Anne d’Autriche

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Madame de MOTTEVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La reine, par sa naissance, n’a rien qui l’égale : ses aïeux ont tous été de grands monarques ; et, parmi eux, nous en voyons qui ont aspiré à la monarchie universelle. La nature lui a donné de belles inclinations. Ses sentiments sont tous nobles : elle a l’âme pleine de douceur et de fermeté, et, quoique ce ne soit pas mon dessein, en parlant, d’exagérer ses qualités, je puis dire, en général, qu’il y a des choses en elle qui la peuvent faire égaler les plus grandes reines de l’antiquité.

Elle est grande et bien faite, elle a une mine douce et majestueuse qui ne manque jamais d’inspirer dans l’âme de ceux qui la voient l’amour et le respect. Elle a été l’une des plus grandes beautés de son siècle, et présentement il lui en reste assez pour pouvoir effacer les jeunes qui prétendent avoir des attraits. Ses yeux sont parfaitement beaux, le doux et le grave s’y mêlent agréablement ; leur puissance a été fatale 1 à beaucoup d’illustres particuliers, et des nations entières ont senti à leur dommage quel pouvoir ils ont eu sur les hommes. Sa bouche, quoique d’une manière fort innocente, a été complice de tous les maux que ses yeux ont faits. Elle est petite et vermeille, et la nature lui a été libérale de toutes les grâces dont elle avait besoin pour être parfaite. Par un de ses souris, elle peut acquérir mille cœurs ; ses ennemis même ne peuvent résister à ses charmes et nous avons vu souvent beaucoup de ces personnes à qui l’ambition ôtait la raison nous avouer que la Reine se faisait mieux aimer par eux, lors même qu’ils avaient le plus de dessein de manquer à leur devoir. Ses cheveux sont beaux, et leur couleur est d’un beau châtain clair : elle en a beaucoup, et il n’y a rien de plus agréable que de la voir peigner. Ses mains, qui ont reçu les louanges de toute l’Europe, qui sont faites pour le plaisir des veux, pour porter un sceptre et pour être admirée, joignent l’adresse avec une extrême blancheur : si bien que l’on peut dire que les spectateurs sont toujours ravis quand cette grande reine se fait voir, ou à sa toilette en s’habillant, ou à sa table quand elle prend ses repas.

Sa gorge est belle et bien faite ; et ceux qui aiment à voir ce qui est beau ont sujet de se plaindre du soin que la Reine prend de la cacher, si le motif qui le lui fait faire ne les forçait d’estimer ce qui s’oppose à leur plaisir. Toute sa peau est d’une égale blancheur, et d’une délicatesse qui ne se saurait jamais assez louer. Son teint n’est pas de même, il n’est pas si beau ; et la négligence qu’elle a pour sa conservation, ne mettant presque jamais de masque, ne contribue pas à l’embellir. Son nez n’est pas si parfait que les autres traits de son visage : il est gros, mais cette grosseur ne sied pas mal avec de grands yeux, et il me semble que, s’il diminue sa beauté, il contribue du moins à lui rendre le visage plus grave. Toute sa personne pouvait enfin mériter de grandes louanges : mais je crains d’offenser sa modestie et la mienne si j’en parlais davantage ; c’est pourquoi je n’ose pas seulement dire qu’elle a le pied fort beau, petit et fort bien fait.

Elle n’est pas esclave de la mode, mais elle s’habille bien. Elle est propre et fort nette : on peut dire même qu’elle est curieuse de belles choses, et c’est sans affectation extraordinaire ; et beaucoup de dames dans Paris font plus de dépense que la Reine n’en fait. L’habitude, et non la vanité, fait son ajustement ; et l’honnête ornement lui plaît, parce que naturellement elle aime à être bien, autant dans la solitude qu’au milieu de la cour.

Comme Dieu est notre principe et notre fin, et qu’une reine chrétienne ne doit être estimée que selon la mesure qui est en elle, il est juste de commencer à parler de ses mœurs par la piété qui paraît être un des principaux ornements de cette auguste princesse. Elle a certainement un grand respect pour la loi de Dieu, et son désir serait de la voir bien établie dans le cœur de tous les Français. Dans sa plus grande jeunesse, elle a donné des marques de dévotion et de charité ; car, dès ce temps-là, ceux qui ont eu l’honneur de la servir ont toujours remarqué qu’elle était charitable et qu’elle aimait à secourir les pauvres. Les vertus avec les années se sont fortifiées en elle, et nous la voyons sans relâche prier et donner. Elle est infatigable dans l’exercice de ses dévotions ; les voyages, les maladies, les veilles, les chagrins, les divertissements ni les affaires ne lui ont jamais pu faire interrompre les heures de sa retraite et de ses prières. Elle a eu confiance extraordinaire en Dieu ; et cette confiance lui a attiré sans doute beaucoup de grâces et de bénédictions. Elle est exacte à l’observation des jours de jeûne, et je lui ai souvent ouï dire sur ce sujet que les rois doivent obéir aux commandements de Dieu et de l’Église plus ponctuellement que les autres chrétiens, parce qu’ils étaient obligés de servir d’exemple à leurs peuples. Elle a beaucoup de zèle pour la religion, beaucoup de respect pour le Pape. Elle communie souvent ; elle révère les reliques des saints ; elle est dévote à la Vierge, et pratique souvent dans ses besoins les vœux, les présents et les neuvaines par lesquelles les fidèles espèrent obtenir les grâces du ciel. On entre aisément dans son cœur par la bonne opinion qu’elle prend de la piété de certaines gens ; et bien souvent, je l’ai soupçonnée d’avoir été trompée par la facilité qu’elle a à révérer la vertu. Ceux qui se conservent dans son estime ont le pouvoir de lui parler tort librement sur toutes les choses qui regardent son devoir et sa conscience. Elle reçoit toujours leurs avis avec soumission et douceur, et les prédicateurs les plus sévères sont ceux qu’elle écoute le plus volontiers. Son oratoire est le lieu où elle se plaît le plus : elle y passe beaucoup d’heures du jour ; et toutefois, selon ce que je lui ai ouï dire d’elle-même avec humilité, elle veut bien qu’on croie qu’elle n’a pas encore ce zèle parfait qui fait les saints, et qui fait mourir le chrétien à soi pour vivre seulement à Dieu et pour Dieu. Mais il semble, vu les grandes et saintes dispositions de son âme, qu’elle soit destinée à cette dernière perfection.

La vertu de la Reine est solide et sans façon ; elle est modeste sans être choquée de l’innocente gaieté, et son exemplaire pureté pourrait servir d’exemple à toutes les autres femmes. Elle croit facilement le bien, et n’écoute pas volontiers le mal. Les médisants et rapporteurs ne font sur son esprit nulle forte impression ; et, quand une fois elle est bien persuadée en faveur des gens, il est difficile de les détruire auprès d’elle. Elle a l’esprit galant ; et, à l’exemple de l’infante Clara-Eugenia 2, elle goûterait fort cette belle galanterie qui, sans blesser la vertu, est capable d’embellir la cour. Elle désapprouve infiniment la manière rude et incivile du temps présent : et si les jeunes gens de ce siècle suivaient ses maximes, ils seraient plus gens de bien et plus polis qu’ils ne sont.

Elle est douce, affable et familière avec tous ceux qui l’approchent et qui ont l’honneur de la servir. Sa bonté la convie de souffrir les petits comme les grands ; et, sans manquer de discernement, cette bonté est cause qu’elle entre en conversation avec beaucoup de personnes fort indignes de son entretien. Cela va même jusqu’à lui faire tort, et je vois bien quelquefois que les personnes de mérite, par ces apparences, pourraient craindre qu’elle ne mît quelque égalité entre les honnêtes gens et les sots : mais je suis persuadée de cette vérité que la Reine, en cette occasion, donne aux sages, par estime et par raison, ce qu’elle donne aux autres par pitié, et parce que naturellement elle ne saurait faire de rudesse à qui que ce soit ; et, quand cela lui arrive, il faut que de grandes choses l’y forcent. Ce tempérament de douceur n’empêche pas qu’elle ne soit glorieuse et qu’elle ne discerne fort bien ceux qui font leur devoir, en lui rendant ce qui lui est dû, d’avec ceux qui lui manquent de respect, ou faute de connaissance, ou pour suivre la coutume qui présentement veut le désordre en toutes choses.

Elle a beaucoup d’esprit : ce qu’elle en a est tout à lait naturel. Elle parle bien : sa conversation est agréable, elle entend raillerie, ne prend jamais rien de travers, et les conversations délicates et spirituelles lui donnent du plaisir. Elle juge toujours des choses sérieuses selon la raison et le bon sens, et dans les affaires elle prend toujours par lumières le parti de l’équité et de la justice ; mais elle est paresseuse, elle n’a point lu : cela toutefois ne la délustre point, parce que le grand commerce que la Reine a eu avec les premiers de son siècle, la grande connaissance qu’elle a du monde, et la longue expérience des intrigues et des affaires de la cour, où elle a toujours eu une grande part, ont tout à tait réparé ce qui pouvait lui manquer du côté des livres ; et, si elle ignore l’histoire de Pharamond et de Charlemagne, en récompense elle sait fort bien celle de son temps.

Dans sa jeunesse, tous les honnêtes plaisirs qui pouvaient être permis à une grande reine ont eu beaucoup de charmes pour elle ; présentement elle en a perdu le goût. Ses inclinations sont conformes à la raison, et la complaisance lui fait faire sur ce chapitre beaucoup de choses qu’elle ne ferait pas si elle suivait ses sentiments. Le théâtre n’a plus d’autre agrément pour elle que de complaire au Roi, qui, par la tendresse qu’il a pour elle, prend un singulier plaisir à être en sa compagnie ; et toute la France la doit remercier de cette condescendance, puisque nous devons toujours voir avec joie une telle mère avec un tel fils. Elle aime présentement le jeu, et y donne quelques heures du jour. Ceux qui ont l’honneur de jouer avec elle disent qu’elle joue en reine, sans passion et sans empressement de gain.

La Reine est de même fort indifférente pour la grandeur et la domination. Sa naissance l’a élevée tout d’un coup ; elle tient tout le reste indigne de ses désirs, et jamais les défauts de Catherine de Médicis ne seront les siens. Cette grande Reine n’a pas les mêmes sentiments sur l’amitié ; elle aime peu de personnes, mais celles à qui elle donne quelque part en l’honneur de ses bonnes grâces se peuvent vanter d’être fortement aimées. Notre sexe a eu cet avantage de lui avoir donné, dans sa jeunesse, des favorites qui ont occupé son cœur par un attachement fort grand et fort sensible. La mort du Roi son mari lui ayant donné, par sa régence, un sceptre à soutenir, elle a été obligée de donner son amitié à une personne dont la capacité la pût soutenir, et dans laquelle elle pût rencontrer le conseil avec la fidélité, les services avec la douceur de la confiance. Dans tous ses différents choix, et particulièrement par le dernier, elle a fait voir à toute la terre combien elle aime noblement, et que son cœur n’est capable d’aucune faiblesse ni d’aucun changement, quand une fois elle est persuadée qu’elle fait ce qu’elle doit faire. Selon ce que je dis, il semble que la Reine était née pour rendre par son amitié le feu Roi son mari le plus heureux mari du monde : et certainement il l’aurait été s’il avait voulu l’être ; mais cette fatalité, qui sépare presque toujours les cœurs des souverains, ayant éloigné de la Reine celui du Roi, l’amour qu’elle n’a pu donner à ce prince, elle le donnait à ses enfants, et particulièrement au Roi son fils, qu’elle aime passionnément. Le reste des personnes qui ont l’honneur de l’approcher ne sauraient, sans présomption et sans une vanité bien mal fondée, se vanter d’être aimées d’elle : ce bien n’est réservé que pour les élus ; mais elle les traite bien, et toutes, chacune selon leur mérite, en reçoivent un assez favorable accueil pour les obliger à une grande fidélité à son service et à beaucoup de reconnaissance envers elle. Sa bonté en cette occasion tient la place de la tendresse, dont elle ne fait pas une fort grande profusion aux pauvres mortels ; mais les choses qui viennent d’elle et qui en ont seulement quelque apparence sont d’un prix inestimable tant par leur rareté que par l’excellence de la personne de qui on les reçoit. Si elle n’est pas si tendre pour ceux qui ont l’honneur de l’approcher, elle est sûre et secrète à ceux qui se confient en elle. Son procédé est honnête et obligeant. Du côté de la fidélité, elle se renferme dans les mêmes bornes que les particuliers : elle entre dans les chagrins de ceux qui souffrent. Ceux pour qui elle a de la bonne volonté trouvent en sa douceur de la consolation ; et ses oreilles paraissent si attentives au soulagement des misérables, qu’il semble que son cœur, tout indifférent qu’il est, y prend aussi quelque part. Il me paraît qu’elle n’est pas assez touchée de l’amitié qu’on a pour elle ; mais, comme les rois entendent de tous un même langage, et qu’il est difficile de discerner la vérité d’avec le mensonge et l’artifice, il est assez excusable, et même selon la raison, de ne pas se laisser aisément persuader sur une chose qui de sa nature est fort trompeuse. Elle hait ses ennemis de la même façon qu’elle aime ses premiers amis. Par son inclination, elle se vengerait volontiers, elle serait capable de porter bien loin ses ressentiments : mais la raison et sa conscience la retiennent, et souvent je lui ai ouï dire qu’elle a peine à se vaincre là-dessus. Elle se met rarement en colère, sa passion ne la domine pas : elle n’éclate par aucun bruit indécent à une princesse qui, commandant un royaume, doit se commander elle-même ; mais il y paraît à ses yeux, et quelquefois elle en a donné quelques marques par ses paroles. De ma connaissance elle n’en a jamais été vivement touchée que pour les intérêts de la couronne, contre les ennemis de l’État et du Roi son fils, et par conséquent je puis dire ne l’avoir vue en cet état que par des sentiments dignes de louanges.

La Reine est naturellement libérale, elle est capable de donner avec profusion, et en beaucoup d’occasions elle en adonné des marques. Elle n’est jamais incommodée de ceux qui lui demandent du secours dans leur nécessité, et ce qu’elle leur donne, elle le donne avec joie ; mais, comme elle néglige les richesses pour elle-même, elle néglige aussi d’en donner aux autres. Une des plus belles qualités que j’aie reconnues en la Reine, c’est la fermeté de son âme : elle ne s’étonne point des grands périls ; les choses les plus douloureuses et qui ont le plus agité son âme, n’ont pu apporter du trouble dans son visage et ne lui ont jamais fait manquer à cette gravité qui sied si bien aux personnes qui portent la couronne. Elle est intrépide dans les grandes occasions, et la mort ni le malheur ne lui font point peur. Elle soutient son opinion sans se relâcher, quand une fois elle la croit bonne ; et sa fermeté va au delà des raisons que la politique fait dire aux personnes passionnées. De là procède qu’elle ne s’étonne point des discours du vulgaire : elle trouve dans son innocence et dans sa vertu sa sûreté et sa consolation et, pendant que la guerre civile a fait contre elle ce que la malice et l’envie ont coutume de produire, elle a fort méprisé toutes leurs attaques. Elle est toujours égale en toutes les actions de sa vie ; toutes ses années et ses journées se ressemblent ; elle observe continuellement une même règle, et nous l’avons toujours vue faire les mêmes choses, soit dans ce qu’elle rend à Dieu par devoir, ou ce qu’elle donne au monde par complaisance. Elle est tranquille et vit sans inquiétude ; elle ne puise ni dans le passé ni dans l’avenir aucun souvenir ni aucune crainte qui puisse troubler son repos ; elle pense seulement, suivant le conseil de l’Évangile et l’avis des philosophes, à passer sa journée, goûtant avec douceur le bien qu’elle y trouve sans se plaindre du mal qu’elle y rencontre. La pensée de la mort ne l’étonne point : elle la regarde venir, sans murmurer contre sa fatale puissance ; et il est à croire qu’après une fort longue vie elle recevra cette affreuse ennemie des hommes avec une grande paix. Je souhaite que cela soit ainsi, et qu’alors les anges en reçoivent autant de joie que les hommes auront sujet d’en ressentir la tristesse.

 

 

 

Madame de MOTTEVILLE, Mémoires.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Sixième série, Tome premier.

 

 

 

 

1. Allusion à Buckingham.

2. Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, et tante d’Anne d’Autriche.

 

 

 

 

 

 

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