Lettre sur le catholicisme en Irlande

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles de MONTALEMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU RÉDACTEUR DE L’AVENIR 1.

 

 

 

Monsieur,

 

Dans un moment où vous défendez les saintes libertés du catholicisme avec une si rare constance et un si noble courage, peut-être accueillerez-vous avec plaisir, ou du moins avec indulgence, quelques détails sur la fervente et généreuse Irlande, sur cette île où la cause sacrée qui vient de pousser un cri de réveil en France, s’est incorporée depuis trois siècles à la foi du sacerdoce et à la vie du peuple. Un jeune catholique a récemment parcouru cette contrée, où les principes qui donnent à l’homme la force des anges, luttent contre une si longue infortune. Il se doutait bien peu que le jour approchait où la France deviendrait le théâtre d’une lutte pareille : il vous offre avec simplicité et une ardente sympathie les souvenirs qu’il a conservés de sa rapide course.

Je l’avoue, c’est avec une sorte de pieux respect, d’involontaire superstition, que j’ai foulé le solde cette Palestine moderne. L’Irlande me semble devoir être la Terre sainte de nous autres catholiques des siècles froids et civilisés. Comme les chrétiens du Moyen Âge, fatigués des combats et des violences de leur époque, tournaient sans cesse leur pensée vers la contrée où leur foi avait surgi paisible, innocente, céleste, et de temps à autre se précipitaient avec une incroyable ardeur aux lieux qui renfermaient le berceau et la tombe du Sauveur ; ainsi nous, du sein de cette civilisation qui nous énerve et nous ennuie, nous devrions aller en pèlerinage à ce débris vivant du Moyen Âge, et nous reposer quelques instants sous son ombre. La verdure et la virginité du pays, la jeunesse morale et le fervent enthousiasme du peuple, rafraîchiraient nos imaginations qu’une activité factice a épuisées, et nos cœurs usés par le vide des révolutions et la fumée de l’industrialisme. Nous y verrions ce que peut la foi quand elle sait être libre ; et agenouillés dans les rudes chapelles de l’antique religion, nous comprendrions comment un pays, dédaigné par la civilisation, a pu produire un peuple de héros, toujours prêt à redevenir ce qu’il a maintes fois été, un peuple de martyrs.

Depuis la clôture du grand drame de l’émancipation des catholiques, l’Europe a détourné ses regards de l’Irlande, et prenant pour accomplies les espérances des défenseurs de cette mesure et les craintes de ses adversaires, elle s’est figuré que l’Irlande et le catholicisme étaient libres, et a cherché ailleurs où placer son admiration et sa sympathie. Et cependant rien de moins fondé que cette indifférence après un si vif intérêt, rien de moins fécond en résultats immédiats que cette fameuse émancipation : et l’Irlande, eu 1830, n’est guère plus heureuse ou plus satisfaite qu’en 1828. Toutefois elle pourrait encore nous donner de la pitié, à nous autres catholiques de France, car là du moins, au milieu de sa misère actuelle, comme au temps de sa plus cruelle oppression, le catholicisme est resté pur de l’attouchement du pouvoir ; il nomme ses évêques, il fonde des couvents, il instruit le peuple sans être flétri par la perfide surveillance d’un gouvernement non catholique.

Nous disons que l’émancipation n’a pas beaucoup fait pour l’Irlande. En effet, toutes les ridicules et monstrueuses pénalités qu’elle a légalement abrogées l’étaient déjà de fait ; le droit électoral appartenait déjà aux catholiques, et les auteurs de l’émancipation l’ont considérablement restreint, en même temps qu’ils imposaient à la liberté d’association des restrictions qui seraient pénibles si elles n’étaient facilement éludées. La seule concession nouvelle qui ait été faite est donc l’admission au Parlement des pairs et des députés catholiques, ce qui ne profite qu’à l’aristocratie catholique. Or, cette aristocratie, dans un pays où la propriété foncière est presque exclusivement passée entre les mains des conquérants étrangers, est très peu nombreuse et très peu influente ; elle est plus tiède dans son catholicisme que les classes pauvres, et n’a rien de l’ardente dévotion qui les caractérise. Aussi l’admission de neuf à dix députés catholiques n’a pas produit le plus léger changement dans le Parlement britannique, et tandis que l’administration du duc de Wellington est restée scrupuleusement fidèle aux habitudes de défiance et d’exclusion qui avaient précédé l’émancipation, les représentants des trois royaumes ont opiniâtrement écarté le résultat nécessaire de cette mesure, la destruction, en Irlande, de l’Église établie 2.

C’est cet établissement religieux et légal qui est le véritable fléau de l’Irlande, qui irrite la plaie toujours vivante de la conquête étrangère, qui épuise le pays et absorbe les ressources que lui laisse la coupable absence de ses principaux propriétaires. Un système d’exactions permanentes et monstrueuses est devenu la base de l’existence d’un corps de prêtres, à qui nous osons à peine donner le nom d’Église. On a vu des Églises se gorger de biens au milieu de populations dévouées à leur culte, attachées avec fanatisme à leurs cérémonies, et recevoir, en échange de leurs donations, des prières et des consolations religieuses qui ne leur semblaient pas trop chèrement payées ; mais ce qu’on n’a vu nulle part, ce que la postérité ne comprendra qu’avec surprise et indignation, c’est qu’une Église se soit trouvée assez avide, assez insensée pour dévorer les richesses d’un pays auquel elle n’inspire qu’une profonde aversion, pour se nourrir de la substance d’un peuple qu’elle proclame elle-même égaré, impie et idolâtre. Quand les prêtres espagnols marchèrent à la conquête de l’Amérique, ils eurent plus de pudeur : ils firent des prosélytes ayant de faire des tributaires, et s’ils abandonnèrent la pauvreté évangélique, leurs richesses corruptrices leur étaient du moins prodiguées par des mains catholiques. Il en a été autrement en Irlande : à défaut de conviction, on lui a demandé de l’argent ; et l’hérésie, frappée dès sa naissance d’une immortelle stérilité, s’est dédommagée sur les bourses du peu d’empire qu’elle exerçait sur les cœurs ; le pays qu’elle n’a pu convertir, elle s’est mise, systématiquement et pendant trois siècles, à le piller.

Laissons parler les chiffres. La population de l’Irlande se monte à sept millions d’âmes : il y en a au moins cinq millions et demi de catholiques, puis un million de dissenters pour la plupart presbytériens, et tous placés à l’égard de l’Église établie dans la même position que les catholiques. Reste donc au plus cinq cent mille protestants anglicans ; c’est pour le plus grand avantage de cette classe d’habitants, qui se monte au quatorzième de la population totale, qu’est maintenue l’Église établie. Cette Église se divise en vingt-deux diocèses, qui comprennent mille deux cent soixante-trois cures ou bénéfices (livings). Le produit annuel de chacune de ces cures est, terme moyen, de 800 livres sterling, c’est-à-dire vingt mille francs. Le capital des revenus possédés par l’Église anglicane en Irlande, se monte, d’après des calculs dignes de foi, à 52,239,586 livres sterling, environ treize cents millions de francs : ce qui lui donne au moins trente millions de revenu annuel, à diviser entre moins de deux mille individus. Ce revenu énorme se compose de deux parties très distinctes, d’abord du produit de domaines ecclésiastiques, et ensuite de celui des dîmes. Tous les bien-fonds que la pieuse munificence des catholiques, tant Irlandais de race pure que Normands, avait consacrés à l’entretien des églises, des couvents, des hospices, des collèges, ont passé comme héritage légitime au clergé anglican. On y a réuni depuis la réforme d’immenses territoires confisqués sur les chefs insurgés, et de nombreuses fondations faites, comme de raison, aux frais de la population catholique. Les bien-fonds attachés aux évêchés et aux bénéfices de l’Église anglicane couvrent une superficie de quatorze cent mille arpents, environ un neuvième de la superficie totale de l’île.

Ce n’en est point assez pour ces révérends pillards : ce n’est même là qu’une moitié de leurs ressources. L’autre se compose de la dîme prélevée sur tous les produits territoriaux du pays. La perception de cette dîme se faisait dernièrement encore avec une inexorable sévérité. À chaque récolte, le tithe-proctor entrait dans le champ du paysan pour lui enlever sans pitié chaque dixième tas de ses pommes de terre, qui devaient lui servir d’unique nourriture pendant l’année subséquente. Aussi les résistances individuelles auxquelles ces exactions donnaient lieu, devinrent si nombreuses, qu’il fallut adopter, il y a quelques années, le plan proposé par M. Goulburn, pour commuter la dîme, c’est-à-dire pour la faire payer au propriétaire du fonds qui est toujours un riche protestant, au lieu de la faire payer au tenant catholique, dont le bail serait en revanche augmenté d’un dixième.

L’exaction devient ainsi moins flagrante, et par conséquent moins odieuse à la population catholique, qui ne possède rien en propre. Mais le pays n’en souffre pas moins, les malheureux tenanciers n’en sont pas moins écrasés, et la dîme en elle-même n’est pas moins absurde et injuste. L’Irlande est tout entière divisée en paroisses anglicanes ; qu’il y ait dans chaque paroisse des anglicans ou non, peu importe, il y a toujours un curé avec son sacristain et son percepteur, et la dîme est prélevée sur tous les habitants, sans distinction de religion 3. Or, comme les cinq cent mille anglicans sont presque tous concentrés dans les villes de l’est et du nord de l’île, il ne s’en trouve que par douzaines et demi-douzaines dans les vastes paroisses rurales ; il y en a même un très grand nombre où l’on n’en trouve point du tout, de sorte que les pieux détenteurs de ces bénéfices ont l’avantage de percevoir la dîme et le revenu des donations catholiques sans être astreints à aucune espèce de service religieux. Quand ils jugent à propos de résider, devoir vraiment inutile, et dont un tiers d’entre eux se dispense fort naturellement, ils passent leur temps à faire valoir leurs terres, à élever leurs enfants, à courir les châteaux voisins, et surtout à chasser. Combien de fois n’ai-je pas lu dans les journaux irlandais, des annonces dont voici un échantillon : « La cure de tel endroit est actuellement vacante, il y a peu de besogne : elle est située auprès d’un agréable voisinage et dans un excellent pays de chasse et de pêche ; les rivières y sont très poissonneuses ; on y trouve en abondance des lièvres, des perdrix, des bécasses et des bécassines. »

Ces curés chasseurs ou fermiers ont cependant chacun une église ; ils s’y rendent une fois la semaine pour y lire la liturgie et y prêcher un sermon, s’il y a lieu, c’est-à-dire si le nombre des auditeurs semble l’exiger. Remarquons bien que ces églises, presque toutes bâties par les catholiques et transformées, par la plus scandaleuse usurpation, en temples hérétiques, sont ordinairement beaucoup trop vastes pour les chétives congrégations qui en sont maîtresses et qui rougiraient de leur petit nombre en parcourant de l’œil ces monuments de la foi qu’elles sont venues extirper. Aussi a-t-on la précaution d’en barricader le chœur avec des boiseries ou des tapisseries, pour y célébrer le service hebdomadaire, laissant siffler les vents et jouer les enfants dans les vastes nefs que remplissait naguère une population fervente. Ces églises, comme on le pense bien, ont besoin d’être entretenues et réparées ; au premier abord on pourrait supposer que les évêques et les curés trouvent dans la dîme et les bien-fonds ecclésiastiques des ressources suffisantes pour subvenir à ces frais nécessaires. Mais la sagesse des législateurs anglais, en a jugé autrement ; et elle a décidé que les frais d’ornement, d’entretien, de réparation et de construction nouvelle exigés pour les églises protestantes, seraient couverts par une contribution extraordinaire dite vestry-tax, laquelle serait fixée par le curé et les marguilliers protestants, et prélevée sur tous les habitants de chaque paroisse indistinctement. Les catholiques ont la consolation de pouvoir répartir entre eux l’impôt dont les frappe la délibération arbitraire de la congrégation protestante 4.

On a besoin de se répéter que ces faits ne sont pas isolés, mais qu’ils constituent une loi générale et en plein exercice dans toute l’Irlande, pour ne pas se croire dans l’empire d’une mensongère illusion. Quelques semaines passées en Irlande mettent facilement l’étranger au fait de cet inconcevable système. Qu’il me soit permis de citer deux ou trois conséquences de ce régime qui furent mises au jour pendant le séjour que j’y ai fait. On vit un curé protestant imposer à ses paroissiens catholiques une taxe annuelle de 35 livres (875 fr.), pour l’entretien de son orgue. On découvrit qu’un autre, dans le comté de Louth, prélevait annuellement sur sa paroisse 24,600 fr. de dîmes, plus 16,000 fr. de vestry-tax, et que, dans cette même paroisse, il n’y avait eu pendant longtemps qu’un seul protestant, lequel était dernièrement devenu papiste. Enfin, dans le diocèse de Kildare, un groupe de protestants se trouvant mal à l’aise dans l’ancienne église catholique dont ils s’étaient emparés, déclarèrent qu’elle était trop grande et trop froide pour eux, que par conséquent il fallait la jeter bas et en construire une nouvelle plus petite et plus comfortable, et leur décision fut exécutée, moyennant un supplément au vestry-tax que payait déjà la population papiste de la paroisse.

Le paysan irlandais a renoncé à ces églises que ses pères ont fondées et qu’il est forcé d’entretenir, sans vouloir y mettre le pied ; à ces édifices profanés qu’il ne nomme plus que du titre flétrissant d’églises anglaises, il préfère les huttes couvertes de chaume et les salles obscures cachées derrière les maisons des villes, où des prêtres pauvres comme lui célèbrent les mystères de la vieille religion du pays. Mais, dépouillé comme il l’est de tout ce que ses aïeux ont possédé, édifié et aimé, foulant le sol qu’ils ont défriché et que des étrangers hérétiques ont usurpé, obligé souvent de renoncer à un nom illustre pour ne pas le ternir par la misère, il avait cependant conservé une affection que la tyrannie protestante n’atteignait pas, une propriété que nul ne lui disputait : le cimetière de son village, où dormaient depuis un temps immémorial les pères de sa race et les premiers martyrs de la foi. Il sentait le poids de son esclavage s’alléger, en songeant que bientôt il trouverait à côté d’eux la paix du tombeau, jusqu’au grand jour de réparation et de justice. Eh bien ! ce dernier lien, ce lien funèbre qui l’attachait à son pays natal a été brisé : une loi récente, rendue sur la proposition du docteur Magee, archevêque anglican de Dublin, a décidé que les cimetières suivraient le sort de l’église paroissiale, qu’ils deviendraient la propriété de la congrégation protestante, et que les catholiques ne pourraient y être ensevelis avec les cérémonies de leur culte, qu’après que l’agrément du curé anglican aurait été sollicité par le prêtre catholique. Rien ne saurait exprimer l’impopularité de cette mesure : il en résulte que le service funèbre n’est bien souvent pas célébré ; car, comme me dit un jour un vieil Irlandais : « Nos pères (c’est ainsi qu’ils désignent leurs prêtres), nos pères connaissent leurs droits ; on peut les leur enlever, mais ils ne les mendieront pas. »

Le petit nombre de fidèles anglicans qui se trouvent dans chaque paroisse a souvent porté les évêques à réunir deux et quelquefois trois cures entre les mains d’un seul individu, qui double et triple ainsi son revenu, et étend sa domination sur une immense étendue de terrain. On m’a cité le trait suivant à ce sujet : un nommé Butler, apothicaire et favori du dernier évêque d’Ossory, avait été porté par son vénérable patron à entrer dans les ordres sacrés, et avait reçu du prélat un bénéfice composé de plusieurs paroisses unies, valant 3,000 livres (75,000 fr.), et ayant trente-deux milles (quinze lieues) de long. L’évêque actuel, en faisant sa visite pastorale, fut frappé de cette faveur exorbitante. « En vérité, monsieur Butler, dit-il, vous avez un fort beau bénéfice : trente-deux milles de long ! c’est un peu trop considérable ! » – « Oh ! milord, répondit le révérend bénéficiaire, s’il en avait trente-deux de large, il n’en vaudrait que mieux ! »

Au-dessus de ce clergé inférieur, forcé par sa constitution d’être pillard, absurde et oppressif, s’élève une prélature dotée de richesses encore plus monstrueuses. Le lord-primat d’Irlande, l’archevêque d’Armagh, a 600,000 fr. de revenus annuels ; et s’il pouvait renouveler les baux de ses biens affermés, il en retirerait de deux à trois millions. Le plus pauvre des évêques d’Irlande, celui de Killaloe, gémit de n’avoir à dépenser que 100,000 fr. par an. Qu’on n’aille pas nous dire, pour excuser ces richesses, que celles du clergé d’Espagne les égalent et les surpassent 5 : nous soutiendrons toujours que la position est toute différente, et nous répéterons que là ce clergé a l’immense qualité d’être national, né dans le peuple et vivant de sympathies communes avec lui, tandis qu’ici il est à la fois spoliateur et étranger.

Enfin ce qui met le comble à cette série d’abus, à la fois si ridicules et si coupables, c’est l’hérédité de ce sacerdoce dérisoire. C’est là un abus dont l’Église catholique est restée pure, grâce au célibat, même dans les temps de ses plus grands désordres. Mais le prêtre et surtout l’évêque anglican, jugeant avec raison qu’il n’y a pas de profession plus lucrative et plus commode que la prêtrise pour la nombreuse progéniture qui embellit la paix de son ménage, y destine naturellement tous ses fils, et ceux-ci recueillent l’héritage des exactions de leur père, avec le privilège d’en faire de pareilles leur vie durant. Il serait difficile de concevoir jusqu’à quel point le népotisme épiscopal est porté. Je ne dirai rien des douze enfants de l’archevêque Magee, parce que je ne connais pas le compte exact de ses générosités paternelles ; mais je ne saurais passer sous silence les six enfants de l’évêque de Cork, dont quatre fils, pourvus des plus belles cures du diocèse, et deux filles mariées à des ecclésiastiques à qui elles ont porté en dot deux gros bénéfices.

Tel est le clergé qui est venu planter ses tentes au milieu de six millions de catholiques, dans l’Île qui fut naguère l’Île des saints, où le christianisme, pauvre et dépouillé, se réfugia au sixième siècle pour en sortir plus tard avec les lumières et la civilisation du monde moderne.

À côté de lui s’élève un sacerdoce vraiment sublime, un sacerdoce dont la seule présence console tout un peuple de sa misère, qui n’a laissé à l’hérésie qu’une impure richesse, tache qui fait rougir la conquête étrangère de son impuissance, par cela seul qu’il a juré devant Dieu d’être pauvre et d’être libre.

Liberté ! Pauvreté ! tel fut le cri que poussèrent les prêtres du Dieu vivant, lorsqu’à l’aurore d’une persécution qui a duré trois cents ans, ils se virent rejetés, eux et leur peuple fidèle, dans les fondrières et les déserts de l’Irlande. Ils comprirent dès lors quelle mission le Ciel leur réservait ; ils l’acceptèrent avec une sainte et solennelle reconnaissance ; ils lui ont gardé une immortelle fidélité. Ils comprirent que pour sauver la foi dans cette île où elle avait été si brillante et si féconde, il fallait en faire la vie et la seule ressource du peuple conquis et esclave ; que pour l’enraciner dans les cœurs, il fallait l’enlacer à un amour acharné de la liberté et de la nationalité ; ils firent tout cela. Ils comprirent de plus que pour qu’il y eût alliance entre le peuple et eux, il leur fallait devenir pauvres et nus comme lui ; ils le devinrent. L’hérésie conquérante les supplia de rester pour elle dans les riches cathédrales où reposaient les os de leurs prédécesseurs ; ils en sortirent dédaigneusement. Elle les poursuivit ensuite à outrance, et voulut leur arracher le morceau de pain que le pauvre partageait avec eux ; ils eurent faim et restèrent. Quand elle vit leur misère, elle décerna une récompense légale à l’apostasie ; nul ne vint la réclamer. Elle ferma leurs séminaires et déporta leurs professeurs ; ils allèrent s’instruire à l’étranger et revinrent instruire leurs frères. Elle leur imposa un serment et des prières sous peine de mort ; ils les refusèrent et moururent. Elle mit alors leur tête à prix, condamna les prêtres qui célébreraient des mariages à être pendus, et à être écartelés ceux qui reviendraient de leur exil. Ils firent des mariages, revirent leur pays, et moururent. Désespérant de vaincre leur obstination par les supplices, elle eut recours à l’hypocrisie légale ; elle leur offrit un riche salaire et renouvela trois fois cette offre : trois fois ils lui répondirent par un unanime mépris. Toujours libres et toujours pauvres, ils surent se garder purs de tout contact avec la civilisation anglaise, née de la religion catholique, et révoltée contre sa mère. Jamais et nulle part, ni au pied du gibet ni à la barre des parlements, ils n’ont fait de pacte avec cette fille dénaturée ; et Dieu leur a tenu compte de ce long et implacable refus. Car tandis que l’hérésie, rongée par ses richesses et ses remords, se débat, dans les angoisses de la mort, sur le sol qu’elle a si longtemps ensanglanté, le catholicisme s’élance, jeune et vainqueur, à de nouvelles destinées.

Considérons maintenant le prêtre irlandais, tel qu’il est aujourd’hui que le glaive de la persécution est émoussé, et qu’il n’a plus à combattre que la pauvreté et la sourde opposition du pouvoir. Né le plus souvent sous le chaume, il apprend dès le berceau à connaître la misère de ses frères ; chacune des privations de ses jeunes années lui révèle une douleur qu’il saura plus tard soulager. Quand une fois sa vocation s’est prononcée, quand le désir de Dieu, comme l’on dit en Irlande, s’est saisi de son âme, il entre à l’un des deux séminaires de Maynooth ou de Carlow 6 ; et là, pendant de longues années, il médite sur les mystères de sa foi et sur les solennels devoirs qu’il va s’imposer ; sorti de ces pieuses retraites avec le caractère sacerdotal, il commence sa pénible et glorieuse carrière par les humbles fonctions de vicaire (curate) d’une paroisse. Il vit alors du tiers de ce que reçoit son curé, ou du cinquième seulement, si le curé l’admet au partage de son logement et de sa table. Quand l’évêque juge que ce noviciat a duré assez longtemps, il l’élève au rang de curé (parish priest), et l’établit comme tel dans quelque vaste paroisse. Le jeune lévite en devient aussitôt le père, le consolateur, le médecin, l’avocat, et, à vrai dire, le souverain. Inconnu dans les habitations des gens riches de la paroisse, qui sont presque toujours protestants, complètement étranger à leurs joies et à leur bien-être, il appartient tout entier aux pauvres qui ont conservé la vieille foi, et qui le nourrissent. Il vit exclusivement, lui et ses vicaires, s’il en a, des dons de son troupeau. Chacun lui apporte au pied de l’autel la chétive portion de gains qu’il a économisée, pour maintenir le prêtre et le temple du Seigneur ; deux fois par an, à Noël et à Pâques, ces offrandes toutes volontaires se renouvellent ; on donne ce que l’on peut et tout ce qu’on a de superflu avec une entière bonne foi, car on sait que ce superflu reviendra à son premier possesseur, s’il n’y a aucun de ses frères plus nécessiteux que lui ; le fermier aisé offre 60 à 80 francs, le laboureur en donne 1 à 2 ; le mendiant ne donne rien, et c’est le jour où sa misère lui est le plus à charge. C’est aussi le jour où on le plaint le plus, si toutefois son incapacité est réelle ; car le mépris de l’assemblée des fidèles serait l’infaillible châtiment de celui qui pourrait donner et qui ne donnerait pas. Du reste, jamais le prêtre ne fait entendre une demande, un reproche ; jamais le caractère spontané de l’offrande n’est altéré, et jamais surtout il ne refuse le don de ses prières ou des sacrements de l’Église à ceux qui sont hors d’état de lui payer la légère rétribution que l’usage a établie. La seule précaution qu’il prend est de fixer, dans l’étendue des vastes paroisses rurales du midi et de l’ouest, certaines maisons où il se rend à l’époque des grandes fêtes pour abréger le chemin de ses enfants, pour leur distribuer les sacrements de pénitence et d’eucharistie, et pour y recevoir leur humble donation ; c’est ce qui s’appelle faire sa station, et il est difficile de concevoir avec quelle ardeur chaque paysan dispute à son voisin l’honneur de recevoir dans sa hutte le ministre du Très Haut, venant mendier les moyens de vivre. L’argent qu’il recueille ainsi, il l’emploie à pourvoir avec une simplicité excessive à ses besoins, puis à entretenir la petite et grossière chapelle de pierres mal jointes où il célèbre les saints mystères, puis encore à payer un maître d’école pour l’aider à instruire l’enfance, et enfin à soulager tous ceux d’entre ses paroissiens qui exigent des secours. Ainsi le tribut qu’il reçoit de ses fidèles n’est qu’un prêt qui leur revient bientôt avec usure. Mais aux liens de devoir et de foi qui l’attachaient déjà à son Église, se joint un lien nouveau créé par l’obligation que lui impose le sacrifice individuel de chacun de ses enfants ; il comprend qu’il ne peut faire autrement que de dévouer sa vie et toute l’énergie de ses forces physiques et morales à ces êtres fervents qui se sont si généreusement dépouillés pour Dieu et pour lui. Aussi voyez-le, une pureté virginale sur le front, et dans le cœur une inépuisable tendresse, courant de cabane en cabane, pour porter partout des consolations et des remèdes, passant des journées dans le confessionnal ou à l’école, franchissant les distances les plus longues et les obstacles les plus pénibles : ou bien, voyez-le encore, dans son blanc surplis, debout devant l’autel, s’entretenant avec ses frères de tous leurs intérêts temporels et spirituels, et leur parlant l’antique langue irlandaise, si poétique, si pure, si expressive, la seule des langues européennes qui n’ait point de paroles triviales ou grossières, le seul débris qui reste à l’Irlande de son ancienne et puissante originalité. C’est dans ce mystérieux langage, ignoré des riches et des protestants, que le prêtre s’associe à tous les besoins et à toutes les affections des pauvres, qu’il leur prêche l’oubli des haines, la tolérance des injures, la résignation aux maux du pays et à la domination étrangère qui ne saurait durer toujours, résignation qui leur sera comptée dans le ciel. C’est lui qui est le dépositaire des droits de la commune, et qui sait jusqu’où il faut porter le joug et quand il faut le secouer ; c’est lui qui juge la plupart des procès, et nul n’oserait violer son arrêt ; c’est lui que les gendarmes protestants viennent chercher quand il faut réprimer une émeute ou découvrir un crime ; enfin c’est encore lui qui conduit les paysans aux élections, quand il faut voter pour un ami du pays et de la vieille religion. Sa vie se passe ainsi dans le mâle exercice des vertus les plus actives : la régularité et la simplicité de cette vie la prolonge souvent au delà des bornes ordinaires, et il ne meurt que plein de jours et de vertus. Mais souvent aussi il est enlevé au milieu de sa course bienfaisante, et surtout à l’époque de ces fièvres épidémiques qui viennent, à la suite de la famine et de la pauvreté, dévaster périodiquement les basses classes du peuple. C’est alors que son double devoir de médecin et de prêtre l’appelle vingt fois par jour dans un sale réduit où gisent les malheureux fiévreux, au milieu de leurs nombreux enfants, de leurs animaux domestiques, de leurs ustensiles de ménage, tous amoncelés sous une hutte infecte, et très souvent dans une cave souterraine où l’air ne pénètre que par un soupirail. Le médecin recule devant ces asiles de la mort, mais le prêtre papiste y pénètre. Il s’incline sur la couche pestiférée pour y recevoir la dernière confession du mourant, sa bouche boit à longs traits la contagion : chaque aveu, chaque sanglot est un souffle mortel ; mais qu’importe au prêtre de Dieu si, rentré chez lui, il se couche, languit à son tour et meurt ? Il a sauvé une âme à Dieu, et le feu de la charité divine ne s’est éteint dans son cœur qu’avec la vie.

Les évêques qui consacrent et élèvent de tels pasteurs sont dignes de leur commander et d’être élus par eux. Ils sont liés à leur clergé comme celui-ci l’est au peuple, par les liens d’une confiance et d’une affection inaltérables, et par ceux d’une origine conforme aux premiers usages du christianisme. À la mort de chaque évêque, les curés du diocèse s’assemblent et désignent, soit entre eux, soit dans le reste du clergé irlandais, trois candidats qu’ils jugent dignes de l’épiscopat, et parmi lesquels le Pape choisit le nouvel évêque. Quelquefois, mais rarement, le Pape désigne du vivant de l’évêque, son successeur, et ce choix, accepté par le clergé du diocèse, tient alors lieu d’élection. Mais l’intervention du gouvernement anglais dans la nomination des évêques a été scrupuleusement écartée : il demeure, comme il est toujours demeuré, complètement étranger aux promotions épiscopales. Toutes ses tentatives pour s’y mêler ont échoué, et lorsqu’en 1813 il offrit à l’Irlande l’émancipation en échange du veto qui lui serait accordé dans la nomination des évêques, son offre fut rejetée avec dédain, malgré les prétentions de quelques laïques catholiques, et malgré les efforts des défenseurs protestants de l’émancipation, qui ne pouvaient comprendre ce fervent attachement à une liberté que leurs coreligionnaires avaient depuis longtemps livrée au pouvoir.

Ces évêques élus ne se distinguent des simples prêtres que par la plus grande part de devoirs et de travaux qui leur est réservée. Ils vivent, comme le reste du clergé, d’une portion des produits de deux ou trois paroisses qu’ils administrent avec l’aide de plusieurs vicaires. Chaque curé leur paye en outre une légère rétribution annuelle. Il n’y en a point qui ait plus de dix à douze mille francs de revenu. Comme ils n’observent aucune pompe extérieure, la plus grande partie de ce revenu est consacrée au soulagement des indigents, à l’entretien des cathédrales et à l’éducation des jeunes prêtres. Rien ne saurait égaler l’activité, le zèle vraiment apostolique de ces prélats ; ils semblent se multiplier pour veiller au salut de leurs vastes diocèses ; sans cesse on les voit prêcher le même jour dans quatre ou cinq endroits différents. Ce qui ne manque jamais de surprendre l’étranger, c’est le profond et inviolable respect du clergé pour les évêques que lui-même élit, que nulle distinction extérieure ne sépare de lui, et à qui l’autorité civile et politique refuse tout secours. Nulle part on ne voit de prêtres réfractaires ou dissidents. On ne se lasse pas aussi d’admirer la pénétration et le merveilleux instinct que déploie dans le choix des évêques le clergé inférieur, bien que tiré lui-même des classes les plus inférieures du peuple. Je ne crois pas qu’il puisse se trouver dans toute la catholicité un corps de prélats plus remarquable sous tous les rapports que celui des évêques de l’Irlande. Et s’il me fallait désigner les deux pontifes qui m’ont inspiré le plus de vénération, non seulement par leur dévouement et toutes les autres vertus apostoliques, mais encore par le caractère élevé de leur éloquence, par la distinction, et, je dirai même, l’élégance de leurs manières, je désignerais sans hésiter l’archevêque Murray de Dublin, et l’évêque Doyle de Kildare. Ce dernier est depuis longtemps connu dans le monde catholique comme un des plus solides piliers de la vraie foi : et les trois royaumes garderont longtemps le souvenir de son apparition à la barre de la chambre des lords, lorsqu’il vint, par la mâle et éloquente exposition des doctrines catholiques, confondre ces pairs d’Angleterre, descendants ou représentants des signataires de la grande charte, dont la foi a été par eux trahie et reniée.

Si l’empire de cette hiérarchie élective sur le clergé inférieur est absolu, il l’est encore bien plus sur le peuple. L’Irlande du passé et du présent offre partout des traces profondes de cet empire. On s’est souvent demandé pourquoi, lors de la rébellion de 1798, les comtés les plus catholiques et les plus opprimés ne se soulevèrent pas, tandis que les protestants du nord combattaient, et que les Français débarquaient à Bantry et à Killala. C’est parce que les évêques, craignant l’irruption de l’impiété française, et préférant pour leurs enfants le malheur de cette vie à la mort éternelle dans l’autre, interdirent sous peine d’excommunication tout mouvement séditieux à leur troupeau. Aussitôt, les armes qu’on avait préparées en secret furent déposées, et les populations avides du sang de leurs tyrans restèrent muettes et immobiles. Les protestants républicains se trouvèrent ainsi seuls en face de leurs frères royalistes, et furent vaincus. Un seul comté catholique, celui de Wexford, se révolta aussi : et là, les prêtres, loin de leur évêque qui était prisonnier des Anglais à Dublin, poussés à bout par les tortures systématiques du gouvernement, se mirent à la tête du peuple, et marchèrent avec lui à la mort. Là pas plus qu’ailleurs les pasteurs ne se séparèrent de leur peuple. « Oui », comme m’a dit un d’entre eux, « nous avons combattu pour la patrie, et ceux qui n’ont pas combattu ont prié pour elle nuit et jour. »

Encore aujourd’hui ce sont les évêques qui font observer les lois et qui assoupissent les discordes dans toutes les provinces. Si des troubles éclatent dans quelque endroit, si la police ne peut contenir une population qui méprise trop la vie pour rien craindre, aussitôt le shérif en fait part à l’évêque. Celui-ci monte à cheval ou en charrette, court au théâtre du désordre, y célèbre les saints mystères, parle au peuple après la messe, le persuade, le renvoie dans ses foyers, et revient vainqueur dans sa chaumière épiscopale. Tels sont les hommes auxquels le bill d’émancipation interdit formellement et sous des peines sévères (mais toujours inappliquées) de prendre le titre des diocèses dont ils sont seuls les magistrats et les pacificateurs.

Je n’ai donné jusqu’ici qu’une faible idée des travaux de ces prêtres et de ces évêques, travaux dont j’ai été moi-même spectateur. Il me reste à parler de ce qu’ils font pour l’éducation des cinq millions et demi de catholiques qui leur sont confiés. Cette éducation est entièrement à leur charge ; le Parlement vote annuellement une somme d’un million de francs pour être employée à l’instruction primaire de l’Irlande ; mais cette somme est exclusivement appropriée à l’Église protestante. Aussi les maîtres d’école protestants sont-ils grassement payés ; à côté de l’église anglaise s’élève ordinairement une vaste et belle école. Mais les pauvres catholiques n’y envoient jamais leurs enfants, et tandis que le maître d’école se dépêche d’expédier les deux ou trois écoliers qu’il a pu rassembler sous ses yeux, dans la chapelle catholique, ou bien dans quelque misérable hangar, ou plus souvent encore dans un fossé à peine abrité par une haie 7, d’innombrables enfants se pressent autour du prêtre catholique, ou du maître auquel ce prêtre paye un chétif salaire. Là se distribue la science du monde, et celle de Dieu l’accompagne. Là cette enfance est instruite à porter ses vues au delà du triste avenir de la vie mortelle, en même temps qu’elle apprend les moyens intellectuels et matériels d’alléger le fardeau de cette vie. Leur destinée éternelle et la sève de leurs jeunes cœurs ne sont point sacrifiées à une instruction vide et qui ne va jamais au delà de la tombe. Dans les villes, de nombreux ordres religieux, que le gouvernement anglais n’a jamais eu la barbarie ni la folie de proscrire, des dominicains, des augustins, des carmes, des capucins, consacrent leur vie à l’éducation. Un vaste collège de Jésuites, à Clongowse, reçoit les fils des familles aisées. L’éducation des filles est exclusivement confiée aux religieuses de la Présentation, ordre fondé par un évêque de Cork, spécialement pour l’Irlande, et dont les membres se sont établis dans toutes les villes du pays. Partout le système de l’enseignement mutuel a été adopté et appliqué avec le plus grand succès ; il est extrêmement rare de rencontrer un paysan qui ne sait pas à la fois lire, écrire et compter. Superbes régénérateurs du genre humain, ennemis anciens et victorieux de l’influence de la religion sur l’enseignement, allez voir ce qui a été fait par la religion pour éclairer la plus malheureuse population de l’Europe, et cela non par une religion vague et philosophique, mais par le catholicisme dans son énergie la plus native, par des prêtres et des moines fanatiques et grossiers. Sachez qu’à défaut de vêtements et de nourriture ces prêtres ont armé le cœur de ces malheureux d’une invincible résignation et fortifié leur esprit du pain de l’espérance et de la vie éternelle. Sachez que dans la misérable et affamée Irlande la proportion des enfants envoyés à l’école, sur la population, est d’un sur quatorze, tandis que dans la belle et riche France elle est d’un sur dix-sept. Sachez enfin que le comté le plus catholique de l’Irlande, celui de Kerry, où il n’y a pas un cinquantième de protestants, est aussi le plus instruit. Là ils n’ont pas voulu apprendre la langue des Anglais, la langue de l’hérésie et de la conquête, et comme ils n’ont que bien peu de livres en irlandais, ils ont appris la langue de l’Église. Quand vous y rencontrez un malheureux en haillons, qui ne comprend pas votre anglais, parlez-lui la langue que vous parleriez à un savant d’Allemagne, parlez-lui latin, et le papiste déguenillé saura vous répondre.

Comment s’étonner si un clergé, dont la vie n’est qu’un long bienfait, exerce sur le peuple une influence exclusive et insurmontable ? Comment s’en étonner surtout si l’on songe à la nature patriotique et essentiellement populaire des liens qui unissent les fidèles à leurs prêtres ? C’est, je ne crains pas de le dire, dans ces relations populaires, dans l’élection des évêques, dans l’entretien des ministres du culte par la population, que réside le secret de leur force. Le gouvernement anglais ne se l’est jamais dissimulé ; il s’est constamment appliqué à relâcher les liens de cette popularité ecclésiastique. J’ai déjà indiqué ses tentatives contre la liberté de l’épiscopat et en faveur du salaire des prêtres. Sa principale entreprise en ce genre n’a pas mieux réussi ; sous prétexte de dérober le clergé catholique aux dangers et aux frais d’une éducation faite à l’étranger, il s’est avisé, en 1793, de fonder un vaste séminaire à Maynooth, dont les professeurs seraient soldés par lui, et où deux cent cinquante jeunes lévites recevraient une éducation gratuite. Cette générosité suspecte a échoué comme les persécutions qui l’avaient précédée ; il a pu, grâce à ses salaires, arracher aux professeurs quelques protestations plus ou moins favorables à sa politique ; mais il n’a pu venir à bout d’exercer aucune influence sur les jeunes prêtres. À peine ont-ils quitté le collège, à peine sont-ils rentrés dans le bercail de leurs évêques, qu’ils deviennent, comme leurs devanciers, libres, pauvres et invincibles. À côté de Maynooth s’élève maintenant, sous les auspices du docteur Doyle, le séminaire de Carlow qui, construit et entretenu exclusivement par des souscriptions volontaires, offre à l’Église d’Irlande les garanties les plus complètes. C’est encore dans ces relations habituelles et indispensables entre le clergé et le peuple, que j’ai cru découvrir le secret de cette intelligence politique, de ce patriotisme ardent, en un mot, de ce libéralisme qui distingue le clergé irlandais. Nulle part la grande cause de l’affranchissement des peuples n’a trouvé des partisans plus chaleureux, des apologistes plus dévoués, que parmi ce clergé. Il en a donné un exemple bien frappant par les sentiments que lui a inspirés la révolution de Juillet. J’ai vu des évêques qui m’ont dit avoir été au point de s’évanouir à la lecture des fatales ordonnances de Charles X ; devant moi, les élèves du collège des Irlandais, que la crainte des fureurs populaires avait chassés de Paris, n’en exprimaient pas moins leur sympathie pour la cause populaire ; et des prêtres qui s’étaient trouvés à Paris en juillet, qui avaient assisté aux belliqueux exploits des Parisiens, en parlaient avec une admiration, une effusion que des cœurs français sembleraient pouvoir seuls ressentir.

Si tel est leur amour de la liberté étrangère, si telle est leur sympathie pour des souffrances et des gloires qui ne sont pas les leurs, on peut se figurer ce qu’ils éprouvent pour leur pays, ou plutôt, on ne peut se le figurer, à moins de les avoir connus, car nulle part la patrie n’est aimée d’un aussi violent amour qu’en Irlande, nulle part le patriotisme n’est aussi pur, aussi ardent, aussi expressif que chez les prêtres irlandais. La patrie dispute à Dieu l’empire de leur âme ; toutes les pensées qu’ils donnent au monde sont absorbées par la confiance d’un avenir heureux pour leur pauvre pays, par le regret, l’inextinguible regret d’un passé admirable. Comme on sent que leur cœur bondit chaque fois que l’étranger leur parle de leur pays ! Comme on voit qu’au premier signal, ils saisiraient la pique nationale et marcheraient de grand cœur au combat ! L’Irlande, la pauvre et chère Irlande ! son image est au fond de toutes leurs pensées, de toutes leurs émotions. Si vous regardez le cachet d’un prêtre, c’est la harpe brisée de son pays, et pour devise ces mots : « Elle ne retentit plus. » Si vous examinez sa bibliothèque, à côté de son bréviaire vous trouvez les mélodies patriotiques et presque séditieuses de Moore. Ah ! pour comprendre ce qu’est et ce que vaut le véritable patriotisme, il faut connaître et étudier les prêtres irlandais, il faut les entendre prononcer ce nom d’Irlande si cher et si sacré, il faut voir le rouge leur monter au visage, quand ils parlent de l’histoire et des malheurs du pays et de la foi ; il faut les écouter chanter en chœur les ravissantes mélodies nationales, tandis que leur regard perçant plonge dans l’œil de l’étranger, comme pour y lire si lui aussi a un cœur qui bat pour l’Irlande et pour la foi catholique.

S’il est une vertu qui puisse les rendre plus admirables, plus vraiment ministres de Dieu, c’est leur charité. Il semble que leur pauvreté même soit une source féconde de soulagements et de consolations pour ces malheureux qui ne vivent que de leurs bienfaits. Tout ce que la religion de celui qui mourut par pitié pour nous peut inspirer de miséricorde, de dévouement et d’amour, ils savent l’employer pour adoucir le sort du troupeau auquel ils sont unis par les liens d’une si longue infortune. Je ne m’étendrai pas sur les merveilles de la charité chrétienne en Irlande, car d’autres pays les ont connues, mais j’oserai dire qu’elles n’ont été nulle part plus abondantes et plus divines. J’oserai le dire, car j’ai entendu le récit des œuvres héroïques de cet archevêque Troy, qui ne laissa pour tout bien en mourant qu’une demi-couronne (3 francs). Je l’ai vu cet évêque Doyle, qui, l’hiver dernier, ôtait les couvertures de son propre lit pour les donner aux pauvres ; je l’ai vue cette chétive chaumière qui sert d’asile au père Murphy, vicaire humble et inconnu de Clogheen, qui est mainte fois revenu chez lui sans chemise sur le dos ; ayant donné celle qu’il portait au malade dont il avait visité le lit de douleur.

Milice sainte, milice vraiment céleste, puisse le sol que vous avez fécondé de vos sueurs et de votre sang ne se dessécher jamais ! Puisse l’exemple de votre liberté et de votre dévouement s’étendre comme un parfum sur l’Europe haletante et fatiguée ! Acceptez ce lointain hommage d’un étranger qui a prié dans vos temples, qui a pleuré au spectacle de vos vertus, et qui ne demande à Dieu pour son pays que les bienfaits dont vous avez doté le vôtre.

 

 

Je vous ai déjà décrit, monsieur, deux des principaux éléments de cette Irlande si aimée des cœurs catholiques ; je vous ai montré ce malheureux clergé venu d’outre-mer avec la spoliation et l’hérésie, et frappé de mort et de honte au sein de ses richesses ; j’ai dit aussi quelle était cette Église, à la fois nationale et divine, consolation éternelle d’une infortune inouïe, et que les mains de Dieu ont revêtue là de sa plus antique et de sa plus belle parure, d’une liberté pauvre et fière. Il me reste à parler de ce peuple irlandais que la civilisation européenne a tour à tour persécuté, trahi et oublié ; peuple qui n’a vécu que d’une seule chose, de foi ; et qui n’a gardé pour tout patrimoine que les tombeaux et les croyances de ses pères.

On comprendra facilement que je ne parlerai que de la population catholique, c’est-à-dire des cinq sixièmes de la population totale. Le reste n’est qu’une colonie étrangère, qui a conquis, il est vrai, quelques traits du caractère indigène, mais qui, comme toutes les races colonisées, a une nature essentiellement incomplète et empruntée. Ce ne sont plus des Irlandais, ce sont des Anglais et des Écossais, et, comme tels, ils sortent de mon sujet.

Parmi les particularités qui distinguent la population vraiment irlandaise, c’est-à-dire pauvre et catholique, il en est une qui est trop flatteuse pour un Français pour que je n’en fasse pas d’abord mention, c’est l’amour de la France. Cette affection énergique et expansive, comme toutes celles du peuple irlandais, se retrouve chez toutes les classes et dans toutes les parties du pays ; elle date des premiers temps de son histoire, et n’a fait que s’accroître pendant la suite des siècles. Il semble, en effet, qu’un lien de mystérieuse sympathie ait toujours uni ces deux pays, depuis les jours où des moines irlandais, au huitième siècle, débarquèrent dans la France barbare, et offrirent de la science à qui en voulait 8, jusqu’à ceux où la noblesse irlandaise, proscrite et dépouillée, vint combattre dans nos rangs à Malplaquet et à Fontenoy. On sait quelles espérances le Directoire avait fondées sur cette prédilection, et certes, si le général Hoche avait pu débarquer à Bantry, il est difficile de dire jusqu’à quel point les ordres des évêques eussent empêché les populations catholiques de se ranger sous ses drapeaux, sauf ensuite à être désabusées par l’irréligion des soldats républicains, comme le furent tous les habitants des contrées que parcourut le faible détachement du général Humbert.

À part cette affection spéciale, le trait qui frappe le plus le voyageur, est l’excessive hospitalité des Irlandais. Toutes les merveilles que l’on nous raconte de l’hospitalité presque fabuleuse des peuples de l’antiquité et de l’Orient, se trouvent vérifiées chaque jour dans la pauvre Irlande, et vérifiées, il faut le déclarer, par toutes les classes de la population, par tous ceux qui foulent le sol de l’Irlande. Ici nulle distinction entre le seigneur protestant et le paysan catholique, entre le recteur anglican et le prêtre papiste ; tous s’entendent également à pourvoir aux besoins et aux moindres désirs de l’étranger ; tous rivalisent de zèle et d’ardeur pour lui épargner le moindre embarras, le moindre ennui. Les différences de caste et de religion s’effacent à sa vue ; et il est tenté de croire que l’hospitalité est une vertu contagieuse pour tous ceux qui respirent l’air de la verte Érin. Et cette vertu ne se révèle pas seulement par des paroles, des offres, des actes même ; c’est une hospitalité du cœur qui ne laisse jamais douter de sa sincérité, qui attire une confiance immédiate, qui inspire presque l’indiscrétion. On voit qu’elle provient d’un désir profond de faire du bien à celui qui en est l’objet, d’un dévouement absolu à ses intérêts et à son bien-être. On veut lui faire oublier qu’il est étranger, on veut lui faire aimer l’Irlande. Si le Dante eût connu l’Irlande, je ne sais s’il eût chanté combien le pain d’autrui est amer, et combien il est dur de toujours monter et de toujours descendre l’escalier d’une maison étrangère 9. Il me semble qu’en Irlande un exilé pourrait presque se consoler de son exil.

Ce dévouement que l’Irlandais met dans ses relations avec ses hôtes, il le mêle à tous les actes de sa vie ; il est toujours maîtrisé par quelque élan du cœur, quelque accès d’enthousiasme. C’est là une des principales sources de cette poésie qui entoure d’une atmosphère si fraîche, si séduisante, toute l’histoire et toute la vie actuelle de ce pauvre peuple. Elle se révèle dans la langue mystérieuse et originale des antiques races du pays, où se confondent toutes les images pittoresques et les fortes tournures des idiomes celtiques et orientaux, et que les races modernes conservent avec un religieux respect. Elle éclate dans ces mélodies si gracieuses, si mélancoliques, si profondément nationales, véritables chroniques musicales du pays, où le souvenir des gloires de son antique histoire, où la pensée de ses longues et mémorables infortunes, est toujours vivante et pénètre dans le cœur de l’étranger à la suite d’une harmonie céleste. Elle se retrouve, cette merveilleuse poésie, dans toutes les vertus du peuple, dans ce violent et expressif amour de la patrie, qui ne se rencontre qu’en Irlande, et qui semble avoir grandi avec ses misères ; dans cet amour non moins violent de la guerre, cet ardent courage qui fait des Irlandais les meilleurs soldats des armées britanniques ; enfin, dans leur hospitalité, dans l’invincible fidélité de leurs affections, dans leur incomparable piété. Quoi de plus poétique que leur attachement effréné à la musique, attachement qui fait battre le cœur du dernier paysan, et qui a donné une popularité si puissante à leurs bardes nationaux, depuis l’aveugle Carolan qui allait de cabane en cabane, chantant les malheurs de la race exilée des Stuarts et des catholiques proscrits, jusqu’à Moore, qui doit sa plus belle gloire aux mélodies rustiques de son pays ! Quoi de plus poétique, et en même temps de plus glorieux pour un peuple, que ce saint respect des Irlandais pour les monuments de leurs pères, respect qui veille toujours sur les ruines nombreuses dont l’hérésie conquérante a couvert la contrée ! On n’a jamais pu, dit un voyageur anglais, même à force d’argent, persuader à ces malheureux d’enlever de leurs champs une seule pierre des chapelles où des tombeaux de leurs aïeux.

Oui, tout est poétique dans les mœurs du peuple irlandais, tout jusqu’à sa misère, puisqu’elle lui inspire ce mépris de la vie qui préside à toutes ses actions, et rend son existence si aventureuse et si originale ; puisqu’elle ne diminue en rien l’étonnante intelligence du caractère national, qui ne se dément jamais, qui s’est révélée au monde dans Sheridan, Burke, Grattan et Moore, et qui se retrouve chez le pâtre le plus obscur dans la vivacité de ses reparties et dans la perspicacité de ses jugements. Une gaieté perpétuelle forme le plus surprenant contraste avec l’inconcevable misère de la population, et l’Irlandais le plus déguenillé a la physionomie bien plus riante et bien plus satisfaite que le plus riche industriel de Liverpool ou de Manchester. Il semble que le Dieu qui naquit dans une crèche ait donné, dès ce monde, au pauvre peuple qui lui est resté toujours fidèle, cette paix du cœur, cette insouciance des vanités humaines, qui sera la plus belle récompense des élus.

Dans cette gaieté, rien n’est exagéré, rien n’est fatigant ; car sans cesse elle est tempérée et subitement interrompue par des retours de mélancolie qui impriment à l’âme un indicible saisissement. Ils ne perdent jamais de vue l’image de la patrie souffrante et persécutée, ni celle de leur grandeur passée, de leur irrévocable décadence : et jamais décadence ne fut si complète, jamais chute ne fut si profonde. Là, les cochers et les bateliers portent des noms qui sont ceux des Montmorency et des La Trémouille de l’Irlande. Si vous leur parlez avec intérêt, si vous gagnez leur confiance, si surtout vous êtes étranger et catholique, ils vous raconteront comment ils sont déchus de leur ancienne prospérité, comment, dans leur pauvreté, ils ont laissé tomber la particule nobiliaire O’ ; et dans leur regard se rallumera tout le feu de l’aristocratie. En effet, sous leurs haillons se cache toute une aristocratie, naguère riche et puissante, avec ses éclatants faits d’armes, sa galanterie chevaleresque, ses précoces splendeurs, et sa fervente dévotion, aujourd’hui proscrite et dépouillée, mendiant de quoi vivre sur la terre de ses aïeux. Comment refuser sa pitié à ces infortunes, quand je ne sais quelle impitoyable destinée semble pousser toutes les races antiques de l’Europe vers un avenir pareil ?

Certes, si jamais il y eut une haine nationale, je ne dis pas excusable, mais légitime et sacrée, ce devrait être celle de l’Irlande pour l’Angleterre. Nulle part on ne voit dans l’histoire l’exemple d’une oppression aussi perfide, aussi systématique, aussi constante. La liberté que l’Angleterre étalait au monde avec tant d’orgueil, elle l’a transformée pour l’Irlande dans le plus honteux ilotisme. L’Irlandais a été blessé dans ses intérêts les plus précieux et dans ses affections les plus chéries. Il a vu sa nationalité anéantie, sa royauté et l’aristocratie de son pays réduites en poussière, son commerce et son industrie étouffés, sa religion enfin dépossédée et livrée à la plus sanglante persécution. Il ne lui a pas même été permis d’appeler siens les temples où ses pères avaient prié, ou les champs qu’ils avaient défrichés. L’Irlande a été tout entière, et à deux reprises différentes, confisquée au profit des protestants. Ses légitimes possesseurs luttent aujourd’hui contre la famine sur le sol qu’on leur a enlevé, et qui est devenu la proie d’une aristocratie d’origine étrangère et vivant à l’étranger. Eh bien ! cette population dévouée au malheur, qui n’a eu d’autre refuge que le catholicisme, qu’a exploitée à son aise depuis trois siècles un clergé qu’on nous dit si fanatique et si grossier, cette population a conservé, il est vrai, une horreur profonde de la domination étrangère, mais on y voit rarement des haines individuelles, des vengeances secrètes contre ceux qui dévorent son patrimoine et qui se sont assis dans les sanctuaires de sa foi : il a fallu les excès les plus inouïs pour soulever les ressentiments des catholiques irlandais, et au milieu même de leurs révoltes, ceux des seigneurs ou des prêtres protestants qui avaient montré de la tolérance ou de l’indulgence, ne furent jamais confondus dans la haine commune. Pour moi, malgré ma sympathie, malgré la confiance que j’inspirais comme Français et étranger, je n’ai jamais pu obtenir d’un paysan irlandais d’invective plus violente, de parole plus amère que celle-ci : Dieu, (gloire soit à lui et louange à son saint nom ! ) Dieu les voit, eux et nous ; ils auront leur récompense dans l’autre monde, et nous la nôtre.

Ceux qui refusent de croire à l’influence de la religion sur les masses populaires doivent bien se garder d’entreprendre un voyage en Irlande ; leur théorie serait à leurs propres yeux trop énergiquement démentie, leur illusion trop cruellement déçue. Ils seraient forcés non seulement de reconnaître l’influence qu’ils contestent, mais de l’admirer et de la vénérer. Je ne me figure en effet rien de plus vénérable que la foi du peuple irlandais, que son inébranlable constance à suivre le chemin d’épreuves et de persécutions que ses pères ont suivi. Dans tous les autres pays où les dissidences religieuses ont régné ou règnent encore, les religions rivales se sont partagé toutes les classes de la nation, sans se concentrer exclusivement dans une caste de la population. En Irlande, il en est tout autrement ; là, tous les puissants, tous les propriétaires, en un mot, tous les riches sont protestants, et tous les pauvres sont catholiques. Et c’est en présence non seulement de la persécution et des supplices, mais en présence de la séduction toujours irrésistible de l’exemple des riches, en présence de tous les avantages incalculables qui seraient le prix de l’apostasie, en présence de la diminution des fermages, de la protection et des récompenses de leurs seigneurs, que ces pauvres sont restés catholiques. Souvent, à cause de la proximité des villes anglaises et de la résidence des seigneurs, ils ont oublié la langue nationale, quelquefois même ils ont oublié la gloire de leurs pères, les traditions locales qui leur sont si chères, mais jamais ils n’ont oublié leur religion. Les protestants d’Irlande, il importe de le répéter, sont tous colons ou conquérants ; et si quelques familles opulentes ont pu sacrifier leur conscience au désir de conserver leurs richesses, si les descendants des hommes d’armes normands ont trahi successivement la vieille foi, jamais les Irlandais de race pure, les pauvres et nus fils d’Érin n’ont daigné quitter leurs chétives chapelles pour prier dans les pompeuses églises des Anglais.

La dévotion du peuple, sans prêter le flanc à aucune de ces accusations d’idolâtrie et de superstition dont le protestantisme est si prodigue envers les populations catholiques du continent, est cependant scrupuleuse et sévère. Le fidèle qui désobéirait au précepte du prêtre, qui vit cependant de ses dons, serait regardé comme un lâche. Une exaltation toute poétique, une délicatesse de pensées et d’émotions que l’on trouve à peine dans nos classes les plus élevées, sont empreintes dans chaque parole que prononce un paysan ou une pauvre femme d’Irlande, quand ils parlent de leur Dieu et de leur foi. Je ne sache pas pour un catholique d’émotion plus douce que celle d’entendre ces malheureux à peine vêtus, ne se nourrissant qu’à moitié, trouver au sein de leur misère les expressions les plus chaleureuses et les plus éloquentes pour vanter la miséricorde de Dieu envers eux, pour le remercier de les avoir fait naître dans la vraie foi, et pour comparer au culte froid de leurs maîtres les consolations qu’ils puisent dans leur foi en la Mère de Dieu, et aux saints patrons qui ont veillé sur leur enfance. Nation bénie ! on voit qu’elle a compris le mystère de la vie, et qu’en lui refusant tous les biens les plus estimés de ce monde, Dieu lui-même s’est donné à elle.

En face de toutes les misères accumulées sur la tête de ce peuple, leur Dieu a planté la croix, comme pour montrer au monde que seule elle pouvait tout vaincre et consoler de tout. Jamais, on le sait, quel qu’ait été l’excès de son infortune, l’Irlandais n’a perdu de vue ce signe de sa rédemption ; jamais il n’a été sourd à la voix de ces prêtres pauvres comme lui et vivant de ce dont il se prive pour eux. Au contraire, plus les crises ont été terribles, plus les tentations ont été grandes, et plus aussi le pauvre Irlandais s’est serré auprès du chétif autel du vrai Dieu, plus il a montré de soumission et d’amour envers les pontifes de la vraie foi.

Je ne veux en citer qu’un exemple. Il y a quelques années, une effroyable famine désola l’Irlande ; la récolte des pommes de terre avait manqué, et ces malheureux, qui, dans les temps de la plus grande abondance, n’ont jamais de quoi manger du pain, mouraient par milliers. L’Angleterre vint au secours de ses vassaux au moyen d’une souscription qui se monta bientôt à plusieurs millions. Mais avant que les vivres nécessaires fussent arrivés, des malheurs inouïs eurent lieu, et des contrées entières furent dépeuplées. Entre autres, les habitants d’une vaste paroisse située dans un des comtés les plus reculés de l’Irlande, complètement dépourvus de nourriture, et réduits au dernier degré d’inanition, n’attendaient plus que la mort pour terminer leur supplice. Le prêtre catholique n’avait pas voulu quitter son troupeau et mourait de faim avec eux ; quand il vit que nul secours n’était proche, et qu’il n’y avait plus d’espoir, il alla de hutte en hutte leur dire : « Mes enfants, en ce moment fatal, n’oublions pas Notre-Seigneur, le Seigneur Dieu qui donne la vie et qui la retire. » À sa voix, quinze cents spectres nus se traînent à l’église et s’y prosternent ; le prêtre monte à l’autel, et là, étendant ses mains amaigries sur la tête des mourants, il entonne les litanies des agonisants et les prières des morts.

Pour moi, je n’ai jamais vu ces crises solennelles, ces époques d’exaltation populaire et religieuse, si nombreuses dans les annales de l’Irlande. Je n’ai fait qu’assister au spectacle de leur piété quotidienne, je n’ai fait que passer au milieu de leurs épreuves et de leurs vertus habituelles. Bien souvent, le dimanche, en entrant dans une ville irlandaise, j’ai vu les rues encombrées de laboureurs agenouillés dans toutes les directions, mais tournant tous leurs regards vers quelque porte basse, quelque allée obscure qui conduit à la chapelle catholique, bâtie derrière les maisons, dans ces temps de persécution où l’exercice du culte était crime de trahison. L’immense foule qui se pressait pour entrer dans l’enceinte étroite et cachée, en interdisait l’accès aux deux tiers des fidèles, mais ils savaient que la messe se disait, et ils restaient à genoux dans les rues voisines pour s’unir d’intention au prêtre du Très Haut. Bien souvent je me suis mêlé à eux et j’ai joui de l’étonnement avec lequel ils voyaient un étranger, un homme qui n’était pas pauvre comme eux, prendre comme eux l’eau bénite et s’incliner devant leur autel. Souvent encore, du haut de la galerie réservée aux femmes, j’ai contemplé un des spectacles les plus curieux que l’on puisse concevoir, la nef catholique pendant le sermon : cette nef est livrée aux hommes ; il n’y a point de sièges, la population s’y précipite à flots, et ces flots se succèdent jusqu’à ce que les premiers venus soient serrés contre la balustrade de l’autel, de manière à ne pas pouvoir remuer un seul de leurs membres. On ne voit qu’une masse mouvante de têtes à chevelures noires tellement rapprochées qu’on croirait pouvoir marcher dessus sans danger. De minute en minute la masse s’ébranle, s’agite ; de longs gémissements, de profonds soupirs se font entendre ; les uns s’essuient les yeux, les autres se frappent la poitrine ; chaque mouvement oratoire du prêtre est saisi à l’instant, et l’impression qu’il produit n’est jamais dissimulée. Un cri d’amour et de douleur répond à chacune de ses prières, à chacun de ses reproches. On voit que c’est un père qui parle à ses enfants, et que ces enfants adorent leur père.

Les habitudes religieuses des paroisses rurales m’ont semblé encore plus touchantes. Je n’oublierai jamais la première messe que j’entendis dans une chapelle de campagne. J’arrivai un jour au pied d’une éminence dont la base était revêtue d’une épaisse plantation de sapins et de chênes ; je mis pied à terre pour y monter. À peine avais-je fait quelques pas que mon attention fut attirée par un homme agenouillé au pied d’un de ces sapins ; j’en vis bientôt plusieurs autres dans la même posture : plus je montais, plus ce nombre de paysans prosternés était considérable ; enfin, au sommet de la colline, je vis s’élever un édifice en forme de croix, construit en pierres mal jointes, sans ciment, et couvert de chaume. Tout autour, une foule d’hommes grands, robustes et énergiques, étaient à genoux, la tête découverte, malgré la pluie qui tombait par torrents et la boue qui fléchissait sous eux. Un profond silence régnait partout. C’était la chapelle catholique de Blarney, et le prêtre y disait la messe. J’arrivai au moment de l’élévation, et toute cette fervente population se prosterna le front contre terre. Je m’efforçai de pénétrer sous le toit de l’étroite chapelle qui regorgeait de monde. Pas de siège, pas d’ornements, pas même de pavé : pour tout plancher la terre humide et pierreuse, un toit à jour, des chandelles en grise de cierges. J’entendis le prêtre annoncer, en irlandais, dans la langue du peuple catholique, que tel jour il irait, pour abréger le chemin de ses paroissiens, dans telle cabane, qui deviendrait, pendant ce temps-là, la maison de Dieu, qu’il y distribuerait les sacrements et qu’il y recevrait le pain dont le nourrissent ses enfants. Bientôt le saint sacrifice fut terminé ; le prêtre monta à cheval et partit ; puis chacun se leva et se mit lentement en route pour ses foyers ; les uns, laboureurs itinérants, portant avec eux leur faux de moissonneur, se dirigèrent vers la chaumière la plus voisine pour y demander une hospitalité qui est un droit ; les autres, prenant leurs femmes en croupe, regagnèrent leurs lointaines demeures. Plusieurs restèrent pour prier plus longtemps le Seigneur, prosternés dans la boue, dans cette silencieuse enceinte, choisie par le peuple pauvre et fidèle au temps des anciennes persécutions.

Et tout cela se passe, non pas sous le brillant soleil, sous le ciel pur et bleu de l’Italie, dans cette atmosphère où la dévotion est presque une volupté, mais sous le ciel sombre, humide et froid des îles Britanniques, loin de toutes les séductions des beaux-arts, à côté d’une manufacture ou d’une usine.

L’étranger qui vit ces choses, s’était aussi agenouillé avec ces pauvres chrétiens, et il s’était relevé le cœur plein de fierté, de bonheur en songeant que lui aussi était de cette religion qui ne meurt point, qui a survécu aux gigantesques triomphes du Moyen Âge, aux luttes cruelles de la réforme, aux perfides splendeurs de Louis XIV, à l’impitoyable persécution du dernier siècle, et qui, au moment où l’incrédulité que son éternité fatigue, se hâte de lui creuser un tombeau, se retrouve dans les déserts de l’Irlande et de l’Amérique, libre et pauvre comme à son berceau.

Prêtres de Dieu, vous qui êtes les pères de notre foi, vous dont nous vénérons si tendrement les vertus, vous dont la liberté, la gloire et les destinées nous sont mille fois plus chères que les nôtres, souffrez que nous appelions votre attention sur cette contrée où le catholicisme a puisé une vie nouvelle, d’où il nous inonde de nouvelles consolations : voyez la fervente foi et la sublime constance de ce peuple ; voyez l’amour filial et sans bornes qu’il porte à ses prêtres, et songez que deux mots font tout le secret de leur immortelle puissance, deux mots que le Christ a jetés dans ce monde, et que son Église a seule compris : Liberté et pauvreté.

Et nous, laïques, nous qui naissons dans un siècle où il est si dur de vivre, mais si glorieux de combattre, si jamais le découragement venait nous saisir, si jamais nos cœurs fatigués doutaient de Dieu et de son éternelle sollicitude, songeons aux merveilles de l’association catholique, qui ne commença qu’avec sept membres, et qui, après quinze ans de lutte, a conquis l’indépendance religieuse de l’Irlande, et jeté les fondements de son indépendance nationale. Songeons que pour maintenir le catholicisme en Irlande, en face de la conquête étrangère, de l’hérésie victorieuse, de la gloire et de la puissance britanniques, dans un climat qui ne lui offrait aucun secours, à travers trois siècles de spoliations, de révolutions et de misères, il n’a fallu que deux choses qui ne manqueront pas en France, d’un côté la persécution, et de l’autre la foi.

 

 

 

Charles de MONTALEMBERT.

 

Paru dans L’Avenir en janvier 1831 et recueilli dans

Œuvres de M. le comte de Montalembert, tome premier, 1860.

 

 

 

 

 

 



1 L’Avenir, journal quotidien, avait été fondé quelque temps après la révolution de juillet 1830, par l’abbé de La Mennais, avec le concours de MM. de Salinis, Gerbet, Lacordaire, Rohrbacher, de Coux, Waille, etc., dans le but avoué de défendre la liberté de l’Église contre les empiétements de l’État et les préjugés du faux libéralisme, comme aussi de faire comprendre et pratiquer aux catholiques les institutions libérales que la France et beaucoup d’autres peuples de l’Europe avaient alors ou conquises ou réclamées. Cette lettre sur l’Irlande parut dans les numéros des 1er, 5 et 18 janvier 1831. 

2 Tous les détails qui vont suivre sur les abus de l’Église anglicane en Irlande et sur la situation générale de ce pays étaient parfaitement conformes à la réalité des faits en 1830. Mais ces faits ont été depuis lors considérablement modifiés. Trois grandes mesures ont amené ces changements : 1° la suppression de la moitié des évêchés anglicans sous lord Melbourne en 1833 ; 2° l’abolition de la dîme dans toutes les paroisses habitées par des catholiques ; 3° l’expropriation légale des domaines obérés qui a fait passer entre les mains de la bourgeoisie catholique une très grande partie de la propriété foncière auparavant possédée par l’aristocratie protestante. On trouvera des détails sur cette dernière mesure, l’une des plus salutaires de notre temps, dans l’Avenir politique de l’Angleterre, au tome V de ce recueil. – Malgré l’importance de ces améliorations, on n’en doit pas moins regretter que l’Angleterre n’ait pas encore fait subir à l’organisation et à la propriété de l’Église établie en Irlande la transformation radicale qu’exigent l’équité et l’intérêt bien entendu du pays. On peut croire que ce but eût été atteint si, dans les premières années qui ont suivi l’émancipation, O’Connell y avait consacré la force que lui donnait sa grande position parlementaire, au lieu de la dépenser stérilement à poursuivre le Rappel de l’Union législative entre ces deux pays. (Note de l’édition actuelle.) 

3 Voir la note 1. 

4 Cet abus a disparu en vertu d’un acte du Parlement. 

5 Ceci était écrit en 1830 : l’Espagne n’avait pas encore confisqué le patrimoine de l’Église. 

6 Maynooth est entretenu aux frais du gouvernement anglais et jouit d’une dotation accordée d’abord par Pitt, et augmentée par sir Robert Peel ; Carlow ne se soutient que par des souscriptions particulières. 

7 Ce sont là les hedge-schools qui ont tant étonné tous les voyageurs qui ont écrit sur l’Irlande. – Ajoutons que sous ce rapport, comme sous beaucoup d’autres, la situation de l’Irlande a changé depuis 1830. Le Parlement a décuplé la dotation de l’instruction primaire en Irlande, et a institué un système d’écoles mixtes où sont admis les enfants de toute religion, et où l’enseignement religieux est donné par les ministres des divers cultes. L’épiscopat catholique, longtemps divisé sur le mérite de cette institution, a fini par l’adopter avec l’autorisation du Saint-Siège ; mais on a soulevé récemment de nouvelles objections, qui pourraient bien amener une nouvelle scission. Du reste, la liberté de l’enseignement privé a toujours été complète en Irlande comme en Angleterre ; elle n’y est même soumise à aucune surveillance. (Note de l’édition actuelle.) 

8 Voyez la Chronique du moine de Saint-Gall. 

9 Tu proverai si comme sa di sale

Il pane altrui, e com’è duro calle

Lo scendere et il salir per le altrui scale.

Paradiso. – Cant. XVII.

 

 

 

 

 

 

 

 

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