Notes sur l’ascendance, la fonction et l’iconographie de saint Michel Archange

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean PHAURE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MIKAËL, le Gardien du Seuil, l’Esprit de Lumière, le Juste « qui marche devant Dieu », celui qui est « émané avant le Temps »... certes, mais surtout saint Michel Archange, Chef des Milices célestes...

On sait que selon le dogme chrétien, les hiérarchies angéliques se répartissent sur trois étages. La première, celle des Séraphins, des Chérubins et des Trônes, a pour fonction la fin même de l’Univers créé et sa suprême origine qui est Dieu. La seconde, celle des Dominations, des Vertus et des Puissances, a pour fonction la raison même des choses, non plus directement dans le Principe divin, mais dans la pluralité des causes particulières. Enfin la troisième est préposée aux causes secondes et à l’administration des manifestations humaines dans toute leur multiplicité : c’est celle des Principautés, des Archanges et des Anges.

Comment saint Michel, d’Archange, est-il devenu « Chef des milices célestes » ? La tradition nous répond que lorsque Dieu créa l’Univers par son Verbe et commença par les cieux, le premier Être manifesté célestement fut Samuel ou Lucifer, le « Porte Lumière » ; que celui-ci, égaré par l’orgueil, conçut la folle entreprise de s’égaler à son créateur en entraînant dans son sillage une multitude d’autres esprits célestes ; qu’il fut déchu et précipité dans les sphères inférieures de l’Invisible où il est encore et d’où il sera réhabilité à la Fin des Temps ; qu’un autre Esprit entreprit, quoique appartenant à la hiérarchie céleste la plus « basse », de battre le rappel des Anges restés fidèles, au nom de Quis ut Deus, « Qui donc est semblable à Dieu ? », et qu’en récompense Dieu le proclama « Chef des milices célestes » et lui confia les prérogatives autrefois confiées à Lucifer, en particulier celle de « Porte Lumière » : c’était Michel dont le nom hébreu MI-KA-EL signifie en effet « Qui-comme-Dieu ? ».

Ainsi voyons-nous au passage que s’il y a analogie de FONCTION entre saint Michel et Lucifer avant la chute de ce dernier, il est impossible d’y trouver une identité de NATURE.

Devant la richesse des implications historiques, iconographiques, mystiques et métaphysiques du culte de saint Michel, la synthèse est difficile. Mais une idée peut nous guider, qui est celle-ci : la tradition mikaëlienne est particulièrement propre à nous faire retrouver les filiations spirituelles entre les diverses traditions, en particulier les archétypes éternels, et à nous les faire reconnaître à travers les formes successives exigées par les révélations échelonnées dans le Temps.

Car si la FONCTION des dieux, esprits et puissances divines se perpétue, leurs FORMES, elles, subissent des évolutions cycliques auxquelles il est fondamentalement important d’être attentif, car il y a danger à vouloir ressusciter une dévotion active aux dieux « morts », l’éloignement où ils sont eux-mêmes présentement de leurs propres principes divins faisant courir à l’« adorant » le risque de voir son néo-paganisme se muer insidieusement en magie noire, surtout s’il nourrit secrètement en lui l’espoir d’en recueillir certains « pouvoirs » psychiques...

Ce n’est donc pas dans la perspective d’une quelconque dévotion rétroactive que nous élucidons ici de façon d’ailleurs très sommaire les origines du culte chrétien à saint Michel Archange. Mais nous pensons que notre dévotion à l’égal de celui-ci ne peut que s’approfondir par la connaissance de ses ascendances et parentés métaphysiques.

Si la première fonction mikaëlienne de « Gardien du Seuil » fait inévitablement penser au dieu égyptien Anubis, c’est pourtant du côté de Sumer et de la vallée de l’Euphrate que nous verrons pour la première fois établie l’idée d’un Être céleste « protecteur des âmes et introducteur des justes au Paradis », qui préfigure étrangement l’iconographie des « Jugements derniers » de nos églises et cathédrales médiévales, d’autant plus que les inscriptions afférentes célèbrent en cet Esprit céleste appelé Tash « Celui qui éclaire », « le Seigneur uniquement parfait » et « le Porteur du Caducée solaire ». Les Phéniciens donnent à ce même esprit le nom de Mikal, « la Porte du Ciel » et en font « l’Esprit du Soleil ».

Dès à présent, la fonction fondamentalement « Solaire » de cet Esprit céleste va nous servir de fil d’Ariane sans préjudice d’une fonction parallèle de nature proprement Mercurienne, comme vient déjà de nous le suggérer l’une de ses appellations sumériennes. En effet, parmi les sept esprits planétaires qui dans la mythologie chaldéenne gouvernaient les sphères célestes, Raphaël réglait le cours du soleil, Gabriel celui de la lune et Mikaël celui de Mercure.

Lorsque les Israélites lors de la captivité de Babylone eurent adopté ces trois esprits en leur donnant le titre d’archanges, ils appelèrent Mikaël « Prince du Peuple de Dieu » et en firent un Être aussi voisin de Dieu que la créature peut l’être du Créateur. La Kabbale l’appelle Métatron. Dans « Le Roi du Monde » (p. 24), René Guénon écrit :

 

L’étymologie du mot Métatron est fort incertaine ; parmi les diverses hypothèses qui ont été émises à ce sujet, une des plus intéressantes est celle qui le fait dériver du chaldaïque Mitra, qui signifie Pluie, et qui a aussi, par sa racine, un rapport avec la Lumière.

 

René Guénon remarque...

 

le rôle attribué à la pluie dans presque toutes les traditions, en tant que symbole des « influences spirituelles » du Ciel sur la Terre. À ce propos, signalons que la doctrine hébraïque parle d’une « rosée de lumière » émanant de l’Arbre de Vie et par laquelle doit s’opérer la résurrection des morts, ainsi que d’une « effusion de rosée » qui représente l’influence céleste se communiquant à tous les mondes, ce qui rappelle singulièrement le symbole alchimique et rosicrucien.

 

Dans La Kabbale Juive, t. Ier, Vulliaud précise :

 

Le terme Métatron comporte toutes les acceptions de Gardien, de Seigneur, d’Envoyé, de Médiateur ; c’est l’auteur des théophanies dans le monde sensible... l’Ange de la Face..., le Prince du Monde.

 

Reprenons Guénon (ibid., p. 24) :

 

Comme le chef de la hiérarchie initiatique est le « Pôle terrestre », Métatron est le « Pôle céleste », et celui-ci a son reflet dans celui-là, avec lequel il est en relation directe suivant l’Axe du Monde.

 

Remarquons au passage comme tout cela fonde le rôle de « patron » de la chevalerie traditionnellement dévolu à saint Michel.

 

... D’autre part..., Métatron n’a pas que l’aspect de la Clémence, il a aussi celui de la Justice, il n’est pas seulement le « Grand Prêtre », mais aussi le « Grand Prince » et le « Chef des milices célestes », c’est-à-dire qu’en lui est le principe du pouvoir royal, aussi bien que du pouvoir sacerdotal ou pontifical auquel correspond proprement la fonction de Médiateur.

 

Dans l’Ancien Testament, Daniel fait de Mikaël, chef de la Milice céleste, le Protecteur d’Israël qui fait triompher les Hébreux en luttant victorieusement contre l’Ange protecteur du royaume de Perse. Mais son rôle de protecteur et de guide ne s’arrête pas là : ne lui attribue-t-on pas la consolation et l’instruction d’Adam après sa chute dans la matière ? L’interruption du sacrifice d’Isaac par Abraham ? Le passage miraculeux de la mer Rouge ? L’écroulement des murailles de Jéricho au son des trompettes de Josué ?

À ces fonctions fondamentales, la doctrine chrétienne dès le début ajoute celles de serviteur immédiat du Christ, de gardien de l’Eucharistie, de protecteur de la Chrétienté et, en quelque sorte, de « Lieutenant général du Royaume des Cieux », ce que saint Grégoire exprime lorsqu’il écrit que « quand Dieu veut faire quelque chose de grand et d’extraordinaire, il emploie le ministère de saint Michel ». Saint Jean l’Évangéliste, enfin dans L’Apocalypse, et en particulier au chapitre XII, exalte la fonction eschatologique de saint Michel et fonde une des bases de l’iconographie de l’Archange : le vainqueur de Dragon, lors de la Grande Tribulation de la Fin des Temps, certes, mais aussi dans l’éternel combat qu’en chacun de nous livrent la Lumière et les Ténèbres :

 

Alors une bataille s’engagea dans le ciel : Michel et ses anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta, appuyé par ses anges, mais ils eurent le dessous et furent chassés du ciel. On le jeta donc, l’énorme Dragon, l’antique Serpent, le Diable ou le Satan comme on l’appelle, le séducteur du monde entier, on le jeta par terre et ses anges furent jetés avec lui... (Apocalypse, XII, 7-9).

 

Remarquons que jamais le Dragon n’est tué (pas plus d’ailleurs que le Minotaure par Thésée qui constitue un symbole analogue, au même titre qu’Andromède et Persée.) Il sera d’ailleurs à nouveau déchaîné à la fin du Millenium pour être alors définitivement maîtrisé, image de l’état auquel nous devrions être capables de réduire les forces les plus inférieures de notre être.

Quelles que soient donc les étapes de compréhension de la symbolique michaëlienne, celle-ci va désormais connaître un extraordinaire essor au cours du bimillénaire chrétien, en particulier entre les VIIIeet XVesiècles. Déjà Constantin élève à Byzance en 314 un « Michaëlion » sur l’emplacement d’un temple romain. Des miracles s’y accomplissent et le culte de l’Archange se développe rapidement à partir de Byzance où se construisent jusqu’à quinze églises dédiées à saint Michel. L’iconographie s’en précise et s’en répand dans tout l’Orient chrétien et en Italie. L’image que nous en offre l’église San Michaële de Ravenne, un bel adolescent harmonieux et sans ailes, n’est pas sans nous rappeler celle d’Apollon, ce qui n’est pas pour nous étonner, si nous réfléchissons à la parenté étroite des fonctions solaires dévolues au dieu et à l’Archange. D’autres représentations, plus rares, où le serpent devient Caducée, ne sont pas sans évoquer Mercure 1.

Nous possédons en France au moins une de ces représentations à la fois « humaines » et rigoureusement impassibles venues de la sphère d’influence byzantine : c’est l’Ange monumental peint à fresque au-dessus d’une tribune latérale de la cathédrale du Puy-en-Velay.

Notons au passage l’emplacement symbolique dévolu par le christianisme en son calendrier des saints à la fête de saint Michel : Fête solaire équinoxiale, puisque le 29 septembre se situe au moment où le soleil entre dans le signe zodiacal de la Balance, où la durée de la Nuit commence à dépasser celle du Jour : la Saint-Michel représente un des quatre points sensibles du cercle de l’année solaire, « en face » de la fête de Pâques et « au milieu » des deux Saint-Jean : à la Saint-Michel, ce qui était Clarté doit se changer en Lumière, l’Automne et l’Hiver spirituels doivent succéder au Printemps et à l’Été charnels, la Vie s’intériorise. C’est le divin crépuscule, ce sont les Portes de la Nuit, le passage du plein air à la Crypte, à la Grotte, à la Caverne des Initiations...

Le culte de saint Michel trouve en Occident un centre fondamental lorsqu’au VIesiècle s’établit le sanctuaire du mont Gargan (aujourd’hui mont San Angelo, en Italie, en un lieu où, selon Strabon, s’élevait précédemment un sanctuaire à Kalchas, prêtre d’Apollon. De même, dans tout l’occident celtique, nous constatons dans les lieux de culte voués à la dévotion de saint Michel l’antériorité d’un culte solaire (un des premiers noms du mont Saint-Michel était Tombelaine : mont de Bélénos : Apollon) ou d’une dévotion à Mercure ou à Mithra, très répandu en Occident jusqu’au début du moyen âge.

La double filiation apollinienne et mercurienne de l’Archange saint Michel s’exprime dans les deux aspects fondamentaux de son iconographie médiévale : d’une part le messager de la Lumière spirituelle terrassant et piétinant le Dragon des forces inférieures (comme Apollon terrassait le serpent Python), représentation où peu à peu l’Archange prend figure de guerrier, mettant ainsi l’accent sur son rôle de protecteur et guide de la Chevalerie ; d’autre part, le juge placé avec une balance à la porte des cieux comme psychopompe, c’est-à-dire peseur d’âmes assumant dans la Chrétienté le rôle autrefois dévolu à Mercure-Hermès mais aussi à Mithra.

À la fin du XVesiècle, les deux aspects tendront à voisiner sur une même image. La place de la figuration de l’Archange dans le tympan central des Jugements Derniers ou de plus en plus haut perché dans les narthex et les tribunes exprime l’angélique fonction de « gardien du Paradis » en quoi peut se résumer le rôle de saint Michel, car le fait qu’il domine une porte, un passage, une chapelle, rappelle que la fonction de l’Archange est d’exprimer le croisement des mondes supérieurs (pignon, chapelle haute, flèche, montagnes, cieux) et des mondes inférieurs (crypte, source, mer, caverne, dragon).

En ce même XVesiècle, les déclarations de Jeanne d’Arc au procès de Rouen mettent brutalement en lumière le rôle de « lieutenant général du Royaume des Cieux » assumé par saint Michel : une femme, une jeune fille est là qui a vu et entendu l’Archange ! Certes, elle n’a pas mission de tout dire, surtout à ses bourreaux à la solde de l’occupant anglais qui cherchent avant tout à la ridiculiser, car ils veulent à travers sa condamnation comme sorcière déconsidérer Charles VII. Lorsque Jeanne déclare :

 

« Près de Domrémy il y a un arbre, on l’appelle l’arbre des Dames ou l’arbre des Fées... Près de là, il y a une source... » (Interrogatoire du 24 février 1431),

 

on devine l’accusation d’hérésie « celtique », donc « païenne », que ses bourreaux mitrés en peuvent tirer ! Aussi pèse-t-elle ses paroles lorsqu’elle parle de ses apparitions :

 

Laquelle de ces apparitions est-elle venue la première ?

JEANNE. – Saint Michel... Il n’était pas seul mais accompagné d’anges du ciel. Je ne suis venue en France que sur l’ordre de Dieu (1er mars 1431).

« La première fois, je doutai fort que ce fût Saint Michel... J’étais enfant et j’eus peur ; depuis, il m’enseigna et me montra tant de choses que je crus fermement que c’était lui. » (15 mars).

« Je vous ai toujours dit que vous ne sauriez pas tout...

LEJUGE. – Ah, ah, vos voix vous ont donc défendu de dire la vérité ?

JEANNE. – Voulez-vous que je vous dise ce qui ne va qu’au Roi de France ? » (1er mars).

LEJUGE. – Sous quels forme, espèce, grandeur et habit apparaît Saint Michel ?

JEANNE. – Il était sous la forme d’un très vrai prud’homme ! Pour l’habit et le reste je ne vous dirai rien de plus. Quant aux anges, je les ai vus, de mes yeux vus ! et on ne me tirera rien d’autre. Je crois les dires et les faits de saint Michel qui m’est apparu aussi fermement que je crois que Notre Seigneur souffrit mort et passion pour nous. (17 mars).

LEJUGE. – Quel aspect avait saint Michel quand il vous apparut ?

JEANNE. – Je ne lui ai pas vu de couronne. De ses vêtements, je ne sais rien.

LEJUGE. – Était-il nu ?

JEANNE. – Pensez-vous que Notre Seigneur n’ait pas de quoi le vêtir ?

LEJUGE. – Avait-il des cheveux ?

JEANNE. – Et pourquoi les lui aurait-on coupés ?... (1er mars 1431).

 

À la fin du moyen âge les représentations de l’Archange présentent parfois une caractéristique bien particulière : le plastron de la cuirasse affecte la forme d’une coquille : c’est que, comme saint Jacques, saint Michel est devenu l’objet d’un des deux grands pèlerinages d’occident : Saint-Jacques-de-Compostelle et le mont Saint-Michel « au péril de la Mer ».

La Renaissance marque le début du déclin. Les représentations de l’Archange, beaucoup plus rares, s’humanisent à l’excès. Au moins peut-on noter dans un tableau de Lucas Signorelli la présence d’un caducée qui rappelle la filiation mercurienne.

Très affaibli aux siècles classiques où l’Ordre fondé par Louis XI ne connaît pas le développement auquel on aurait pu s’attendre, le culte de saint Michel connaît une nouvelle jeunesse au XIXesiècle où en France deux figurations au moins atteignent la célébrité : celle de la très belle fontaine Saint-Michel à Paris, de Davioud, le groupe en bronze, admirablement proportionné, étant de Duret ; enfin la statue de Frémiet qui culmine depuis 1895 à 176 mètres au sommet de la flèche restaurée de l’église du mont.

En notre XXesiècle, il n’est pas impossible de voir sourdre çà et là un renouveau à l’égard de saint Michel que le moyen âge avait proclamé protecteur de la France. Tout au moins le caractère de plus en plus luciférien et pré-apocalyptique de notre époque ne peut que nous rendre attentifs à des manifestations surnaturelles comme l’apparition de saint Michel à côté de la Sainte Vierge à Garabandal, en Nouvelle-Castille, dans l’été et l’automne 1965 2. De toutes les fonctions de cet Esprit céleste auxquelles nous pouvons être sensibles, il ne fait pas de doute que la fonction eschatologique présente le plus d’acuité pour notre époque affamée d’Espérance.

 

 

Jean PHAURE.

 

Paru dans Atlantis en 1966.

 

 

 

 



1 On sait que la filiation Apollon-Saint Michel a été traitée dans l’ouvrage admirablement documenté de Robert MERCIER, Le Retour d’Apollon (La Colombe, 1963).

2 Fausse apparition, mais Jean Phaure ne le savait pas au moment de la rédaction de la présente étude. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

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