nouveau, sur la pierre blanche, le Blanc est assis.

De nouveau l’haleine morte de la Mer Morte lui souffle au visage. Le genévrier bruit.

– Meschiah meschugge, meschugge Meschiah ! Messie le fou, le fou Messie ! Qu’as tu fait, qu’as-tu repoussé ? Fils, rappelle-toi la parole du père : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice. » Tu aimes sans charité. Les hommes sont de faibles enfants : ils ne peuvent croire sans un miracle. Est-ce leur faute, aux faibles, s’ils ne comprennent point ton terrible présent – la liberté ? Tu as voulu affranchir les hommes par la liberté, et tu les asserviras par le mensonge : tu as repoussé le miracle et tu feras des miracles toi-même et heureux celui qui ne sera pas scandalisé par toi. Tous seront scandalisés. Il faut que le scandale arrive dans le monde, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! Malheur à toi, Jésus ! L’Esprit de la Terre se lèvera contre toi au nom de la liberté. C’est lui et non toi qui affranchira et tous le suivront. Voilà ce que tu as rejeté : la liberté. Mais ne crains rien : il y aura encore une dernière tentation, tu peux encore vaincre Satan.

 

 

16

 

Et le diable le transporta encore sur une montagne très haute [390],

 

l’Hermon neigeux, le premier né d’entre les monts, à la tête blanche comme celle du Vieux des jours étincelant dans une splendeur ineffable – la cime des cimes, Ardis, où descendaient vers les filles des hommes les Fils de Dieu, les Ben-Élohim, les Anges déchus [391].

En tourbillons neigeux, d’une blancheur éblouissante sous le soleil, ils tourbillonnaient jusqu’au ciel même, les Ben-Élohim, aux vêtements d’argent flottants, dansant, pleurant, chantant l’antique chant de la Fin. Mais dès qu’ils virent leur soleil – Satan –, ils tombèrent à ses pieds, et il y eut ce silence qui fut avant le commencement du monde et qui sera après sa fin. Tout mourut sur terre et au ciel : la mort blanche – la neige ; la mort bleue – le ciel ; la mort ardente – le soleil.

Et Jésus vit face à face

 

quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme, vêtu d’une longue robe et ceint à la hauteur de la poitrine, d’une ceinture d’or.

Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige, ses veux étaient comme une flamme de feu.

Ses pieds étaient semblables à de l’airain rougi dans une fournaise, et sa voix était comme le bruit des grosses eaux [392]

 

Et sa flamme était froide comme la mort et le sombre éclat de son visage était comme le soleil avant l’éclipse.

 

Et il dit :

 

Si tu repousses mon dernier don, malheur, malheur, malheur à toi, Jésus !

Tu seras seul à jamais. Tu tromperas tout le monde, mais je ne serai trompé en rien par personne [393].

 

Personne ne te reconnaîtra jamais, c’est moi qu’on reconnaîtra, c’est moi qu’on adorera. C’est moi qui ai départagé le monde et non pas toi.

Et, approchant son visage contre le sien, il dit.

– Fils de l’homme, mon frère ! Je t’aime, je ne t’abandonnerai jamais, je m’éloignerai pour un temps et je reviendrai ensuite. Je monterai avec toi sur la croix. Celui qui pend au bois est maudit ! Nous sommes maudits tous les deux ; tous les deux nous devons racheter le monde de la malédiction et, nous adressant au Père, dire de nos frères, les fils des hommes : « Si tu les maudis, tu nous maudis, nous aussi ! »

Et le diable plaça Jésus sur la cime des cimes, le point extrême des espaces et du temps ; et il lui montra le vide – l’infini des espaces – le Midi et le Minuit, l’Orient et l’Occident, l’infini des temps – tout ce qui fut, est et sera.

 

Et il lui fit voir en un instant tous les royaumes du monde ; et il lui dit :

Je te donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes ; car elle m’a été donnée et je la donne à qui je veux.

Si donc tu te prosternes devant moi, toutes ces choses seront à toi [394].

 

Et il approcha son cœur du sien et dit :

– Tu es Jésus, Fils de l’homme ; je suis le Christ, Fils de Dieu ; Jésus, prosterne-toi devant le Christ.

Et Jésus lui dit :

 

Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu et tu ne serviras que lui seul. »

Et le Diable, ayant achevé de le tenter de toute manière, se retira de lui pour un temps.

Et voici que des Anges s’approchèrent et se mirent à le servir [395].

 

 

17

 

« Depuis si longtemps nous l’attendions, le cherchions, l’implorions et à freine l’avons-nous trouvé qu’il est parti ! » Pensait Simon Jona, et il soupirait profondément avec des hoquets comme en ont les petits enfants après avoir pleuré.

Il était très las lorsqu’il revint la nuit de la gorge du Kérith à Bethabara. Il s’étendit sous la tente, mais ne put s’endormir ; à peine assoupi, il frissonnait, rouvrait les yeux dans l’obscurité et restait couché ainsi sous l’abri en poil de chameau, bas et étouffant. Il écoutait ruminer les chameaux assoupis derrière la tente, croasser les grenouilles dans les osiers du Jourdain, un chien aboyer quelque part très loin après un troupeau et le chacal hurler dans le désert.

Le coq n’avait pas encore chanté pour la troisième fois que Simon se leva, réveilla André qui dormait à côté de lui et dit.

– Je vais aller chercher Jésus.

– Voyons, Simon, où veux-tu le chercher la nuit ? fit André étonné.

– Tant pis, j’y vais quand même, et si tu ne veux pas venir avec moi, j’irai seul.

André avait grande envie de dormir, mais il avait peur pour son frère. Il se leva et dit :

– Allons.

Jean de Zébédée, qui dormait avec eux sous la tente, se réveilla aussi et dit :

– Je viens avec vous.

Simon mit dans un sac du pain, un peu de poisson frit, prit une cruche de vin, et ils partirent.

 

 

18

 

Le jour pointait à Peine lorsqu’ils arrivèrent au torrent du Kérith, à l’entrée de la gorge. Un berger auquel ils demandèrent le meilleur chemin pour atteindre la Montagne Blanche leur déconseilla de passer à travers la gorge, difficile et dangereuse, leur indiqua un chemin détourné par la vallée de Jéricho et leur donna pour guide un petit pâtre.

L’enfant les conduisit jusqu’à mi-hauteur de la montagne et dit :

– Maintenant allez tout droit, vous ne vous égarerez pas, le sentier vous mènera jusqu’au sommet.

– Et toi, où vas-tu ?

– Je vais retrouver mon grand-père. Il est l’heure de mener les brebis à l’abreuvoir.

– Viens avec nous.

L’enfant secoua la tête et dit :

– Non, je n’irai pas.

Et après un silence, il ajouta bas :

– J’ai peur.

– De quoi as-tu peur ?

– De Lui. Il est là-haut sur la montagne...

Au ton dont il dit « Lui », tous comprirent que « Lui » était le diable. Et tout à coup l’enfant s’enfuit, comme s’il se sentait déjà poursuivi.

 

 

19

 

Le ciel était rose et frais comme un pétale d’une rose à peine épanouie. La Montagne Blanche devint rose aussi ; morte elle s’anima soudain. Et dans le ciel rose, l’Étoile du Matin, pareille à un énorme diamant suspendu à un fil, brillait d’un feu si vif qu’on eût dit, que, comme le soleil, elle pourrait projeter des ombres.

Lorsqu’ils eurent dépassé l’endroit où débouchait la gorge de Kérith, ils prirent, le long de la pente douce de la Montagne Blanche, le sentier que la veille avait suivi Jésus.

« Voici des anges, des anges ! » se dit Simon en regardant le ciel où de longs nuages minces et vaporeux, dorés par les premiers rayons du soleil, tous pareils avec leurs pointes penchées, passaient, surgissant à l’Orient, de derrière la Montagne, poussés par une brise sans doute très haute qui ne venait pas jusqu’à la terre.

Dans la fraîcheur matinale, l’encens balsamique des bruyères s’exhalait de la gorge du Kérith, du paradis souterrain. On eût dit que, l’adorant au ciel comme sur la terre, des anges géants aux couronnes d’or et aux flottantes tuniques dorées passaient devant le Seigneur en lente et solennelle procession, inclinant la tête et balançant des encensoirs.

 

 

20

 

La procession prit fin, les nuages se dissipèrent et à travers le ciel rasséréné s’étendirent, venant du soleil encore invisible, trois rais d’un bleu brumeux, tels trois rayons de l’auréole invisible du Seigneur.

Tout à coup Simon s’arrêta, abritant ses yeux derrière la paume de sa main à cause de la lumière, regarda attentivement, s’écria doucement : « Le voilà », et se mit à courir.

Le Blanc était assis sur la pierre blanche. Le soleil se levait derrière lui et trois rayons semblaient jaillir de lui comme du soleil.

Simon courait si vite que Jean et André n’arrivaient pas à le suivre. Il buta contre une pierre, tomba, s’écorcha les genoux jusqu’au sang, mais, insensible à la douleur, se releva et courut plus vite encore, ne voyant rien d’autre que lui, lui seul, le Soleil.

Il tomba à ses pieds, les étreignit et s’écria : « Rabbi ! Rabbi ! »

Il leva les yeux sur lui et il sentit dans son âme tant de calme, tant de joie, qu’il lui sembla n’être né et n’avoir vécu que pour le regarder, lui seul, ne rien voir, ne rien savoir, ne rien désirer d’autre que de regarder, regarder et de mourir ainsi.

Jésus posa ses mains sur les épaules de Simon et plongea dans ses yeux un regard plus profond qu’aucun regard humain :

 

Simon, fils de Jona, tu seras appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre [396].

 

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » pensa Simon, et il eut envie de le demander, mais n’osa pas ; il eut soudain peur de ce qu’il vit dans les yeux de Jésus et en même temps s’en réjouit tant qu’il en devint muet, pétrifié, devint Pierre.

 

 

21

 

À leur tour, André et Jean s’approchèrent et se prosternèrent et étreignirent ses pieds. Tous trois baisaient ses pieds et la terre qui gardait la trace encore tiède de la procession nocturne des bêtes. Ainsi ce jour-là, devant le Seigneur, se prosterna toute la créature : bêtes, hommes et anges.

 

– André, fils de Jona, tu seras appelé le premier, dit Jésus [397].

 

André comprit ce que cela signifiait : le premier, il avait dit hier à Simon : « Nous avons trouvé le Messie [398] » ; le premier parmi les hommes de la terre, il avait confessé le Christ en Jésus.

À Jean, le Seigneur ne dit rien ; il étreignit seulement sa tête et la serra contre son cœur et, en l’écoutant battre, Jean souriait comme un enfant endormi sur le sein de sa mère.

 

 

22

 

Et Jésus dit :

– Enfants ! n’avez-vous rien à manger ?

– Nous avons du pain, du poisson et du vin, répondit Simon, et, sortant le pain du sac, il voulut le poser sur la pierre blanche à côté de celle sur laquelle était assis Jésus mais, sur un signe de lui, il comprit qu’il ne devait pas le faire. « Cette place est sans doute impure », pensa-t-il et il eut envie de demander pourquoi, mais de nouveau n’osa pas.

Parmi les pierres plates qui gisaient par terre, tous trois choisirent huit des plus grandes et des plus lisses, les essuyèrent avec les pans de leurs vêtements et les disposèrent aux pieds de Jésus. Pierre y posa quatre galettes d’orge sans levain, le poisson frit et la cruche de vin.

Sur les pierres plates, rondes, jaunes, chaudes dans la chaude lumière matinale, étaient posés des pains qui leur étaient exactement pareils : ainsi les pierres devinrent des pains.

 

 

23

 

Prenant le pain, Jésus le bénit, le rompit et le leur tendit. Et ils en mangèrent tous.

Alors seulement Pierre se rappela que Jésus avait jeûné trois jours avant le baptême, qu’il était parti de Bethabara sans avoir mangé, qu’il n’avait pas emporté de pain avec lui et qu’il avait passé la nuit dans le désert, à jeun.

Il voyait à la manière dont Jésus mangeait qu’il avait très faim. Et il le plaignit et la pitié fit qu’il l’aima plus ardemment encore.

 

 

24

 

Pierre remplit une coupe de vin. L’ayant prise, Jésus la bénit et la leur tendit. Et ils en burent tous. Pierre savait que, selon la tradition des anciens, dans chaque cène bénie il doit y avoir trois coupes : la première pour le Seigneur, la seconde pour Israël, la troisième pour le Messie. Mais en versant la seconde coupe, il vit qu’il n’aurait pas assez de vin pour remplir la troisième ; alors, ne sachant que faire il regarda Jésus.

Et le Seigneur dit :

– Ajoute de l’eau.

Il y avait là aussi une cruche qu’André, tout à l’heure, avait remplie d’eau fraîche à une source au pied de la Montagne Blanche. Pierre y puisa pour la troisième coupe.

Jésus la bénit et la leur tendit. Et ils en burent tous.

« Du vin pur, sans une goutte d’eau, se dit Pierre étonné et effrayé. Jamais de ma vie je n’ai bu de vin pareil. C’est de ce vin que je boirai dans le Royaume de Dieu. »

Jésus lui sourit doucement : il savait que l’eau deviendrait du vin.

 

 

25

 

À ce moment ils virent venir vers eux Philippe de Bethsaïda et Nathanaël de Cana en Galilée [399].

La veille, s’étant endormi sous un figuier, Nathanaël avait rêvé que le Royaume de Dieu était arrivé et qu’il festoyait au milieu d’une foule innombrable d’hôtes, comme si tout Israël était venu assister, à Cana, en Galilée, aux noces de l’Époux-Messie.

S’étant réveillé, il vit Philippe et celui-ci lui dit :

 

Nous avons trouvé celui dont Moïse a parlé dans la loi et dont les prophètes aussi ont parlé : c’est Jésus de Nazareth, le fils de Joseph.

Nathanaël lui dit : Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? Philippe lui répondit : Viens et vois [400].

 

Mais Nathanaël ne le crut point et ne le suivit pas. Et la nuit, il fit encore le même rêve et lorsqu’il se réveilla, bien que ne voyant personne, il entendit la voix qui lui disait : « Nathanaël, je t’attends à mon festin de noce. Hâte-toi si tu ne veux être jeté dans les ténèbres du dehors. » Et s’étant réveillé pour la seconde fois, il eut très peur, réveilla son voisin de tente, Philippe, et lui dit :

– Allons trouver Jésus.

Philippe qui avait sommeil refusa d’abord de partir. Mais lorsque Nathanaël lui eut raconté son rêve, il y consentit.

Ayant appris par les gardes de nuit du camp galiléen que Simon, Jean et André étaient partis à la recherche de Jésus sur la Montagne Blanche, ils y allèrent aussi, en se hâtant comme des convives en retard pour le festin.

 

 

26

 

Jésus, voyant venir à lui Nathanaël, dit :

 

Voici un véritable Israélite dans lequel il n’y a point de fraude. Nathanaël lui dit : D’où me connais-tu ? Jésus répondit et lui dit : Avant que Philippe t’appelât, je t’ai vu, quand tu étais sous le figuier.

Nathanaël reprit : Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël !

Jésus répondit : Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu crois : tu verras de plus grandes choses que celle-ci !

Et il ajouta : En vérité, en vérité, je vous le déclare, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’Homme [401].

 

Et les derniers arrivés prirent place à la cène comme les premiers. Et Jésus bénit et rompit le pain pour eux aussi et il leur tendit la coupe. Et tous mangeaient et buvaient et se réjouissaient comme si le Royaume de Dieu était déjà arrivé.

Et Jésus s’en retourna en Galilée avec la puissance de l’Esprit, prêchant et disant :

 

Les temps sont accomplis et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle (24).

 

 

 

 

 

IX

 

SON VISAGE

 

(DANS L’HISTOIRE)

 

 

I

 

« QUE je voie seulement son visage, et je serai sauvé », se disait sans doute le péager Zachée, en montant sur le sycomore ; il y monta, vit et fut sauvé. Peut-être serions-nous sauvés, nous aussi, si nous voyions son visage. Mais c’est très difficile. Car ce visage étrange ressemble au livre où il se reflète comme dans un miroir : ce livre, on a beau le lire, il semble toujours qu’on ne l’a pas achevé, que quelque chose a été omis ou mal compris ; on le relit et c’est encore la même impression, et ainsi sans fin. Il en est de même de ce visage : on ne peut le voir complètement ; on a beau le regarder, il semble toujours qu’il reste quelque trait que l’on n’a pas remarqué, que l’on n’a pas entièrement compris. Voici deux mille ans que des millions d’yeux humains le regardent sans voir et continueront peut-être à regarder sans voir, jusqu’à la fin des temps.

« L’image charnelle de Jésus nous est inconnue », déclare, dès la fin du IIe siècle, saint Irénée de Lyon, rapportant ainsi une tradition qui remontait probablement aux hommes apostoliques, à Polycarpe et au presbytre Jean d’Éphèse, peut-être même à Jean, fils de Zébédée, « le disciple que Jésus aimait [402] ». « Ce qu’était son visage, nous l’ignorons complètement », assure également saint Augustin, et il ajoute : « La face du Seigneur change, par la diversité de pensées innombrables [403]. » Le changement vient-il seulement de nos pensées, ou de ce qu’il y a dans ce visage même ?

Saint Antonin Martyr, un pèlerin du VIe siècle, raconte dans son Itinéraire qu’il lui fut impossible de bien voir le visage du Seigneur sur une image miraculeuse, achiropoïète, ébloui qu’il était par la lumière merveilleuse qui en émanait et aussi parce que ce « visage change constamment devant ceux qui le regardent [404] ». Si quelque chose de semblable se passe dans le visage vivant de Jésus, tel que nous le connaissons par les Évangiles, Irénée et Augustin se trompent : nous connaissons ou pourrions connaître le visage du Seigneur.

 

 

II

 

J’ai acheté, je ne sais plus où ni quand, une vieille et mauvaise reproduction de l’image miraculeuse du Seigneur qui se trouvait dans la Cathédrale de l’Assomption à Moscou, et que, selon la tradition, il imprima lui-même sur la toile, et envoya à Abgar, roi d’Édesse. Elle resta accrochée, des années durant, sur un mur de ma chambre, si bien que mes yeux, aveuglés par l’habitude, ne la voyaient plus. Mais un jour que, songeant au visage de l’homme Jésus, je m’étais approché de cette reproduction, je vis soudain et fus effrayé :

 

        Seigneur, retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur.

 

Le regard des yeux inhumains, qui paraît venir de l’autre monde, est légèrement oblique : mon âme serait consumée s’il me regardait en face : il me fait grâce, attend que mon heure vienne. Sur le front, juste au-dessous de la raie partageant la chevelure plate aux lignes onduleuses et parallèles qu’on dirait tracées au compas avec un soin géométrique, sort une mèche récalcitrante comme chez les petits campagnards ébouriffés, et, légèrement entr’ouvertes, les lèvres d’une attendrissante puérilité semblent murmurer : « Mon âme était en moi comme un enfant enlevé à sa mère ».

Comme tout cela est simple, enfantin, touchant, à côté du

 

                Roi de terrible majesté

                Rex tremendae majestatis.

 

Deux êtres en un seul, discordants et concordants ; voilà ce qui dans cette image vient de lui-même, ce qui ne fut pas fait de main d’homme, mais imprimé par lui-même sur la toile.

Je le compris plus clairement encore en comparant ma reproduction avec la Cène de Vinci : dans un léger nuage de cheveux d’un roux doré, le visage d’un adolescent juif de seize ans ressemblant à une jeune fille, s’incline comme une fleur à peine épanouie qui déjà se fane sur sa tige brisée ; des paupières pesamment abaissées, qu’on dirait gonflées par les larmes, et des lèvres serrées dans une résignation mortelle : « Comme une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n’ouvre pas la bouche. »

De tous les visages du Seigneur tracés de main d’homme, c’est probablement le plus beau. Et pourtant, entre l’autre, le miraculeux, et celui-ci, quelle différence ! Je ne sais si celui-ci vaincra la mort, mais je sais que l’autre l’a déjà vaincue ; celui-ci n’est qu’en trois dimensions, l’autre est aussi dans la quatrième ; l’un exprime le supplice du doute, l’autre la béatitude de la foi ; avec celui-ci je périrai peut-être, avec l’autre, je me sauverai sûrement.

 

 

III

 

Trois « légendes dorées », legendae aureae, du Moyen Âge, expriment le sens profond de cette impossibilité de rendre, de tracer le visage du Seigneur.

Aussitôt après l’Ascension, les disciples, s’étant réunis dans la chambre de Sion et s’affligeant de ne plus jamais voir le visage du Seigneur, prièrent le peintre Luc de leur représenter ce visage. Mais Luc s’y refusait, disant que c’était impossible à un homme. Cependant, après trois jours de pleurs, de jeûne et de supplications, assuré d’avoir le secours d’en haut, il finit par consentir. Il traça le contour du visage en noir sur un panneau blanc, mais avant qu’il eût le temps de prendre ses pinceaux et ses couleurs, tous virent la Face Miraculeuse apparaître soudain sur la planche [405].

La deuxième légende est d’un or aussi pur. Par trois fois, le Seigneur étant encore vivant, Luc essaya de reproduire sa Face pour Véronique, l’hémorroïsse ; par trois fois, en comparant le portrait avec le visage vivant, il constata qu’il n’y avait entre eux aucune ressemblance, et il en fut fort marri. « Enfant, tu ne connais pas mon visage ; on ne le connaît que là d’où je suis venu », lui dit le Seigneur. – « Je mangerai aujourd’hui le pain dans ta maison », dit-il à Véronique. Et elle lui prépara le repas. Mais lui, avant de se mettre à table, lava son visage et l’essuya avec un linge, et sa Face s’y imprima comme vivante [406].

Une troisième légende est de l’or le plus pur. En montant au Calvaire, le Seigneur pliait tant sous le fardeau de la croix que la sueur coulait sur son visage en gouttes de sang ; Véronique lui ayant tendu un suaire, il essuya la sueur de son visage et sur le suaire s’imprima un visage effrayant, celui dont il est dit dans la prophétie d’Isaïe (52, 14) :

 

Tant son visage était défiguré ; tant son aspect différait de celui des fils de l’homme.

 

Les trois légendes ont le même sens : ce n’est que dans le cœur de ceux qui aiment le Seigneur et souffrent avec lui que sa Face inexprimable s’imprime comme sur le suaire de Véronique.

 

 

IV

 

Les saints s’en souviennent, les pêcheurs l’ont oublié. Est-il vrai que nous ne savons rien et que nous ne pouvons rien savoir du visage vivant de Jésus ? Combien sont-ils, les faux Messies, les voleurs et les brigands dont l’histoire retint en sa mémoire les visages ignobles, et elle aurait oublié celui du Christ ! S’il en était ainsi, ce serait à désespérer de l’humanité.

Une loi étrange gouverne la mémoire que nos yeux gardent des visages : plus nous les aimons, moins nous nous en souvenons. On se rappelle mieux le visage d’un étranger que celui d’un être aimé dont on est séparé. Quant à notre propre visage, nul d’entre nous ne se le rappelle, semblable en cela « à un homme qui regarde dans un miroir son visage naturel et qui après s’être regardé, s’en va et oublie aussitôt comme il est » (Jac., 1, 24).

Ce manque de mémoire vient peut-être de ce que l’homme a deux visages : l’un extérieur qui n’est qu’un masque, l’autre intérieur, qui est le vrai. Le visage intérieur transparaît à travers le visage extérieur d’autant plus clairement que l’homme est plus grand et plus sincère : il transparaît donc chez Jésus, le plus grand et le plus sincère des hommes, mieux que chez personne. Voilà pourquoi dans les premiers témoignages, les plus rapprochés de lui, son visage extérieur a été oublié, tandis que son visage intérieur y reste présent plus qu’aucun visage dans aucun témoignage historique.

 

 

V

 

Paul a beau ne pas vouloir « connaître le Christ selon la chair » (II, Cor., 5, 16), il le connaît quand même.

 

Je porte en mon corps les stigmates, στίγματα, de Jésus (Gal., 7, 17).

 

Ces stigmates sont probablement pareils à ceux de saint François d’Assise, qui se rouvrent et parfois saignent comme de véritables blessures, fraîchement faites par les clous. Pour être ainsi cocrucifié avec le Seigneur, Paul devait sentir le corps de celui-ci comme sien et, naturellement, voir son visage. Lorsqu’il dit : « Dieu a envoyé son propre fils dans une chair semblable, homoiôma, à notre chair de péché » (Rom., 8, 3), pour lui cette « chair semblable » n’est nullement un « fantôme », φάντασμα, comme elle le sera plus tard pour les docètes, mais une chair aussi réelle que celle de tous les hommes, quoique d’une autre qualité.

« N’ai-je pas vu Jésus ? » demande-t-il (I Cor., 9, 1). Il le voit, en tous cas, lorsqu’il dit :

 

Jésus-Christ... s’est fait pauvre pour nous (II Cor., 8, 9). Il s’est anéanti lui-même – s’est vidé, prenant la forme d’un esclave... il s’est abaissé lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort sur la croix (Phil., 2, 7-8).

 

Sous cette forme de pauvre, d’humble, d’esclave obéissant jusqu’à la mort sur la Croix, Paul n’imagine pas abstraitement, mais sent physiquement la chair vivante de l’homme Jésus, voit son visage vivant ; en même temps, il voit et sent en lui une autre chair ; plus qu’il ne sait métaphysiquement, abstraitement, il voit et sent charnellement, physiquement, que « toute la plénitude, πλήρομα, de Dieu habite en lui corporellement » (Cor., 2, 9).

 

 

V

 

« Son corps n’est pas tout à fait comme le nôtre. » Voilà ce que les disciples les plus intimes du Seigneur qui connaissent le Christ « selon la chair » doivent sentir plus fortement encore que Paul. Il marche sur la terre, parle, mange, boit, dort, comme tout le monde ; et soudain dans un geste, une expression du visage, une intonation, voici quelque chose d’autre, qui n’est plus humain, une sorte de souffle non terrestre émanant d’un corps terrestre : pour l’odorat humain l’Esprit Divin est ce que l’odeur humaine est pour l’odorat animal.

Comme Paul, non pas abstraitement, métaphysiquement, mais corporellement, physiquement, ils sentent, perçoivent, dans la chair vivante de Jésus, un point « fantastique », transparent, ardent, insaisissable aux cinq sens, et plongeant de ce monde-ci dans l’autre, point grandissant parfois soudain, comme une étincelle qui se transforme en flamme, si bien que tout le corps, saisi et embrasé, devient, lui aussi, ardent, transparent, fantastique.

Pour pouvoir comprendre et voir, n’oublions pas que pour les hommes de ce temps, le « fantastique » n’est nullement ce qu’il est pour nous : non pas une « erreur de sens », une « hallucination » non point ce qui n’existe pas, mais, au contraire, ce qui existe dans un autre ordre, une autre réalité. En voyant un fantôme, les hommes sont frappés d’épouvante, leur sang se glace dans leurs veines, leurs cheveux se hérissent – comment ne serait-ce pas une réalité ?

« Un fantôme, φάντασμα ! » s’écrient, saisis de terreur, les disciples voguant sur le lac de Génésareth, lorsqu’ils voient Jésus venir à eux en marchant sur l’eau (Mc., 6, 48-51). Rêve ou réalité ? Quoi qu’on en pense, une chose est claire : les hommes qui peu auparavant avaient vu le rabbi Jeschoua, simple menuisier ou maçon, marcher sur la terre, dormir, manger et boire, n’auraient pu voir ni ce rêve ni cette réalité, s’ils n’avaient toujours senti que son corps n’était pas tout à fait comme le leur, s’ils n’avaient discerné en lui ce point fantastique, transparent, ardent.

 

 

VII

 

Clément d’Alexandrie rapporte que la tradition de la « fantômalité » du corps du Seigneur se conserva jusqu’à la fin du IIe siècle, dans le cercle des disciples de Jean – qu’il s’agisse de l’Apôtre ou du Presbytre, cela importe peu pour nous [407]. « Le Seigneur n’avait jamais revêtu un corps humain, mais était un fantôme, phantasma [408] », telle est l’absurde et grossière déduction qui sera tirée plus tard par les docètes de cette tradition où persistent peut-être les traces du souvenir authentique de ce qu’éprouvèrent vraiment les plus proches disciples du Christ, ceux qui le connurent « selon la chair », et de ce que Paul a voulu exprimer en parlant de la « chair semblable », homoioma, de Jésus.

Il semble que ce soit encore l’écho de la même tradition que nous retrouvons dans les « actes de Jean », que Leucius Charinos, un gnostique qui appartenait au cercle des disciples d’Éphèse, écrivit vers la fin du IIe siècle, deux ou trois générations après la fin de Jean, le mystérieux vieillard, si proche par l’esprit du « disciple que Jésus aimait ».

 

Il me prenait sur son sein lorsque nous étions couchés l’un près de l’autre pendant la Cène, et quand il me serrait contre sa poitrine je la sentais tantôt égale et douce, tantôt dure comme une pierre, et lorsque je voulais le retenir, je touchais un corps parfois matériel, charnel, parfois irréel et sans existence... Et, en le traversant, ma main sentait le vide. [409]

 

De nouveau, est-ce, un rêve ou la réalité ? Est-ce encore une « erreur des sens », une « hallucination », comme sur le lac de Génésareth, où les disciples virent un « fantôme » ; est-ce la vision d’une autre réalité ? Se passe-t-il quelque chose d’uniquement intérieur dans le corps du disciple ou d’intérieur et d’extérieur dans les deux corps, celui du disciple et celui du Maître ? Quelle que soit notre opinion, il se peut que cette tradition nous ait conservé un témoignage authentique sur ce qui, selon la parole d’un autre Jean, probablement du « disciple que Jésus aimait »,

 

était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché (I Jn., 1, 1),

 

sur le Fils de Dieu venu au monde sous une apparence de chair.

 

Souvent il m’arrivait en marchant derrière lui de chercher ses traces sur la terre et je ne les trouvais pas et il me semblait qu’il marchait sans toucher le sol,

 

rapporte le même Jean inconnu [410].

Celui qui, d’un pas léger de fantôme, marche sur la pierre où il ne pouvait y avoir de trace, commence, et celui qui marche sur l’eau achève : ceci est lié à cela, mais par quel lien, intérieur seulement, ou intérieur et extérieur en même temps ? Encore une fois nous ne le savons pas, et nous n’avons pas besoin de le savoir, pour toucher avec la main de son disciple la chair intérieure du Seigneur à travers sa chair extérieure, pour voir avec les yeux de son disciple le visage intérieur du Seigneur à travers son visage extérieur, et il ne dépend que de nous d’unir ces deux faces en une seule, celle-là même dont il est dit :

 

Voici que je suis avec vous tous jusqu’à la fin du monde. Amen (Mt., 28, 20).

 

 

VIII

 

Les « Actes de Jean » nous ont conservé aussi une autre tradition provenant du même cercle des disciples d’Éphèse.

 

« Il nous amena moi (Jean), Pierre et Jacob sur la montagne où il avait l’habitude de prier. Et nous vîmes sur lui une telle clarté (gloire δόξη) qu’aucune parole humaine n’aurait pu l’exprimer. Et en s’approchant de lui doucement, de manière qu’il ne m’entende pas, je m’arrêtai, et je le regardai par derrière et je vis qu’il n’avait aucun vêtement et rien de ce que nous voyions (auparavant) en lui et qu’il n’était pas un homme. Et ses pieds étaient plus blancs que la neige de sorte que la terre en était éclairée, tandis que sa tête touchait le ciel. Et je m’écriai d’effroi. Mais lui, se tournant vers moi, redevint comme un homme, et, me prenant par le menton, dit : « Jean, ne sois pas incroyant... » Et je lui dis : « Seigneur, qu’ai-je fait ? » Et il me répondit : « Ne tente pas celui qui n’est pas tenté. » [411]

 

Une curiosité avide de petits enfants, des ruses naïves, des peurs puériles, un Maître ayant pitié de ses disciples comme une grande personne des enfants – tout cela est rendu en couleurs si simples, si ingénues, si vives qu’on a une fois de plus l’impression d’un souvenir authentique, quoique très confus : les hommes aperçoivent le visage du Seigneur comme les poissons aperçoivent le soleil à travers l’eau.

 

 

IX

 

L’homme possède un Double immortel, l’image lumineuse de son autre corps « spirituel », de son « visage intérieur », qu’on nomme Ka. Voilà ce que nous enseigne « le Livre des Morts » égyptien, le plus ancien livre du monde. C’est le « corps pneumatique » (pneumatikos), spirituel, de l’Apôtre Paul. Il semble bien que dans les actes de Jean il s’agisse d’un « Double » de l’homme Jésus :

 

Cela s’est passé dans une maison de Génésareth où nous passions alors la nuit avec le Maître. M’étant enveloppé la tête dans mes vêtements, j’observais ce qu’il faisait et l’entendis d’abord me dire : « Jean, dors. » Et je feignis de dormir et alors je vis un autre, semblable à lui, et j’entendis cet autre lui dire : « Ceux que tu as choisis ne croient pas en toi, Jésus. » Et le Seigneur lui répondit : « Tu dis la vérité, mais ils sont hommes. » [412]

 

Ce qu’est ce Double de Jésus que Jean n’a pas reconnu, nous l’aurions peut-être compris si nous avions su lire l’apocryphe Pistis Sophia, cette légende-souvenir si confuse qu’elle semble transparaître à travers l’eau noire d’un profond sommeil et où l’on voit Jésus-Adolescent et l’Esprit-Adolescent « parfaitement semblables l’un à l’autre » s’unir en un baiser d’amour céleste [413].

 

 

X

 

Ne serait-ce pas ce même Double, le « corps astral » de Jésus, son Ka mystérieux qui apparaît dans un autre « Évangile caché », l’Apocryphe de Matthieu :

 

Et quand Jésus dormait, soit le jour, soit la nuit, la lumière de Dieu brillait sur lui, claritas Dei splendebat super eum [414].

 

La plus puérile de nos sciences, la métapsychique, donne à ce corps lumineux de l’homme le terme incompréhensible de « Aura » ; au lieu du mot de l’Évangile ; « clarté », « gloire », δόξη.

Le Seigneur lui-même ne parle-t-il pas de cette lumière :

 

Si donc ton corps tout entier est éclairé sans qu’il y ait en toi aucune partie ténébreuse, il sera complètement éclairé comme lorsqu’un flambeau s’éclaire de sa propre lumière (Lc., 11, 30).

 

Ce « flambeau » intérieur, c’est précisément le « corps spirituel », le visage intérieur de l’homme.

Les anciens peintres d’icones, qui entouraient d’une auréole d’or la Face divine du Christ, avaient peut-être bien vu le visage humain de Jésus. Il n’y a plus que les petits enfants et les petites vieilles pour voir encore une auréole autour de la Face du Seigneur. Mais si le visage humain de Jésus ne s’éclaire pas pour nous aussi de ce nimbe divin, nous ne le verrons jamais.

 

 

XI

 

Je me voyais adolescent, presque enfant, dans une église basse du village. De minces cierges luisaient en petites taches rouges devant d’antiques icones, une étroite couronne irisée entourait chaque petite flamme. L’église était sombre et terne. Mais il y avait beaucoup de monde devant moi. Rien que de blondes têtes paysannes. De temps en temps elles se mettaient à onduler, à tomber, à se relever, comme des épis mûrs que parcourt la vague lente du vent d’été.

Tout à coup un homme s’approcha par derrière et s’arrêta à côté de moi. Je ne me retournai pas, mais je sentis immédiatement que cet homme était le Christ.

Aussitôt l’attendrissement, la curiosité, la peur s’emparèrent de moi tout ensemble. Je fis un effort sur moi-même et regardai mon Voisin.

Son visage était celui de tout le monde – un visage pareil à tous les visages humains. Les yeux regardent un peu en haut, attentivement et doucement. Les lèvres sont fermées, mais non serrées ; la lèvre supérieure semble reposer sur la lèvre inférieure ; la barbe courte est partagée en deux. Les mains sont jointes et ne bougent pas. Et ses vêtements sont aussi ceux de tout le monde.

« Ça, le Christ ? songeai-je, cet homme si simple, si simple ? Ce n’est pas possible ! »

Et je me détournai de lui. Mais à peine eus-je détourné mon regard de cet homme simple que je crus que c’était précisément le Christ qui se tenait à côté de moi.

Et de nouveau, je fis un effort sur moi... Et de nouveau je vis le même visage, pareil à tous les visages humains, les mêmes traits communs, bien qu’inconnus.

Et soudain je fus pris de peur et je revins à moi. Alors seulement je compris que c’est bien un tel visage – pareil à tous les visages humains – qui est celui du Christ. [415]

 

Cet « Apocryphe », cet Évangile non point faux, mais secret, sur la Face du Seigneur, ne pouvait être écrit que par un homme qui, tout en ayant renié le Christ, a conservé au fond du cœur son image, par le fils de cette terre dont il est dit :

 

Ô ma terre natale

Le Roi du ciel, sous l’aspect d’un esclave,

Ployant sous le faix de la Croix,

T’a tout entière parcourue

En te bénissant [416].

 

 

XII

 

Il est devenu semblable à tous les hommes et a pris l’aspect d’un homme.

 

dit Paul (Phil. 2, 7-8).

 

Par son aspect il ne différait en rien des autres hommes.

 

dit à son tour Celse, au IIe siècle, rapportant probablement une très ancienne tradition, venant d’une source inconnue de nous [417].

 

Il avait le visage de nous tous, fils d’Adam,

 

confirme Jean de Damas au VIIIe siècle, se référant lui aussi à des traditions qui paraissent remonter aux premiers siècles du Christianisme [418].

 

Son visage était celui de tout le monde, un visage pareil à tous les visages humains,

 

répétera, vingt siècles après Paul, l’Apocryphe russe.

Si, en fait de religion, il peut y avoir des preuves, ce sont uniquement, comme celles-ci, des coïncidences involontaires et nécessaires entre des expériences intérieures infiniment séparées dans le temps et dans l’espace.

Jésus lui-même se nomme le « Fils de l’homme », Bar-nascha, en araméen, c’est-à-dire simplement « l’homme ». N’est-ce pas dire précisément : « Je suis comme tout le monde » ? Mais si son visage extérieur est celui de « tout le monde » ; son visage intérieur n’est celui de « personne ».

 

 

XIII

 

Deux Faces miraculeuses : la Face romaine, occidentale, sur le suaire de Véronique – l’Esclave souffrant ; et la Face byzantine, orientale, sur le suaire d’Abgar, – le Roi triomphant,

 

                Rex tremendae majestatis,

 

qui apparaîtra au monde en ce dernier jour, où les hommes diront aux montagnes et aux rochers :

 

Tombez sur nous : dérobez-nous à la vue de Celui qui est assis sur le trône, et à la colère de l’Agneau (Apoc., 6, 16-17).

 

Cette contradiction concordante, cette antinomie – « comme tout le monde – comme personne » – est l’une des causes de l’impossibilité où nous sommes de représenter la Face du Seigneur.

 

 

XIV

 

La tradition de l’Église sur la Face divine s’est partagée en deux. Jésus est beau, affirme une moitié, qui semble fort ancienne, de la tradition.

Il y a peut-être dans l’Évangile de Luc une allusion à la beauté de Jésus. Si le mot grec χάρις, le latin gratia, dans le verset sur Jésus enfant (2, 52) se rapporte non seulement à son esprit mais aussi à son corps, ce qui est d’autant plus probable que le mot précédent, ήλιχία (non pas l’âge – dans le sens du nombre d’années, comme on le traduit parfois, mais la « croissance ») se rapporte également au corps, alors ce mot signifie « beauté », « grâce », gratia, de sorte que le sens général du verset est : « Jésus croissait et embellissait. »

N’oublions pas cependant que le mot humain de « beauté » ne correspond pas à ce que nous appelons ainsi dans son visage. Mais si l’on n’y trouvait pas ce pour quoi nous n’avons pas de nom, une simple femme du peuple aurait-elle pu, en le regardant, s’écrier :

 

Heureux les flancs qui t’ont porté et les mamelles qui t’ont allaité ! (Lc., II, 27) ;

 

et lors de la Transfiguration son visage serait-il « devenu resplendissant comme le soleil » (Mt., 17,2) ?

Les « Actes de Jean » l’appellent « Le Beau », ό χαλός, comme si ce mot suffisait aux hommes pour savoir de qui il s’agit [419].

« Pour nous qui désirons la vraie beauté, il est seul beau », déclare Clément d’Alexandrie exprimant ainsi ce sentiment naturel et indéracinable chez les hommes [420] :

 

Tu es beau, plus beau qu’aucun des fils de l’homme (Ps., 45, 3).

 

 

XV

 

Il en est ainsi dans une moitié de la tradition, mais d’après l’autre, non moins ancienne, Jésus est « laid ».

 

Son visage était défiguré d’entre les hommes et son aspect différait de celui du fils de l’homme.

 

cette prophétie aussi s’accomplit en lui (Is., 52, 14). « Il s’est anéanti – s’est vidé », en tout, et en cela.

« Il était, dit-on, petit, laid et sans noblesse », rapporta Celse cité par Origène [421]. « Il était sans aspect... sans gloire... il avait un air méprisable », dira à son tour Justin Martyr qui avait peut-être connu ceux qui avaient vu le visage vivant de Jésus [422].

Les mêmes témoins – et c’est là le plus étonnant – parlent tantôt de sa beauté, tantôt de sa laideur, tel Clément d’Alexandrie qui emploie ce mot intraduisible, « blasphématoire » : άισχρος [423].

Le même Irénée, qui affirme que nous ne savons rien de l’image charnelle de Jésus, sait pourtant qu’il était « chétif et sans gloire, infirmus et ingloriosus [424] ».

 

... Je suis un ver de terre et non un homme.

L’opprobre des hommes et le méprisé du peuple (Ps., 22, 17).

 

Ces terribles paroles prises dans le même psaume que le cri sur la croix, Sabachtani, Tertullien les mettra dans la bouche du Seigneur lui-même [425].

 

 

XVI

 

L’Église, l’Épouse, commença par oublier le visage du Christ, l’Époux, puis elle rêva que c’était un monstre. Comment cela s’est-il produit ?

Peut-être la peur de la beauté corporelle, de la tentation païenne, source d’idolâtrie, que le judaïsme légua au christianisme primitif, y fut-elle pour beaucoup. Mais elle n’explique pas tout. Les racines des deux traditions sur la beauté et la laideur du visage du Seigneur semblent plonger dans un souvenir très obscur, mais authentique.

N’y avait-il pas dans le visage de l’homme Jésus, comme dans sa vie – quelque chose de « paradoxal », d’étonnant – « d’effrayant », passant des trois dimensions dans la quatrième, où tout est renversé, si bien que ce qui est laid ici, sur terre, est beau là-bas ?

Si le visage de Jésus est si particulier, si personnel, si différent de tous les autres visages humains, n’est-ce pas précisément parce qu’il échappe à toutes les mesures humaines de beauté et de laideur, qu’il est incommensurable avec notre esthétique à trois dimensions ?

On comprend alors que non seulement ceux qui ont vu ce visage ne se le rappellent plus, mais que ceux-là mêmes qui le voient sont impuissants à décider laquelle des deux prophéties s’est accomplie en lui : « Son visage était défiguré d’entre les hommes », ou bien « Tu es plus beau qu’aucun des fils de l’homme. »

 

Il était beau et laid, formosum et faedum,

 

voilà ce que les « Actes de Pierre » ont peut-être très bien compris [426].

Ceux qui voient ce visage ressentent une joie sans nom, et un effroi sans nom aussi. À la première antinomie en lui : « comme tous – comme personne », correspond celle-ci : « comme un ver – comme le soleil ».

 

 

XVII

 

Rappelons-nous, non seulement, hélas ! le « charmant docteur » de Renan, le « Bien-Aimé » de Madeleine (vilenie contemporaine unique dans les siècles), mais aussi les statuettes en porcelaine de Jésus dans les églises, et si nous avons encore assez de goût pour détester cette ignominie d’une écœurante fadeur qui est l’« âme du sucre » de Maeterlinck – nous comprendrons peut-être que cette « beauté-laideur » du Visage du Seigneur, si inconcevable, si effrayante pour nous, est l’amer contrepoison du poison douceâtre, et qu’en cela les premiers siècles du christianisme ont gardé quelque connaissance et quelque souvenir du visage de Jésus.

 

 

XVIII

 

Je ne suis pas ce que je parais [427].

 

Cet agraphon du Seigneur dans les « Actes de Jean », nous permet peut-être d’entrevoir ce qu’éprouvaient réellement ceux qui voyaient le visage vivant de Jésus. C’est le secret de cette parole qui est expliqué en même temps qu’approfondi par Origène :

 

Étant lui-même, il apparaissait aux hommes comme s’il n’était pas lui – cum fuisset ipse, quasi non ipse omnibus videbatur. Il n’avait pas un seul aspect, mais il le changeait suivant la manière dont chacun pouvait le voir : à chacun il apparaissait sous l’aspect dont chacun était digne [428].

 

Voilà pourquoi Antonin Martyr ne parvient pas non plus à voir sur l’image miraculeuse la « Face perpétuellement changeante ».

« Le visage du Christ est différent chez les Romains, les Hellènes, les Indiens, les Éthiopiens, car chacun de ces peuples affirme que le Seigneur lui apparut sous l’aspect qui lui est propre », dit le patriarche Photius [429]. Ainsi, le visage du second Adam, Jésus, se reflète dans tous les visages humains, comme le soleil dans les gouttes de rosée.

 

 

XIX

 

Vous me verrez en vous comme un homme voit son visage dans un miroir [430].

 

Comme les pierres inanimées, les visages humains sont immobiles, immuables ; seul son visage, flamme vivante, est perpétuellement mouvant, changeant : aussi l’œil ne peut le saisir, la main ne peut le reproduire.

 

Gloire à toi, Jésus multiforme, πολύμορφος,

 

diront les « Actes de Thomas » [431]. « Les images de la Face du Seigneur changent à cause de la diversité d’innombrables pensées » ; saint Augustin lui aussi l’a exactement compris, mais il en tira cette déduction inexacte, que nous ne savions rien du visage de Jésus.

Au Jugement Dernier il rappellera lui-même beaucoup de ces visages :

 

J’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger,

j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire,

j’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli,

j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu, malade et

en prison, et vous ne m’avez pas visité (Mt., 25, 42-43).

 

Dans le visage de chacun de nos frères souffrants, il y a son visage :

 

Tu as vu ton frère, tu as vu ton Dieu [432].

 

 

XX

 

Les « Actes de Jean » nous ont transmis un apocryphe étrange et effrayant.

Il s’agit du premier appel des disciples, Jean et Jacques, fils de Zébédée, assis dans une barque au lac de Génésareth.

 

Que veut de nous ce petit garçon ? Pourquoi nous appelle-t-il sur la rive ? – me dit mon frère Jacob. Et je (Jean) lui demandai : « Quel petit garçon ? » Et il me répondit : « Celui qui nous fait signe de la tête. » – « Tu as la vue troublée, mon frère Jacob, par les nombreuses nuits sans sommeil que nous avons passées sur le lac. Ne vois-tu pas devant nous un homme de haute taille, au beau visage, qui nous regarde joyeusement ? – « Non, je ne le vois pas, mais approchons du bord et nous saurons ce qu’il en est. »

Lorsque nous abordâmes, il nous aida à attacher la barque et nous le suivîmes. Et pendant que nous marchions, je le voyais vieux, chauve, avec une longue barbe épaisse, et mon frère Jacob voyait un jeune homme, avec un duvet à peine visible sur ses joues. Et nous ne comprenions pas ce que cela signifiait... et nous en étions fort surpris.

... Par la suite, il arrivait souvent aussi qu’il m’apparaissait sous des aspects plus merveilleux encore... tantôt comme un tout petit homme aux membres difformes, tantôt comme un géant dont la tête touchait le ciel [433].

 

Est-ce un conte absurde ou, de nouveau, une vision de poisson regardant le soleil à travers l’eau – le souvenir confus, monstrueusement déformé par le délire, de ce qu’ont réellement éprouvé les pécheurs galiléens superstitieux et naïfs comme des enfants en voyant le visage du Seigneur qui excède les trois dimensions, ne rentre pas tout à fait dans notre géométrie terrestre.

C’est peut-être un souvenir analogue que nous a également conservé l’Évangile. « Il avait une trentaine d’années », dit Luc (3, 23). « Tu n’as pas encore cinquante ans », disent les Pharisiens au Seigneur dans le IVe Évangile (8, 57). Il paraît tantôt jeune, tantôt vieux ; c’est cela que signifie : « Il n’avait pas un seul aspect, mais il changeait suivant la manière dont chacun pouvait le voir. »

« Un loup-garou divin », aurait dit, en blasphémant, Lucien-Voltaire : les disciples ne le disent pas, mais ils éprouvent peut-être la même impression en adorant sans oser le regarder ce visage-flamme, effroyablement et merveilleusement changeant.

 

 

XXI

 

Le plus commun des visages humains et qui les renferme tous, comme la figure géométrique du triangle renferme tous les triangles – le visage du second Adam – tel est l’un des pôles ; et voici l’autre : le plus particulier des visages humains, le seul vraiment personnel et ne ressemblant à aucun autre. Ce sont ces deux pôles qu’il faut réunir pour voir son visage vivant. Toutes les représentations de la Face du Seigneur – depuis le Bon Pasteur des Catacombes dont le visage imberbe, tendre comme celui d’une jeune fille, fait songer à Hermès, jusqu’au Saveur Miraculeux, « roi de terrible majesté », des mosaïques byzantines – ne sont autre chose que les recherches avides, insatiables, des siècles et des peuples pour retrouver ce visage vivant.

Ce qui nous renseigne le mieux sur ces recherches, c’est un apocryphe très tardif, du XIe ou XIIe siècle, mais extrêmement précieux parce que, telle une mosaïque faite de petites pierres, il est composé d’éléments très anciens, vraisemblablement authentiques – la « Lettre du procurateur Lentulus au Sénat romain » :

 

C’est un homme de taille médiocre... il a un visage vénérable, tel que ceux qui le regardent peuvent à la fois le craindre et l’aimer. Les cheveux sont d’un blond foncé, plats presque jusqu’aux oreilles, mais au-dessous des oreilles, ondoyants et bouclés, avec un léger reflet bleuâtre et ardent ; ils flottent sur les épaules. Ils sont partagés en deux sur le sommet de la tête à la manière des gens de Nazareth, son front est lisse et très serein... Sa barbe est abondante, de la couleur de ses cheveux, assez courte et divisée au menton. Sa physionomie respire la simplicité et la maturité. Ses yeux sont changeants et brillants. Il est terrible dans ses réprimandes, doux et aimable dans ses admonitions, enjoué sans cesser d’être grave. On ne l’a jamais vu rire, mais souvent pleurer. Si bien que c’est à bon droit qu’on dirait de lui, selon le prophète : « C’est le plus beau des enfants des hommes. » [434]

 

 

XXII

 

Nous trouvons chez Jean Damascène qui vivait au VIIIe siècle, et chez le dernier historien ecclésiastique, Nicéphore Calliste, (XIVe siècle), deux autres apocryphes ou traditions sur le visage de Jésus. Tous deux se réfèrent à des témoignages très anciens, inconnus de nous, qui à en juger par ce qu’en dit Jean Damascène, remontent aux premiers siècles du christianisme : ils concordent avec ce que saint Augustin nous dit des nombreuses images « continuellement changeantes » de la Face du Seigneur qui existaient avant lui. Il est très probable que tous les trois, le Damascène, Lentulus et Calliste, ont, chacun de son côté, puisé dans ces sources communes très anciennes.

Les « signes particuliers » qu’indique le Damascène – « sourcils très rapprochés, presque joints ; barbe noire, nez fortement recourbé » – de même que « la teinte foncée du visage » dont parle Calliste et « la couleur roussâtre (rubra) de la barbe » d’une des leçons de Lentulus [435] – ne sont-ils pas les marques du sang juif ?

On trouve également chez Calliste deux ou trois « signes particuliers » : « Les cheveux couleur de blé mûr, mollement ondulés, avec des sourcils foncés ; les yeux clairs, où brille une indicible bonté, sont perçants... il a les épaules un peu voûtées... il est doux, humble, gracieux... Il ressemble en tout à sa divine mère [436]. »

 

 

XXIII

 

Ainsi peu à peu, lentement, péniblement, trait après trait, comme se forme pierre après pierre une précieuse mosaïque, se compose la Face Miraculeuse, unique et multiforme, dont les innombrables images « continuellement changeantes » coïncident parfois d’une manière frappante dans les plus petits « signes particuliers ». Rappelons-nous, « la lèvre supérieure reposant sur la lèvre inférieure » dans l’apocryphe russe, et exactement la même lèvre légèrement enflée, comme celle d’un enfant chagriné qui a pleuré, du dessin de Vinci ; rappelons-nous les « cheveux légers flottants sur les épaules », dans l’apocryphe de Lentulus, et le nuage transparent et doré de cheveux roux dans le même dessin de Vinci ; rappelons-nous le « nez fortement recourbé » chez le Damascène, « la teinte foncée du visage » chez Lentulus, « la couleur roussâtre de la barbe » chez Calliste – marques indubitables du sang juif, de même que le nez finement arqué comme celui d’une jeune fille, et la couleur roussâtre des cheveux, du dessin de Vinci. Rappelons-nous enfin cette « raie au milieu de la tête » qu’on retrouve du VIe siècle jusqu’à nos jours et la « barbe séparée en deux ».

On dirait que des gens, infiniment différents, séparés par des siècles et des peuples, ignorant tout les uns des autres, ont représenté en d’innombrables images un même visage vivant, qui depuis notre enfance nous est si familier que nous le reconnaissons au premier coup d’œil.

Jésus le Nazaréen a-t-il été en réalité tel qu’aujourd’hui nous le reconnaissons, nous le rappelons ou l’imaginons ? « Nous ne savons rien de son visage », – répondent Irénée et Augustin. Nous l’avons, semble-t-il, cru trop facilement, parce que des deux sens du mot « parousia », le plus ancien, le plus profond, le plus authentique est perdu pour nous : ce mot ne signifie pas seulement le « second avènement » du Seigneur, comme on l’a compris depuis les premiers siècles du christianisme jusqu’à nos jours, mais encore son éternelle présence :

 

Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles. Amen.

 

Ceux avec qui il est toujours peuvent-ils ne pas voir son visage ? Non, les hommes n’ignorent pas tout à fait son visage, ils s’en souviennent et ne l’oublieront jamais : dans la mémoire et le cœur de l’humanité, la Face du Seigneur qu’il y marqua lui-même d’une empreinte ineffaçable et miraculeuse n’est point un vain fantôme.

On peut même dire que c’est le seul visage que l’humanité a vu et n’a pas oublié – qu’elle n’oubliera jamais et verra toujours : les autres visages ne sont tous que fantômes et ombres fugitives : celui-ci seul est le soleil.

 

 

XXIV

 

Alors, que signifient ces paroles : « Nous ne connaissons pas son visage ? » Elles veulent dire que de nos jours il ne se trouvera personne pour dire au Christ : « Tu es Jésus » avec autant de force que jadis Pierre a dit à Jésus : « Tu es le Christ » – personne pour voir dans le visage divin du Christ le visage humain de Jésus aussi clairement que Pierre vit jadis le visage divin du Christ dans le visage humain de Jésus – personne pour entendre dire :

 

Tu es heureux, Simon, fils de Joua ; car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux (Mt., 16, 17).

 

Il semble qu’il nous arrive ce qui arriva aux deux disciples sur le chemin d’Emmaüs, lorsque le Seigneur lui-même, s’étant approché, marcha à leurs côtés.

 

Mais leurs yeux étaient retenus qu’ils ne le reconnurent point.

 

Et lorsqu’ils le reconnurent,

 

Il se déroba à leur vue. Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brûlait-il pas en dedans de nous ? (Lc., 24, 15, 32).

 

C’est ainsi que sur la route terriblement longue qui va du premier au second avènement, et que nous appelons l’Histoire, il marche à côté de nous. C’est ainsi que nous non plus nous ne le reconnaissons pas. Oh, si notre cœur pouvait aussi brûler en dedans de nous !

 

 

 

 

 

X

 

SON VISAGE

 

(DANS L’ÉVANGILE)

 

 

I

 

NOTRE cœur a beau brûler en nous lorsque nous lisons l’Évangile, nous n’y reconnaissons pas, n’y voyons pas le visage vivant de l’homme Jésus, non certes qu’il n’y soit point, mais parce que nos yeux, comme ceux des disciples d’Emmaüs « sont retenus ». De même que les oiseaux de nuit qu’aveugle la lumière du jour ne voient pas le soleil, nous ne voyons pas la face du Seigneur dans l’Évangile.

 

Nous vous annonçons la force et la présence, παρουσιαν,

 

non pas le « second avènement », mais la « présence » éternelle,

 

de notre Seigneur Jésus-Christ, ayant été témoins, έποπτοι, de sa majesté... sur la sainte montagne (II Pierre, 1, 16-18),

 

où son visage « devint resplendissant comme le soleil » (Mt., 17, 2). Le soleil de la Transfiguration – le visage du Christ dans le visage de Jésus, tel est le point équinoxial de tout l’Évangile.

Il en est ainsi chez le premier témoin, Marc-Pierre, comme chez le dernier, Jean :

 

... Ce que nous avons vu de nos yeux... nous vous annonçons, à vous aussi, afin que vous soyez vous-mêmes en communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ... et que votre joie soit parfaite (I Jn., 1, 1-4).

Heureux sont vos yeux parce qu’ils avaient vu (Mt., 13, 16),

 

dit le Seigneur lui-même parlant de cette joie parfaite des clairvoyants.

 

 

II

 

Si des historiens aussi curieux que nous avaient demandé aux disciples de Jésus, fût-ce le jour de l’Ascension du Seigneur, quel était son visage, ceux-ci n’auraient probablement pas su ou voulu s’en souvenir, de même qu’un homme qui vient d’être brûlé par la foudre ne saurait ou ne voudrait pas se souvenir de la forme de l’éclair.

Dans les deux cas, le fait même de poser une telle question montrerait que l’on est incapable de comprendre la réponse, quelle qu’elle soit.

 

 

III

 

Pour Pierre, témoin oculaire, ce qui caractérise le visage de Jésus, tel qu’il se le rappelle – le voit, c’est dans ce divin visage la divine force intérieure, δύναμις : « Je vous annonce la force de Jésus-Christ. »

Tout trait extérieur n’aurait pu que limiter, retenir cette force et défigurer le visage lui-même : c’est pour cela que ces traits extérieurs sont complètement absents de l’Évangile ; l’image charnelle de l’homme, Jésus s’y construit, son visage vivant y naît, non pas du dehors, mais du dedans.

Et voilà pourquoi l’Évangile ne décrit jamais le visage du Seigneur, car il est lui-même, tout entier, ce visage. Un visage vu dans un portrait ou un miroir ? Non, dans l’eau très sombre d’un puits très profond où un homme se serait regardé et où son visage se serait reflété, éclairé en haut par le soleil, tandis qu’en bas, il resterait sombre, mystérieusement entouré d’étoiles diurnes.

 

 

IV

 

Lorsque nous entendons la voix d’un être humain sans voir son visage, nous devinons si celui qui parle est un homme ou une femme, un enfant ou un vieillard, un ennemi ou un ami ; dans le timbre de la voix, nous entendons-voyons le visage de celui qui parle. Dans les traits – le visage extérieur, celui qu’on voit ; dans les paroles – le visage intérieur, celui qu’on entend. D’après le visage extérieur, nous reconnaissons le visage intérieur et réciproquement : « parle pour que je te voie », cette sage parole est justifiée dans l’Évangile mieux que nulle part ailleurs :

 

Heureux sont vos yeux qui voient et vos oreilles qui entendent (Mt., 13, 16).

 

C’est ainsi que le Seigneur lui-même unit ses deux visages, celui qu’on voit et celui qu’on entend, et ses disciples font de même :

 

Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, nous vous l’annonçons (Jn., 1, 1-2).

 

Dans chacune des paroles de Jésus on retrouve son visage ; l’entendre, c’est le voir.

 

 

V

 

Toute âme humaine cherchant le visage du Seigneur dans l’Évangile est comme Marie Madeleine qui de bon matin, alors qu’il fait encore sombre, se trouve devant le tombeau vide : elle cherche le mort, elle se lamente : « Qui l’a enlevé ? Où l’a-t-on mis ? » et elle ne sait pas, ne voit pas, qu’il se tient vivant derrière elle.

Soudain elle se retourne, le voit, mais ne le reconnaît point. « Femme, pourquoi pleures-tu, qui cherches-tu », dit sa voix, mais elle continue toujours à ne pas le reconnaître.

– Marie !

Et tout à coup elle le reconnaît, tombe à ses pieds, toute tremblante, comme naguère, lorsqu’elle était encore possédée de sept démons ; elle s’élance vers lui, veut le toucher et ne le peut pas.

– Rabbouni ! (Jn., 20, 11-16).

Oh, que ne pouvons-nous comme elle nous retourner, voir-reconnaître !

 

 

VI

 

L’art est le moindre souci de Marc, lorsque, probablement d’après les souvenirs de Pierre, il peint avec un art que n’égalerait pas le plus grand des artistes – non pas le visage de Jésus, mais la « force », δύναμις, qui émane de ce visage, dans son irrésistible action extérieure sur ceux qui l’entourent.

Le premier sentiment qu’éprouvent les gens, dès le début du ministère du Seigneur, après la guérison d’un possédé dans la synagogue de Capernaüm, c’est un étonnement mêlé d’effroi.

 

Qu’est-ce que ceci ? C’est un enseignement tout nouveau !... Celui-là commande avec autorité même aux esprits impurs, et ils lui obéissent (Mc., 1, 27).

 

C’est le même sentiment qu’au dernier jour éprouve Pilate, lorsqu’en examinant le visage du Prisonnier inconcevablement calme devant lui, royalement muet, il demande :

 

D’où es-tu ? πόδεν έι συ (Jn., 19, 9).

 

Cette force, tous la ressentent. Elle attire de loin les âmes humaines comme l’aimant attire la limaille de fer. Des foules par milliers le suivent pas à pas.

 

Le peuple s’était rassemblé par milliers, au point que les gens s’écrasaient les uns les autres (Lc., 12, 1).

 

Il les fuit, se cache.

 

Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville ; mais il se tenait dehors dans les lieux écartés. Et l’on venait à lui de toutes parts (Mc., 1, 45).

Alors il dit à ses disciples de lui tenir une petite barque toute prête à cause de la foule pour ne pas être trop pressé par elle (Mc., 3, 9).

Mais dès qu’ils abordent, toute la plaine de Génésareth se met en mouvement (Mc., 6, 53-56).

 

Il attire les multitudes humaines comme la lune attire les vagues de la marée.

Ces hommes, qu’attendent-ils de lui ? Des sermons, des signes, des miracles ? Oui, mais quelque chose d’autre encore : il semble qu’ils veulent simplement être avec lui, entendre sa voix, voir son visage, s’étonner, s’effrayer, se réjouir de ce qu’il est, parce que tous sentent confusément que jamais encore il n’y eut sur terre pareil visage et qu’il n’y en aura peut-être plus jamais.

 

 

VII

 

Il n’est pas besoin de prouver aux croyants que le mouvement provoqué par Jésus est sans exemple, unique dans l’histoire ; mais les incroyants eux-mêmes auraient pu le comprendre. Tous les autres mouvements populaires, si grands qu’ils soient, vont en s’élargissant, celui-ci va en s’approfondissant ; tous glissent sur le cœur humain, celui-ci y pénètre ; tous sont, selon la raison humaine, plus ou moins raisonnables, celui-ci est parfaitement « déraisonnable » : son but – le royaume de Dieu sur la terre comme au ciel – s’il n’est pas une vérité qui dépasse la raison, est une parfaite « folie » ; tous les autres vont jusqu’aux confins de la terre, celui-ci en franchit les bornes ; tous ne se déroulent que dans les « trois dimensions », celui-ci se déroule aussi dans la « quatrième » ; tous ne sont qu’incendies de plaines, énormes feux de paille, celui-ci est une explosion volcanique, le feu primordial qui fond le granit.

Le mouvement provoqué par Jésus fut aussitôt réprimé, éteint dès sa première étincelle, mais si la flamme avait jailli, si le mouvement s’était propagé, il est impossible de se représenter comment cela aurait fini. Tout se passe sur un petit bout de terre, dans un coin obscur d’une lointaine province romaine, parmi quelques milliers de pauvres villageois et pêcheurs galiléens, et cela ne dure que quelques mois et même quelques semaines, car le Seigneur passa tout le reste des deux ou trois années de son ministère à fuir le peuple, à s’isoler avec les disciples. Tout est concentré en un seul point, à peine visible, de l’espace, en un seul instant du temps. Mais ce point, en grandissant, embrassera le globe terrestre ; mais cet instant, les hommes ne l’oublieront plus jusqu’à la fin des siècles.

Il semble parfois qu’en ce point, en cet instant, un seul cheveu sépare l’humanité de quelque chose qui est réellement sans exemple dans l’histoire et qui serait pour les uns la perte et pour les autres le salut du monde. Voilà pourquoi, en regardant ce visage, le plus commun, le plus extraordinaire des visages humains, les hommes éprouvent tant de joie ou d’effroi ; tous sentent confusément qu’il faut faire quelque chose, sans d’ailleurs savoir quoi, mais qu’il faut le faire « vite, vite », ou, comme le répète en bégayant Marc-Pierre : « aussitôt, aussitôt » – qu’il faut ou le tuer ou mourir pour lui.

 

 

VIII

 

Les multitudes humaines, ce sont les sombres vagues mugissantes de la marée ; son visage, c’est la lune sereine et calme qui les attire à elle.

« Tu es mon repos, mon calme », dit à son Fils l’Esprit-Mère. Ce qu’il y a d’essentiel dans son visage, c’est qu’il soit si calme – le plus calme, le plus puissant du monde. Pierre se le rappelle, Marc le décrit.

Une tempête sur le lac de Génésareth. Les vagues commencent à remplir la barque. Les rameurs croient leur fin venue ; mais le Maître dormait à la poupe, sur un coussin, dans la barque en train de couler, comme un enfant dans son berceau.

 

Ils le réveillèrent et lui dirent : « Rabbi, Rabbi, cela ne te fait-il rien que nous périssions ? » (Mc., 4, 38 ; Lc., 8, 24).

 

Il se leva, regarda la mer démontée, le ciel noir, et son visage devint plus calme, plus serein encore. Il dit au vent et à la mer, comme le maître dit au chien qui aboie contre en étranger :

 

Tais-toi, sois tranquille !

 

Et le vent cessa subitement, les vagues retombèrent, comme cela arrive souvent sur le lac de Génésareth où le vent du nord-est, soufflant furieusement par une fente de montagne et tombant d’aplomb sur le lac, déchaîne subitement de fortes tempêtes qui se calment aussi subitement [437].

 

Et il se fit un grand calme, γαλήνη μεγάλη, (Mc., 4, 39),

 

– le même que sur son visage. Et en regardant ce visage familier et inconnu, proche et étranger,

 

ils furent saisis d’une grande crainte,

 

non moindre peut-être que celle que leur avait inspirée le danger qu’ils venaient de courir.

 

Et ils se disaient l’un à l’autre : « Qui est donc celui-ci auquel le vent même et la mer obéissent ? » (Mc., 4, 41).

 

 

IX

 

Les tempêtes intérieures humaines lui obéissent de même que les tempêtes extérieures des éléments.

Revenus à l’autre bord, ils quittèrent la barque, et gravirent la côte escarpée où commence la morne plaine de Gadara au sol d’argile rougeâtre parsemé de maigres touffes d’herbes, pareilles à des croûtes sur une peau enflammée – lieux impurs, ancien cimetière païen, où les pourceaux cherchaient alors leur pâture [438] ; à peine arrivés là, ils virent dans la plaine noire et muette, sous les nuages noirs et bas, foncer sur eux une autre tempête encore plus terrible.

Ils ne saisirent pas d’abord si c’était un tourbillon, une bête ou un homme qui se précipitait vers eux en poussant des cris inouïs, effrayants, ni d’homme, ni de bête. Soudain ils comprirent : c’était la terreur de ces lieux, le démonia que de Gadara, si furieux que nul n’osait passer par ce chemin (Mt., 8, 28) et d’une force si démesurée que nul ne pouvait le tenir lié, car il rompait les chaînes, brisait les fers et fuyait loin des hommes dans le désert où il demeurait nuit et jour, dans les tombeaux et sur les montagnes, hurlant et se meurtrissant avec des pierres (Mc., 5, 4-5).

En le voyant courir tout droit sur eux, les disciples se couchèrent derrière les pierres ; ils se seraient tous enfuis s’ils n’avaient pas eu honte d’abandonner leur maître. Celui-ci debout attendait sans bouger. De frayeur ils fermèrent les yeux pour ne pas voir. Le cri, le piétinement se rapprochaient de plus en plus, puis soudain ce fut le calme. Ils ouvrirent les yeux et virent : pitoyable, inoffensif, nu, meurtri, couvert de blessures, l’homme était couché aux pieds de Jésus, et celui-ci, penché sur lui, le regardait comme une mère regarde son enfant malade.

Ce qui se passa ensuite, personne ne se le rappelle plus très bien – ce fut quelque chose de trop extraordinaire, terrible, merveilleux ; on se souvenait seulement qu’après les deux premières tempêtes, celle des éléments et celle de l’homme, il y en eut une troisième, celle de la bête : un troupeau de deux mille pourceaux, fuyant dans un tourbillon de poussière, avec des cris perçants et des grognements, se précipita du haut de la falaise dans le lac. Et de nouveau ce fut le calme.

Les gens des villages voisins accoururent et virent, assis aux pieds de Jésus, le démoniaque guéri, vêtu et sain d’esprit ; au-dessus de son visage calme et serein se penchait le plus calme, le plus serein des visages. Et en le voyant, ils furent effrayés comme l’avaient été les rameurs après la tempête sur le lac.

 

Qui est-il donc ?

 

Bientôt ils le sauront :

 

Le roi de terrible majesté,

Rex tremendae majestatis.

 

 

X

 

« Non, rien qu’un petit Juif, der Kleine Jude » – diront Nietzsche et avec lui beaucoup de sages, de glorieux, de puissants de ce monde et ils auront raison : oui, il est misérable, nu, méprisé, couvert de risées et d’opprobres – « un ver et non un homme » – « un petit juif ». Mais qu’ils regardent mieux son visage et ils deviendront fous de terreur, tomberont à ses pieds comme le démoniaque de Gadara : « Ne me tourmente pas ! » – « Quel est ton nom ? » – « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux » (Mc., 5, 7-9).

Oui, ils sont aujourd’hui plus nombreux que jamais – c’est un troupeau immense de pourceaux prêts à devenir enragés et à se précipiter dans l’abîme avec des cris et des grognements de triomphe : « Vive le progrès infini, le Règne de l’Homme sur la terre ! »

 

 

XI

 

Du visage de Jésus, Pierre ne se rappelle et Marc ne reproduit rien d’autre que les yeux, ou plus exactement le regard. Et on le comprend : pour Pierre, ce qu’il y a en ce visage d’essentiel, d’inoubliable, son « dynamisme », est dans les yeux.

Deux yeux merveilleusement changeants, « variables », varii – ce « signe particulier » qu’on trouve dans l’apocryphe de Lentulus, dernier écho peut-être d’une tradition-souvenir inconnue de nous, est confirmé par Marc-Pierre.

Avant la guérison dans la synagogue de Capernaüm de l’homme à la main desséchée, lorsque devant la question de Jésus : « Est-il permis le jour de sabbat... de sauver une âme ou de la perdre ? » les pharisiens gardent le silence, il « promène », « jette » sur eux un regard rapide et pénétrant, περιβλεφάμενος, indigné et affligé (tel est le double sens du mot συνλυύπομενος) de l’endurcissement de leur cœur (Mc., 3, 5). L’indignation, l’affliction, la pitié – tout cela dans ce même regard changeant, « variable », comme dans les facettes du diamant, le reflet multicolore d’un rayon de soleil.

 

 

XII

 

Et voici un autre regard plus pénétrant encore.

De loin un jeune homme riche accourt vers lui, comme le démoniaque de Gadara et, comme lui, il se jette aux pieds de Jésus :

 

Mon bon Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?

 

Jésus lui répond d’abord par des lieux communs : « Tu connais les commandements » ; mais soudain, l’ayant « regardé » profondément dans les yeux, « il l’aima ».

 

Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres... et viens, suis-moi,

 

 Mais lorsque celui-ci, le visage « assombri », στυγνασας, « s’en alla tout triste », Jésus jeta « sur ses disciples un rapide regard (πεφιβλεψάμενος; le même mot que dans le récit sur la guérison de l’homme à la main sèche) et dit :

 

Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu !

 

Et comme ceux-ci, s’effrayant de ses paroles, lui demandaient :

 

Et qui peut donc être sauvé ?

 

avec un regard d’amour, plus profond encore que celui qu’il venait de plonger dans les yeux du jeune homme riche, il leur dit :

 

Cela est impossible aux hommes, mais non pas à Dieu ; car toutes choses sont possibles à Dieu (Mc., 10, 17, 27).

 

À Bethabara, entendant derrière lui des pas, Jésus, tout en marchant, se retourna brusquement et vit deux hommes qui le suivaient ; c’était Jean et André. Il s’arrêta sans doute et les regarda, d’abord tous les deux, puis l’un d’eux : « Que cherchez-vous ? » – « Rabbi, où demeures-tu ? » – a Venez et voyez » (Jn., 1, 38-39). Ce premier regard le « disciple que Jésus aimait » ne l’oubliera jamais, de même que Pierre n’oubliera jamais le regard fulgurant du Seigneur lui disant à Césarée de Philippe :

 

Arrière de moi, Satan ! (Mc., 8, 33).

 

 

XIII

 

Ses yeux sont comme une flamme de feu, φλός πυρός (Ap., 1, 14 ; 19, 12).

 

C’est ainsi que « le disciple que Jésus aimait » ou tout au moins quelqu’un qui le toucha de très près, se rappellera – verra dans deux visions surhumaines peut-être les yeux humains de Jésus.

L’œil de Jésus est d’une pureté de feu et tout son corps est ardent et lumineux, bien entendu pour ceux qui voient, tandis que pour les aveugles il est, comme le ver luisant qui au jour paraît grisâtre – « un petit juif ».

 

 

XIV

 

On a parfois l’impression que cet « aussitôt, aussitôt, aussitôt » répété si souvent par Marc-Pierre [439], comme dans l’essoufflement d’une course précipitée, vient non seulement d’eux, de Pierre et de Marc, mais aussi de Jésus lui-même : c’est la précipitation avide d’une flamme dévorante.

 

Je suis venu jeter le feu sur la terre, et combien je voudrais qu’il fût déjà allumé ! (Lc., 12, 49).

 

Dans ses yeux il est déjà allumé. Mieux encore que les hommes, les démons voient ce feu qui les effraye et les attire irrésistiblement ; de loin ils courent, ils volent vers lui, comme les papillons de nuit vers la flamme d’une bougie ; ils s’y brûlent, tombent, se débattent, crient :

 

Tu me brûles, tu me brûles !

χαιείς με,  χαιείς με [440].

 

Les démons savent – ce que les hommes ignorent encore – qu’un jour le monde sera embrasé par ce feu et s’y consumera comme un papillon de nuit.

 

 

XV

 

C’est dans les miracles de la guérison que Marc sait rendre particulièrement vivant le « dynamisme » du visage et des yeux de Jésus : les hommes y voient une force « magique », tantôt divine, tantôt démoniaque.

 

Les scribes disaient : « Il est possédé de Belzébuth et il chasse les démons par le premier des démons » (Mc., 7, 22).

 

Après la guérison du démoniaque, les habitants de la plaine de Gadara prient Jésus « de se retirer de leur pays » (Mc., 5, 17) ; courtoisement, sans récriminer sur l’énorme perte (deux mille têtes de bétail) qu’ils ont subie, ils l’éloignent, craignant que ce puissant et terrible « sorcier » ne fasse de nouveaux malheurs.

« Jésus fut condamné comme magicien, μαγος », dira également Tryphon le Juif [441].

 

 

XVI

 

Son regard « perçant », – « efficace, plus pénétrant qu’aucune épée à deux tranchants, atteignant jusqu’à la division de l’âme, de l’esprit, des jointures et des moelles » (Héb., 4, 12), est l’arme la plus puissante de sa puissance guérissante. Avec ce regard il ouvre les portes du corps d’autrui, comme le maître de la maison ouvre les portes avec sa clé, et il y entre comme chez lui.

Mais avant de guérir un malade, il doit tomber malade avec lui, pour guérir aussi avec lui. Voilà pourquoi un malade à l’instant de sa guérison lui est plus cher qu’un enfant à sa mère. S’il dit « ma fille » à la femme hémorroïsse, mon « fils », mon « enfant », τέχνον (Mc., 5, 34 ; 2, 5), au paralytique de Capernaüm, c’est parce que les hommes ignorent qu’il y a un amour plus grand que celui qui s’exprime dans ces mots ; mais lui le sait.

Pour l’Évangile toutes les maladies – les « fléaux », μαστιγες (Mc., 3, 10), sont des châtiments divins soit pour des péchés temporaires, soit pour le péché éternel, originel (Jn., 9, 2). Et c’est son corps, à la place de celui du malade, que le médecin Jésus soumet à ces « fléaux », comme si le Fils disait au Père : « Si tu le frappes, tu me frapperas avec lui ; si tu l’épargnes, tu m’épargneras avec lui. » Sur le Golgotha, c’est d’un trait qu’il boira la coupe de toutes les souffrances humaines, tandis que dans les guérisons, il la boit lentement, goutte à goutte. Ici, ce n’est plus abstraitement, mais tangiblement, de toute notre chair souffrante, que nous sentons ou tout au moins pourrions sentir ce que veulent dire ces paroles :

 

... il a porté nos maladies, il s’est chargé de nos douleurs... et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris (Is., 53, 4-5).

 

 

XVII

 

Tous les médecins sont extérieurs, apparents ; lui seul est le Médecin intérieur.

 

Une femme malade d’une perte de sang (ούγε άίματος) depuis douze ans, qui avait beaucoup souffert entre les mains de plusieurs médecins et qui, après avoir dépensé tout son bien, n’avait point été soulagée, mais avait vu plutôt son mal empirer,

ayant entendu parler de Jésus, vint dans la foule ; par derrière, elle toucha son vêtement.

Car elle se disait : « Si je puis seulement toucher ses vêtements, je serai guérie » (Mc., 5, 25, 28).

 

Elle s’approcha par derrière, parce qu’elle avait honte de sa maladie, la cachait aux gens, de même que tous cachent les uns aux autres leur éternelle « plaie honteuse » – le sexe.

Marc a oublié, Matthieu et Luc se souviennent, qu’elle toucha non pas le vêtement lui-même, mais la « houppe », (en grec χρασπεδα, en hébreu, tsisi ou kanaf) dont il était bordé et dont il est dit :

 

Le Seigneur dit à Moïse : « Parle aux enfants d’Israël et dis-leur qu’ils fassent, d’âge en âge, une frange aux coins de leurs vêtements et qu’ils mettent un cordon bleu sur cette frange.

Vous porterez cette frange et, en la voyant, vous vous souviendrez de tous les commandements du Seigneur » (Nbres, 15, 37-40).

 

Jadis portée par tous les Juifs, elle ne l’était plus au temps de Jésus que par les plus purs observateurs de la Loi, et parmi eux, le rabbi Jeschua :

 

Pas un iota, pas un trait de lettre de la Loi ne passera (Mt., 5, 18).

 

Pour toucher la houppe qui pendait très bas, elle dut sans doute se courber vers le sol, presque ramper au risque d’être écrasée dans la foule de ceux qui, atteints des « plaies-fléaux », « se jetaient sur Jésus pour le toucher » (Mc., 3, 10) ; elle s’approcha de lui par derrière comme une voleuse, effleura du doigt ou du bout des lèvres une des petites houppes grises de poussière, décolorées par le soleil, et le miracle s’accomplit ; transpercée comme par la foudre par la « force » qui émanait de Jésus, elle tomba toute tremblante à ses pieds,

 

Et à l’instant, la perte de sang s’arrêta ; et elle sentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal.

 

Elle voulut se cacher dans la foule, mais n’en eut pas le temps.

 

Jésus, ayant senti en lui-même qu’une force était sortie de lui,

 

(comme un nuage d’orage, s’il était capable de sentir, sentirait l’éclair qui a jailli de lui),

 

se retourna au milieu de la foule et il dit : « Qui est-ce qui m’a touché ? »

« Tu vois que la foule te presse et tu dis : « Qui est-ce qui m’a touché ? »

 

lui répondit Pierre avec impatience comme s’il avait oublié à Qui il parlait.

 

Mais il regardait tout autour de lui pour voir celle qui avait fait cela.

Alors la femme effrayée et tremblante, voyant qu’elle n’avait pas pu rester cachée... vint se jeter à ses pieds et elle lui dit toute la vérité. Jésus lui dit : « Prends courage, ma fille, ta foi t’a sauvée, va en paix » (Mc., 5, 29-34 ; Lc., 8, 45-47 ; Mth., 9, 22).

 

Son corps, il le soumit aussi à ce « fléau » ; il prit aussi sur lui cette « plaie honteuse » de toute l’humanité – le sexe.

 

 

XIX

 

Il pleurait parfois, mais ne riait jamais, aliquando flevit, sed nunquam risit, se rappelle ou devine Lentulus. La crispation du rire, qui n’est peut-être ni humaine ni même animale, mais diabolique, n’a jamais défiguré cet unique visage parfaitement humain.

Il ne riait jamais, mais il souriait certainement. Dans combien de paraboles on retrouve son sourire vivant comme sur des lèvres vivantes. Peut-on, au moment où il embrasse les enfants, se représenter son visage sans sourire ? « Il était joyeux, gai, hilaris » – se rappelle ou devine encore Lentulus.

Les très petits enfants aussi pleurent, mais ne rient pas ; plus tard, lorsqu’ils commencent à rire, ils le font encore gauchement, comme si cela ne leur était pas naturel, et aussitôt après avoir ri, ils redeviennent sérieux, presque sévères : leurs visages semblent garder encore le reflet de la majesté céleste.

Jésus est plus près des enfants que des grandes personnes :

 

J’étais parmi vous avec les enfants et vous ne m’avez pas reconnu [442].

 

Si nous ne nous convertissons pas et ne devenons pas comme des enfants, nous n’entrerons pas dans son royaume et nous ne verrons pas sa face.

 

Celui qui me cherche me trouvera parmi les enfants de sept ans, car moi qui me cache dans le quatorzième Éon (la plus profonde éternité), je me révèle aux enfants.

 

On lui présenta des petits enfants afin qu’il les touchât...

Et les ayant pris entre ses bras, il leur imposa les mains et les bénit (Mc., 10, 13, 16).

 

C’est ce qu’il y a de plus tendre dans notre monde, qui est peut-être le plus grossier de tous les mondes ; on dirait que la chair d’un autre monde est entrée dans le nôtre en un nuage lumineux. Celui-là seul peut-être aurait compris toute la grâce divine de son visage qui l’aurait vu nimbé de visages enfantins. Les grandes personnes sont étonnées, effrayées par lui, tandis que les enfants se réjouissent, comme si, en regardant dans ses yeux, ils reconnaissaient, se rappelaient, ce que les grandes personnes ont déjà oublié – le ciel suave, le soleil suave du paradis.

 

 

XX

 

Ce qui est enfantin est plus proche de Jésus que ce qui est adulte ; le féminin plus proche que le masculin.

Le « fils de Marie » – c’est ainsi que tous l’appellent à Nazareth (Mc., 5,3), non pas, certes, que Joseph fût déjà mort et qu’on l’eût oublié : que Jésus fût le « fils de David, fils de Joseph », on se le rappelait dans tout le pays et on pouvait moins que partout ailleurs l’oublier dans sa ville natale. S’il est « fils de Marie » et non fils de Joseph, c’est probablement que le Fils tient non pas du père, mais de la mère ; il lui ressemble tellement de visage qu’en le regardant tous oublient involontairement son père, pour ne se souvenir que de sa mère.

Si ce n’est pas par hasard que Luc rapproche ces deux visages en deux mots de même racine : χεχαριτωμέυχ, χαρις, gratiosa, gratia : « Réjouis-toi, pleine de grâce » et « Jésus croissait en grâce » (Lc. 1, 26 ; 2, 52) – l’authenticité historique de ce trait, la ressemblance de Jésus avec sa mère, comme de tous ceux qui se sont conservés dans la Face miraculeuse, se trouve confirmée dans l’Évangile.

« Il avait le visage comme nous tous, fils d’Adam », dit Jean Damascène, se référant probablement à des témoignages très anciens, venant peut-être des premiers chrétiens, et il ajoute un trait qui s’était sans doute gravé plus particulièrement dans la mémoire de ceux qui avaient vu Jésus : « Il ressemblait à sa mère [443]. »

Le même trait et presque les mêmes expressions se retrouvent dans Nicéphore Calliste, qui semble se référer non au Damascène, mais à d’autres témoins, très anciens : « Son visage ressemblait au visage de sa mère. » Et il répète, insiste, sentant apparemment, lui aussi, l’authenticité précieuse de ce trait : « Il était en tout parfaitement semblable à sa divine Mère [444]. »

 

 

XXI

 

Souvenons-nous de l’Apocryphe de Pistis Sophia sur la ressemblance parfaite de Jésus enfant et de l’Esprit, sa Mère, Sœur, Épouse :

 

En vous regardant, toi et lui (elle), nous voyions que vous étiez parfaitement semblables. Et l’Esprit t’étreignit et te baisa, et tu as fait de même,

Et vous êtes devenus un [445].

 

Dans le premier Adam, immortel, celui d’avant la création d’Ève, les deux étaient un [446], puis ils se divisèrent en un homme et une femme, et par cette division, cette « plaie honteuse » – le sexe –, la mort entra dans le monde : les hommes se mirent à naître, à mourir. Les deux redeviendront un dans le nouvel Adam, Jésus, afin de vaincre la mort.

 

... Quelqu’un lui ayant demandé quand viendra le Règne de Dieu, le Seigneur dit : « Lorsque deux seront un... et que le masculin sera le féminin et qu’il n’y aura ni masculin ni féminin. » [447]

 

 

XXII

 

« Tu es plus beau qu’aucun des fils de l’homme » – « Jésus est en effet le plus beau de tout ce qui est au monde et du monde lui-même. Lorsqu’il parut, tel le soleil, il éclipsa les étoiles [448]. » En quoi donc sa beauté surpasse-t-elle toutes les beautés du monde ? En ce qu’elle n’est ni masculine ni féminine, mais « la réunion du masculin et du féminin dans une parfaite harmonie [449] ».

« J’ai vaincu le monde » (Jn., 16, 38) ; pour parler ainsi, il faut être parfaitement homme. Et pourtant en regardant le Fils, il est impossible de ne pas se souvenir de la mère.

 

Heureux les flancs qui t’ont porté et les mamelles qui t’ont allaité (Lc., 11, 27).

 

Il est en elle – elle est en lui : l’éternelle Féminité-Virginité dans la Virilité éternelle : Deux en Un. Ce n’est pas sans raison que les hommes les aiment ensemble. Le langage humain n’a pas de mot pour exprimer cet amour, mais nous aurons beau nous éloigner de Lui, L’oublier – nous nous souviendrons un jour que seul cet amour pour Lui, pour Elle, sauvera le monde.

 

 

XXIII

 

Ce que nous sentons ou sentirons un jour, en recherchant son visage vivant, est identique quoique contraire à ce que sentaient ses disciples sur le Mont des Oliviers, le jour de son Ascension :

 

Il les fit sortir (de Jérusalem)... et levant les mains, il les bénit.

Pendant qu’il les bénissait, il se mit à s’éloigner d’eux, διεοτή απ΄άυτων, et à s’élever au ciel (Lc., 14, 50-51).

 

En s’éloignant lentement, il continue à les bénir, à les regarder ; ils voient encore son visage. Mais il s’éloigne de plus en plus et ils ne le voient plus ; ils ne voient que son corps qui diminue – adolescent, enfant, colombe, papillon, moucheron – et le voilà disparu complètement. Mais ils continuent à fixer leurs regards anxieux sur le ciel vide, à chercher des yeux dans le vide.

 

Et comme ils avaient les regards attachés au ciel... voici que deux hommes en vêtements blancs se présentèrent devant eux et leur dirent : « Hommes de Galilée, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé (ravi, άναλημφθεις) du milieu de vous dans le ciel, en reviendra de même manière que vous l’avez vu monter » (Act., 1, 11).

 

Ils savent eux-mêmes qu’il reviendra. Mais qu’est-ce que cela fait ? Que de siècles, d’éternités à attendre ! Et maintenant ils sont seuls : ici sur la terre, ils ne verront plus jamais son visage vivant, n’entendront plus jamais sa voix vivante. Et il y a dans le monde un vide effrayant comme si Jésus était mort, ressuscité et mort de nouveau.

 

Eux s’en retournèrent à Jérusalem, pleins d’une grande joie,

 

rapporte Luc (24, 52). Mais avant cette joie, ils durent éprouver de la douleur, sinon ils n’auraient pas aimé le Seigneur.

Ce qui a commencé alors sur le Mont des Oliviers s’est poursuivi durant deux mille ans dans le christianisme pour en arriver à un point très proche de nous, mais encore invisible, dans le passé ou dans l’avenir, point où se produisit ou se produira pour nous quelque chose d’analogue à ce que des hommes, volant de la terre à la lune, éprouveraient au moment où finit l’attraction terrestre et commence l’attraction lunaire ; lentement, progressivement, insensiblement, puis brusquement, incroyablement, vertigineusement, tout se retournerait pour eux : il y a un instant encore, ils s’élevaient et voici qu’ils retombent. Il en est de même pour nous ; en un instant que nul n’a remarqué, entre deux Avènements, le premier et le second, entre deux attractions, subitement tout s’est retourné ou se retournera. C’est alors que dans nos recherches de la Face du Seigneur nous avons commencé ou commencerons à éprouver un sentiment à la fois identique et contraire à ce qu’éprouvèrent les disciples du Seigneur sur le Mont des Oliviers, le jour de l’Ascension. Nous fixons sur le ciel vide le même regard anxieux, mais là où disparut pour eux le dernier point de son corps qui s’élevait, nous verrons apparaître le premier point de son corps qui descend ; il s’éloignait d’eux, il s’approche de nous ; il y eut une séparation, il y aura une réunion. En ce moment unique, si étonnant, si effrayant que cela soit, nous, les malheureux, les infirmes, les pécheurs, nous serons plus heureux que les Grands, les Saints.

 

 

XXIV

 

Oui, si effrayant que cela nous paraisse, nous, les hommes de la Fin, du second Avènement, nous sommes plus près que personne ne le fut en ces deux mille ans de christianisme, de voir son visage fulgurant :

 

Car, comme l’éclair part de l’Orient et brille jusqu’à l’Occident, il en sera de même de l’avènement du Fils de l’homme (Mt., 24, 2.7).

 

L’éclair consumant le monde, le tonnerre ébranlant la terre et le ciel, vient de Lui ; mais Lui est calme : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu es mon repos, mon calme », dit l’Esprit-Mère.

Nous ne le voyons pas encore avec nos yeux, mais déjà nous le sentons avec notre cœur : le miracle des miracles, l’éternel et calme éclair, voilà son visage.

 

 

 

 

T  A  B  L  E

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PREMIÈRE PARTIE

 

L’ÉVANGILE INCONNU

 

 

I. – Jésus a-t-il existé

II. – L’Évangile inconnu

III. – Marc, Matthieu, Luc

IV. – Jean

V. – Au-delà de l’Évangile

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

LA VIE DE JÉSUS INCONNU

 

I. – Comment il naquit

II. – La vie cachée

III. – Les journées de Nazareth

IV. – Mon heure est venue

V. – Jean-Baptiste

VI. – Le Poisson et la Colombe

VII. – Jésus et le diable

VIII. – La tentation

IX. – Son visage (dans l’histoire)

X. – Son visage (dans l’Évangile)

 

 

 

 



[1] E. de Faye, Gnostiques et gnosticisme, Paris, 1925, p. 531.

[2] L. de Grandmaison, Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves, 1928, I, p. 39.

[3] Pseudo-Clem. Rom., II Ep. Cor., IV, 5. – W. Bauer, Das Leben Jes. im Zeitalter der neutest. Apokryph., 1909, p. 384.

[4] Tertull., ap. O. Pfieiderer, Die Entstehung des Christentums, 1907, p. 247.

[5] J. Wellhausen, Das Evangelium johannis, 1908, p. 3.

[6] Pascal, Pensées, 537.

[7] Clem. Alex., Strom., II, 9,45 ; V, 14. 57. – A. Resch, Agrapha, 1906, p. 70. – É. Besson, Les Logia Agrapha, 1923, p. 74.

[8] Pascal, Pensées, 552.

[9] Pseudo-Cyprian., De duo bus montibus, c. 13 : ita me in vobis videte, quomodo quis vestrum se videt in aquam aut in speculum.

[10] L. de Grandmaison, l. c., II, p. 141.

[11] IV Esdras, IX : multitudo quae sine causa nata est.

[12] E. Renan, Vie de Jésus, 1925, pp. 477, 440.

[13] Ibid., p. 424.

[14] Ibid., pp. 373-375.

[15] E. Stapfer, Jésus-Christ avant son ministère, 1896, p. VIII. Ici sont bien rendus ces « peut-être » de Renan, à la fois séduisants et perfides. De ces mêmes mains blanches et douces qui préparaient jadis l’hostie, le prêtre défroqué pétrit maintenant des boulettes de pain piqué d’épingles, mélange le miel et le poison.

[16] Bruno Bauer, ap. A. Schweitzer, Leben-Jesu-Forschung, 1921, p. 157 : Le Christ est le vampire de l’abstraction spirituelle : après avoir sucé tout le sang de l’humanité, il fut lui-même effrayé par son « Moi » vide et qui absorbe tout. – M. Kegel, Bruno Bauer, 1908, p. 38 : « En tant que phénomène historique, le Christ de l’Évangile devait inspirer de l’effroi à l’humanité. » – Le vieux Hase avait raison, lorsque, après avoir cité cette opinion de Bauer : « dans le IVe Évangile les paroles de Jésus sont stupidement ampoulées, « kretinartig aufgeblasen », il le traita de « sans-culotte littéraire ». K. v. Hase, Geschichte Jesu, p. 133. – C’est le fruit de ce sans-culottisme que nous récoltons abondamment en Orient sous la forme grossière du jeune communisme, et en Occident, sous la forme plus raffinée de la « mythomanie ».

[17] « Idiotisches Bewusstsein ». – « Ein welthistorischer Humbug », ap. H. Weinel, Jesus im XIX. Jahrhundert, 1903, p. 45. – Fr. Barth, Hauptprobleme der Jesus-Forsch., 1918, p. 218.

[18] « Interessantester Dekadent, ap. H. Weinel, l. c., p. 194.

[19] Origen., C. Cels., VII, 53, ap. E. Renan, Marc-Aurèle, 1895, p. 359.

[20] Ch.-Fr. Dupuis, Origine de tous les cultes ou religion universelle, 1796.

[21] C.-F. Volney, Les Ruines ou méditations sur les révolutions des Empires, 1791, ch. XXII, § XIII.

[22] Br. Bauer, Kritik der Evangelien und Geschichte ihres Ursprungs, 1850. – Christentum und die Cäsaren, 1877. – A. Schweitzer, l. c., p. 158-160. – H. Weinel, l. c., p. 45.

[23] Ad. Harnack, Wesen des Christentums, 1902, p. 16 : L’affirmation de Strauss que les Évangiles contiennent beaucoup de « mysticisme » n’est pas exacte, même si l’on admet la conception fausse et indéterminée qu’il en avait. – O. Pfleiderer, Das Christus-Bild des urchristlichen Glaubens, 1903, p. 7-8. « Les mythes-mystères » ne sont pas pour nous, comme pour les sceptiques des XVIIIe et XIXe siècles, des « superstitions », des « supercheries de prêtres », mais les sources fondamentales (expériences) de nos recherches historiques religieuses, fundamentale Erkenntnisquellen für historische Religionsforschung.

[24] Art. Drews, Die Christusmythe, 1909. – W. Smith, Der vorchristliche Jesus, 1910. – J. M. Robertson, Pagan Christs, 1902. – P. Jensen, Das Gilgamesch-Epos in der Weltliteratur, 1906. – A. Kalthoff, Die Entstehung des Christentums, 1904.

[25] H. v. Soden, Hat Jesus gelebt ? 1910, p. 8.

[26] J. Weiss, Jesus von Nazareth, Mythus oder Geschichte ? 1910, p. V.

[27] Ch. Guignebert, Le Problème de Jésus, 1914, pp. 141, 135, 158, 139. – A. Schweitzer, l. c., p. 485. – A. Jülicher, Hat Jesus gelebt ? pp. 6-7, 35. Jülicher qualifie trop poliment la théorie de Jensen sur Jésus-Gilgamesch de « naïveté sans bornes », grenzenlose Naïvitat. D’ailleurs Jensen lui-même en fut plus tard effrayé et la renia lâchement.

[28] Voici quelques exemples de cette ignorance : au lieu de 14 épîtres de saint Paul, Drews n’en compte que 13, y compris l’Ép. aux Hébreux, et il estime que Q (Quelle – la source présynoptique) est commune non seulement à Mt. et à Lc., mais aussi à Mc. ; par conséquent, il ignore tout de la « théorie des deux sources » (Zwei Quellen-Théorie), qu’il aurait pu connaître ne fût-ce que d’après le manuel de Wernle. Drews, de même que Smith, tire argument de la mention prétendument préchrétienne du « dieu Jésus » dans un hymne des Naasséens (Hippol., Philos, VI, 10) qui date en réalité du IIIe siècle après J.-C. – H. Wienel, Ist das liberale Jesus-Bild Widerlegt ? pp. 7, 8, 93, 98. – Nous savons également que la mention du nom de Jésus dans le papyrus magique de Wessely ne remonte pas au delà du IVe siècle après J.-C. Mais Smith, estimant qu’il n’y a aucune raison pour ne pas supposer que cette mention est beaucoup plus ancienne et date même d’avant la naissance de Jésus, n’hésite pas, quelques pages plus loin, à la considérer comme remontant « à la plus haute antiquité », afin de pouvoir construire sur cette base inconsistante le château de cartes de sa théorie de « Jésus préchrétien ». Il a suffi à la critique scientifique de souffler sur cet édifice pour qu’il s’écroulât. – W. Smith, l. c. – A. Jülicher, l. c., p. 3.

Le même Smith, confondant dans les mots hébreux de Nazara, « Nazareth », et de nosrim, naser, veiller, garder, le z mouillé avec le s dur, fonde sur cette confusion toute sa théorie d’après laquelle la ville de Nazareth n’aurait jamais existé et ce nom serait emprunté à celui du dieu mystique Nazoroi, le « veilleur», le « gardien ». – W. Smith, l. c., pp. 46-47. – H. Weinel, l. c., p. 96. – Il fait preuve d’une égale ignorance lorsqu’il se réfère au témoignage d’Épiphane (Adv. Haeras., XXIX) d’après lequel les Nazaréens seraient une secte préchrétienne. – H. Weinel, l. c., p. 101. – Kalthoff, lui, affirme que la légende évangélique n’a pu se former en Palestine, pour cette raison qu’il y est question de « deniers » portant l’image et le nom de César, ce qui est contraire à l’usage juif : il ne se doute pas qu’on ne frappait en Palestine que de la petite monnaie de cuivre, et que la monnaie d’or et d’argent (les deniers) venant de Rome portait par conséquent l’image et le nom de César.

Je pense qu’il suffira de ces quelques gouttes pour faire connaître quelle saveur a l’eau de cet océan d’ignorance. Mais voici quelque chose qui est peut-être encore pire : Smith tient « Jacques, frère du Seigneur » dont parle Paul (Gal. I, 19), pour le « frère de Jésus selon la foi ». – Fr. Loofs, Wer war Jesus-Christus ? p. 26, cite à ce propos l’avis d’un médecin pour qui « cette opinion est le commencement de la démence ». Il est facile de deviner comment les mythologues y sont arrivés, car la mention seule d’un « frère du Seigneur » suffit à démolir toute leur « mythologie ».

[29] H. v. Soden, l. c., pp. 5, 24. – La question de l’existence de Jésus se pose dans les mêmes conditions que celle de l’existence de Socrate ou d’Alexandre ; ni Jésus ni Socrate n’ont laissé d’eux aucun monument écrit. Pourquoi le Socrate des Dialogues ne serait-il pas la personnification de la sagesse hellène ? Le nom de « Socrate » signifie « celui qui possède le salut », de même que le nom de « Jésus » signifie « Sauveur ». Les contradictions trop manifestes entre Platon et Xénophon, dans leur manière de représenter Socrate et de rapporter ses paroles, ne prouvent-elles pas qu’il ne s’agit aucunement d’un personnage historique, que ce ne sont que deux mythes touchant le même « dieu d’une religion de salut » ? De là, une déduction « scientifique » bien facile : Socrate est le Jésus grec, Jésus est le Socrate juif. On peut en dire autant d’Alexandre le grand, son nom signifie « le vainqueur des hommes » (Männerabwender). Ne trouve-t-on pas mêlés en lui les traits mythiques d’Apollon, d’Achille et de Dionysos ? « Jésus a-t-il existé ? » Cette question n’a pas plus de sens scientifique que ces jeux puérils de mythologie comparée.

« Le Christ a-t-il existé ? » demanda un jour Napoléon à Wieland, pendant un bal de la Cour à Weimar, au moment du Congrès d’Erfurt, en 1808. – « Sire, il est aussi absurde de le demander que de demander si Jules César ou Votre Majesté ont existé. » – « Très bien dit ! » fit Napoléon, et il s’éloigna en souriant. – A. Schweitzer, l. c., p. 445. – K. v. Hase, l. c., p. 9.

[30] J. Weiss, Die Schriften des N. T., I. p. 70. – E.-B. Allo, Le scandale de Jésus, p. 127.

[31] A. Jülicher, l. c., p. 31. Origène dit excellemment (De princip., IV, 5) : « Le seul fait que dans un si court espace de temps – une année et quelques mois – le monde entier ait été rempli de son enseignement et de la foi en Christ, est déjà un signe de sa divinité. » En effet, ce qui a été fait en ces quelques mois dure encore et durera probablement jusqu’à la fin des temps.

[32] Plin. Secund., Epist., 1, X, 96.

[33] On peut juger quel coup terrible le témoignage de Pline porte aux « mythologues » par ce fait que Bruno Bauer déclare, sans le moindre fondement, que cette lettre est « fausse ». – H. Weinel, l. c., p. 51.

[34] Tacit., Annal., XV, 44.

[35] Tacite ne rapporterait que « des bruits venant des Chrétiens eux-mêmes », – les sceptiques extrêmes s’accrochent à cet argument comme un noyé à un fétu de paille. – Loofs, l. c., p. 20-21. – Et un certain P. Hochart (De l’authenticité des Annales et des Histoires de Tacite, 1890), pour détruire ces quelques dix lignes de Tacite sur le Christ, s’applique à prouver que ses Annales et ses Histoires ne sont qu’une habile imitation des humanistes italiens du XVe siècle dont l’auteur serait Lorenzo Valla. Toutefois, Drews lui-même n’a pas osé recourir à ce moyen. Ce n’est plus un « commencement de démence », mais de la démence pure. – A. Schweitzer, l. c., p. 552.

[36] Sueton., De vita Caesar., Nero, XVI, 2 ; Claudius, XXV, 3.

[37] L. de Grandmaison, l. c., I, p. 12.

[38] A. Hauck, Jesus, p. 9. – Un historien ecclésiastique de la basse époque, Orose, fixe la date de l’expulsion des Juifs de Rome à l’an 9 du règne de Claude (l’an 49 après J.-C.). Si cette date est exacte, elle prouve que dix-neuf ans après la mort de Jésus une communauté chrétienne existait déjà à Rome et il est possible que les paroles de Suétone se rapportent à la lutte de cette communauté contre la synagogue juive dans cette même Rome, ce qui est d’autant plus plausible qu’à cette époque les Romains ne distinguaient guère entre juifs et judéo-chrétiens.

[39] O. Schmiedel. Die Hauptprobleme der Leben Jesu-Forschung, p. 12. – J. Weiss, Jesus von Nazareth, Mythus oder Geschichte ? p. 90. – Les Antiquités juives ont surtout pour objectif de représenter les juifs comme de fidèles sujets de César, de paisibles « philosophes » dans le genre des néopythagoriciens (Esséniens) et des stoïciens.

[40] Joseph., Ant., I, XVIII, c. III, 1-3. – Aussitôt après la révolte de Jérusalem, en 30, à cause du trésor du Temple employé par Pilate à la construction d’un aqueduc. – G. Volkmar, Jesus Nazarenus und die erste christliche Zeit, 1882, p. 370.

[41] Origen., C. Cels, I, 47.

[42] C’est ainsi que Th. Reinach propose de rétablir le texte primitif. – L. de Grandmaison, l. c., p. 193. – Origène (C. Cels, 1, 47) dit de Josèphe : « Lui non plus ne croyait pas que Jésus était le Christ. »

S’il n’était pas question de Jésus dans ce passage de Josèphe, si celui-ci avait gardé sur Jésus un silence total, Origène n’aurait eu aucune raison pour parler de l’incrédulité de Josèphe : il y avait bien d’autres gens qui ne croyaient pas ! – G. Volkmar, l. c., p. 387.

Chez saint Jérôme, au lieu de notre texte « C’était le Christ», on trouve une autre leçon : « On le croyait le Christ, credebatur esse Chrestum », ce qui donne naturellement à tout ce que Josèphe dit ou aurait pu dire de Jésus un tout autre sens, plus vraisemblable dans la bouche de Josèphe. – G. Volkmar, l. c., p. 335.

Voici le texte complet de Josèphe, tel qu’il est parvenu jusqu’à nous (Ant., I. XVIII, c. III, 3) :

« C’est aussi en ce temps-là que parut Jésus, homme sage, s’il faut l’appeler homme. Car il fut l’artisan d’œuvres étonnantes, le maître de ceux qui reçoivent avec joie la vérité. Et il attira à lui beaucoup de Juifs et beaucoup d’Hellènes. Il était le Christ, et, même après que Pilate, sur la dénonciation des premiers de notre nation, l’eut condamné à la croix, ceux qui l’avaient aimé d’abord ne cessèrent pas pour autant, car il leur apparut derechef vivant, le troisième jour, selon que l’avaient dit, avec bien d’autres merveilles, les prophètes divins. Et jusqu’à présent subsiste le groupe appelé de son nom chrétiens. »

Il n’est que trop évident que Josèphe ne pouvait pas parler ainsi de Jésus.

[43] Joseph., Ant., I. XX, c. IX, 1.

[44] A. Jülicher, l. c., p. 20.

[45] A. Hauck, l. c., p. 6.

[46] H. v. Soden., Die Entstehung des Cltristentums, p. 53.

[47] Babyl. Schabath., 104 b. – Palest. Schabath., 13 a.

[48] Babyl. A boda zara, 27 b.

[49] Babyl. Sanhed., 43 a.

[50] Justin., Dial. c. Tryph., ap. A. Hauck, p. 7.

[51] Pascal, Pensées, 203.

[52] Les critiques de l’École hollandaise (Loeman, Pierson Naber, van Mannen) et le Suisse Steck vont jusqu’à nier l’authenticité même des quatre épîtres les plus incontestables : Gal. ; I et II Cor. ; Rom. – « Dans les milieux scientifiques, on prit cela pour une mauvaise plaisanterie, si bien qu’on passa à l’ordre du jour sans presque y faire d’objections. » – O. Schmiedel, l. c., p. 10.

[53] Nous ignorons si Paul avait vu Jésus de ses propres yeux. Mais nous n’avons aucune raison de supposer que, se rendant chaque année à Jérusalem pour les fêtes de Pâque, selon la coutume de tous les Juifs pieux, il eût manqué de le faire juste au moment des fêtes auxquelles assista Jésus et particulièrement lors de cette dernière Pâque où il est mort. Si Paul était alors à Jérusalem, il a dû voir Jésus.

[54] A. Harnack, Sitzungsbericht d. Berl. Akad. philolog.-histor. Klasse, 1912, p. 673 et ss.

[55] E. Renan, Histoire du peuple d’Israël, 1893, V, p. 416, note 1.

[56] Gal., 4, 4 ; Rom., 1, 3 ; Gal., 4, 1, 19 ; I Cor., 15, 16 ; II Cor., 8, 9 ; Phil., 2, 6-8 ; II Cor., 11, 23-26.

[57] A. Jülicher, l. c., p. 21 : « Das hochste Mass von Sicherheit das die Geschichte erreicht. » En 1864 Strauss disait : « Il y a peu de personnages historiques sur lesquels nos renseignements soient aussi pauvres que sur Jésus » (Das Leben Jesu für das deutsche Volk, II, p. 373) et, après un demi-siècle de recherches, la critique en vint à une conclusion diamétralement opposée : « Il y a peu de personnages de l’antiquité sur lesquels nous possédions des témoignages historiques aussi irrécusables que sur Jésus ». A. Schweitzer, l. c., p. 6.

[58] M. Dibelius, Geschichte der urchristlichen Litteratur, I, p. 37.

[59] E. Renan, Les Évangiles, 1923, p. VII.

[60] A. Jülicher, l. c., p. 28.

[61] W. Bousset, Was wissen wir von Jesus ? p. 44, 57.

[62] H. v. Soden. Hat Jesus gelebt ? p. 26.

[63] G. Dalman, Orte und Wege Jesu, 1924, p. 16 : Hier ist alles historisch. – R. Furrer, Das Leben Jesu, 1905, p. 7 : « Lorsque je parcourais à pied la terre de Jésus... je voyais avec une grande netteté beaucoup de tableaux évangéliques et je m’étais souvent étonné de l’exactitude avec laquelle ils étaient replacés dans le cadre de la nature d’ici. Alors j’ai compris définitivement que la légende évangélique n’avait pu se former ni à Rome ni à Alexandrie, comme certains le croient, mais seulement ici, sur la terre de Jésus. – De son côté Renan (Vie de Jésus, p. XCIX) appelle la Terre Sainte le « cinquième Évangile ».

Les points chronologiques dans le temps ne sont pas moins historiques dans les Évangiles que les points géographiques dans l’espace. Le règne de Tibère commença, d’après Josèphe, en l’an 764 de Rome (ab urbe condita), soit en l’an 14 après J.-C. ; Jean-Baptiste parut « la quinzième année du règne de Tibère César » (Lc., 3, 1) : 14 + 15 = 29. La construction du deuxième temple de Jérusalem dura quarante-six ans (Jn., 2, 20) ; Hérode en commença la construction, toujours d’après Josèphe (Ant., XV, 11, 1), la 18e année de son règne, soit en 735 a. u. c. : 735 + 46 = 15e année de Tibère, 29e année après J.-C.

Comme, selon toute vraisemblance, Jésus naquit quatre ans avant l’ère qui porte son nom, « aux jours du roi Hérode » (Mt., 2, 1), l’année de sa mort (survenue en 754 a. u. c., en 29 après J.-C.), Jésus avait trente-trois ans : « Jésus avait environ trente ans lorsqu’il commença son ministère » (Lc., 3, 23).

C’est ainsi que ces quatre témoignages – un chez Josèphe, un chez Jean et deux chez Luc – convergent au même point chronologique. Cependant les trois témoins s’ignorent (en admettant même que Luc ait connu Josèphe, il ne l’utilise pas dans sa chronologie). Est-il le moins du monde vraisemblable que des coïncidences d’une précision aussi mathématique soient fortuites dans un mythe sur une personne historique inexistante ? – G. Volkmar, l. c., p. 385-386.

[64] W. Bauer, l. c., p. 35.

[65] Tertull., C. Marcion., IV, 7.

[66] K. v. Hase, l. c., p. 580.

[67] Mc., 11, 12. – M. J. Lagrange, Évangile selon Saint Marc, p. 293.

[68] E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 76.

[69] « Only a crucified phantom ». – J. M. Robertson, ap. Ch. Guignebert, l. c., p. 59.

[70] Revolans in fine Christus de Jesu. Ir n., Adv. Haeres., I, 26. – Hippol., Philos., VII, 7, 33, 10, 21.

[71] Papias, ap. Euseb., Hist. Eccl., III, 39.

[72] Iren., Adv. Haeres, II, 22, 5 ; V, 30, I ; 33, 3. – Eus., H.E., V, 20, 4.

[73] A. Resch, Agrapha, p. 275-276.

[74] Clem. Alex., Hypotypos., ap. Euseb., H. E., VI, 4, 7.

[75] Clem. Alex., Hypotypos., ap. Euseb., H. E., II, 15, I-2.

[76] A. Jülicher, Neue Linien in der Kritik der evangelischen Uberlieferung, 1906, pp. 55, 75. – J. Weiss, Die Schriften des N. T., I, p. 59.

[77] P. Wernle, Die synoptische Frage, 1899, p. 211. – E. Renan, les Évangiles, 1913, p. 95.

[78] E. Renan, les Évangiles, p. 42-43 ; Vie de Jésus, p. 502.

[79] J. Weiss, I, p. 59 ; E. Renan, les Évangiles, pp. 5, 95-97. Et si les paroles de Jésus changent dans la transmission, ce n’est pas parce que la mémoire de ceux qui les rapportent les trahit, mais parce que ces « Paroles de vie » vivent elles-mêmes et croissent comme des êtres vivants entrés dans le monde.

[80] E. Renan, Vie de Jésus, p. LXXXL.

[81] J. Weiss, l. c., I, p. 61.

[82] Ibid., I, p. 63.

[83] C. Toussaint, L’Hellénisme et l’Apôtre Paul, 1924, p. 110.

[84] A. Meyer, Jesu Muttersprache, 1896, pp. 35-39 et passim.

[85] Widmanstad, premier éditeur (1555) de l’Écriture Sainte en langue syriaque, ap. A. Mayer, l. c., p. 10.

[86] Luther sur la traduction de l’Évangile. – A. Mauer, l. c., p. 4.

[87] A. Mayer, l. c., p. 53.

[88] Justin., I Apol., LXVI, 3.

[89] K. L. Schmidt, Der Rahmen der Geschichte Jesu, 1906, p. VI.

[90] Origen., C. Cels., II, 15.

[91] M. J. Lagrange, Évangile selon Saint Marc, 1920, p. 415. – E. Renan, Vie de Jésus, p. 419. – H. J. Holtzmann, Hand-Commentar zum N. T., 1901, I, p. 294.

[92] Acta Pevri cum Sim., c. 10 : Qui mecum sunt, non me intellexerunt. – A. Resch, l. c., p. 277.

[93] A. Jülicher, Einleitung in das N. T., 1906, p. 331. Cet amour discerne ce qu’il y a d’humain, de personnel dans le visage de Jésus, et atteint sans le vouloir à une ressemblance plus grande que les plus grands maîtres de l’histoire ancienne et moderne.

[94] Pour ne pas voir ici une contradiction, il faut fermer les yeux comme l’ont fait d’ailleurs tous les critiques théologiens non libres, en assurant que Jésus n’accepte ni ne rejette le nom de « bon », c’est-à-dire parle pour ne rien dire. D’autre part, s’il n’y a là aucune difficulté, pourquoi alors Matthieu modifierait-il, allégerait-il Marc ? – L. de Grandmaison, Jésus-Christ, II, p. 87.

[95] W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokryphen. J. Weiss, l. c., 1, p. 65.

[96] O. Schmiedel, Die Hauptprobleme der Leben-Jesu- Forschung, p. 50. – J. Weiss, l, c., 1, p. 230.

[97] A. Resch., l. c., p. 339.

[98] K. v. Hase, Geschichte Jesu, p. 113. – Osiander, Harmon, Evang. (1537).

[99] Origène, en soutenant dans sa dispute contre Celse (VI, 36) que Jésus n’était pas charpentier, oublie le « N’est-ce pas le charpentier ? » de Marc (6, 3). Voilà bien avec quels yeux, aveuglés par l’habitude, les hommes lisent l’Évangile.

[100] Papias, ap. Euseb., H. E., III, 39, 16 : « Matthieu mit en ordre (rédigea) les oracles (du Seigneur) en langue hébraïque et un chacun les interprétait (traduisait) comme il pouvait. »

[101] A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4 Aufl., I, p. 108.

[102] Papias, ap. Euseb., H. E., III, 39, 15.

[103] Euseb., H. E., III, 39, 13.

[104] Fr. Loofs, Wer war Jesus Christus ? p. 72.

[105] P. Wernle, Die synoptische Frage, p. 195.

[106] D’après Justin Martyr (vers 150), « l’Évangile de Marc, c’est l’Évangile de Pierre ». Et Irénée dira un peu plus tard (vers 180) : « Marc nous a laissé par écrit la prédiction de Pierre » (Adv. Haeres., III, 1, 1). Plus tard encore (IVe s.), Eusèbe dira de même : « Marc, dit-on, se remémorait les Mémoires des Apôtres qu’on appelle Évangiles » ; selon l’expression profonde de Justin (I Apol., c. XVI), « ce qu’il avait entendu dans ses entretiens avec Pierre » (Démonstr. Évang., III, 89). Sur ce point, la tradition de l’Église persiste probablement du Ier siècle (le Presbytre Jean) au IVe siècle (la formation du Canon), authentique, ininterrompue et immuable. – Th. Zahn, Einleitung in das N. T., 1924, II, pp. 208-209. – J. Weiss, Das älteste Evangelium, 1903, p. 8.

[107] P. Wernle, l. c., p. 50.

[108] Th. Zahn, l. c., II, pp. 204-205.

[109] Ibid., p. 205.

[110] Ibid., pp. 248-249.

[111] Combien on en trouve chez Marc de ces petits traits en apparence inutiles, que garde seule la mémoire d’un témoin oculaire, et qui ont disparu chez Luc et Matthieu. Voici le Seigneur qui, d’abord « ému de compassion », guérit un lépreux, mais « aussitôt », d’un geste vigoureux, « rituel », presque brutal, il le « renvoie », le rejette de la foule des « purs », parce que, quoique guéri, aux yeux de la Loi il n’est pas encore « pur ». Le voici « promenant sur les pharisiens ses regards indignés », tout en étant « affligé de l’endurcissement de leur cœur » ; le voici prenant (sans doute sur ses genoux) « un petit enfant et le tenant entre ses bras » ; voici l’aveugle de Jéricho qui, sur l’appel de Jésus, jetant d’un mouvement rapide son manteau, se lève et vient vers lui (il n’accourt pas, mais vient, parce qu’il est encore aveugle) ; voici l’ânon lors de l’entrée à Jérusalem, « attaché devant une porte, au tournant du chemin » ; voici les femmes, se rendant au tombeau « de grand matin » et devisant peureusement entre elles à voix basse. Ce sont tous ces petits traits-là qui composent la parfaite image visuelle, le visage vivant de l’Homme Jésus. – P. Wernle, l. c., p. 59.

Parfois d’un seul mot, jeté comme par hasard, Marc évoque tout un tableau. C’est ainsi que parlant de la lamentation funèbre accompagnée du bruit des cymbales, dans la maison du chef de la Synagogue (5, 38), il emploie l’onomatopée άλαλάζοντης où les pleurs humains se confondent avec le cliquetis du cuivre, ou bien encore, lorsqu’il s’agit de Pierre et d’André lançant de chaque côté de la barque un grand filet rond, il se sert du mot άηφιβάλλοντε (1, 16) « jetant », sans même ajouter le « filet », parce que tout pécheur sait de quoi il s’agit. Dans ce terme de pécheur qui exhale la senteur de l’eau tiède et poissonneuse du lac de Génésareth en été, on croit entendre la voix vivante de Pierre à travers celle de Marc. Th. Zahn, l. c., II, p. 246. – G. Dalman, Orte und Wege Jesu, p. 177. – M. J. Lagrange, Év. selon Saint Marc, p. 18.

[112] A. Resch, Agrapha, p. 45. – G. Volkmar, Jesus Nazarenus und die erste christliche Zeit, p. 202.

[113] J. Weiss, Die Schriften des N. T., I, pp. 226-227. – J. Wellhausen, Einleitung in die drei ersten Evangelien, p. 79.

[114] Ibid., p. 62.

[115] Ibid., p. 61.

[116] Th. Zahn, l. c., II, p. 336.

[117] P.-W. Schmidt, Die Geschichte Jesu, 1904, p. 55.

[118] J. Wellhausen, l. c., p. 61.

[119] A. Jülicher, Einleitung in das N. T., p. 293.

[120] J. Wellhausen, l. c., p. 61.

[121] L. de Grandmaison, Jésus-Christ, I, p. 86.

[122] Ephraem Syr., Evang., Concord., exposit., p. 280 – Besch, l. c., p. 192.

[123] Wellhausen, l. c., p. 56.

[124] Euseb., H. E., III, 31, 3.

[125] Hieron., Comment. ad. Galat., 6, 10 : Filioli, diligite alterutrum... Si solum fiat, sufficit. Th. Zahn, Einleitung in das N. T., p. 473. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 137.

[126] E. Renan, Vie de Jésus, p. 477 et passim.

[127] A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4 Aufl., I, p. 108. – Fr. Spitta, Das Johannes-Evangelium als Quelle der Geschichte Jesu, 1910, p. v.

[128] Th. Keim, Geschichte Jesu, I, p. 103.

[129] Clem. Alex., Hypotypos, ap. Euseb., H. E., VI, 14, 7. – Th. Zahn, l. c., I, p. 467.

[130] Epiph., Haeres, LI, 3. – Th. Zahn, l. c., I, p. 454.

[131] Fr. Spitta, l. c., p. VIII.

[132] La discussion est compliquée et difficile, je le répète, moins en elle-même que par la volonté des antagonistes. Sans écarter définitivement cette volonté qui, ne l’oublions pas, pourra et devra seule en fin de compte résoudre tout, mais en la laissant de côté pour un temps, essayons de débrouiller avec calme les deux fils de la pelote, le blanc et le rouge, les arguments pour et contre Jean.

L’argument le plus ancien en sa faveur est le témoignage, d’ailleurs assez vague, de Théophile d’Antioche (vers 160) qui appelle le quatrième évangéliste « Jean » tout court, non pas l’« Apôtre », ni l’ « un des douze » (Theophil., ad Antolyc., 11, 22). Le témoignage un peu postérieur d’Irénée, vers 165, est plus clair : « Jean, le disciple du Seigneur qui était couché sur son sein, a publié un Évangile, étant à Éphèse, en Asie, aux jours de Trajan » (l’an 98, 117). – Iren., Adv. Haeres., III, 1, 1. – C’est là, semble-t-il, le plus fort argument en faveur de Jean : Irénée, évêque de Lyon, est le quatrième anneau dans la chaîne vivante de la tradition : Jésus – le presbytre Jean d’Éphèse – Polycarpe de Smyrne – Irénée de Lyon. Éd. Mayer, Ursprung des Christentums, I, 249. – Bien qu’ici l’Évangéliste Jean ne soit appelé que le disciple du Seigneur, il s’agit vraisemblablement de l’Apôtre Jean. C’est du moins ce que comprirent tous les exégètes postérieurs. Ensuite, comme nous l’avons vu plus haut (note 6), Clément d’Alexandrie rapporte un témoignage très net des presbytres affirmant que le IVe Évangile a été écrit par l’Apôtre Jean. Les apologètes du IIe siècle, Tatian et Athénagore, se réfèrent à l’Évangile « selon Jean » ; l’évêque Apollinarius, vers 170, fait de même dans la discussion sur la célébration des Pâques. – Weizsäcker, Untersuchungen über die evang. Geschichte, 1901, p. 143. – Enfin d’après une allusion assez obscure de l’Argumentum, Papias, « homme ancien » connaissait également le IVe Évangile. – A. Knopf, Einleitung in das N.T., p. 122.

Puis le mince fil blanc ou bien se rompt tout à fait ou commence à s’enchevêtrer avec le gros fil rouge : de faibles arguments pour Jean se mêlent à de forts arguments contraires.

Saint Justin Martyr (en 152) cite cent fois les Synoptiques et trois fois seulement Jean et, au surplus, assez inexactement, de sorte qu’on a l’impression qu’il puise ses citations non pas dans le IVe Évangile, mais dans une autre source, commune avec Jean. Cela paraît d’autant plus vrai qu’il ne se réfère pas une seule fois directement à cet Évangile et, par conséquent, ne le compte pas parmi ces « Mémoires des Apôtres, appelés Évangiles » auxquels il attache un si haut prix pour leurs témoignages véridiques. – P. Schmiedel, Die Johannes Schriften des N. T., 1906, p. 24. – J. Weiss, Die Schriften des N. T., II, 1, 2. – Il n’est pas moins significatif que Polycarpe, évêque de Smyrne, disciple du même Presbytre Jean, dans ses pourparlers avec le pape Anicet, en 160, à Rome, affirme qu’il convient de célébrer les Pâques chrétiennes le 14 de Nisan (suivant les Synoptiques) en évoquant l’usage de l’Asie Mineure où on les célébrait ce jour-là, ce que lui, Polycarpe, a toujours fait lorsqu’il vivait « avec Jean, disciple du Seigneur, et les autres Apôtres ». Mais à cette occasion Polycarpe ne fait aucune mention de l’Évangile de Jean, comme s’il ne le connaissait pas, et il ignore que d’après cet Évangile la dernière Cène du Seigneur (qui n’est pas celle de la Pâque) eut lieu le 13 de Nisan et non le 14. – Polycrat., ad Victor., ap. Eusèb., H. E., V, 24, 16.

Il est également significatif qu’Ignace Théophore (évêque d’Antioche, mort en 117), dans son épître aux Éphésiens, en mentionnant le séjour de l’apôtre Paul à Éphèse, ne dise rien de l’Apôtre Jean, ce qui paraît invraisemblable si le Presbytre Jean d’Éphèse était réellement un des Apôtres, et non pas seulement quelque « disciple du Seigneur ». – A. Knopf, Einleitung in das N. T., p. 124.

Plus probant encore est peut-être le fait que jusqu’à la fin du IIe siècle ou le début du IIIe, le IVe Évangile ne rencontre dans l’Église que de l’indifférence, sinon une franche hostilité. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il jaillit brusquement, comme un feu couvant sous la cendre, acquiert la reconnaissance canonique générale dans toutes les Églises de l’Asie Mineure, de Syrie, d’Afrique, de Rome et de la Gaule. – E. Renan, L’Église chrétienne, p. 73. – H. Delft, Die Geschichte des Rabbi Jesus von Nazareth, p. 67.

Si des quatre Évangiles, il était le seul « apostolique » (ceux de Matthieu, de Marc et de Luc ne furent attribués que plus tard aux « Apôtres »), on ne s’explique pas que pendant si longtemps l’Église ait refusé de le reconnaître, de l’admettre comme si elle le reniait et le tenait pour « apocryphe », ni pourquoi, au milieu même de la reconnaissance générale, se font encore entendre des voix méfiantes. Le prêtre romain Caius, sous le pape Zéphyrin (198-217), dans sa dispute contre l’hérésie montanienne, prétend tranquillement que le IVe Évangile a pour auteur le gnostique docète Cerinthe, et des aloges en profitent pour clamer furieusement : « Il ment ! il ment ! Il est indigne de rester dans l’Église ! » – L. de Grandmaison, Jésus-Christ, I, p. 134. – P. Schmiedel, l. c., p. 25. – Épiph., Haeres., LI, 51, 3-4. – Th. Zahn, l. c., II, p. 454.

[133] La trace des témoignages historiques attestant que les deux moitiés de la parole du Seigneur sur le martyre des deux frères Jean et Jacques se sont accomplies exactement, s’est conservée aussi dans la tradition de l’Église. Ainsi, dans le martyrologe syrien de 411 (l’original est plus ancien), à la date du 27 décembre on lit : « Jean et Jacob apôtres à Jérusalem », sous-entendu : « mis à mort », « martyrisés », ce qui coïncide encore une fois avec le témoignage des Actes des Apôtres sur la mort de l’un d’eux, Jacques. – J. Weiss, l. c., II, 5 ; J. Wellhausen, Das Evangelium Johannes, p. 120. – S’ils furent tous deux mis à mort à Jérusalem, c’est évidemment avant sa destruction en 70, probablement entre 50-70.

Philippe de Side rapporte un témoignage provenant de sources anciennes : « Papias, dans le livre II des « Paroles du Seigneur », dit que Jean le Théologien (ce surnom appartient, bien entendu, à Philippe de Side et non à Papias) et son frère Jacques furent mis à mort par les Juifs. – Philippus Sidetes, H. E., Fragm. in. cod. Barocc. 142. – E. Preuschen, Antilegomena, 1901, p. 58.

Le même fait, presque dans les mêmes termes, mais avec une importante addition, est rapporté par Georges Hamartole, dans sa Chronique de l’an 850 : « Papias, témoin de cet événement, dit... que Jean fut tué par les Juifs ». – Georgios Hamartolos, II, 134, in Codex Coislinianus. – Carl Clemen, Die Entstehung des Johannes Evangeliums, 1912, p. 434.

S’il a été tué à Jérusalem, avant 70, il n’a pas pu écrire l’Évangile, comme l’affirme Irénée et avec lui toute la tradition ecclésiastique « à Éphèse, aux jours de Trajan » – c’est-à-dire à la fin du Ier ou au début du IIe siècle.

[134] Euseb., H. E., VII, 25, 2 ; III, 39, 4 ; III, 31. – Fr. Barth, Die Hauptprobleme des Leben Jesus, p. 31, R. Knopf, l. c., p. 123. – E. Preuschen, l. c., pp. 55, 145.

[135] Euseb., H. E., V. 24, 2-3. – H. Delft, l. c., p. 69.

[136] J. Weiss, l. c., IV, 2 ; Euseb., H. E., VII, 25, 16.

[137] R. Knopf., l. c., p. 123. – J. Weiss, l. c., IV, p. 7.

[138] Il est vrai qu’au dernier chapitre l’« Évangéliste Jean » paraît soulever le masque : « C’est ce même disciple que Jésus aimait, qui rend témoignage de ces choses, et qui les a écrites» (21, 24). Mais nous savons pertinemment, et les critiques ecclésiastiques le reconnaissent aussi, que ce chapitre a été ajouté postérieurement et non pas par l’« Évangéliste Jean » lui-même. – J. Weiss, l. c., IV, p. 33.

[139] E. Renan, L’Église chrétienne, pp. 57-59. À en juger par ce fait que de nombreux pères de l’Église du IIe siècle – Justin, Ignace, Pseudo-Clément et autres – citent beaucoup de paroles de Jean sans se référer à l’Évangile lui-même, et, apparemment, ne le connaissent pas, il a dû exister alors, en plus des Synoptiques et de la source écrite présynoptique, une autre tradition, orale, diluée pour ainsi dire dans l’air – « la vivante et intarissable voix ». Peut-être est-ce une partie de cette tradition, l’écho de cette voix qu’a conservée le Presbytre Jean, un des disciples les plus proches de l’Apôtre Jean.

Dès l’an 125, le gnostique Basilide se sert des paroles de l’Évangéliste Jean ; par conséquent l’Évangile lui-même aurait pu être écrit dès la fin du Ier siècle, entre 94 et 105, « aux jours de Trajan », c’est-à-dire très près des Synoptiques. – Weizsacker, Untersuchungen über die evang. Geschichte, p. 149. – C. Clemen, l. c., p. 182.

Le lieu de la rédaction doit être une des Communautés de l’Asie Mineure, le plus probablement celle d’Éphèse, théâtre de la lutte éternelle entre l’Orient et l’Occident, entre Jean et Pierre, entre l’église éphésienne des « initiés », des « élus », et l’église romaine « populaire », vulgata, l’église « pour tous ». C’est ici qu’on s’avisa d’opposer un quatrième Évangile, nouveau, plus parfait, « spirituel », aux trois autres, « charnels ». « Nombreux sont ceux qui avaient déjà essayé de rédiger les récits conati sunt », avaient « essayé » seulement, mais sans y réussir, selon l’interprétation d’Origène (Homel. in Luc, 1), – le quatrième Évangéliste aurait pu le dire des Synoptiques, comme Luc le disait de ses prédécesseurs. Primitivement, ce quatrième Évangile n’était peut-être destiné qu’au cercle étroit des « initiés », de ceux qui « pouvaient comprendre», mais dans la suite de son développement, il fut publié et c’est alors seulement qu’il fut attribué à l’« Apôtre Jean », ce qui bien entendu ne constitue nullement un « faux », car, quoiqu’il ne soit pas de Jean l’Apôtre, il est réellement « selon Jean ». – J. Weiss, l. c., IV, 7.

Il faut être un sceptique très, on serait même tenté de dire trop prudent, pour persister à ne voir dans ces arguments qu’une « hypothèse » et non une découverte, ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que cette découverte sera bientôt acceptée de tout le monde et que les hommes cesseront enfin de « rouler le rocher de Sisyphe ».

[140] A. Amal, La personne du Christ, 1904, p. 33.

[141] « Entre Marc et Jean il n’y a pas de différence de qualité, mais seulement de quantité de vérité historique », a été dit au milieu du XIXe siècle par Bruno Bauer (M. Kegel, Bruno Bauer, p. 401) et répété au début du XXe siècle par W. Wrede. Cela signifie : si Jean « ment », les Synoptiques « mentent » également ; mais alors le contraire est vrai aussi : si ceux-ci disent la vérité, celui-là la dit également. On ne peut accepter ceux-ci et rejeter celui-là ; on ne peut que les accepter ou les rejeter ensemble.

Tout le monde sait ce qu’est un accès de « folie aiguë », mais peu de gens savent ce qu’est un accès de « stupidité aiguë » si on peut s’exprimer ainsi, et pourtant ce genre d’accès est peut-être plus dangereux que l’autre, surtout en matière de religion.

« On aura beau faire, il ne comprendra pas que Jean n’est pas Cérinthe ! » pensait peut-être le pauvre pape Zéphyrin, poussé à bout par l’aloge Caïus, bon catholique, saint homme même et pas sot, mais frappé soudain de stupidité aiguë, sur ce seul petit point, à savoir que Jean « ment ». C’est exactement de la même stupidité que sont frappés les aloges de notre temps.

[142] E. Renan, L’Église chrétienne, p. 58.

[143] Vellhausen (l. c., pp. 190, 102-103, 107, 110) distingue dans Jean « deux couches ». A et B, la couche inférieure, primitive, où transparaît encore le plan galiléen de Marc-Pierre, premier témoin, et la couche supérieure, secondaire, où ce plan s’est déjà effacé. – J. Wellhausen, Das Evangelium Johannis, pp. 190, 102-103, 107, 110.

Fr. Spitta (l. c., p. 401) voit les deux mêmes couches, la « trame » A (Grundschrift) et le « travail » B (Bearbeitung). « Peut-être A est-il le plus ancien témoignage sur la vie de Jésus... la source historique extrêmement importante pour nous. » S’il en est ainsi, il y a donc chez Jean, comme chez les Synoptiques, une fenêtre sombre dans une maison claire, donnant sur la profonde et antique nuit de Jésus Inconnu.

Des tentatives furent faites pour séparer A de B ; mais la divergence même des lignes de démarcation (Spitta-Wellhausen) montre l’impossibilité de la tracer avec exactitude. Pour séparer le plomb du cuivre dans le bronze d’une statue, il faut la faire fondre toute. Si même il se trouvait un feu pour fondre Jean, qui donc saurait le couler de nouveau dans son ancien moule ? Mais, tel qu’il est, on y voit, on y touche du doigt ces deux couches.

[144] J. Wellhausen, l. c., p. 125.

[145] Weizsäcker, l. c., p. 168.

[146] E. Renan, Vie de Jésus, p. 500.

[147] L. Schneller, Kennst du das Land ?, p. 351. – G. Dalman, Orte und Wege Jesu, p. 106.

[148] J. Wellhausen, l. c., p. 110 : « auf und abwogen ».

[149] Gressmann, Palästinas Erdgeruch in der israelitischen Religion, 1909, p. 40-41.

[150] G. Dalman, Jésus-Jeschua, p. 120.

[151] W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokryphen, p. 42.

[152] Acta Johannis, c. c. 94-95. – E. Hennecke, l. c., I, p. 186.

[153] August., Epist. 237. ad. Ceretium. – E. Hennecke, l. c., II, p. 529.

[154] Acta Johannis, c. 95. – E. Hennecke, l. c., I, p. 187.

[155] Clem. Alex., Strom., I, 1, 10.

[156] Origen., C. Cels., VI. – W. Wrede, Das Messias-Geheimnis, p. 247.

[157] Clem. Alex., Hypotyp., ap. Euseb., H. E., II, 1, 4. – M. J. Lagrange, Év. selon Saint Marc, p. 91.

[158] Acta Johannis, 88, 93. – W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokryphen, p. 376. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 185.

[159] Acta Thomae, 47, 39. – W. Bauer, l. c., p. 375.

[160] Acta Johannis, 99, 96.

[161] Acta Petri c. Simone, 10. A. Resch, Agrapha, p. 277. – E. Besson, Les Logia Agrapha, p. 97.

[162] A. Resch, l. c., p. 339.

[163] August., De conjug. adult., II, 7. – J. Weiss, Die Schriften des N. T., II, p. 113. – E. Klostermann, Das Johannes Evangelium, p. 112.

[164] J. Ropes, Die Sprüche Jesu, 1896, p. 92. – Holtzmann, Leben Jesu, 1901, p. 35.

[165] Euseb., H. E., VI, 12. – R. Knopf, Einleitung in das N. T., p. 162. – L. de Grandmaison, J.-Ch., I, p. 19.

[166] A. Resch, l. c., p. 352.

[167] Jülicher, In « Theol. Literaturzeitung », 1905, no 23, p. 620. – A. Resch, l. c., p. 387.

[168] Grenfell and Hunt, The Oxyrhynchus Papiri, 1897, p. 8 et 35. – E. Hennecke, l. c., I, p. 36, 37.

[169] Clem. Alex., Strom., II, 9, 45 ; V, 14, 57. – A. Resch, l. c., p. 70. – É. Besson, l. c., p. 74.

[170] Clem. Alex., Strom., V, 14, 96. – J. Ropes, l. c., p. 128.

[171] Voici le texte complet, d’après Origène (In Matth. tractat., 27) : « Estate prudentes nummularii. Omnia probate, quod bonnum est tenete, ab omnia specie mali abstinete vos. » « Soyez des changeurs prudents. Éprouvez tout : tenez à ce qui est bien, éloignez-vous de toute espèce de mal. » La seconde partie, qui est un lieu par trop commun, doit être une glose postérieure. A. Resch (l. c., p. 112-128) reproduit plus de 70 citations de cette parole par les saints pères.

[172] Origen., Comment. in Matth., XII, 2. A. Resch., l. c., p. 132. – É. Besson, l. c., p. 127.

[173] Excerpta ex Theod., 42. – W. Bauer, l. c., p. 364.

[174] Origen., Homel. in Jerem., XX, 3. – Resch, l. c., p. 185. – É. Besson, l. c., p. 127.

[175] Vidisti fratrem, vidisti Dominum tuum. – Tertull., De oratione, XXVI. – Clem. Alex., Strom., I, 19, 94 ; II, 15, 71. – A. Resch, l. c., p. 182. – É. Besson, l. c., p. 122.

[176] Hieron, Comment. in epist. ad. Ephes., V, 3. 4. – A. Resch, l. c., p. 236. – É. Besson, l. c., p. 87.

[177] Hieron., Dia!. adv. Pelag., III, 2. – E. Preuschen, Antilegomena, 5, 108. – É. Besson, l. c., p. 88.

[178] Justin, Dial. c. Tryph., 47. – É. Besson, l. c., p. 119.

[179] Codex Vaticanes et Codex Ev. 604. – É. Besson, l. c., p. 25. – J. Weiss, l. c., I, p. 450.

[180] Origen., Comment. in Joan., II, 6 ; Home!. in Jerem., XV, 4. Hieron, in Michaeam, VII, 6 ; in Isaiam, XL, 9 ; in Ezeckielem, XVI, 3. – A. Resch, l. c., p. 216. – E. Besson, l. c., p. 37.

[181] Panem nostrum crastinum (id est futurum) da nobis hodie. Dans Jérôme (Hieron, in Matth. Evang., VI, 11) d’après l’Évangile des Ébionites qu’il paraît confondre avec l’Évangile des Hébreux. – A. Resch, l. c., p. 237. – E. Besson, l. c., p. – Mahar, en araméen, signifie : du lendemain, crastinum. – J. Wellhausen, Das Evang. Matthaei, 1914, p. 27. – E. Hennecke, l. c., I, 29. – E. Klostermann, Das Matthäus Evangelium, 1929, p. 56. – M. Goguel, La vie de Jésus, p. 139.

[182] Grenfell and Hunt, l. c., I, p. 9. – Resch. l. c., p. 70.

[183] Origen., Libellus de oratione, II. – Clem. Alex., Strom., I, 24, 2. – A. Resch, l. c., p. 111. – É. Besson, l. c., p. 123.

[184] H. Weinel, Jesus im XIX Jh., p. 195.

[185] Ibid., p. 197.

[186] Grenfell and Hunt, l. c., p. 9. – A. Resch, l. c., p. 69. – E. Hennecke, l. c., I, p. 36. – É. Besson, l. c., p. 72.

[187] Grenfell and Hunt, l. c., II, p. 15. – A. Resch, l. c., p. 71. – E. Hennecke, l. c., I, p. É. Besson, l. c., p. 74.

[188] Pseudo-Matth., XXX, 40 : fui inter vos cum infantibus et non cognovistis me.

[189] Hippol., Philos., V, 7.

[190] Grenfell and Hunt, l. c., I, p. 8. – E. Hennecke, l. c., I, p. 36. – É. Besson, l. c., p. 72.

[191] August., Contra advers. legis et proph., II, 4, 14. – R. Preuschen, l. c., p. 45, 139. – É. Besson, l. c., p. 133.

[192] Homel. Clement, XII, 29. – A. Resch, l. c., p. 106. – É. Besson, l. c., p. 120.

[193] Didascalia, V, 15. – A. Resch, l. c., p. 137. – É. Besson, l. c., p. 27, note 1.

[194] Koran, Süra, 61, 14. – E. Hennecke, l. c., II, p. 196. – É. Besson, l. c., p. 167.

[195] É. Besson, l. c., p. 173.

[196] W. Bauer, l. c., p. 405. – E. Besson, l. c., p. 175.

[197] Grenfell and Hunt, l. c., I, p. 9. – A. Resch, l. c., p. 69. – É. Besson, l. c., p. 72. – Ephrem Syrus, Evang. Concord. expos., p. 165 : ubi unis est ibi et ego sum. – E. Hennecke, l. c., I, p. 36. – É. Besson, l. c., p. 130.

[198] Fr. Loofs, Wer war Jesus Christus ? p. 128.

[199] J. Wellhausen, Einleitung in die drei ersten Evangelien, p. 47. – A. Jülicher, Neue Linien in die Evangelischen Überlieferung, 1906, p. 42.

[200] A. Jülicher, l. c., p. 72.

[201] E. Renan, Vie de .Jésus, p. 46.

[202] A. Harnack, Das Wesen des Christentums, p. 3.

[203] A. Harnack, l. c., p. 92. – W. Bousset, Jesus, 1822, p. 47.

[204] E. de Faye, Gnostiques et gnosticisme, p. 552.

[205] Justin., I Apol., II, 4.

[206] Ignat. Ant., Ep. ad Roman., IV, 1.

[207] P. Schmiedel, Jesus, p. 129.

[208] August., Solil., II, 1.

[209] Mig. de Unamuno, L’agonie du Christianisme, 1926, p. 47.

[210] Ibid., p. 122.

[211] Pascal, Pensées, 552.

[212] Mc., 7, 28. – Épigraphe de L’Essence du Christianisme, (Das Wesen des Christentums) de Harnack, ouvrage excellent, libre et pieux que l’Église n’admet pourtant pas universellement.

[213] Heracl., Fragm., 49.

[214] Seul un Hellène, un païen de la veille, Luc, pouvait trouver ce mot, et seul un nouvel Hellène, l’humaniste Érasme, le traduire justement : gratiosa. – M.-J. Lagrange, Évangile selon Saint Luc, p. 28-29.

[215] Antonin Martyr, au VIe siècle, parle de la beauté des femmes de Nazareth. Th. Keim, Geschichte Jesu, I, p. 323. – K. V. Hase, Geschichte Jesu, p. 219. – L’âge de Marie, 15-16 ans, Protevang. Jacobi, VIII, 2.

[216] Les quatre derniers vers sont pris dans le Ps. 45, 9-12 ; les premiers dans le Cantique des Cantiques.

[217] Les hirondelles de Nazareth, les cyprès, les ruelles-escaliers au mauvais pavé de grès. – P. Range, Nazareth, 1923, pp. 10-12. – De nos jours encore les chèvres et les brebis s’abreuvent à cette unique source de la ville appelée « la Source de Marie ». R. Furrer, Das Leben Jesu, p. 27. -Les cubes blancs des maisonnettes de Nazareth, éparpillées comme des dés à jouer sur les pentes des montagnes. – K. v. Hase, l. c., p. 219.

[218] Sur le soldat romain Panthera voir : Origen., C. Cels, I, 28, 32 ; Babyl. Hagiga, 4b. Mischna Jebamoth, IV, 13. – H. Strack, Jesus nach ältesten jüdischen Angaben, p. 26, 34. – J. Aufhauser, Antike Jesus-Zeugnisse, p. 44.

[219] Protevang. Jacobi, I-VIII. – Th. Keim, l. c., p. 335.

[220] Lc., 2, 31.

[221] Lc., 2, 69, 79.

[222] Prières messianiques, Schemoneh Esreh et Kaddisch. – J. Weiss, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes, 1900, pp. 14-15.

[223] Ps. 110.

[224] Vulgat., praesepe. – Justin., Dial. c. Tryph., 70 : Joseph n’ayant pas trouvé de place dans la ville, revint dans la nuit près de Bethléem. – P. Mickley, Arculf, 1917, I, p. 10 : En hébreu ebus signifie non pas la « crèche », mais la « stalle », l’« étable ».

[225] Goethe, Faust, I, Nacht.

[226] Ignat. Ant., Ep. ad. Smyrn., IV, 2.

[227] Justin., Dial. c. Tryph., 88.

[228] G.-A. Müller, Die leibliche Cestalt Jesu Christi, 1909, p. 40.

[229] A. Neumann, Jesus, wer er geschichtlich war, 1904, p. 28. – H.-J. Holtzmann, Handkommentar zum N. T., I, p. 7. –  Ch. Guignebert, Jésus, p. 78.

[230] Tertull., Contra Marcion., IV, 7: Anno quintodecimo principatus Tiberiani proponit eum (Christum) descendisse (de coelo) in civitatem Galileae Capharnaum ; IV, 21 : semel grandis, semel totus. – M. Bruckner, Die Geschichte Jesu in Galiläa, 1919, p. 18.

[231] Justin., Dial. c. Tryph., 8, 110. – W. Wrede, Das Messias-Geheimnis in den Evangelien, p. 211. – H. Monnier, La Mission historique de Jésus, 1914, pp. 40, 41.

[232] Απόχρυφο vient de άπόχρύπετιν cacher, sceller.

[233] Antonin Martyr, Itiner., V. – G. Dalman, Ozte und Wege Jesu, p. 81.

[234] M. Brückner, Das fünfte Evangelium, 1910, p. 30.

[235] Berechit Rabba, 20 (42 b). – G. Dalman, l. c., p. 80.

[236] P. Range, Nazareth, p. 9. – L. Schneller, Kennst du das Land ? p. 74.

[237] H. v. Soden, Reisebilder aus Palästina, 1901, p. 44.

[238] H. v. Soden, l. c., p. 165. A. Neumann, l. c., p. 26.

[239] R. Furrer, Das leben Jesu Christi, p. 27.

[240] H. v. Soden, l. c., p. 149. – G. Dalman, l. c., p. 85, 86.

[241] M.-J. Lagrange, Év. selon Saint Luc., p. 25, note 26. – M.-J. Lagrange, Évangiles, p. 116. – H. Monnier, l. c., p. XL. – La Galilée, récente colonie assyrienne, n’a été réunie à la Judée que sous les Macchabées, à la fin du IIe siècle, cent ans environ avant Jésus-Christ.

[242] G. Dalman, l. c., p. 22.

[243] Pirke Aboth, 2, 5. M. Guignebert, l. c., p. 578. – Klausner, Jésus de Nazareth, p. 404.

[244] O. Holtzmann, l. c., pp. 138 ; 400.

[245] H. Monnier, l. c., p. 62.

[246] Les hommes paisibles de la terre, « die Stillen auf dem Lande », selon la juste et profonde interprétation des critiques allemands. – P. W. Schmidt, Die Geschichte Jesu, 1904, II, p. 223.

[247] Hegesip., ap. Euseb., H. E., III, 19, 20, 18.

[248] Origen., In Matth., XIII, 2.

[249] Tos. in Kidd., 1. – Th. Keim, Geschichte Jesu, 1, p. 446.

[250] « Bauhandwerker ». – G. Dalman, l. c., p. 79.

[251] Protev. Jac., IX, 2, XIII, 1.

[252] Justin., Dial. c. Tryph., 88.

[253] Hippol., Philosoph., V, 4, 26.

[254] Th. Zahn, Geschichte des neutest. Kanons, II, p. 704. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, II, pp. 95, 99.

[255] Pistis Sophia, 61. – E. Hennecke, l. c., I, pp. 102-103. – Die griechischen christlichen Schriftsteller. Ausg. der Berl. Akad., XIII, 78.

[256] Clem. Alex., Strom., III, 6, 45 ; 9, 64 ; 9, 63 ; 13, 92. – A. Resch, Agrapha, p. 253. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 116.

[257] Hippol., Philosoph., V, 4, 26.

[258] Th. Keim, l. c., I, p. 417.

[259] Ps. 90, 10-12.

[260] Chez le prophète Zacharie (12, 10-11), la lamentation de Hadadrimmon, l’antique dieu babylonien de l’orage et du soleil, un des nombreux doubles de Tammouz, de Cynire, d’Adonis, le « Dionysios crucifié » des Orphiques.

[261] Ps. 23, 1-4.

[262] « Jesus war kein Christ, sondern Jude ». – J. Wellhausen, Einleitung in die drei ersten Evangelien, p. 102.

[263] J. Klausner, Jésus de Nazareth, p. 530.

[264] Epistol. Barnab., V, 8.

[265] Nous savons par l’Évangile selon Saint Luc (4, 16) qu’il y avait une synagogue à Nazareth.

[266] G. Dalman, Jesus-Jeschua, pp. 32-33. – Fr. Barth., Die Hauptprobleme des Lebens Jesu, 1918, p. 71.

[267] G. Dalman, l. c., pp. 39, 41.

[268] A. Deissmann, Evangelium und Urchristentum, p. 96.

[269] T. Stapfer, Jésus-Christ pendant son ministère, p. 195. – La mort et la résurrection de J.-C., p. 128.

[270] Joseph., Vita, 52. – G. Volkmar, Jesus Nazarenus, p. 155.

[271] L. Schneller, Kennst du das Land ? p. 332.

[272] M.-J. Lagrange, Évangile selon Saint Luc, p. 313, note 30.

[273] Ps. 121, 120, 127, 135, 134. 83.

[274] L. Schneller, Evangelienfahrten, 1925, p. 82. – E. Klostermann, Das Lukasevangelium, 1919, p. 400.

[275] Th. Keim, Geschichte Jesu, 1, p. 414.

[276] Ps. 180.

[277] H. Gressmann, Palästinas Erdgeruch in der israelitischen Religion, 1909, p. 40-41.

[278] Jerusal. Talm., Taan., 2, 65 b. – W. Baldensperger, Die messianisch-apokalyptischen Hoffnungen des Judentums, 1903, p. 140. – É. Besson, Les logia agrapha, p. 154.

[279] Euseb., H. E., II, 23, 3-19. – E. Preuschen, Antilegomena, pp. 72, 159. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, pp. 103-104.

[280] Hieron., De virus illustr., 2. – A. Resch, Agrapha, p. 248. – É. Besson, l. c., p. 93.

[281] D’après Hégésippe, vers 68-69, tout à la veille de la destruction du temple ; d’après Josèphe (Ant. XX, 91) en 62. – E. Hennecke, l. c., 1, p. 104.

[282] Suivant le témoignage de Luc, un des deux disciples d’Emmaüs était Cléopas, frère de Joseph, père nourricier de Jésus ; l’autre, d’après une vieille tradition, un souvenir de l’Église peut-être, était Siméon fils de Cléopas (ce qui est confirmé par Origène et le Codex S de l’Évangile selon St Luc), qui fut, après Jacques, frère du Seigneur, le chef de l’Église de Jérusalem ; il était très vieux, presque centenaire, lorsqu’il subit le martyre, ce qui ne peut paraître invraisemblable qu’à notre incrédulité. Arrêté sur une dénonciation, par le proconsul Atticus, sous le règne de Trajan, accusé de confesser le Christ et de descendre de la race de David, il subit de longs jours de torture avec un courage qui étonna les bourreaux eux-mêmes et fut crucifié à l’âge de 120 ans. – Euseb., H. E., III, 32, 3, 6. – E. Hennecke, l. c., I, p. 107. – Son cœur n’avait-il pas brûlé sur ce dernier chemin, comme sur celui d’Emmaüs et n’est-ce pas alors seulement qu’il reconnut le Compagnon qu’il avait méconnu ?

[283] Il n’y a aucune raison de mettre en doute le témoignage de Luc et de Matthieu déclarant que Jésus naquit « aux jours d’Hérode », et, comme d’après Joseph, Hérode mourut l’an 4 de notre ère, Jésus ne put naître plus tard que cette année-là, c’est-à-dire vers l’an 4-5 avant « l’ère chrétienne ».

[284] De Gamala en Gaulanitide, sur la rive orientale du lac de Génésareth.

[285] Joseph., Ant., XVII, 10, 8-10 ; Bell. Jud., II, 1, 4. – J. Wellhausen, Israelitische und Jüdische Geschichte, 1921, p. 326-328. – J. Klausner, Jésus de Nazareth, p. 226, 228, 235.

[286] Liv., Epist., 55.

[287] Joseph., Ant., XVIII, 1, 1 ; XX, 5, 2. Le rabbi Gamaliel rappelle dans le sanhédrin aux juges des Apôtres : « Judas le Galiléen se leva à l’époque du recensement, et il entraîna beaucoup de monde (ici Luc corrige l’erreur chronologique de son Évangile où le recensement de Quirinus est rapporté à la naissance de Jésus) ; mais il périt aussi, et tous ceux qui l’avaient suivi furent dispersés. Maintenant je vous le dis : Ne poursuivez plus ces gens-là, laissez-les aller ! En effet, si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira d’elle-même ; mais si elle vient de Dieu vous ne pourrez faire disparaître ces gens-là. Vous risquez ainsi de vous trouver avoir fait la guerre à Dieu » (Act., 5, 34-39). – G. Volkmar, Jesus Nazarenus, p. 43. – P. Rohrbach, Im Lande Jahwes und Jesu, pp. 162-165. – Klausner, l. c., p. 228.

[288] Histor. Joseph., XII. – Th. Keim, Geschichte Jesu I, p. 465.

[289] Virgil. IV Eglog., V. V. 6-7.

[290] Plin., Hist. natur., XXVII, 1.

[291] « Je vais construire les maisons », dit Joseph dans le Protévangile de Jacques, IX, 3.

[292] E. Klostermann, Das Matthäusevangelium, p. 139. – P. Rohrbach, l. c., pp. 217-268. – L. Schneller, Evangelienfahrten, p. 201. – O. Holtzmann, Leben Jesu, p. 248. – E. Renan, Vie de Jésus, p. 152.

[293] G. Dalman (Jesus-Jeschua, p. 34), qui connaît mieux que personne les paroles de Jésus dans sa langue natale, l’araméen, n’en doute pas. Comme tous les fonctionnaires romains des provinces, Pilate devait parler à Jésus en langue grecque commune, « koinê », et celui-ci semble l’avoir compris sans le secours d’un interprète. Mc., 15, 1-6. – A. Neumann, Jésus, p. 57.

[294] Dans le temple d’Auguste en Césarée de Philippe, il pouvait y avoir des inscriptions semblables à ces deux inscriptions de Priène ct d’Halicarnasse datant de l’an 9 avant J.-C. – R. Furrer, Das Leben Jesu, p. 43. – M.-J. Lagrange, Év. selon Saint Marc, p. 2.

[295] Herodiani... Christum (Messiam) Herodem esse dixerunt. Tertull. Praescript., XLV. – Epiph., Haeres, I, 2. – Hieron., In Matth., XXII, 15. – J. Klausner, l. c., p. 248.

[296] Joseph., Ant., XIV ; Bell. Jud., I. – J. Wellhausen, Jüdische Geschichte, pp. 304, 326. – Th. Keim, l. c., pp. 176-189.

[297] Heb., 2, 9. – Notre lecture canonique : « C’est ainsi que par la grâce de Dieu, Καριτι θεου, il a goûté la mort pour tous », est abrogée par les textes irrécusables des plus anciens manuscrits : χωρσι θεου, en dehors de Dieu, loin de Dieu. – Fr. Barth., Die Hauptprobleme des Lebens Jesu, p. 5.

[298] H. Monnier, la Mission historique de Jésus, p. 321.

[299] Pascal, Pensées, 552.

[300] Agad. Ber., 69. – G. Dalman, Jesus-Jeschua, p. 157.

[301] Ber. R., 39 (78 b). – G. Dalman, l. c., p. 158.

[302] Hippol., Philosoph., V, 1, 10.

[303] Clem. Alex., Strom., III, 3. 17.

[304] C. Aurich, Das Antike Mysterienwesen, 1893, p. 17.

[305] Hieron., Comm. in Isaï, XI, 2. – A. Resch, Agrapha, p. 234. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 38, note 2.

[306] G. Dalman, Orte und Wege Jesu, p. 96. – Ed. Mayer, Ursprung und Anfänge des Christentums, I, p. 83.

[307] σαιζομενους, dit, dans Marc (1, 10), Pierre, le témoin oculaire probable.

[308] Jn. 12, 28-29 : « ... il vint une voix du ciel... La foule qui était là et qui avait entendu la voix, disait que c’était le tonnerre. » Ainsi disait la foule à Jérusalem, et elle aurait pu dire la même chose à Bethabara. En tous cas, ce n’est pas du « rationalismus vulgaris » comme pourraient le croire les critiques trop conservateurs aussi bien que les critiques trop avancés.

[309] υίος μουέι συ έγω σήμερον γενένχασε : C’est ce qu’on lit au lieu de notre texte canonique : « Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute ma bienveillance », sûrement dans Luc, 3, 22, en conformité avec le Codex D et les anciennes traductions latines ; et il est probable qu’on devait lire la même chose chez Marc et chez Matthieu.

Cette lecture est attestée par presque tous les pères de l’église avant le IVe siècle, époque à laquelle elle fut remplacée par notre texte canonique, parce que l’ancienne version paraissait déjà trop dangereuse au point de vue du dogme, « scandaleuse » par sa contradiction trop manifeste avec le dogme de la conception virginale. – A. Resch, Agrapha, pp. 223, 344-347. – W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokr., p. 131. – J. Weiss, Das älteste Evangelium, p. 133.

[310] A. Jeremias, Die Ausserbiblische Erlösererwartung, 1927, p. 75, 85, 393.

[311] Gilgamesh, XI, 21, 27. – D. Merejkovsky, Les Mystères de l’Orient, 1927, p. 282.

[312] Joseph., Ant., XVIII, 5, 2.

[313] Joseph., Bell. Jud., VI, 5, 4.

[314] Acta Archelai, 60. – W. Bauer, l. c., p. 111.

[315] Pseudo-Cyprian., De rebaptismate, 17. – W. Bauer, l. c., p. 110. – O. Holtzmann, Leben Jesu, p. 100.

[316] W. Bauer, l. c., p. 111.

[317] Hieron, Adv., Pelag., III, 2. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 38.

[318] Justin., Dial. c. Tryph., 51.

[319] Jn., 1, 19.

[320] Jn., 1, 22-25.

[321] Justin., Dial. c. Tryph., 88.

[322] Henoch., XVII, 4.

[323] Gen., 10, 14. – I Chron., 1, 12.

[324] Fimmen., Die ägäische Kultur, 1921, p. 213.

[325] Virg., Aeneid., III, V. 105.

[326] Hom., Odyss., IV, v. 202.

[327] A. Evans, Palace of Minos, I, p. 666.

[328] Tel est son nom postérieur, nous ignorons son nom ancien.

[329] H. Leisegang, Pneuma Hagion, 1922, p. 89. – H. Gressmann, Die Sage von der Taufe Jesu und die vorderororientalische Taubengöttin, 1920 (Arch. für Relig. Wissensch., XX, Heft 1-2), pp. 1-40.

[330] H. Holtzmann. Hand-Commentar zum N. T., p. 44.

[331] Virg., Aeneid., III, v. 96.

[332] La même Colombe blanche, Bath qol, « Fille de la Voix de Dieu » et Shehinah, la « Gloire de la Face du Seigneur ». – Haguga, 15 a. ; Berahoth, 3 a. – J. Klausner, Jésus de Nazareth, pp. 370-371. – H. Holtzmann, l. c., p. 444. – Wünsche, Neue Beiträge zur Erläuterung der Evangelien, pp. 21, 308, 385, 501.

[333] M. Goguel, l’Eucharistie, 1910, 280.

[334] M.-J. Lagrange, La Crète ancienne, 1905, p. 105.

[335] M. Bouix, Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, 1923, p. 487-488.

[336] Le mot grec Εσσαίοι, probablement de l’araméen chassam, « Taciturnes ». – Ed. Mayer, Ursprung und Anfänge des Christentums, II, p. 393.

[337] Joseph., Bell. Jud., II, 8, 4.

[338] Plin., Hist. Natur., V, 17.

[339] Hippol., Philosoph., IX, 27.

[340] Joseph., Vita, II.

[341] Joseph., Ant., XV, 10, 4.

[342] Joseph., Bell. Jud., II, 8, 2-13 ; Ant., XIII, 5, 9 ; XV, 10, 4-5 ; XVIII, 1, 5.

[343] O. Kern., Die Orphiker auf Kreta (« Hermes ». Band. LI. 1916), p. 562.

[344] Jambl., Vita Pytag., III. – Th. Keim, Geschichte Jesu, I, 302.

[345] Joseph., Bell. Jud., II, 154 ; Ant., XVIII, 18. – Ed. Meyer, l. c., II, p. 401. – A. Boulanger, Orphée, 1925, p. 72.

[346] Horat., Epod., XI, v. 41. – Hom., Odyss., IV, vv., 562-568.

[347] « Hénoch, le cinquième (patriarche) depuis Adam, a, selon ce que croient les Babyloniens, inventé l’astronomie », dit Alexandre Polyhistor dans un fragment conservé par Eusèbe (H. E., ap. Spence, The Problem of Atlantis, p. 217).

[348] Joseph., Bell. Jud., II, 128. – Ed. Meyer, l. c., II, p. 401.

[349] Joseph., Bell. Jud., II, 129. – Ed. Meyer, l. c., II, p. 397.

[350] Sallust., De diis et mundo, IV.

[351] Epiph., Haeres., XXIII, 5. – A. Resch, Agrapha, p. 207. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 132.

[352] August., Retract., I, 13, 3.

[353] Justin, I, Apol., LXI, 21.

[354] M. Bouix, l. c., p. 301.

[355] Epiph., Haeres., XXX, 14. – E. Preuschen, Antilegomena, p. 10, 111.

[356] Hieron., Comment. in Is., XI, 1. – Resch., l. c., p. 234. – É. Besson, l. c., p. 38.

[357] W. Bauer, l. c., p. 134. – A. Resch, l. c., p. 225. – Hilgenfeld., Nov. Test. extra canon. recens, 2, IV, 15.

[358] Justin., Dial. c. Tryph., 88.

[359] Le mot grec ές peut avoir deux sens : « sur lui » et « en lui », mais que chez Marc ce soit ce dernier sens, on le voit d’après l’Évangile des Ébionites : « L’Esprit qui descendit et entra en lui ». – W. Bauer, l. c., p. 117-118.

[360] Orac., Sibyl., IV, 7. – Lactant., Divin. instit., IV, 15, 3.

[361] A. Resch., l. c., p. 344-345. – W. Bauer, l. c., p. 121.

[362] J. Weiss, Das älteste Evangelium, p. 113.

[363] W. Bauer, l. c., p. 124.

[364] Justin., Dial. c. Tryph., 88.

[365] Plutarch., De immort. anim. – P. Foucart, Les mystères d’Éleusis, p. 56.

[366] Acta Thomae, 27, 49, 50. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 270.

[367] W. Bousset, Hauptprobleme der Gnosis, p. 66.

[368] F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, IIIe partie, livre XI, ch. 9 : Le Diable.

[369] E. Stapfer, La mort et la résurrection de Jésus-Christ, p. 232.

[370] Origen., Homel., XXIX, in Luc. – W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokryphen., p. 142. – Les trois tentations sur la Montagne ne sont que les trois images de toutes les autres tentations, innombrables.

[371] F. Dostoïevski, l. c., livre V, ch. 5 : Le grand Inquisiteur.

[372] Pseudo-Clem, Rom., II, Epist. cor., XIX, 2 ; Xl, 35. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 4-5.

[373] Joseph., Ant., XX, 5, 3. – Bell. Jud., II, 224.

[374] Joseph., Ant., XV, 412. – O. Holtzmann, Leben Jesu, p. 115.

[375] Origen., Comment. in joann., II, 6. – Homel. in Jerom., XV, 4· – Hieron., in Mich. VII, 6 ; in Is., XI, 9 ; in Ezech., XVI, 13. – A. Resch, Agrapha, pp. 238-291. – E. Besson, Les Logia Agrapha, p. 37.

La « grande montagne » de la Tentation n’est vraisemblablement pas le Thabor, mais l’Hermon. Le Thabor n’est pas une grande montagne : il n’est haut que de quelques centaines de mètres ; son sommet est habité, et à l’époque une forteresse romaine y était construite.

[376] Justin., Dial. c. Tryph., 103.

[377] « Domine permitte me tentare Messiam et ejus generationem » – Th. Keim, Geschichte Jesu, I, p. 564.

[378] A. Arnal, La personne du Christ et le rationalisme allemand contemporain, 1904, p. 38-43. – Thomasius, Christi Person und Werk II. Teil : Die Person des Mittlers. – Schleiermacher, Der Christliche Glaube, Paragr. 83.

[379] Le mont de la tentation, où Jésus jeûna quarante jours, la Quarantana du Moyen Âge, l’actuel djebel Karantal, se trouve dans le désert montagneux de Judée, à l’ouest de Jéricho, au bout septentrional de la gorge de Wadi Kilt, l’antique Kerith. Déjà, vers 340, des ermites chrétiens y faisaient leur salut, en souvenir de la tentation. Toutefois, le lieu de la tentation ne peut être déterminé avec exactitude : à côté du djebel Karantal, on mentionne aussi d’autres sommets : le Ras et Tawil, à l’est de Mikhmas (I Sam., 13, 18), et le djebel de Nountär, près de Marsaba, d’où l’on voit aussi toute la Terre Sainte depuis l’Hermon jusqu’à la Mer morte.- G. Dalman, Orte und Wege Jesu, pp. 105-107.

[380] Is., 40, 5.

[381] Henoch., XC, 33.

[382] Mc., 16, 15.

[383] Lc., 4, 2.

[384] Mtth., 4, 3.

[385] Mtth., 4, 8, 4.

[386] Dans un évangile inconnu, cité comme « Souvenirs des Apôtres » par Justin, Dial. c. Tryph., 125.

[387] Deux versets, Mtth., 4, 5 et Lc., 4, 9, réunis.

[388] Deux versets, Mtth., 4, 6 et Lc., 4, 9, ensemble.

[389] Mtth., 4, 10, 7 ; Lc., 4, 12.

[390] Mtth., 4, 8.

[391] Hénoch, VI, 6.

[392] Apoc., 1, 13-15.

[393] Ces mots blasphématoires, les gnostiques priscilliens les mettent dans la bouche du Seigneur lui-même : verbo illusi cuncta et non sum illusus in totum. – August., Epist. 237, ad Ceretium. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, II, p. 529.

[394] Mtth., 4, 9 ; Lc., 4, 5-7.

[395] Mtth., 4, 10 ; Lc., 4, 13 ; Mtth., 4, 11.

[396] Jn., 1, 42.

[397] Dans l’Église Orientale, André le Premier Nommé.

[398] Jn., 1, 41.

[399] Jn., 1, 44 ; 21, 2.

[400] Jn., 1, 45-51.

[401] Lc., 4, 14 ; Mtth., 4, 17 ; Mc., 1, 15.

[402] Iren., Adv. haeres., l, 25.

[403] August., De trinit., VIII, 5 : qua fuerit ille facie nos penitus ignoramus ; VIII, 4 : Dominica facies innumerabilium cogitationum diversitate variatur et fingitur.

[404] Antonin Martyr., Itiner. – D.-E. v. Dobschütz, Christusbilder, 1899-1909, p. 63.

[405] D.-E. Dobschütz, l. c., p. 67.

[406] D.-E. Dobschütz, l. c., p. 249.

[407] Clem. Alex., Adumbr. in epist. I Joh. – E. Hennecke, Handbuch zu den neutest. Apokryphen, I, p. 524.

[408] Origen., Tract., XIV. – W. Bauer, Das Leben Jesu im Zeitalter der neutest. Apokryphen, p. 40.

[409] Acta Johan., 89, 93. – E. Hennecke, Handbuch zu den N. T. Apokryphen, I, 524.

[410] Acta Johan., 93. – E. Hennecke, l. c., I, p. 186.

[411] Acta Johan., 90-91. – W. Bauer, l. c., p. 153.

[412] Acta Johan., 92. – E. Hennecke, l. c., I, p. 186.

[413] Pistis Sophia, 61. – E. Hennecke, l. c., I, p. 102. D. Merejkovsky, Jésus Inconnu, t. 1, 2e partie, ch. 2 : La Vie cachée, § XXIV-XXVI.

[414] Ps. Matth., 42.

[415] J. Tourguenev, Poèmes en prose : le Christ (1878).

[416] Tutchev, Poésies.

[417] Origen., C. Cels, VI, 75.

[418] Johan. Damasc., Opera, I, p. 631. – Kv. Hase, Geschichte Jesu, p. 259. – G. A. Müller, Die Leibliche Gestalt Jesu Christi, p. 45.

[419] Acta Johan., 73-74. – Les Actes de Thomas, 80, 149, vantent également la beauté de Jésus. – W. Bauer, l. c., p. 312.

[420] Clem. Alex., Strom., II, 5, 21.

[421] Origen., C. Cels., VI, 75.

[422] Justin., Dial. c. Thryph., 14, 36, 85, 88. – Th. Keim, Geschichte Jesu, I, p. 460.

[423] Clem. Alex., Peadag., III, 1, 3. – Th. Keim, l. c., I, p. 460.

[424] Iren., Adv. Haeres., IV, 32, 12. – G. A. Müller, l. c., p. 36.

[425] Tertull., De carne Christi, 9. – W. Bauer, l. c., p. 312.

[426] Acta Petri, 20. – E. Hennecke, l. c., 522.

[427] Acta Johan., 96, 99. – E. Hennecke, l. c., I, p. 187. – August., Epist., 237, ad. Ceretium. – E. Hennecke, l. c., II, p. 529.

[428] Origen., Comment. in Matt., 100. – W. Bauer, l. c., p. 314.

[429] K. v. Hase, l. c., p. 259.

[430] Pseudo-Cyprian., De duabus montibus, 13.

[431] Acta Thomae, 48, 153. – W. Bauer, l. c., p. 513. – E. Hennecke, l. c., I, p. 286.

[432] Clem. Alex., Strom., I, 19 ; 49 V, 15, 71. – Tertul., De oratione, XXVI. – A. Resch, Agrapha, p. 182. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 121.

[433] Acta Johan., 88, 93· – E. Hennecke, l. c., I, p. 185. – W. Bauer, l. c., p. 314.

[434] J. Aufhauser, Antike Jesus-Zeugnisse, 1925, p. 43. –K. v. Hase, l. c., p. 259. – Ch. Guignebert, Jésus, p. 192.

[435] Codex Vaticanus. – K. v. Hase, l. c., p. 259.

[436] Nicephor. Kallist., Hist. Eccl., I, 40.

[437] M.-J. Lagrange, Évangile selon Saint-Marc., p. 173. – M. Bruckner, Das fünfte Evangelium, 1910, p. 7.

[438] H. v. Soden, Reisebriefe aus Palästina, 1909, p. 57.

[439] D. Merejkovsky, Jésus Inconnu, t. I, 1re partie, ch. 3 ; Marc, Matthieu, Luc, § VII.

[440] Macar., Homel., XII, 9. – A. Resch, Agrapha, p. 205.

[441] Justin., Dial. c. Tryph., 69. – O. Holtzmann, Leben Jesu, p. 15.

[442] Pseudo-Matth., 30, 4.

[443] Johan. Damasc., Opéra, t. 1, p. 631.

[444] Nicephor. Kallist., Hist. Eccl., 1, 40.

[445] Pistis Sophia, 69.

[446] Philon, De opific. mundi, 1, 32 : le premier Adam immortel est un androgyne, άρενδηλυς.

[447] Pseudo-Clemens. II Ep. Cor., XII, 2. – A. Resch., Agrapha, p. 93. – É. Besson, Les Logia Agrapha, p. 114.

[448] W. Rozanov, La face ténébreuse, 1914, p. 264.

[449] Heracl., Fragm., 8, 10, 17.

 

 

 

 

 

 

 

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