Le génie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrien PÉLADAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Qui est-ce qui rend la douleur puissante et la pitié secourable ? Qui est-ce qui place auprès de la tristesse la consolation ; auprès du malheur, l’amitié ; auprès du bienfait, la reconnaissance ? Quel autre que lui appelle le remords sur les pas du crime, et commande à la terreur salutaire d’en empoisonner les jouissances et d’en tourmenter le succès ? Quel autre donne à l’austère devoir sa fidélité, sa constance ; à la prospérité sa modération ; à l’adversité son courage ; à la pauvreté sa patience ; à l’infortune non méritée cette attitude imposante, cette dignité tranquille qui écarte la honte, déconcerte l’outrage et commande le respect ? Quel autre, quel autre encore, durant le cours de ses pénibles épreuves, conseille soutient, élève la vertu ? J’ai vu la vertu aux prises avec l’iniquité : elle luttait, et il était sa force ; elle cédait et il était sa douceur ; elle souffrait, et il était sa résignation ; elle succombait, et, tandis que les insensés applaudissaient à sa chute déplorable, j’ai vu l’immortelle espérance briller dans ses regards éteints, et son front auguste se couvrir, en tombant, de toute la majesté de celui dont elle est la plus noble et la plus touchante image. »

Ces paroles appliquées par Bergasse à la définition de Dieu, je les applique à caractériser le génie, puisqu’il est une perception supérieure, un ravissement causé par une inspiration divine. Pour avoir une idée assez haute du génie, je l’envisage dans l’enthousiasme des prophètes, par la bouche de qui le Très-Haut se révéla.

Heureux les peuples au milieu desquels naissent ces prédestinés de l’inspiration, ces fils du tonnerre, dont le Ciel fait ses ambassadeurs ici-bas et dont le sein est tout brûlant d’une ardeur séraphique ! Plus heureux ces puissants organes de la vérité si, foulant aux pieds l’orgueil humain, ils fournissent leur carrière, toujours pénétrés de la sainteté de leur mission ; s’ils vivent et s’ils meurent anges de lumière, n’échangeant jamais leur aile diaphane d’esprit pur contre l’aile enténébrée des noires intelligences !

L’homme de génie digne de ce nom n’apparaît donc aux hommes que sous le nimbe radieux de la vertu ; tout mélange d’obscurité dans cette auréole surnaturelle le dépouille de son prestige, et le prophète devient homme. Parlons sans figure et représentons-nous le génie dans ses rapports avec la société. Sa tâche est de civiliser, d’éclairer. S’il s’agit des sciences positives, un mortel peut invoquer son expérience et innover sur la marche de ses devanciers ; mais s’il est question, au contraire, de notions abstraites, regardant l’âme et les croyances, qu’un homme ne vienne pas me parler de par lui ; mon indignation est telle, en face de cette arrogance, que je me sens en guerre ouverte envers cet empirique, chétif comme moi, borné comme moi, et qui se donne pour interprète de l’infini. Je parle ici exclusivement de ce qui fait base, des dogmes.

L’influence du génie sera donc funeste ou inutile, s’il se ne montre doué de toutes les qualités morales qui appartiennent aux individus destinés à dominer leurs semblables par les dons de l’intelligence, condition absolue de notre respect envers lui de notre confiance en ses paroles. Le génie est une force psychique qui doit regarder toujours en haut et jamais vers la poussière que soulèvent nos pieds. Il est inspiration, il ne peut que nous mettre constamment en face des images du beau. Il est élévation, la supériorité sera donc sa compagne assidue. Rayon divin qui nous éclaire, que nous voudrait-il avec d’étroites, de tortueuses pensées et de petites choses ? Le génie c’est la création dans les arts ; nous ne le reconnaissons pas dans le terre-à-terre des conceptions mesquines, du discours pour le discours. Sa voie n’est pas toujours le chemin de la fortune ; qu’il le sache et que l’appât de l’or et des grandeurs n’aillent pas le séduire, car alors il se corromprait. Il lui appartient d’être patient, puisque la gloire qu’il acquiert, de la terre touche à la nue, et qu’elle vivra dans la postérité.

Telle est donc l’excellence, tels sont les attributs du génie. C’est à ces signes divers que les hommes le reconnaissent. N’abusons pas de cette appellation sublime. Vanité, doute, hypocrisie, couardise, mauvais penchant, égoïsme, tout cela est aussi étranger à la perfection de la plus haute des aptitudes que le soleil est distant de la terre. La modestie, le désintéressement, la passion du bien public, les affections durables, une fidélité indomptable à tout ce qui est intègre et généreux, parfois un noble orgueil, ce sont là les caractères qui distinguent le vrai, l’irréprochable génie.

N’ôtez rien à cette majestueuse intégrité, car le génie est comme la vérité, un tout indivisible ; si vous l’entamez par un bout quelconque, vous rompez l’harmonie de son essence, et vous risquez de le voir s’écrouler bientôt.

Et maintenant, passez en revue les hommes de génie qui vous restent, et prononcez-vous sur eux-mêmes. Observez, examinez ce qu’ils ont été, ce qu’ils sont, ce qu’ils devraient être, et sachez enfin à quoi vous en tenir sur ces révélateurs de la lumière, sur ces vengeurs de la vérité, sur ces pasteurs intellectuels des générations qui passent.

Tous les grands peuples, tous les grands siècles n’ont obtenu cette qualification que par leurs mérites transcendants. Ordinairement les supériorités artistiques, militaires, politiques, marchent de front et se révèlent de concert. Les siècles de Périclès, d’Auguste, de Charlemagne, de Léon X, de Louis XIV, témoignent de ce fait. Mais de ces distinctions de diverses natures, celles qui appartiennent aux arts sont les plus nobles, les plus utiles. Le génie en politique ne consiste souvent qu’à conserver, qu’à fixer ; on ne conserve, on ne fixe que les institutions enfantées par l’influence de la pensée se revêtant de formes dans l’architecture, dans la peinture, dans la statuaire, dans l’éloquence, dans la poésie. Pour l’art militaire, que de batailles gagnées qui ont été pour la patrie un succès inutile et parfois un désastre ! Les triomphes de l’art sont des victoires pacifiques, autant qu’utiles, parce que l’art ne fait de conquêtes que sur les cœurs, les seules qui soient sans larmes et dont les monuments restent un sujet permanent de louange.

Toutefois, si l’action du génie est si grande lorsqu’il demeure la manifestation du Verbe, il est vrai d’avancer aussi que son influence dégénère en agent de destruction et de ruine s’il échappe de la main suprême hors de laquelle il n’existe que tâtonnements et chutes. Mais alors mérite-t-il encore le nom d’homme de génie, le prédestiné de Dieu qui méconnaît son apostolat ? Oui, si vous le voulez, mais génie malfaisant, comme un ange tombé du ciel.

Nous ne disons rien du talent, valeur relative à laquelle cependant est applicable aussi à un degré inférieur ce qui est vrai du génie. Ce que nous envisageons directement, ce sont ces rares et prodigieuses individualités qui dominent le talent de toute la tête, et qui rayonnent, astres humains, comme autant de soleils à l’horizon de la vie. Ce qui nous occupe plus spécialement encore ici, ce sont les élus du génie dans les arts. Elle n’en avait pas été avare, la providence, de ces intelligences d’élite, au siècle où nous vivons ; mais la tombe en a déjà tant convié, que le nombre en est finalement réduit, et parmi les survivants on en distingue quelques-uns que la fatigue des travaux et de l’âge oblige au repos, quelques autres qui mêlent l’affirmation à la négation, qui brûlent aujourd’hui ce qu’ils encensèrent jadis, et dont les discours, au lieu de respirer ce calme majestueux qui dit d’espérer et qui fortifie, s’aventurent dans l’utopie, errent dans les rêves humains, frémissent dans la fièvre du blasphème. Orgueil foudroyé, leur esprit, comme celui de l’archange déchu, se souvient des splendeurs éternelles, mais invoque la nuit sombre devenue son domaine.

Oserez-vous encore, vous qui pensez, vous qui croyez, vous qui ne bafouez point les traditions solides des âges écoulés, oserez-vous encore nier la nécessité d’unir toutes les bonnes volontés, tous les généreux courages, pour faire comprendre au vulgaire, au vulgaire chargé d’or ou couvert de haillons, que les peuples ont moralement perdu leur route, et qu’ils ne la retrouveront qu’en regardant le ciel ?

Mais, si nous reconnaissons qu’une voix quelconque puisse pénétrer encore dans la profondeur du chaos social, et ébranler les esprits somnolents comme l’éclat de la foudre éveille les échos du désert, nous constatons, par cela même, qu’il existe, dans l’ombre, des représentants du vrai génie, du génie qui n’a garde de la richesse, de la prospérité, de tout ce qui captive les ambitieux et qui n’a qu’un cri de feu : pro Deu, pro patria, pour Dieu, pour la patrie. Nous ajoutons que les seuls accents du génie sont capables de secouer la torpeur qui pèse actuellement sur les esprits. Ceci nous conduit à l’examen des luttes soutenues par le génie dans l’obscurité : nous considérons ce prédestiné de la pensée avec les dispositions sus énoncées et par conséquent incapable de composer avec le devoir.

Un chansonnier célèbre, dont plus d’une strophe libertine aura le blâme de la postérité, a également écrit des vers touchants et des stances qui ont flagellé bien des travers ; telle est le quatrain suivant en faveur des fils du génie méconnus.

 

      Vieux soldats de plomb que nous sommes,

      Au cordeau nous alignant tous,

      Si des rangs sortent quelques hommes,

      Tous nous crions : À bas les fous !

 

Tous les âges, me dira-t-on peut-être, ont ainsi abreuvé d’amertume les supériorités de l’intelligence : Homère module ses chants divins et réclame un asile et du pain pour sa vieillesse aveugle : c’est un fou, qu’il s’éloigne et qu’il mendie. Le Tasse a retrouvé la lyre de Mélégisène ; il en fait résonner les concerts d’une autre Iliade. Mais il aime la sœur d’un prince dont le cœur est dur : qu’on traîne le Tasse à l’hôpital des fous. Colomb a pressenti un nouvel hémisphère : c’est un fou ; et pourtant il découvrira un monde. Et de même pour cent autres jusqu’à Milton, dont le grand poème est vendu quinze livres sterling, qui lui seront payées après la troisième édition ; jusqu’à Gilbert, qui meurt à l’hôpital ; jusqu’à Élisa Mercœur, qui expire délaissée sur un humble grabat.

C’est se mettre fort en frais de noms qui rappellent de grandes injustices, et l’on aurait pu remonter jusqu’au Christ, lui aussi mis en croix comme un fou. Mais parce que le génie a été bien des fois un Calvaire saignant, en infère-t-on que l’époque où nous vivons ne soit pas incomparablement plus coupable, par ses résistances, par ses dédains envers les sommités intellectuelles qui n’ont eu ou n’ont de transport que pour le bien et qui n’en veulent point d’autre ? Nos temps de matérialisme nous retracent au contraire l’exemple multiplié et sans égal de cette nation prévaricatrice qui tuait ses prophètes et méprisait en eux des avertissements divins. Quel siècle se montra en effet plus rebelle et plus sourd aux clameurs du génie vertueux ? La philosophie, la discussion publique, l’éloquence de la chaire, celle de la tribune parfois, la poésie, ont fait entendre des oracles inspirés, et l’on s’est bouché les oreilles, et l’on a ri des plus éclatantes vérités, comme si une vérité méprisée n’appelait pas tôt ou tard ce ministre de la justice infinie qui s’appelle l’expiation. Un petit nombre a applaudi sincèrement à ces adjurations de la conviction éclairée ; mais ce petit nombre est demeuré perdu dans la foule, où Dieu le garde comme l’étincelle précieuse qui ranimera le feu sacré dans les jours à venir.

Le salut commun, la paix du monde dépendaient de l’application des préceptes promulgués du haut de ce Sinaï de la pensée préservatrice et conservatrice. Sans le travail acharné de la sottise, de l’impudence intéressée, de la négation pourvoyeuse du démon des ruines, que d’esprit égarés insensiblement tirés de l’erreur ! que d’ignorances dissipées ! que de zèles enfantés à l’œuvre du bien ! Mais les heures et les jours se sont écoulés tandis que s’exerçaient sans relâche d’aveugles et subversives oppositions, et voilà que la foule est demeurée sans guide comme un troupeau sans pasteur. Peu à peu les grands représentants des principes et des croyances qui constituent les énergies des peuples ont payé leur tribut à la mort. D’autres ont vieilli, et sous le poids des ans ne retrouvent plus le verbe entraînant qui subjugua dans leur âge viril. Des apostasies célèbres ont encore affaibli le camp de la vérité incréée. Finalement quelques survivants se font encore vivement entendre ; mais ils n’appartiennent qu’à demi aux doctrines incorruptibles, ce qui rend leurs discours dangereux et parfois incendiaires.

Qui nous dira maintenant les fortes organisations que le monde n’a pas connues ou n’a fait qu’apercevoir, alors qu’en descendant dans la lice, ces athlètes de l’inspiration y portaient de sublimes dispositions ? Elles aussi auraient exercé sur la masse la plus salutaire des actions ; mais l’effort répulsif de la ligue des égoïsmes, l’indifférence qui atrophie, ont condamné à l’abandon, à l’oubli ces vaillants de la pensée, à qui un magnifique avenir était promis par les dons que la Providence avait mis en eux.

Quelquefois encore l’oreille attentive entend des voix puissantes, sortant de nobles et vigoureuses poitrines. Ces voix s’élèvent hardiment contre les déclamations des sophistes, contre la routine de la discussion froide, compassée, contre la tiédeur d’amis inconsidérés du bien. Mais soudain les intérêts grands et petits, les préjugés, l’envie, la couardise, toute l’armée des traitants intellectuels, de faire un bruit étrange autour de ces fermes jeunes hommes ; de les respuer ; de les proscrire. Chaque fois que l’un deux se montre, le tumulte recommence, et l’infortuné meurt le plus souvent à la peine, ou s’éloigne pour ne plus reparaître saturé de dégoûts.

Qu’un de ces héroïsmes, trompant la vigilance des maltôtiers de la plume, conquière sa place au soleil, mille pièges lui sont tendus par la corruption, et tous ne résistent pas à l’épreuve. On pense bien que tant de basses jalousies bien moins encore vont chercher le génie dans l’obscurité pour l’encourager et pour le produire, puisqu’elles s’acharnent à le poursuivre de leur implacable haine, qu’il parvienne oui ou non à se produire au grand jour. Cet oubli volontaire du mérite pourrait s’appeler la conspiration du silence.

Mais ces iniquités de notre siècle envers le génie nous font toucher à l’examen de la médiocrité, cette envahisseuse parasite, qui se nourrit dans le domaine du génie, mange son pain et boit ses larmes.

 

SURSUM CORDA !

 

Adrien PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique

en janvier 1857.

 

 

 

 

 

 

 

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