De la peinture religieuse moderne des Allemands

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adam MICKIEWICZ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coup d’œil sur la décadence de la peinture chrétienne. – Envahissement de l’esprit païen dans les arts. – La réforme de Luther. – Premiers symptômes de la renaissance. – École de David-Cammucini.

 

 

La peinture chrétienne conserva jusqu’au temps de Léon X son caractère spiritualiste, également éloigné du sensualisme des anciens, et du mécanisme de nos modernes fabricants de tableaux. On sait que les pieux peintres du moyen-âge furent loin de regarder leur art comme un métier ; ils croyaient, et ils étaient censés exercer une espèce de sacerdoce. Ils puisaient leurs inspirations dans la prière, les sujets de leurs tableaux dans l’évangile, et ils en cherchaient le modèle dans le monde invisible. Or, l’évangile était alors l’histoire universelle, et le droit commun des peuples. Il y avait donc un rapport intime et continuel entre les artistes et le peuple, élevés dans la même croyance et nourris des mêmes traditions. Ces innombrables têtes de Christ, créées par des peintres de tous les pays et de talents divers, étaient partout reconnues et vénérées, car elles avaient toutes le même caractère, plus ou moins divin et évangélique 1. Aussi croyait-on qu’elles étaient généralement des copies d’une image authentique et miraculeuse 2. Les anges qui planaient au-dessus des autels et sous les coupoles des dômes ; n’étaient pas des créations fantastiques et bizarres ; ils exprimaient aux yeux du peuple une réalité positive. Sans ressembler aux mortels, ils se ressemblaient entre eux ; ils avaient tous l’air du pays céleste, les traits divins d’une famille commune ; les formes, les poses, les figures de ces êtres surnaturels répondaient parfaitement à l’idée que le peuple s’en faisait d’après les récits de l’évangile, des légendes et du Dante. Comment les peintres ont-ils réussi à réaliser une telle idée ? Avaient-ils deviné le monde invisible, ou bien l’avaient-ils visité ? Comment était-il possible de retracer de pareilles formes sans les avoir entrevues dans des apparitions ? On parlait alors partout d’apparitions, de visions, l’on y croyait. Il n’y a donc rien d’étonnant si le peuple chrétien voua à untel art une partie du culte qu’il rendait à son Dieu et à ses saints. Incapable de juger la partie technique d’un tableau, le peuple, spiritualisé par la religion, sentait ce qu’il y a de plus sublime dans l’art : son idée, son but, sa portée.

Cependant, grâce à l’émulation des peintres, la partie technique faisait des progrès rapides ; bientôt l’art sembla, sous le pinceau de Raphaël, avoir atteint son apogée. Les chefs-d’œuvre de ce grand maître sont regardés comme les types de la peinture chrétienne.

Mais en même temps commença une réaction générale contre l’esprit et les œuvres du moyen-âge, c’est-à-dire du christianisme. Des causes diverses, agissant simultanément sur les opinions du public et le goût des peintres, jetèrent dans l’art jusqu’alors unique des éléments hétérogènes et destructifs.

Déjà les chefs de l’église devenue maîtresse du monde, commençaient à subir l’influence de leur haute position. Assis sur les ruines du Capitole, en vue des monuments de la grandeur païenne, ils voulurent loger leur Dieu dans un temple digne de Jupiter, et entourer leur trône d’une pompe consulaire et impériale. Déjà, dans ce but mondain, ils employaient les trésors chrétiens ; bientôt ils firent appel à leurs talents. Les peintres sortirent en foule des couvents et des confréries, transportèrent leurs ateliers dans les palais des papes, des cardinaux et des princes ; et l’art commença à se séculariser.

L’admiration pour les monuments antiques, professée par les papes, excitée par les savants et les érudits, devint une mode, une monomanie de l’époque. On achetait à tout prix, on restaurait, on cherchait des statues et des bas-reliefs. Dans ce but, on déblaya les ruines des temples et des cirques, et l’on ouvrit les tombeaux. On évoquait l’esprit païen, et l’esprit païen obéissait à ces nouveaux enchanteurs. Peu à peu reparurent sur les collines et dans les rues de Rome tout un olympe de marbre et de bronze, tout un peuple de statues. Deux mondes, deux arts, se retrouvèrent en présence et prêts à engager la lutte. L’art chrétien semblait être descendu du ciel comme la nouvelle Jérusalem, porté par les anges, et les saints, il s’étendait sur la terre ; mais avant qu’il eût achevé de la couvrir l’art païen ressuscita et sortit de l’abîme, comme un monstre à mille têtes de dieux, de nymphes et de héros.

Ces dieux si fiers et si beaux, étalant leurs corps massifs, contrastaient singulièrement avec les formes transparentes et nébuleuses des anges et des saints. Ces nymphes et ces héros, dans toute leur beauté sensuelle et leur force musculaire, semblaient tenter et défier la pureté des vierges chrétiennes, l’humilité des martyrs, et la maigreur ascétique des cénobites.

De si riches découvertes, des objets si nouveaux, attiraient les yeux, fascinaient les imaginations. Michel-Ange, dont l’âme sombre et orgueilleuse sympathisait fort avec le paganisme, ne pouvait plus détacher ses regards du front de Jupiter et du torse d’Hercule 3. Il devint, malgré lui, imitateur des Grecs. Raphaël, plus sensible et plus délicat, mais aussi plus faible et plus voluptueux, se passionna pour les Apollon et les Vénus. Sous l’influence de cet engouement, il modifia son ancienne manière. Il s’efforça de donner plus de rondeur et de mollesse aux formes, plus d’éclat au coloris. Il oubliait peu à peu les leçons de cet esprit pur et calme, qui l’inspirait dans l’atelier de Pérugin, et dans le couvent de Sienne. Certes, il perfectionna la partie technique de la peinture ; il fit des tableaux ardents de vie et de réalité, presque palpables, mais d’une réalité de plus en plus matérielle. Ses Madones prirent l’air de Fornarina, et ses Apôtres celui des philosophes grecs.

À côté de Rome, la république de Venise développait sa puissance, étalait ses richesses et son luxe. Ce triple caractère de Venise influa sur ses monuments. Les artistes au milieu d’une ville libre et voluptueuse, prirent goût aux agitations politiques et aux plaisirs. Ils négligèrent l’Évangile pour l’histoire nationale et contemporaine. Sur les tableaux del Palazzo ducale, le casque du doge dominait les groupes historiques, et remplaçait la croix. Les portraits de nobles seigneurs et de belles dames envahirent les scènes de l’ancien et du nouveau Testament ; les brocards et les étoffes de soie couvrirent les corps des saints, et parurent plus pittoresques que ne l’était la simple draperie idéale des anciens. Venise donna ainsi naissance aux tableaux historiques, espèce d’intermédiaire entre l’art religieux et ce que l’on appelle improprement la peintre de genre.

Pendant que l’esprit païen minait sourdement le sol de Rome, et que le génie local des villes italiennes mêlait ses inspirations à celles de l’Évangile, un ennemi bien autrement redoutable attaquait le moyen-âge, de l’autre côté des Alpes. Ce fut l’esprit réformiste qui, semblable au dragon de saint Jean, tomba tout-à-coup sur l’Allemagne, brûlant la moitié de la terre et empoisonnant la moitié des sources. La réforme dépoétisa le culte ; elle coupa les conduits qui alimentaient l’art, en le mettant en communication avec le ciel. Désormais les artistes devaient quitter le temple. Dispersés dans le monde, les uns erraient dans les champs et les bois, observant et imitant la nature morte (paysage) ; les autres établissaient leurs ateliers sur les places et les marchés, et travaillaient pour l’amusement des riches bourgeois et des boutiquiers (école flamande). Quelques-uns devinrent, en France, pensionnaires de courtisans et de dames galantes, auprès desquels ils exerçaient un métier ignoble, qui tenait du maître de plaisirs et du tapissier. Ce fut le dernier degré de la décadence de la peinture. L’art, comme l’enfant prodigue de l’évangile, après avoir abandonné le temple ; la maison du père, figura un moment dans le grand monde, mais bientôt il descendit dans les cabarets, et acheva enfin sa ruine dans les maisons de débauche.

Il serait long et pénible de parcourir toutes les époques de cette histoire. Plus d’une fois l’art s’arrêtait dans son mouvement descendant, plus d’une fois il tentait de se relever. Il y avait des bons esprits, des talents consciencieux, qui sentaient le mal, et tâchaient d’y remédier. Mais au lieu d’en découvrir la cause dans l’affaiblissement de l’enthousiasme religieux, ils la cherchaient dans l’insuffisance des méthodes et dans l’absence du savoir-faire moderne. Convaincus, sous ce rapport, de l’infériorité de leurs contemporains, ils tournèrent les regards vers les chefs-d’œuvre du siècle de Léon X. Ils faisaient de ces chefs-d’œuvre une étude, pour ainsi dire, anatomique et alchimique. Ils mesuraient au compas les dessins de Raphaël, ils examinaient avec des loupes les coups de pinceau de Vinci, et analysaient au creuset les couleurs de l’école vénitienne. Pour faire revivre l’art, au lieu de ranimer son esprit, ils ne firent qu’en replâtrer la forme. De là vint cet éclectisme ridicule, qui prétendait pouvoir réunir dans une seule et même création les qualités différentes de Raphaël, de Titien et de Corrège ; de là ces bizarres systèmes sur les groupes, que les uns voulaient disposer en triangles, et que les autres préféraient arranger en forme de grappes de raisins ; de là, enfin, ces leçons volumineuses sur le choix des modèles, sur le costume et le coloris local, l’architecture, etc., etc.

Les artistes de cette nouvelle école enseignaient la peinture, comme les rhéteurs ont la prétention de faire apprendre à leurs élèves la poésie. Ils ont examiné, approfondi, appris toutes les parties constitutives de l’art, ils se sont trouvés en possession de tous ses secrets, mais toujours le génie créateur leur a manqué. Raphaël Mengs peut être regardé comme type de ces artistes éclectiques. Auguste Schlegel leur adresse avec beaucoup de justesse cette leçon évangélique : « Trouvez d’abord le royaume du ciel (l’inspiration, l’idée), et le bien terrestre (la méthode, le style) vous arrivera ensuite. »

Les révolutions artistiques s’opéraient trop lentement et dans une sphère trop élevée, pour que le peuple en pût approfondir les causes, mais il en sentit bientôt les suites. Il s’aperçut des mauvaises tendances de l’art, et cessa de le respecter. Le même peuple qui admirait jadis les madones du vieux Cimabue, qui s’agenouillait en extase devant celles de Giotto, ce peuple italien si vif et si impressionnable, s’arrêta froid et impassible en vue des talents des Carraches, des Alloris, du Guide et du Guerchin. Et cependant il ne perdit pas le sentiment de l’art, il s’obstinait à garder dans ses églises les chefs-d’œuvre de Raphaël et du Corrège, il était prêt à s’opposer, les armes à la main, à leur enlèvement ; mais il ne prenait aucun intérêt aux productions modernes. Il n’y voyait que des scènes étranges et incompréhensibles, des figures païennes et barbares, il n’y reconnaissait plus son Évangile. Ni les titres pompeux dont on décora les artistes, ni les éloges et les encouragements, que leur prodiguaient les papes et les savants, ne pouvaient réhabiliter la peinture aux yeux du public. Le grand jury populaire prononça son verdict : il reconnut les tableaux modernes pour ce qu’ils étaient réellement, pour des objets du commerce, pour des meubles ; on s’informait de leur prix, et on passait outre. Ainsi l’art, en abjurant l’esprit de l’évangile, perdit toute son influence morale, toute sa popularité.

Ici nous touchons, au moment d’une nouvelle révolution. Par un retour si commun dans l’histoire de l’humanité, l’art, parvenu au dernier degré de sa décadence, recommença un mouvement ascendant. Cette dernière réforme n’a pas pris naissance dans les écoles ; elle fut déterminée en France par un grand mouvement politique, et dans l’Allemagne par le réveil de l’esprit religieux.

La révolution de 89, qui ébranla si fort l’âme des peuples, ne manqua pas d’exercer son influence sur les productions artistiques. On parlait alors en France du droit naturel, de la société primitive, de la simplicité antique ; force fut à l’art de se rapprocher aussi de la nature. David, ardent républicain et grand admirateur de l’antiquité, tourna ses regards vers l’ancienne Rome. Ne trouvant pas, parmi ses contemporains, de modèles pour ses tribuns et ses consuls, il les chercha dans le domaine de l’art dans les musées et sur la scène. Or, leurs statues et les acteurs qui servirent de modèles à David, avaient plus de vérité et de vie, qu’on n’en trouvait dans la peinture du vieux régime, avec ses Cupidons aux carquois blasonnés, ses bergers. En perruques, et ses nymphes en habits de cour. David fit sortir l’art de la sphère d’une vie commune et prosaïque, il l’éleva à la hauteur du genre historique ; il n’y avait qu’un pas à faire pour créer le genre religieux.

Malheureusement, la chute de la liberté arrêta tout-à-coup l’essor de cette courageuse peinture démocratique. L’art perdit de nouveau son idée-mère, son dogme générateur ; il devint jouet de la mode. Un caprice du premier consul, un roman en vogue, une victoire de la grande armée, une représentation brillante à l’opéra, créant de nouveaux genres de peinture, et fournissaient aux artistes des sujets et des modèles. La peinture prenait tour à tour un caractère ossianique ou soldatesque, anacréontique ou romantique, bourgeois ou prolétaire. Chaque jour faisait éclore une nouvelle révolution et une nouvelle école, qui avaient la vie d’un feuilleton et la durée d’un ministère.

Cependant, les armées et les idées politiques et artistiques des Français pénétrèrent en Italie.

Il est vrai que la peinture italienne, même aux époques les plus tristes de sa décadence, ne tomba jamais aussi bas que celle des Flamands et des Français. Elle conservait toujours une certaine dignité traditionnelle, une sorte de décence ; mais, privée d’enthousiasme, et par conséquent de force d’action, elle n’aurait jamais ressaisi son antique héritage, sans le secours étranger. Les esprits qui ranimèrent l’Italie vinrent de l’autre côté des Alpes, de la France et de l’Allemagne. Ainsi naquit l’école de Cammucini, et plus tard celle de Lombardie, soi-disant romantique.

Cammucini est le plus célèbre et probablement le dernier représentant de l’école politico-historique. Il surpassa David par le nombre et la richesse de ses compositions, par la précision de ses dessins et l’éclat de son coloris. Il tira tout le parti possible de l’idée de David ; il développa tout ce qui s’y trouvait en germe ; on peut dire qu’il épuisa son genre. Cependant, avec tout son talent et tous ses efforts, il n’exerça aucune influence sur le peuple ; il finit même par fatiguer les dilettanti. Pour comprendre ses nombreux tableaux et ses cartons, il faut avoir lu Tite-Live et Tacite, et le peuple ne se soucie pas des Annales ; l’amateur, frappé d’abord du mérite des tableaux, s’étonne bientôt de la monotonie des sujets, et de celle des moyens artistiques. Ce sont toujours des Romains, toujours des sénateurs et des plébéiens, disposés en groupes scéniques, toujours en toges élégamment drapées, toujours armés de leur nez aquilin, de leur regard farouche et de leur poignard, toujours donnant ou recevant la mort. – Cammucini s’essaya dans le genre religieux avec beaucoup de succès ; mais il n’y a montré aucune originalité ; il resta éclectique.

 

 

Adam MICKIEWICZ.

 

Paru dans la Revue des États du Nord en 1836.

 

 

 

 



1Voyez les remarques de Lavater sur les têtes de Christ.

2La tradition attribuait cette image au pinceau de saint Luc, qui devint patron de l’art.

3Dans ses vieux jours, le grand artiste regrettait amèrement son culte et d’avoir sacrifié à ce qu’il appelait le veau d’or, Voy. ses Sonnets.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net