Foyers en péril

 

CHRONIQUE SOCIALE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marguerite PERROY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE vieilles chroniques racontent qu’à la bataille de Poitiers le dauphin criait au roi Jean : « Père, gardez-vous à droite... Père, gardez-vous à gauche. »

Une pareille vigilance et des avertissements analogues ne sont point superflus aujourd’hui, quant aux foyers de chez nous.

Le péril, en effet, les menace de toute part et, tandis qu’on s’efforce de les défendre d’un côté, de l’autre s’amorce une manœuvre enveloppante, également dangereuse.

Depuis plusieurs années, l’intelligente et tenace campagne, menée par l’Union féminine civique et sociale, alerta l’opinion jusqu’alors inerte, au sujet du mal essentiel causé par l’absence de la mère que le travail au dehors arrache à son foyer.

Des articles, des conférences, des livres, des pièces, deux Congrès internationaux ont posé cette question vitale au premier plan de l’actualité. En même temps, les Comités de la mère au foyer s’efforçaient de promouvoir des mesures pratiques, propices à la présence de la femme dans sa maison et réussissaient à les multiplier.

Mais, tandis que s’accomplissait cette étape initiale, les féministes de gauche, après l’avoir violemment contrecarrée dans des journaux et des meetings, se sont avisées d’une autre tactique et font, aujourd’hui, peser sur la famille une menace, moins apparente peut-être mais en réalité pire encore que « l’absentéisme » de la mère, si néfaste soit-il.

Naguère on affirmait, d’après Engels, que « l’affranchissement de la femme a pour condition première la rentrée de tout le sexe féminin dans l’industrie publique » et M. Cachin promettait que « le communisme multipliera les œuvres collectives de toute nature qui pourront soulager la femme de l’esclavage du ménage individuel ».

Cet esclavage, par un habile tour de passe-passe, se trouve aujourd’hui transformé dans le vocabulaire des féministes d’avant-garde, en « service social au foyer ».

Voilà, n’est-ce pas, qui a de l’allure et pourrait séduire, au premier abord, les amateurs de grands mots. Mais quelle marchandise couvre ce pavillon ? Regardons-y de près et à fond.

D’autant plus que, récemment, un fait nouveau s’est produit. Mrs Roosevelt a dit son mot sur la question et ce mot confirmait les théories de Maria Vérone et de Jeanne Canudo. Bien des gens qui auraient haussé les épaules devant les suggestions de ces citoyennes se sont pris à réfléchir sur des paroles, même insolites, prononcées par « la première lady d’Amérique » : Les femmes qui restent au foyer pour s’occuper du ménage devraient recevoir un salaire déterminé pour leur travail.

Naturellement, toute une presse a fait écho et même, par ses commentaires, a renforcé, voire déformé à l’occasion, le message de Mrs Roosevelt. Quant à la campagne déjà inaugurée, elle a trouvé là un facile tremplin pour un bond en avant.

 

Qu’est-ce que cela signifie ? écrivait Maria Vérone. Que le travail de la femme à son foyer a une valeur, laquelle doit être fixée, afin que l’épouse ne soit pas réduite à l’état de servante, maîtresse dont tous les services sont gratuits, à moins qu’ils ne soient payés par des coups, des insolences, des injures et des grossièretés.

 

C’est le cas de dire, comme Cyrano :

 

À la fin de l’envoi je touche.

 

À vous, Messieurs...

Donc la femme qui déploie au foyer seulement son activité doit recevoir un salaire.

Et ce salaire, selon la Française, « ne peut être pour elle qu’une rétribution légitime et personnelle, capable en la libérant du servage économique marital, générateur d’un servage moral et social, si douloureux », de lui permettre l’émancipation, jadis préconisée par le travail au dehors. C’est toujours, sur un air nouveau, la même chanson.

On avoue maintenant, on le crie même très haut, que la femme d’intérieur, mère et ménagère, « rend un service immense, inappréciable et irremplaçable, à l’évolution humaine ». Dont acte.

Mais c’est pour affirmer « qu’il est injuste, inique même, d’exploiter ses sentiments et son dévouement, pour la maintenir dans cette sorte d’esclavage déguisé qu’est tout simplement sa dépendance économique vis-à-vis du mari ». Aussi, pour en finir avec cette séculaire injustice, à leur dire si humiliante pour la femme, l’Internationale des droits égaux réclame un salaire pour les femmes mariées et, en vue d’y arriver, la fondation en tous pays d’associations de ménagères ayant pour but de faire assimiler le travail de la ménagère à l’exercice d’une profession.

À ce desiderata répondait par avance le Syndicat professionnel de la femme au foyer, de Jeanne Canudo.

Mais.., il y a un mais, et un gros.

La préfecture de la Seine et le ministre du Travail dénient à ce groupement la qualité syndicale et donc toute validité légale... Parce qu’il ne s’agit point d’une profession.

Aussi Maria Vérone se contentera de fonder une Union des ménagères.

Mais admettons un moment, contre le bon sens et la réalité humaine, que la femme au foyer soit une professionnelle et donc son droit strict à un salaire. Ce salaire, qui le paiera ?

Partout où quelqu’un effectue un travail salarié, qui le paie ? L’employeur. Qui donc ici est l’employeur ? Qui peut-on désigner, comme candidat éventuel, à ce titre et aux charges qui en découlent : le mari ou l’État, ou l’un ou l’autre, pas de milieu.

Sera-ce le mari ?

Cela se traduira dans ce cas « par le droit légal de la femme, à une fraction du salaire du mari ».

Dans les mauvais ménages, voire les médiocres, où il y aura désormais une cause neuve de querelles, cela pourra bien amener des scènes d’un haut comique. Il faudrait un Molière pour écrire là-dessus une anticipation... bienfaisante, puisque en France le ridicule tue.

Dans les bons ménages qu’y aurait-il de changé ? Pas grand-chose, ou rien.

Un éclat de rire, en plus, unissant les époux devant l’extravagance d’une pareille mesure. À moins que l’un et l’autre ne se cabrent devant pareille intrusion et une telle méconnaissance de la mission féminine. Car la femme n’est pas l’employée de son mari, mais son associée, ce qui est tout différent et comporte, non pas une rétribution, mais la solidarité des gains et des pertes.

Et vraiment ce serait une étrange façon d’arracher les femmes au servage marital que de les traiter en salariées de leur mari.

Car si tout service, même rétribué, a sa noblesse, on n’empêchera pas tout de même un homme de cœur d’honorer davantage celui qui est un don : le service gratuit, que celui qui est un commerce : la besogne rémunérée.

Quand le mari aura payé sa femme, que lui devra-t-il en respect, en égards, en dévouement ? Rien. Et il pourrait à son tour réclamer payement s’il lui arrive de monter du bois de la cave ou de réparer un meuble.

La jolie famille que voilà où tout se monnayerait !

D’ailleurs les féministes, décidées à promouvoir le salaire pour la femme, ont vite renoncé à le réclamer au mari.

Le patron, ce sera l’État...

Et pourquoi pas ? Ce « maître Jacques ou l’État à tout faire » ne sera-t-il pas, sous peu, nourrice, bonne d’enfant, amuseur patenté ? Patron, il l’est déjà. Mais, dira-t-on, à quel titre l’État le serait-il ici ? La femme ne travaille pas pour lui.

Pardon, vous faites erreur. On a, pour les besoins de la cause, découvert que la maternité et tout ce qui au foyer se cristallise autour du fait maternel est une fonction sociale.

Il nous semblait, à nous, que c’était une mission reçue de Dieu et librement acceptée quand, en se donnant mutuellement le sacrement de mariage, les époux échangent le don de leur cœur, de leurs forces, de leur être, de leur vie. Et sans doute, parce que travailler au bien de la famille, c’est servir indirectement la société, nous croyons que la femme au foyer a une fonction sociale.

Mais il y a entre les deux notions une nuance, une de ces nuances qui sont des abîmes. Ces deux petits mots, être et avoir, ne peuvent se remplacer l’un l’autre sans que les plus graves conséquences s’ensuivent.

Fonction sociale reconnue, profession rétribuée par l’État, la tâche de la femme chez elle ? Examinons un peu le statut (selon le terme à la mode) qui en réglera les modalités.

Rien de mieux pour y voir clair, d’une clarté crue, que de citer Mme Canudo, l’initiatrice du fantaisiste Syndicat, illégal d’ailleurs :

 

Le principe admis que le travail au foyer est assimilable à l’exercice d’une profession, toute femme devra, au moment où elle en prend la décision, faire la déclaration de son libre choix, dans la forme administrative à déterminer.

 

Ad-mi-nis-tra-ti-ve... « Sentez-vous ce que ce mot veut dire ? » Sans doute que la France n’étouffe pas encore assez dans la paperasserie et le fonctionnarisme.

Du jour de sa déclaration, la femme dûment professionnelle et salariée se trouvera, enfin, par la grâce de l’État-patron, l’égale de son mari. Ô égalité, que de sottises on commet en ton nom !... Pire que des sottises, hélas ! Attendons la suite.., car c’est le cas de le dire, dans la queue le venin.

 

Le libre choix du Service social au foyer et sa rémunération entraîne automatiquement l’acceptation du contrôle de ce travail. La femme au foyer devra justifier la rétribution qui lui sera allouée par un Service social, effectif, contrôlable.

 

Évidemment ! Rien de plus juste, de plus légitime. Le patron a le droit de s’assurer de la bonne marche de ce « service social », comme de tout service dépendant de lui. Il doit voir si la travailleuse sociale ne lui vole pas son argent, si elle ne se permet pas une grève... perlée.

« Je paye, donc je contrôle », pourrait-il dire, parodiant Descartes. Et il n’y a rien à objecter.

Mais il faudrait être doté d’une naïveté incoercible ou d’une étourderie sans nom, pour ne pas comprendre où l’on nous mène ainsi. À l’étatisme au foyer, à la socialisation de la famille, étape vers une suppression complète. Pour que nul n’en ignore d’ailleurs, Mme Canudo a la bonne foi de nous avertir... candidement.

 

Le contrôle s’exercera à domicile sur la bonne tenue de la maison et des enfants et la compétence de la femme, en tant que ménagère (bon), mère et éducatrice (aie ! aïe !). Il sera assuré par un corps de doctoresses en médecine, d’infirmières visiteuses et d’assistantes sociales.

 

À la bonne heure ! Voilà du coup trois professions assurées contre le chômage. Réjouissons-nous aussi que « le culte de l’incompétence » n’ait pas confié ce contrôle à des inspecteurs.

Voici donc, en chaque foyer, l’incursion certaine, mensuelle ou hebdomadaire, de Mme l’inspectrice. Elle lèvera le couvercle des casseroles pour goûter le fricot, passera son poing dans les chaussettes pour contrôler les reprises et, d’un œil réprobateur, signalera les nids à poussière.

Au tour des enfants. On les pèsera, on les examinera, comme on fait des bêtes à l’élevage, on les interrogera pour s’assurer de la compétence maternelle... Hum !... Ne trouvez-vous pas que l’inspection, ici, devient de plus en plus intolérable... et périlleuse ? Car enfin, sur quelle norme jugera-t-on cette compétence d’une femme « en tant que mère et éducatrice » ?

Sur une norme laïque, je le crains, autant qu’obligatoire. Et sans doute, Mme l’inspectrice, si elle est formée selon le cœur de l’État-patron, déclarera radicalement incompétente la maman assez peu évoluée pour enseigner à ses petits « les chimères désuètes d’une religion périmée ».

Alors, qu’adviendra-t-il ?... C’est tout simple : la travailleuse sociale défaillante sera cassée aux gages. On ne nous le cache pas. Il y a des sanctions pour les oisives... et les autres.

 

Si volontairement la femme se classe dans la catégorie des paresseuses et des parasites, elle subira le retrait de la rémunération et autres avantages que lui procurait l’exercice consciencieux de son service social.

 

Passe encore... on pourrait s’en consoler, le contrôle tombant avec le salaire mais... attendons la fin.

 

Bien entendu, les enfants seront retirés à la mère indigne ou incapable...

 

Incapable, cela va loin, et ce mot peut couvrir tous les sectarismes, tous les abus de pouvoir, toutes les brimades partisanes.

Qui donc jugerait, en dernier ressort, entre la mère, convaincue de malfaçon éducative, à qui l’on voudrait arracher son enfant, et l’État-patron qui se propose de laïciser, lui-même, ce jeune citoyen ?

Voilà jusqu’où nous conduirait la réforme, en apparence anodine et même pro-familiale, de nos féministes d’avant-garde.

Nous ne pouvons pas entrer dans cette voie : elle aboutit à un abîme où la famille sombrerait.

Dès l’orée d’ailleurs elle répugne à toute notre âme de femmes, mères au moins en puissance et par le cœur.

D’abord elle ravale la mission féminine au foyer.

Gagner sa vie, c’est bien, c’est beau, mais la donner, c’est mieux ; la donner gratuitement, par amour. Payer le don de soi d’une mère à son mari, à ses enfants, allons donc ! C’est impossible. L’État qui le tenterait a fait faillite d’avance. Est-ce que l’amour se paye ?

Ensuite le nécessaire contrôle de cette soi-disant profession, c’est l’ingérence, puis la mainmise de l’État dans chaque foyer. C’est l’enfant, otage à rebours, toujours menacé d’être la victime du mécontentement de l’État contre sa mère, infidèle aux directives de ce patron, laïque cent pour cent. Contre pareille tentative, tous les cœurs de femmes doivent se révolter et formant, devant les foyers inviolables, une tendre et irréductible barrière, répéter la parole victorieuse de Pétain à Verdun : « Ils ne passeront pas ! »

 

 

 

Marguerite PERROY.

 

Paru dans la revue Le Noël

en juin 1938.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net