Beethoven ou le Maître

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Dimitar MLADENOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vivitur ingenio, coetera

mortis erunt 1.

ALBRECHT DÜRER

 

 

 

Nous sommes les intermédiaires entre Dieu et la nature, grâce à notre esprit et à nos sensations ; c’est pourquoi notre âme peut se perdre dans le Créateur ou bien s’anéantir dans la création. Il nous appartient donc de choisir soit le dernier degré de l’abjection, soit le plus haut point de l’élévation ; le chemin de la mort ou le bonheur de la grâce 2. Ce dernier choix cependant n’exige de nous que très peu d’efforts, car notre esprit est inapte à penser le mal, même lorsqu’il se trompe, et la volonté ne le souhaite pas non plus, même si elle est coupable.

Hélas, notre société, peu organisée pour répondre aux besoins de l’ordre et aux nécessités du progrès, ne le cède en rien à celle de ces époques historiques du monde, si sévèrement fustigées par Juvénal et Hogarth. Rares et passagers sont les exemples de courage et d’héroïsme, d’imagination créatrice, de bonheur réconfortant et radieux, suscités par une exaltation spirituelle intense ; extrêmement rares, dans notre monde « sorti de ses gonds 3 ».

Mais il existe toujours l’Homme pour lequel la vie n’est pas un vain jeu, pour qui la nature est surnaturelle, et le monde, bien que de plus en plus élucidé par les connaissances acquises à travers les âges, demeure encore une « chapelle dont le silence, derrière les portes closes, garde son mystère 4 ». Maître de lui-même dans l’épreuve, digne et noble dans la sphère éthérée de son existence, l’essence même de cet homme, chef-d’œuvre dont parle Hamlet, ne consiste-t-elle pas dans son inclination naturelle à diriger son regard vers le ciel 5 ?

C’est vers lui, vers cet homme, que nous devons tourner nos regards dans des moments comme aujourd’hui, « lorsque la terre crie et demande protection au poète contre tous ceux qui la foulent des pieds sans cesse, pour lui enlever tout son or, en l’assurant qu’il est possible de vivre sans le ciel 6 ». C’est de lui que nous apprendrons à discipliner nos gestes et nos chants, afin que, nous surpassant nous-mêmes, nous atteignions à cette ère bénie où le ciel envahira la terre que fouleront alors des peuples divinisés.

Avec Beethoven, nous entrons de nouveau dans la zone nébuleuse et mal délimitée du subconscient, mais qui dépasse en profondeur la claire et étroite zone de l’esprit raisonnant. Il est l’un de ceux, parmi les plus grands, qui ont toujours marché de l’avant, et derrière lesquels tous les autres se rangent avec une foi sans défaillance.

En effet, quatre hommes, dans les arts et dans les lettres, se sont ainsi élevés au-dessus de tous les autres ; tellement au-dessus, qu’ils semblent d’une race à part : Dante, Shakespeare, Beethoven et Michel-Ange 7.

De race spartiate par sa ténacité, athénienne par le sens de la beauté, romaine par sa force opiniâtre et sa volonté de puissance, Beethoven possède une âme d’Apollon, tout entière soulevée par un invincible effort vers un monde démesuré, cyclopéen où « toujours combattante et souffrante, toujours en travail et en tempête et quoique incapable de s’assouvir comme de s’abattre, s’emploie solitairement à dresser devant les hommes des colosses aussi effrénés, aussi forts, aussi douloureusement sublimes que son impuissant et insatiable désir 8 ».

Il éveille chez ses auditeurs le même sentiment que ressent le voyageur devant l’Apollon du Belvédère. Ainsi, au Vatican, on voit près d’Apollon, Antinoüs. Mais tandis que ce dernier suscite chez le visiteur l’étonnement et l’extase, comme le remarque William Hogarth 9, Apollon, lui, le frappe de stupéfaction : son attitude trahit quelque chose de surnaturel, quelque chose que personne n’est apte à décrire ou à dépeindre. Beethoven rappelle enfin l’Apollon d’Homère, que le chef des Crétois interpelle par ces mots : « Étranger, puisque tu ne ressembles pas aux autres hommes, ni par ta stature, ni par ta beauté – mais plutôt aux divinités, je m’incline devant toi ; réjouis-toi et que les grâces divines te comblent 10. »

 

 

 

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In Nature’s infinite book of

secrecy, a little I can read 11.

ANTHONY AND CLEOPATRA

 

 

Par le truchement de la beauté de ses œuvres, Beethoven est un véritable apôtre de l’esprit. L’art d’écrire étant, également, l’une des meilleures armes au service de l’apostolat, Taine 12 assure que le Vicar de Olivier Goldsmith fit là œuvre plus efficace que tous les sermons de cent prédicateurs à la fois. Les sonorités, les couleurs, les lignes et les paroles concourant à une expression d’art parfaite, sont incitatrices de pensées et conduisent vers l’action. C’est ainsi que la Renaissance ayant fait sienne la langue de l’époque d’Auguste, s’était du même coup, imprégnée de sa morale et de sa politique : Winckelmann adoptait une attitude digne devant l’Apollon du Belvédère ; Goethe se sent meilleur auprès de Jupiter Olympien et, en présence du César de Plutarque, Belinsky est tout pénétré de l’idée de la vertu civique. C’est avec le sang, en vérité, qu’on écrit le Beau ; le sang est l’esprit et l’esprit dans l’homme est le Verbe divin 13.

Les écrits transmettent aux générations la beauté du monde et la signification profonde de la réalité. Par leur intermédiaire, la voix immortelle des grands disparus hausse, imperceptiblement mais sûrement, à travers nos pensées et nos sentiments les plus nobles, le niveau de l’âme et de l’esprit des vivants.

L’œuvre magistrale de Beethoven est celle d’un être puissant, plus fort que les grands rois de la terre aux jours de prodigalité, et comme envoyé du ciel propemodum ex ipso coelo petitum 14, non pas tant en vue de suprêmes jouissances, ni d’austères prédications, mais pour servir de grand exemple, de leçon vivante où chacun, selon sa mesure, et sous un jour nouveau, peut puiser matière à méditer, une meilleure connaissance de soi-même et le courage du labeur quotidien.

Tout en nous rappelant le théâtre de Shakespeare et la Comédie humaine de Balzac, son œuvre colossale se détache dans l’histoire de la musique comme une immense fresque représentant un défilé d’émotions humaines. Les formes, la flamme, l’urne de tout un monde se déversent dans son âme, enrichie de la connaissance et du respect du passé, avec ses héros, ses orateurs, ses philosophes, ses fondateurs de l’ancienne cité et ses grands maîtres, dans le sillage desquels il a continuellement et spirituellement vécu. Taine, qui doit son réveil spirituel également à l’influence de Beethoven, écrit : « Devant lui on cesse d’entendre ou de voir une chose isolée, un être borné, un fragment de la vie ; c’est le chœur universel des vivants qu’on sent se réjouir ou se plaindre, c’est la grande âme dont nous sommes les pensées, c’est la nature entière incessamment blessée par les nécessités qui la mutilent ou qui l’écrasent, et, parmi les myriades des morts qui la jonchent, redressant toujours vers le ciel ses mains chargées de générations nouvelles, avec le cri sourd, inexprimable, toujours étouffé, toujours renaissant, du désir inassouvi 15. » En considérant la musique en général, et la musique instrumentale en particulier, en tant qu’expression immédiate de la volonté elle-même, Schopenhauer prend comme exemple une symphonie de Beethoven pour démontrer qu’elle est rerum concordia discors, l’image fidèle et complète du monde, qui s’agite dans le désordre infini d’une multitude de créatures et se conserve en même temps par une destruction perpétuelle.

Il existe des œuvres d’art purement et profondément religieuses : les tableaux de Fra Angelico, la Liturgie des morts du plain-chant catholique, cantus planus, la Messe en fa de Bach. L’art de Beethoven est pur et profondément moral tout comme celui de Hogarth, de Donatello avec son Saint-Georges, et celui d’un grand nombre des œuvres de Gérard Dow et de Metzu.

Écho de Dieu invisible, dont la voix est le monde, l’univers sonore de Beethoven jaillit de sa tête comme une révélation : à savoir que ce monde, en réalité, n’est qu’un rythme, un grand poème, et la musique – essence et but de la parole humaine –d’autant plus parfaite qu’elle présente le plus de similitude avec la prière. Fille de la souffrance et de l’amour, riche d’une vie robuste, elle nous transmet des épisodes, des formules, des symboles, avec une sonorité argentine, des images puissantes pour une vision magnifique ; des teintes et des dessins se mélangent sous la dictée d’une idée bien définie où se fondent la chaude caresse de l’Italie chantante, la pensée de l’Allemagne raisonnante et l’âme de cette France qu’il rêvait tant de visiter après le triomphe de la Neuvième. Cette musique qui avait enfin soulevé le voile d’Isis, devint un véritable Sésame des mystères de la nature intérieure et extérieure de l’homme ; une recréation de l’harmonie universelle évoquée par les cordes et par des voix d’hommes omniscients, qui auraient enfin découvert le chemin rayonnant du ciel.

Les Florentins ne peuvent lire La Divine Comédie sans que frémisse leur âme ; les Provençaux n’ouvrent les livres de Mistral qu’avec vénération ; ainsi l’homme, d’où qu’il vienne, quel qu’il soit, ne peut entendre Beethoven, sans éprouver un profond respect pour le maître de Bonn, et sans s’abandonner à la volonté de Dieu. Les lourdes pages de la tragédie humaine, transposées en une langue, la seule capable d’exprimer l’inexprimable, laquelle à l’ouïr, le juste comme le méchant se mettent à réfléchir, provoquent l’immense désir d’aller respirer, à la sortie du majestueux Colisée, le parfum des cierges et des encensoirs, dans les cathédrales sonores de Bach, de Palestrina et de la Messe solennelle, là où l’homme s’agenouille humblement devant le Créateur. C’est ainsi que Beethoven éveille chez l’auditeur le sentiment religieux, sentiment que la musique de Bach et de Palestrina exprime avant tout. Ainsi, à l’apogée de l’art musical, nous découvrons la loi basique de son développement historique, qui veut que le sentiment musical et le sentiment religieux soient deux formes d’un même état d’âme, et que le musicien – à côté du prophète et du penseur – soit l’un des créateurs des croyances humaines, l’initiateur de la religion et le premier éducateur des peuples.

La musique sans idée est seulement une musique, dit Edgar Poe ; accompagnée d’une idée agréable, elle devient poésie. Nombreuses sont chez Beethoven, les pages d’une poésie pure, avec tout son indicible et sombre attrait, son ensorcellement, toute sa magie et sa sainte chaleur... la poésie éternellement mouvante des ombres et des rayons. Avec une éloquence inconcevable, elle nous parle jusque dans la vivante et mystérieuse atmosphère de ces silences musicaux, où l’on dirait que le rythme continue réellement de scander. Qu’on se rappelle seulement le Prélude de Léonore et celui de Coriolan.

Poète de l’âme, comme le fut Poe, Beethoven rivalise avec Rubens par le mouvement et le coloris de ses œuvres. La joie et la lumière qui en rayonnent évoquent encore la peinture monumentale de Puvis de Chavannes et celle de Fra Angelico. Son Christus am Oelberge nous emplit l’âme de cette même tristesse qui nous serre le cœur à la vue du Christ de Raphaël, de Dürer et de Mantegna ; du Titien, de Guido Reni et de Delacroix. La messe solennelle édifie spontanément en nous les voûtes de la Chapelle Sixtine, et un sentiment de frayeur nous étreint devant l’inaccessible hauteur atteinte dans « la plus riche et, incontestablement, la plus difficile des disciplines morales de l’humanité 16 ».

 

 

 

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Quam felix est, qui sic miser est.

AUGUSTINUS.

 

À côté de l’homme des promesses et des prophéties, de l’artiste et du poète, se dresse cependant le musicien incomparable par la grandeur de son âme, – l’homme du commandement et du testament. Pour la plupart des humains, l’aurore ne brille pas jusqu’au bout, comme le dit l’Hindou du Rig-Véda, dans sa prière à Varouna ; mais Beethoven est l’un de ces rares génies qui ont vécu l’aube jusqu’à la lumière. Son idéal religieux, but de l’éducation et de progrès, réalisé en partie dans l’antiquité grecque, résidait pour lui comme pour Rousseau, Lessing, Herder, Goethe, dans le retour éternel à la nature, – cette idée chère à la Renaissance, – et l’avènement d’une humanité digne et pure. Ressentir comme personne l’accent profond d’une joie sereine dans le temple de la nature : voici sa fervente prière envers Dieu et la Providence.

 

                And this our life exempt from public haunt

                Finds tongues in trees, books in the running brooks,

                Sermons in stones and good in every thing 17.

 

Les maîtres illustres de la Renaissance se tournaient volontiers vers la nature, afin d’y retremper les vertus qui ravivent l’esprit, développent le goût littéraire et le sens de la véritable beauté ; suggèrent aussi de nouvelles et solides méthodes d’investigation scientifique à nos esprits asséchés, épuisés d’une éternelle quête, dirait Péguy. Tout comme Shakespeare, Beethoven conquiert la nature par l’esprit et par le cœur, c’est-à-dire par l’amour, la sainte pensée, la solitude et toutes les vertus morales dont la carence demeure la seule source des souffrances humaines.

Dans le but de le soustraire à la haine et à la sottise des hommes, à leur mépris ou à leur amour, la nature s’interpose toujours dans le destin beethovénien, comme elle l’avait fait pour les fils de la Grèce antique, afin de leur imposer son heureuse métamorphose libératrice. Par ses constantes communions avec elle, il en obtient un regain de consolation ; le sentiment de sa solitude s’y accroît certes, mais pour se transformer plus tard en une ferme, une invincible volonté de vaincre. S’étant ainsi emparé de l’esprit de la nature, Beethoven devient lui-même une force naturelle, et sa lutte contre le reste de l’univers présente un spectacle vraiment épique, d’une grandeur homérique.

Mais ce que l’œuvre géniale de Beethoven a légué pour l’incalculable bénéfice de la « pauvre » et « future » humanité, c’est surtout le goût de l’ascension vers le Bien – principe immuable au-delà de l’être, et au-dessus duquel il n’existe rien de plus élevé ; à l’étage inférieur, s’échelonnent, l’une derrière l’autre, l’âme et la raison 18. Mais si comme tel le Bien est souhaité, si le désir tend vers lui, la vie de Beethoven démontre que seuls l’obtiennent « ceux qui montent vers les régions supérieures, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y monter dévêtus : jusqu’à ce que ayant abandonné, dans cette montée tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui est l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être 19 ».

C’est avec cette phénoménologie de l’esprit, tout imprégnée du rationalisme hellénique, que Beethoven propose au monde son Évangile de la beauté, – un livre dont l’homme tourne les pages avec lyrisme, pour la gloire éternelle de Dieu. En réalité, « la beauté de l’art sert d’indication de la pureté morale et de la grandeur des sentiments qui s’y expriment avec elle 20 ». Le Bien ne peut être beau et le Beau ne saurait être bon, du moment qu’ils sont séparés : telle est la conclusion du Premier Hippias 21, Beethoven ressent un égal amour pour le Beau et le Bien, pour le grand et pour l’humain ; il crée dans son âme un équilibre et une harmonie qui sont à leur tour l’indice ultime de la force humaine et le premier signe du rapprochement avec Dieu. Ami durement éprouvé, aux heures de détresse, avec une conscience inébranlable du devoir, Beethoven se dirige, lèvres et cœur largement ouverts, vers la foule, telles les anges-filles dont rêvait Giotto et que Dante avait vues – ces êtres doux posés sur ce monde troublé. La sympathie que Dostoïevski et Rilke ont ressentie à l’endroit du pauvre, – l’unique qui comprend Dieu et qui est uniquement compris par Dieu – était à lui-même son sentiment tout naturel, presque un dogme. Ne rêvait-il pas, comme le souhaitaient Platon et Rousseau, de la création d’une république dont le but serait de faire de tous les hommes des citoyens et des héros ? L’affection sans bornes, d’autre part, qu’il portait à son neveu Karl, cet « enfant chéri » qui ne lui causa que soucis et embarras, éleva Beethoven jusqu’au rang d’un véritable pédagogue, pour avoir réussi à dégager cette vérité profonde de tout enseignement, voulant que ce qui se fait sans nous ou malgré nous se fasse sans nous et contre nous ; et depuis 1816, ses lettres sont remplies de pensées et de réflexions abondantes et précieuses sur l’éducation de l’enfant. Ce sentiment pour le plus petit parmi les hommes et pour « l’aimée immortelle » révèle la véritable noblesse de son âme, le noyau même de son être – une douceur qui déborde de la moindre page de sa musique et teinte la plupart de ses nombreuses lettres d’une poésie tendre et caressante. Nous bénissons la femme de qui nous pouvons apprendre le chemin droit à l’heure du doute, la femme fleur de vertu, symbole de la sagesse, inspiratrice du génie humain.

Ne vivant que de la vie de l’esprit, et avec une foi sans dogme, mais aussi sans nuage, dans l’immortalité de l’ÂME, Beethoven ne croyait pas à la mort, la petite mort, la mort de la foule 22. Son immense désir de ne vivre que pour l’esprit et par l’esprit alimentait déjà chez lui, au berceau même de sa vie, une persistante volonté de vaincre la mort. Pitoyable est l’homme qui ne sait pas mourir. Je le savais déjà à l’âge de quinze ans, écrivait-il en 1816, en toute connaissance de la grande mort. Mais les souffrances et l’héroïsme sont l’unique voie vers le triomphe de l’esprit. C’est pourquoi il ne créa que pour une humanité forte et souffrante ; Socrate et Jésus sont mes modèles, écrivait-il encore dans ses cahiers de conversation en 1819-1820.

Il possédait, au plus haut point, ces deux qualités qui caractérisent l’action morale : l’effort qui embrasse le devoir et la joie qui en découle, et cela, à l’encontre de l’apriorisme de Kant, dont les préceptes ne sont appliqués ni dans l’antiquité, ni nulle part dans la morale révolue des peuples, morale qui est devenue religieuse. Comme pour justifier les vues de Dieu auprès des hommes, to justify the ways of God to men 23 la joie et la force s’aiguisent chez lui dans le malheur, et sous la discipline du grand malheur : créature et créateur, il soumit la matière au lourd marteau du sculpteur, et le matériau flamba dans le rêve divin, au septième jour. Les grandes souffrances qui auraient dû assombrir sa vie et la courber vers la terre, étaient réduites en cendres sur place, sans avoir eu le temps de mutiler son âme, qu’il offrait lui-même comme sacrifice à Dieu, se transformant ainsi en une vision rayonnante de lumière et de bonté. Ses larmes, à peine tombées, perdent déjà de leur amertume pour faire place à la triple joie exaltante du bienfaiteur, de l’artiste et du croyant.

Souffrant de surdité jusqu’à l’idée de suicide, mais décidé de s’obstiner à son sort, Beethoven se retire au dedans de son être ; son esprit fuit le monde pour rejoindre sa muse dans l’intimité dans la solitude, et une nouvelle joie déborde de la plénitude de chaque expression.

Déjà avec une ouïe affaiblie, le destin l’avertit de la rupture prochaine avec le monde extérieur, mais il n’hésite pas à répondre et sa réplique fut Eroica. Le mal aggravé porte contre lui un autre coup du destin et cette fois la victime est son cœur : Thérèse von Brunswick. Mais il s’obstine de nouveau et sa prompte réponse fut l’Appasionata. De ce dialogue ininterrompu avec le destin naissent également le Trio de l’Archiduc, la Septième et la Huitième Symphonies, composées lorsque ses oreilles étaient emplies de bourdonnements, de bruissements et de sifflements. Enfin, la surdité complète annonce la rupture définitive, mais il s’abîme de nouveau au plus profond de son être où, soudainement, les nuages se dissipent et la lumière éclate dans les cordes et les voix de la Neuvième. Victoire, victoire, victoire ! c’est le triomphe final de la Joie, étincelle divine.

Et ainsi, suivant le véritable désir du Créateur, évident pour tous ceux qui cherchent à connaître la vérité en cette vie, – de rendre toute créature heureuse et toute chose belle, – les supplices et les agitations les plus violentes de son destin s’apaisent dans son âme, et il en acquiert la paix sereine et majestueuse des anciens maîtres : Bach et Haendel. Il a su se maîtriser et s’adonner à cette paix, « semblable à celle d’un lac profond, dissimulé dans les montagnes : il reflète tout mouvement des nuages, tout changement des ombres, mais il reste immobile lui-même 24 ». Continuellement bousculé, brisé en mille morceaux, chacun de ses malheurs se transforme en un diamant pur et brillant, et nous nous demandons, en ce siècle cruel, où les solutions défavorables du sort sont considérées comme une atteinte à notre égoïsme, s’il n’est pas bon d’en être ainsi puisque l’œuvre triomphante de Beethoven, qui n’était que lamentation au début, digne de respect par la suite, est devenue enfin un véritable épanchement de lumière. Avec Beethoven, l’histoire de l’esprit réédite l’étonnement du monde grec devant l’Artémis 25 du temple de Chios, dont le visage semblait triste à tous ceux qui entraient dans le temple, et radieux à tous ceux qui en sortaient. Esprit réalisateur, il se sent séduit par la tristesse mais ne recule pas devant elle, et avec une menace shakespearienne 26, partant de ses éléments inférieurs, il parvient graduellement à y édifier et puis à chanter solennellement la joie.

 

                Qu’importe l’Aquilon,

                L’opprobre et le mépris, la face de l’injure,

                Puisque quand je te touche, ô lyre d’Apollon,

                Tu sonnes chaque fois plus savante et plus pure 27.

 

Avec l’ardeur de la passion, il transformait les vallées de larmes et de mort en un champ semé de fleurs, dont il parcourait les allées, seul, pauvre et parfois malade, mais toujours joyeux, – heureux d’avoir entendu au plus haut de son âme, à certains moments privilégiés, un grand bruissement d’ailes.

Élu de Dieu, Beethoven possède tout ce que la puissance divine peut donner pour rendre une félicité complète. Car total en tout, et la joie et la tristesse l’ébranlent en entier.

 

                Alles Geben die Gotter, die unendlichen,

                Ihren Lieblingen ganz,

                Alle Freuden, die unendlichen,

                Alle Schmerzen, die unendlichen ganz.

 

C’est avec un acharnement inouï qu’il s’élance vers chacune de ses conquêtes et doit sortir « de la lutte avec l’ange », à l’exemple de Jacques dans le fameux tableau de Delacroix 28. Aussi sa joie fut-elle une conquête ininterrompue de sa volonté ferme et opiniâtre – cette force consciente, apanage uniquement des fondateurs de royaumes et de religions et des grands conquérants de l’esprit. C’est pourquoi le monde reste immobile et stupéfait devant elle, et la contemple avec une sorte d’extase.

Qu’est-ce qu’on appelle grand ? Qu’est-ce donc qui fait palpiter et frémir l’âme du rapsode qui sans cesse répète les exploits invraisemblables que les vaillants d’entre les vaillants ont tentés et accomplis 29.

Il ne vivait qu’avec ses notes, il ne connaissait d’autre joie en dehors de son art, et avec ce sentiment que la force croît en lui « plus que jamais » et qu’ayant surmonté tous les obstacles, il s’approche « de plus en plus vers le but » il méprisa – fidèle à soi-même la mort qui ronge la vie des hommes.

 

                So shalt thou feed on death,

                that feeds on men

                And, death once dead,

                there’s no more dying then...30

 

Et malgré les circonstances défavorables de son destin, toujours il marchait au supplice avec intrépidités heureux d’avoir vécu l’illusion du mirage et survécu à l’état dionysiaque – cette réalité essentielle de l’instinct hellénique 31. Son vêtement, blanc comme celui de tous les grands hommes, ne fut jamais souillé de ces taches impures et ineffaçables que les souffrances, la maladie et le malheur impriment à la vie des hommes ordinaires.

Combien alors nous paraît véridique, après tout, l’enseignement de Plotin, lorsqu’il affirme que le bonheur se situe sur le plan de la vie intellectuelle et, par conséquent, qu’aucun coup du destin n’y pourrait porter atteinte ou le détruire 32. C’est pourquoi nous le comparons volontiers à un morceau de fer incandescent sous la flamme de la forge et qui demeure intact sous les coups du marteau ; et nous l’appelons « saint » dans le même sens que Goethe appelait saint, Homère 33, que Beethoven avait toujours regretté de n’avoir pas lu dans l’original. Mille et mille siècles peuvent s’écouler dans le temps, mille et mille siècles n’entameront jamais la gloire de ce plus grand parmi les plus grands : le Maître.

Tout comme ces génies prodigieux que les anciens déifiaient avec raison, parce que plus proches de la divinité, ayant saturé sa vie de l’Esprit et le temps d’Éternité, Beethoven a eu le destin souhaité par leurs sages : mourir jeune et être pleuré par les dieux.

  

 

 

Dr Dimitar MLADENOV,

Musica Perennis, Beauchemin, 1958.

 

 

 

1. Inscription sur le portrait de Pirckheimer : « On ne vit que par l’esprit, tout le reste appartient à la mort ».

2. Cf. Deut. XXX, 19 ; Jer. XXI, 8 ; Sirac. XV, 14, 15, 16.

3. Shakespeare.

4. Zola. Ignoramus, ignorabimus d’Émile du Bois-Raymond, ont toujours raison.

5. « Anthrôpos » provient de « anô athrôn » : celui qui regarde en haut, Max Müller, La Science religieuse, Paris 1873, p. 14-15.

6. Alfred de Vigny, Chatterton.

7. Hippolyte Taine, Voyage en Italie.

8. Idem.

9. William Hogarth, Le Démembrement de la beauté.

10. Homère, Hymne à Apollon.

11. « Je ne puis lire que très peu dans le livre de la nature infinie », Antoine et Cléopâtre, Acte I, scène II.

12. Hippolyte Taine, La Lettre à N., 30 avril 1862.

13. Beethoven écrivit à Schupanzig : « Pensez-vous que je réfléchis à des violons, quand l’Esprit me dit et me dicte ce que j’écris » ? Raphaël créait aussi « suivant une idée qui dominait son esprit ». « Quant à moi, écrit Calvin, je suis convaincu dans ma conscience que tout ce que je prêchais et écrivais n’est pas né dans mon cerveau, mais que je l’ai reçu de Dieu. »

14. Paroles de Phidias à son Jupiter Olympien ; dans Plinius, lib. X, sect. 51, p. 616, Édit. Hard.

15. H. Taine, Notes sur Paris.

16. C’est par ces paroles que Charles Lalo définit dans ses Idées de l’esthétique, l’importance de cette dernière.

17. Notre vie, à l’abri du vulgaire, découvre

Dans les arbres, des voix, dans les ruisseaux, des livres,

Dans leurs cailloux, un prône et en tout, un bienfait.

Shakespeare, Comme il vous plaira, Acte II, scène l.

18. Je n’admets aucun autre signe de supériorité que la bonté, – écrit Beethoven à Janastasio del Rio, le 17 juillet 1812. Verlaine, inspiré par ces paroles, qu’il avait l’habitude de citer souvent, écrivit son grand poème : Sagesse.

19. Plotin, Ennéades, I, 6, Du Beau. Pour Plotin, la laideur de l’âme est d’une source différente d’elle, c’est-à-dire de l’inclination de l’homme vers le corps et la matière. « La laideur pour l’âme, c’est de n’être ni propre, ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même ». Or la beauté de l’âme consiste dans l’isolement, la purification de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, Une fois purifiée « elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la beauté... c’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu... »

20. Ruskin, Lectures sur l’art.

21. Dialogues de Platon sur la beauté.

22. Cf. Les paroles d’Iphigénie à sa mère attristée Clytemnestre : Non tu ne me perds pas ; je ne meurs pas ; et par moi ton nom sera glorieux, et le mot fameux de Goethe : l’homme ne serait pas mort s’il ne l’avait fortement voulu.

23. Milton.

24. Ruskin, Lectures sur l’art.

25. L’une des fameuses sculptures de la civilisation ionienne, datant du VIIe siècle avant Jésus-Christ.

26. Animez-moi d’une noble colère, Shakespeare, Le Roi Lear, Acte II, scène IV.

27. Jean Moréas, Les Stances.

28. Voir Maurice Barrès : L’Héritage de Eugène Delacroix (description de ce magnifique tableau qui orne Saint-Sulpice à Paris).

29. Goethe, Iphigénie en Tauride, Acte V, scène III,

30. Shakespeare.

31. « Il suffit de prononcer le nom de Dionysos devant les plus illustres parmi les modernes, devant Goethe, par exemple, ou Beethoven, Shakespeare ou Raphaël, pour que nous réalisions que le meilleur de tout ce que nous possédons est déjà valorisé. » Nietzsche : La Volonté de la puissance.

32. Spinoza termine son Éthique par cette même pensée : « Alors que le sage, au contraire, – en tant qu’il est considéré comme tel – c’est à peine si, dans son âme, il est ému ; mais au contraire, conscient de soi-même, de Dieu et des choses, en vertu d’une certaine nécessité éternelle, il ne cesse jamais d’exister, et toujours il possède le véritable repos intérieur de l’âme. »

33. Goethe, La Chanson matinale de l’artiste, vers 16.

 

 

 

 

 

 

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