La vie de l’esprit

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dieu est esprit et cet esprit est amour. Les ministres de ses perfections, de ses volontés, de ses justices, sont des esprits, car la matière est corruptible ou périssable, et rien de ce qui s’altère ou se détruit ne pénètre dans le royaume d’Adonaï, Jehova.

L’homme lui-même est animé par un esprit, et c’est lorsque cette substance immatérielle se dégage de son enveloppe grossière que le corps humain cesse de se soutenir, de regarder le ciel, et qu’il se glace pour se dissoudre.

Les langues de la terre ne savent pas définir un esprit ; la créature le sent, agit par lui et avec lui, mais ne le voit pas, mais ne l’explique pas. C’est que l’esprit, venu de Dieu, immortel comme lui, est supérieur au corps, argile et poussière, édifice qui doit s’écrouler au souffle du trépas.

Avant la chute du père des hommes, l’esprit et les sens, dans un accord parfait, ne se livraient point de combats ; tous leurs moments étaient des moments de joie paisible, et cette union heureuse des deux substances se nomme l’état d’innocence, l’état qui ne connaît pas le mal.

Depuis qu’ayant abusé de son libre arbitre, le premier mortel eut rompu, en enfreignant la loi suprême, l’harmonie des deux êtres qui constituent notre nature, il y a eu des luttes acharnées dans les deux principes de l’homme, l’un qui sollicite toujours vers les choses d’ici-bas, poussière, néant, corruption ; l’autre, frère des anges, et qui se dégrade, s’avilit, déchoit, s’il cesse d’aspirer en-haut, d’où lui viennent un peu de lumière dans son cachot, car elle est prisonnière ; la consolation dans sa tristesse, car elle est exilée ; l’espérance dans ses maux, car elle est soumise à de rudes épreuves.

Il est si vrai que l’esprit est plus excellent que tout le reste, que de l’esprit seul viennent la prospérité, la gloire, la stabilité, tout ce qui attire nos préférences dans ce monde ; que là où la matière prévaut, il se trouve uniquement ruine, perturbation, médiocrité, désolation, ravage. L’esprit se rit des fureurs de la mort, alors que cette fille ardente du péché, niveleuse infatigable, puissance colossale de destruction, complice de toutes les inventions cruelles de l’abîme, à laquelle rien n’échappe de ce qui est au temps, frappe, frappe à coups redoublés, toujours, sans cesse, à jamais, sur la matière, quelque dure qu’elle soit, quelque belle qu’elle paraisse, quelque vénérable que nos efforts, notre respect, l’art puissent l’avoir rendue.

C’est au livre de l’humanité, à l’histoire qu’il faut demander la preuve de cette prééminence de l’esprit sur la matière.

Prenez les cités mémorables où le sensualisme a prévalu : dès que la mesure de l’iniquité est comblée, la pentapole du lac Asphaltite disparaît dans un déluge de feu ; Jérusalem est plusieurs fois ruinée de fond en comble ; et Thèbes, et Memphis, et Babylone, et Balbek, et Persépolis, et Athènes, et Rome, et Byzance, et Tyr, et Carthage, s’écroulent. Les métropoles superbes qui ne sont pas effacées du sol changent de maître, sont mises à contribution et passent sous le joug, elles qui avaient commandé à tant de peuples et fait l’envie des rois les plus puissants.

C’est quand l’empire romain a substitué à sa vieille austérité les raffinements, les molles délices de l’épicuréisme et la hideuse dissolution qui en est le dernier terme que les Barbares s’agitent de toutes parts ; et que ces hordes innombrables se précipitent sur ce colosse et pétrissent sa grandeur avilie. Des rois Français auraient jusqu’à présent régné à Jérusalem si les successeurs de Godefroi avaient imité la sagesse de ce général éminent qui ne voulut pas ceindre une couronne d’or aux lieux où le Christ avait porté un diadème d’épines. L’empire latin de Constantinople se fût maintenu et eût refoulé bien loin les enseignes de Mahomet, sans les excès des vainqueurs d’un empereur félon et d’une capitale souillée par de longs siècles de vices et de perfidies. Venise eût conservé sa prépondérance sur les mers si elle n’eût point jeté le respect des bonnes mœurs aux flots de l’Adriatique en même temps que l’anneau nuptial de ses doges. Combien d’autres villes importantes, combien d’autres États redoutés ne sont plus maintenant que l’ombre d’eux-mêmes, parce que l’oubli des cultes de l’esprit y a ruiné les ardeurs qui conservent les empires florissants !

La guerre, ne le dissimulons pas, n’arrive jamais avec son cortège de désolation qu’à la suite de quelque outrage à la Majesté infinie, dont la vie de l’esprit compose la religion et les préceptes. La fin d’une lutte armée donnera l’avantage au parti qui a le moins à réparer moralement ; les revers sont des punitions, et si les succès sont balancés de part et d’autre, c’est que la réparation nécessaire était égale pour chacune des nations belligérantes. C’est ainsi que le Ciel combattit lui-même par les éléments en faveur de la légion fulminante, et contre la grande armée de 1815. C’est ainsi que Philippe-Auguste, qui s’agenouilla, à Bouvines, avant la bataille, à la tête d’une poignée de Français, enfonça de gros bataillons et en triompha. Qu’ils eussent gardé constamment l’esprit dans lequel ils avaient pris la croix, quel résultat autrement décisif pour l’avenir du monde n’auraient pas obtenu, au moyen-âge, les expéditions de l’occident contre l’Asie !

Les lois les plus sages, les plus utiles sont celles qui sont les plus morales. Leur influence, salutaire dès le moment qu’elles sont édictées, se prolonge encore dans l’avenir. L’Égypte dut sa grandeur, sa prospérité primitive à l’excellence de son autorité législative. La Grèce greffa son éclat sur le double code de Lycurgue et de Solon, de même qu’elle puisa son courage dans les combats, son courage dans les combats, sa gloire dans les arts, dans les livres de ses philosophes spiritualistes. Qui n’admire encore les Établissements de Saint-Louis, les Capitulaires de Charlemagne ? Ce que renferme de plus excellent notre législation actuelle n’est-il donc pas puisé à ces sources non moins pures que respectables ?

Dans un ordre plus directement religieux, considérez le peuple hébreu fidèle à la loi de Moïse ; puis la méconnaissant : avec l’une, les ennemis sont vaincus, les flots se retirent d’eux-mêmes, les murailles s’écroulent, l’Idumée est conquise, les règnes de David, de Salomon, de Josaphat couvrent la patrie d’une gloire immense ou laissent en paix chaque famille à l’ombre de sa vigne et de son figuier.  Mais du moment que les enfants de Jacob s’adonnent à l’hérésie, à l’injustice, à l’idolâtrie, voici les rois d’Égypte et ceux de Syrie, Nabuchodonosor ; leurs champs sont ravagés, leurs cités détruites, le peuple conduit en captivité.

Remontez à dix-neuf siècles ; considérez ce monde romain plongé dans le matérialisme, énervé, dégradé, esclave, sans autre lendemain que celui du tyran enchérissant en cruauté sur le tyran de la veille. La guerre civile, les proscriptions, les brigues, les crimes de tous les genres sont à l’œuvre pour miner cette société qui a cessé de vivre par l’âme, et qui s’éteindra pour se renouveler dans le fracas des trônes renversés, des cités en cendres, des populations immolées sur les ruines des théâtres et des palais témoins de leurs voluptés, de leurs désordres crapuleux.

Alors paraît le Messie, le sel de la terre, le Verbe régénérateur, l’ange de la nouvelle alliance dont l’Évangile est tout esprit : sans le Christ, l’Univers épuisé dans les énergies de l’âme, ayant rompu l’équilibre qui l’avait maintenu jusqu’alors, eût précipité l’Orient sur l’Occident, le Midi sur le Septentrion, et il eût péri dans ce bouleversement. C’est la croix du Calvaire qui désarme enfin les Barbares, exécuteurs providentiels des justices de Jehova, et courbe ces fronts indomptés sous le joug de la foi, de la vie de l’esprit : une ère nouvelle commence, un monde renaît de ses débris ; c’est le Christianisme qui opère le prodige.

Et depuis cette rénovation, tout le bien qui a réjoui les hommes a été dû aux inspirations chrétiennes ; tous les maux qui ont désolé la terre sont venus de l’abandon de cette influence auguste. Les arts étaient perdus, l’Église les a retrouvés. Les lumières étaient pâlissantes, éteintes ; elle les a ranimées, rendues à leur éclat. Le faible s’est appuyé sur l’Église contre le persécuteur. C’est l’Église qui a élevé les hôtels-Dieu, où elle recueille l’enfance et la vieillesse délaissées ; elle est l’auteur de la civilisation moderne, des bienfaits dont l’humanité a recueilli la moisson.

Quels ont été les meilleurs princes, les plus intègres magistrats, les plus sublimes capitaines, les législateurs les mieux inspirés, les orateurs, les poètes, les écrivains les plus dignes et dont les travaux sont les plus utiles ? Ce sont les princes, les magistrats, les capitaines, les législateurs, les orateurs, les poètes, les écrivain, zélateurs de la foi chrétienne.

Au christianisme nous devons Louis IX, Jean-le-Bon, Turenne, Colbert, Bossuet, Vincent-de-Paul, Racine, Chateaubriand, toutes les illustrations qui leur ressemblent. À l’action contraire, attribuez Henri VIII, Dubois, Robespierre, Talleyrand, Voltaire, Fourrier, Proudhon, et tout ce qui a contribué par quelque endroit à nos calamités publiques.

Et l’art, que devient-il quand le spiritualisme ne l’échauffe pas, ne l’inspire pas ? L’art chrétien fait trembler dans l’espace les fines dentelures de granit de nos édifices ogivaux : il lance dans les airs le Panthéon d’Agrippa. L’art matérialisé, l’art purement plastique, nous élève des palais de la Bourse, des monuments qui ont la raideur d’une prison, la coquetterie des boudoirs voluptueux. Ici une masse de pierre, un air de corruption vous abaissent les idées, vous énervent les sentiments ; là un élan supérieur vous transporte dans une atmosphère où le cœur se dilate, respire à son aise, pour redescendre plus fort, plus capable de bonnes et de belles actions.

L’art spiritualisé enfante les glorieux artistes de l’Italie, de la France, de l’Espagne, de l’Allemagne, ces inspirés dont les œuvres nous raniment et nous élèvent. L’art spinosiste, ou indifférent, ou traditionnellement païen, ce qui est tout un, n’aboutit qu’à des formes plus ou moins parfaites, parle aux sens, atrophie l’intelligence.

Sans la vie de l’esprit, l’art périclite, il décline, il s’abâtardit ; et le peuple au sein duquel l’art cesse d’être la nourriture de l’âme est un peuple sur le penchant de sa décadence.

Et maintenant, promenez le regard sur l’Europe, et voyez ce qui lui reste de vie de l’esprit, de cette sauvegarde suprême de prospérité, de gloire, de force, de durée, et décidez si l’avenir n’est pas gros de tempêtes, à moins d’un retour à celui à qui les vents et la mer obéissent, aussi bien que les tourmentes intestines et les guerres de peuple à peuple.

 

SURSUM CORDA !

 

 

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique et scientifique

en novembre 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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