La vie douloureuse de Charles Baudelaire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François PORCHÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Le poète apparaît en ce monde ennuyé...

 

 

CHAPITRE PREMIER

UN HOMME D’AUTREFOIS

 

...Vois se pencher les défuntes années,

Sur les balcons du ciel, en robes surannées...

 

Charles Baudelaire est Parisien de naissance. Il a vu le jour le 9 avril 1821, au 13 de l’étroite rue Hautefeuille, dans une vieille maison à tourelles, démolie lors du percement du boulevard Saint-Germain. Là s’écoulèrent ses premiers ans, quartier de l’École de Médecine.

On sait quel charme toujours s’allie, dans la mémoire de l’homme, aux souvenirs de sa petite enfance, charme d’autant plus aigu, d’autant plus déchirant, que l’être qui se souvient est plus malheureux et que le temps lointain qu’il évoque fut pour lui plus doux. Le poète a souvent conté à ses amis les promenades que, vers l’âge de cinq ans, il faisait au Luxembourg, en compagnie de son père. Celui-ci avait des cheveux blancs frisés et des sourcils d’un noir d’ébène, comme on disait à l’époque. Des sourcils pareils, dans un fin visage usé, sont assez étranges. Ainsi, dans une phrase polie, détone une expression brutale. Mais les traits de ses parents, un enfant ne les discute point : ils participent pour lui aux lois éternelles. Si le petit Charles, en 1826, avait été en âge de raisonner déjà ses impressions, il eût volontiers reproché aux autres hommes à cheveux blancs de manquer à la règle, en n’ayant pais les sourcils noirs comme son père.

Ce père, au regard des passants, avait plutôt l’air d’un aïeul qui donne la main à son petit-fils. François Baudelaire, en effet, était né à Neuville-au-Pont, non loin de Sainte-Menehould, sous le règne de la Pompadour et le ministère de Choiseul, en l’an de grâce 1759. Marié une première fois en 1903 et devenu veuf en 1814, il avait, cinq ans plus tard, possédant une certaine fortune qu’il tenait de sa défunte femme, contracté un second mariage avec une orpheline pauvre, fille d’un officier, Mlle Caroline Archimbault-Dufays, parisiennes plus jeune que lui de trente-quatre années.

Il ne faut pas que la bonne éducation que les deux époux avaient reçue nous cache la vérité des choses : une union à ce point disproportionnée est quasi monstrueuse. C’est de cet accouplement disparate d’une fille de vingt-six ans, gracieuse et vive, avec un vieillard de soixante ans, que le poète est né.

Le premier mariage de son père, l’enfant probablement l’ignorait ; il y avait là une situation qu’il n’eût même pas comprise ; mais de cette histoire ancienne devait résulter pour lui un mystère irritant, lorsque venait à la maison, en visite, un grand jeune homme qui étudiait le droit et qui l’appelait son frère. Le mot, il le sentait, n’était qu’à moitié vrai. Que sa maman, à lui, Charles, ne fût pas la maman de Claude, c’était clair à plus d’un signe. Tout ce que nous savons du tempérament nerveux, susceptible, inquiet, du poète, ainsi que de la constante antipathie qu’adulte il a toujours montrée à l’égard de son demi-frère, nous permet de supposer quelles réflexions il pouvait faire, en son bas âge, lorsque Claude, brusquement, faisait son apparition rue Hautefeuille.

Peut-être arrivait-il, parfois, à l’étudiant de dire « mère » en parlant de sa belle-mère. Familiarité évidemment insupportable au petit Charles. Il poussait des cris, et Mariette, la servante, l’emportait. Peut-être aussi, quelquefois, Claude appelait-il la jeune femme « madame ». Et ce ton cérémonieux, tout à coup, paraissait drôle à l’enfant. Il s’ensuivait une minute de gêne, pendant laquelle madame Baudelaire, qui était timide, redoublait d’amabilité envers Claude. Alors, le petit garçon trouvait que cela sonnait faux.

Mais, quand Claude adressait la parole à M. Baudelaire, qui était son vrai père pourtant, que se passait-il ? Les rôles, soudain, semblaient renversés, comme si le fils fût devenu le père, et réciproquement. Claude parlait avec une nuance de froideur, presque de blâme, et le vieillard feignait de ne pas s’en apercevoir. Ses cheveux blancs, autour de son front, lui faisaient une auréole bénigne. Seulement, ses sourcils noirs se rejoignaient ; il se retournait vers Charles, en pirouettant sur ses talons, et, de sa main ridée, effleurait les boucles brunes du petit garçon. Claude, silencieux, faisait quelques pas, deux ou trois allées et venues entre le canapé et la cheminée, puis poliment prenait congé.

Ainsi, dans l’atmosphère où Charles a grandi, les divergences de sentiments, les passions, les haines peut-être, n’excluaient pas les manières. J’imagine que la mère du poète, telle qu’elle nous est connue par ses lettres, répétait sans cesse des phrases comme celle-ci : « Il faut arrondir les angles. » Mais cette humeur qui, plus encore qu’une politesse apprise, était chez madame Baudelaire l’indice d’un naturel conciliant, timoré, M. François Baudelaire la cultivait, lui, par tenue.

C’était, ne l’oublions pas, en comparaison de sa seconde femme, un personnage d’une autre époque. Quand, les jours de soleil, le père et l’enfant allaient ensemble respirer l’air sur les terrasses du Luxembourg, par cet ascendant paternel du premier degré, qui tenait, en marchant, dans ses doigts noueux la menotte fiévreuse du petit Charles, celui-ci, le futur poète, sans intermédiaire, directement, par-dessus le règne de Louis XVIII, et l’Empire, et le Consulat, et le Directoire, par-dessus la grande Révolution et le règne de Louis XVI tout entier, rejoignait un monde aboli, charmant et vieillot, à distance, comme un son d’épinette. François Baudelaire naît au lendemain de Rosbach, quand Voltaire est encore aux Délices, quand de Rousseau ni le Contrat social, ni l’Émile, ni la Nouvelle Héloïse n’ont encore paru. Cela donne le ton de l’homme, et déjà, en ce qui touche le fils, permet de relever une erreur que ses contemporains ont commise, erreur que, de nos jours, on ne cesse de rééditer.

Tous ceux qui ont approché Baudelaire ont été frappés de sa politesse méticuleuse. Dans le monde de la bohème littéraire, celui-là surtout où il fréquentait, cette courtoisie devait apparaître comme une pose, d’autant plus que, à l’âge précédent, à l’époque du romantisme, la mode, chez les artistes, avait été plutôt à l’excès contraire, au débraillé, voire au débraillé savant, au « gilet rouge ». Le dandysme ne fut qu’une réaction contre les mauvaises manières. Baudelaire, sans doute, a été de ceux qui prirent goût à définir, à préconiser cette nouvelle attitude ; mais aussi, c’est qu’elle s’accordait merveilleusement avec le premier pli d’éducation qu’il tenait de son père. Le dandysme continuait la politesse d’autrefois. De la bienséance, il n’était, après tout, que l’expression la plus récente. Dans les estaminets de 1845, telle formule de Baudelaire que les joueurs de jacquet, ses bruyants camarades, prenaient pour une affectation de britannisme, une anglomanie, n’était souvent qu’une tournure vicille-France, devenue si désuète qu’elle semblait, à Paris, étrangère.

François, le père du poète, était fils de cultivateurs, mais il est probable que ses parents étaient assez aisés, puisqu’il avait fait, dans un séminaire, des études suffisamment solides pour qu’elles lui permissent d’entrer, en qualité de précepteur, chez le duc de Choiseul-Praslin.

On sait qu’un Choiseul-Praslin, pair de France, assassina sa femme vers le milieu du siècle dernier. Plus tard, lorsqu’il sera question de rédiger la notice nécrologique du poète, sa mère, toujours craintive et pénétrée de l’importance du qu’en-dira-t-on, en bonne bourgeoise française qu’elle était, concevra quelque alarme, à la pensée qu’on aurait pu croire que le duc assassin avait été l’élève du père de Charles. Elle fit bien remarquer que c’est le père de l’horrible duc, et non cet homme sanguinaire lui-même, qui reçut les leçons de M. François Baudelaire.

C’est chez les Choiseul-Praslin que le père du poète avait appris l’art de saluer, l’art d’écarter dignement, du bout d’une haute canne, les chiens irrévérencieux de la rue, et autres gentillesses surannées dont son fils gardait la mémoire.

Nous-mêmes, qui cependant ne sommes pas encore très vieux, mais qui sommes natifs de la province, où les traditions de jadis se sont perpétuées plus longtemps qu’à Paris, nous nous rappelons que notre père, dans nos promenades, chassait les chiens précisément avec une noblesse surprenante, et qu’il saluait les personnes de sa connaissance rencontrées en chemin, et qu’il jugeait de son bord, d’une façon qui paraîtrait aujourd’hui bien extraordinaire. Il ployait le corps tout entier, interpellait à quinze pas, d’une voix forte, en la nommant, la personne à laquelle il voulait rendre hommage, puis fièrement se redressait, et passait, souriant. Quelquefois même, dans ce passage, imitant inconsciemment, lui, petit bourgeois, la désinvolture des anciens aristocrates, il faisait tournoyer sa canne, ou plutôt son bâton, comme il disait.

François Baudelaire, à l’époque de son préceptorat, avait connu Condorcet et Cabanis ; il s’était lié d’amitié avec Ramay, le statuaire, et les deux Naigeon, qui étaient peintres. Lui-même maniait la sanguine, lavait l’aquarelle agréablement. À la Révolution, il mit à profit ses talents pour donner des leçons de dessin, dont il partageait le produit avec ses anciens protecteurs, tombés dans la misère. Bien plus, comme il avait des relations dans le personnel au pouvoir, il semble bien que ce soit lui qui parvint à soustraire à la confiscation la fortune des Praslin. Mais il n’est pas prouvé qu’il ait, comme l’a prétendu sa veuve, procuré à Condorcet le poison qui le sauva de la guillotine. Peut-être, dans le répertoire de M. Baudelaire, les anecdotes du temps de la Terreur formaient-elles un fond pathétique, qu’il ne se faisait pas faute d’enjoliver, c’est-à-dire de noircir quelque peu, pour le plaisir de sentir frissonner dans ses bras une épouse qu’il considérait comme une enfant. Ne jouissant pas auprès d’elle du privilège de la jeunesse, disons que ce vieux mari se revanchait de sa disgrâce sur le terrain de l’héroïsme.

Cependant, sans que nous puissions affirmer qu’il soit exact que M. Baudelaire, pendant la Terreur, ait passé ses jours et ses nuits à courir les prisons pour assister ses amis, il est possible qu’il ait fait preuve de courage dans des occasions qui, si obscures qu’elles soient demeurées, n’en étaient pas pour cela médiocres. Ne rabaissons pas ce galant homme. Il ne faut pas perdre de vue que toute initiative, en ces jours troublés, devenant vite compromettante, une sorte de grandeur tragique, insoupçonnée parfois des acteurs eux-mêmes, s’attachait au plus petit geste.

Je suppose que, en 1826, durant leurs promenades au Luxembourg, le vieillard montrait le palais à son fils, en disant : « J’ai connu un temps où c’était une prison. » Et il lui indiquait l’endroit du jardin où une corde était tendue, qu’il n’était pas permis au public de dépasser. Le long de cette barrière, se renouvelaient, chaque jour, des scènes déchirantes. Aux victimes du tribunal leurs parents éplorés faisaient des signes de loin. Lasse de ces démonstrations, l’autorité fit reculer la corde, et à une distance si grande que seuls les prisonniers qui possédaient une lorgnette purent distinguer les traits de ceux qu’ils aimaient.

Dans ce même palais du Luxembourg, devenu, sous le Consulat, le siège du Sénat conservateur, M. Baudelaire, pendant quatorze ans, avait coulé les jours paisibles du bureaucrate bien venu des préteurs (ainsi nommait-on alors les questeurs) et considéré des huissiers. Les Praslin, en effet, rétablis dans leurs biens et leur influence, et, miracle plus rare, nullement oublieux, firent entrer, en 1801, l’ancien précepteur de la famille dans l’administration de la Haute Assemblée, au titre de chef de bureau.

Ce fut, dans la vie de François Baudelaire, la phase brillante. Il avait 10 000 francs d’appointements (60 000 francs d’aujourd’hui environ) avec le logement. Ce logement était, non loin d’une des grilles du Luxembourg, du côté de la rue de Vaugirard, une jolie maison à laquelle attenait un jardin privé.

La seconde madame Baudelaire, la mère de Charles, orpheline, comme j’ai dit, élevée par la famille Pérignon, qui était de robe, vint là souvent dîner quand elle était enfant, en compagnie de son tuteur et des filles de celui-ci. La première madame Baudelaire, celle qui avait apporté en dot une honnête fortune (biens ruraux, terrains aux Ternes et à Neuilly) dont le poète, à la mort de son père, devait hériter pour moitié, vivait encore en ce temps-là. Mais l’aimable homme aux épais sourcils noirs, duquel ses intimes disaient qu’il avait la naïveté et la bonhomie de la Fontaine, dut maintes fois, malgré lui, (il approchait alors de la cinquantaine), arrêter son regard sur cette fillette qui aimait tant courir avec ses amies, dans le jardin du Luxembourg, quand il n’y avait plus personne, après que la retraite était sonnée.

D’autres fois, c’était M. Baudelaire qui se rendait à Auteuil, campagne de M. Pérignon. Il arrivait en voiture armoriée, suivi d’un laquais à cheveux blancs, galonné d’or, qui restait debout, derrière lui, à dîner, pour le servir, comme c’était l’usage. La gentille Caroline en était éblouie. Ce n’est que plus tard qu’elle apprit de M. Baudelaire lui-même, narquois, et qui n’avait plus rien à cacher, ayant retiré, en somme, de cet éblouissement le bénéfice qu’il escomptait, que la voiture était une calèche aux armes du Sénat, et le domestique, un appariteur mis à sa disposition pour les convocations qu’il avait à faire.

L’Empire tombé, François Baudelaire demanda sa retraite dignement, ou habilement, car il l’obtint assez belle, et peut-être était-il à la veille d’être congédié. Il reprit sa sanguine, ses pinceaux, et, à dater de ce jour, il s’intitule officiellement « peintre » avec crânerie.

C’est alors que, veuf, il épouse la pupille de son ami Pérignon, l’ingénue Caroline. Un détail à noter : le prétendant sexagénaire s’était d’abord proposé en plaisantant. Prudence, savoir-vivre... On imagine le badinage sous les verdures d’Auteuil. Derrière le demi-sourire, la passion sénile allumée. Et soudain, les offres sérieuses. Cet homme est tout dix-huitième siècle.

 

 

CHAPITRE II

UNE SAISON AU PARADIS

 

Mais le vert paradis des amours enfantines...

 

Février 1827. Rue Hautefeuille, dans la maison à tourelles, un salon haut de plafond, où quelques visiteurs attendent, chuchotent. Au-dessus de la cheminée Louis XV, la glace du trumeau est voilée de blanc avec un drap de lit. Le lustre est dans sa mousseline. M. Baudelaire est mort. On l’enterre demain.

Charles, où est-il, en ces jours funèbres ? Nous l’ignorons. Peut-être à Auteuil, chez les Pérignon, où il restera jusqu’à ce que tous les rites soient accomplis. Peut-être ici même, au fond de l’appartement, avec Mariette, qui, à chaque coup de sonnette, le quitte pour aller ouvrir la porte d’entrée. Il écoute les bruits nouveaux de la maison, en feuilletant ses albums. A-t-il du chagrin ? Il est bien difficile de répondre. Le petit Charles aimait beaucoup son père, mais le petit Charles a six ans. Toutes les traditionnelles et douces niaiseries que, dans un milieu comme le sien, on débite aux enfants de son âge, en pareille circonstance, sa mère, qui verse des larmes décentes, Mariette affairée et sacerdotale, les lui ont dites, comme vous pouvez croire. Son papa est au Ciel. Ou bien, contradiction, énigme, il faut qu’il prie pour son papa.

Cependant, à peine le vieillard aux sourcils « jaloux » eut-il disparu que, dans son rejeton tardif, éclatait cette ardeur passionnée, cette façon d’aimer sensuelle qu’il lui avait transmise. Et l’objet de ce premier amour de Charles, ce fut sa mère. Entendez-moi bien, il ne s’agit pas uniquement d’affection, de tendresse. Le petit garçon va sur ses sept ans. On peut sourire. Je n’oublie point son âge. Mais je n’écris pas non plus pour scandaliser ; je n’affirme rien que le poète, plus tard, n’ait expressément confessé.

Le cas, d’ailleurs, n’est pas si rare, surtout lorsque la mère est jeune et coquette. Madame Baudelaire a tout juste trente ans, et le noir, comme on dit, lui va bien.

Le petit Charles, rue Hautefeuille, est seul entre deux femmes, sa maman et sa bonne. Mariette prend soin de lui, le lave, le peigne, en maugréant, comme tous les domestiques fidèles. À cette humeur grondeuse, l’enfant ne se trompe pas. Il sait que la brave servante leur est « dévouée comme un chien », à madame Baudelaire et à lui, qu’elle « se jetterait au feu » pour eux. Mais Mariette est brusque, car Mariette est de la campagne. Ses cajoleries sont comme son linge, qui est rude au toucher. Sans doute, elle est « bien tenue sur elle » (une expression encore de sa maîtresse), mais l’eau claire dont elle se rince, l’eau claire est sans odeur. Tandis que la maman du petit Charles s’avance entourée d’un nuage de parfums. Lorsqu’elle se penche vers son petit garçon, c’est comme si une fenêtre, tout à coup, s’ouvrait sur un jardin. Les ongles de ses mains brillent comme des agates, et ces mains elles-mêmes, si différentes des dures mains de Mariette, semblent tisser constamment, autour du fils chéri, un réseau de caresses enveloppantes.

Le Soir, quand Mariette a couché le petit Charles, il semble que, ses prières faites, un cruchon aux pieds, sous le mol édredon, il n’ait plus besoin de rien avant de s’endormir. Cependant, les yeux ouverts, il attend la venue de celle dont la présence est indispensable pour que le bien-être ait tout son prix, pour qu'à un confort si habituel qu’il ne le remarque même pas s’ajoute une douceur qui, quoique étant une habitude elle aussi, est toujours nouvelle : il attend le baiser de sa mère. Et, après les effusions, le geste ailé qui déplace un oreiller, retire un peu la couverture, le geste enfin qui raffine, colore les détails matériels de nuances toutes semblables à celles des émotions.

Il plait à tout enfant que sa mère soit bien mise, et non point tant par vanité, la vanité ne viendra qu’ensuite, que par un sentiment esthétique, tout à fait égoïste et désintéressé, c’est-à-dire personnel à l’enfant et indifférent de l’opinion d’autrui. Bref, c’est pour lui-même que l’enfant trouve plaisir à la toilette de sa mère, comme l’amant passionné à la toilette de sa maîtresse. Que dis-je ! bien davantage. Car le chatouillement du satin, le cliquetis des bijoux, l’arôme puissant de la fourrure, ce sont, pour un enfant sensuel, autant de découvertes. Le poète, plus de trente ans après, se souvenait encore avec émotion du choc qu’il avait reçu de cas voluptés.

Quand nous parlons de l’amour d’un enfant, le mot « enfant » nous abuse. Rien de moins « enfantin », dans la réalité. Ce sont les amours des adultes, souvent, qui sont puériles, ou entachées d’une foule d’éléments étrangers à l’amour même. L’enfant ayant une individualité propre, mais n’ayant aucune personnalité sociale, l’amour-passion, chez lui, existe pour ainsi dire à l’état pur. Dans ce sentiment exclusif rien ne compte que son objet. Celui-ci accapare l’âme entière.

Tel est l’amour du petit Charles. Quelque peine qu’il ait éprouvée à la mort de son père, comment cette perte, dans son cœur, n’aurait-elle pas été masquée par la félicité immense qui a soudain fondu sur lui ? Sa maman, désormais, lui appartient à lui seul. Ce trésor de vivacité tendre, ces cheveux odorants, ce corsage doux et tiède, tout cela est son bien.

En 1861, à l’âge de quarante ans, le poète rappellera cette époque à sa mère, et il dira : « Ç’a été pour moi le bon temps. » Le bon temps ! celui du deuil, du veuvage, mais de ce veuvage où il règne, lui, l’enfant.

À l’heure des lampes, rue Hautefeuille, puis place Saint-André-des-Arts où madame Baudelaire, sans doute, a trouvé un logement plus modeste et d’un loyer moins onéreux, Charles regarde les images. Le menton sur ses deux poings rassemblés, il est capable de rêver indéfiniment devant de minuscules paysages noirs et blancs, où son oeil, par delà les moulins, découvre un énorme horizon. Il aime aussi les atlas, les découpures des continents, les vastes étendues bleues des mers. Que de voyages n’a-t-il pas faits ainsi, immobile ! Mais ces plaisirs imaginaires, est-ce qu’il les connaîtrait seulement s’ils ne baignaient pas dans un bonheur plus grand, plus profond : l’intimité, le tête-à-tête avec sa mère, qui brode ou dessine (madame Baudelaire dessinait à la plume, l’aimable femme !) pensive, à ses côtés ? De même, l’homme qui travaille de l’esprit auprès d’une compagne chérie prendrait-il le même goût à sa tâche, sans la proximité de ce souffle vivant qui se mêle au sien dans l’air de la chambre ?

Non, il n’y a pas deux façons d’aimer vraiment, une pour les enfants, une pour les grandes personnes. La mère de Charles est pour lui « à la fois une idole et un camarade ». Leurs sorties, leurs courses en fiacre, autant de fugues, autant de fêtes !

Et les visites, s’il y en a beaucoup d’ennuyeuses, il y en a aussi d’amusantes et, parfois, d’extraordinaires, comme celle que le petit garçon, un jour, fit à madame Panckoucke, rue des Poitevins. Un hôtel silencieux, une cour verdie, où l’herbe pousse entre les pavés. À l’intérieur, un salon chinois dont Goethe lui-même a parlé à Eckermann, car madame Panckoucke a traduit quelques poésies du grand homme, elle le connaissait. Mais l’amie de cet Olympien adorait les enfants. Elle tenait en réserve dans une pièce secrète, dont Baudelaire garda le souvenir émerveillé, une multitude de jouets parmi lesquels chacun de ses jeunes visiteurs était admis à faire son choix. Il y a encore de vieilles fées sur terre.

Cependant déjà, cet enfant nerveux, au sein même des béatitudes, dans ce train enchanté de sa nouvelle vie, une angoisse, soudain, le poignait : sentiment d’exil indicible, ou soupçon que toute minute heureuse est comme une chose volée. Il remarquait (il l’a dit) combien, quand il rentrait, avec sa mère, de ces escapades d’amoureux à travers Paris, les quais déserts étaient tristes, le soir.

Mais, ce n’étaient là que des éclairs, les premières lueurs lointaines, fascinantes, de cet univers sulfureux dont il serait un jour la proie. Les extases, bientôt, recommençaient.

Le ravissement, un certain été, se fit plus aigu, madame Baudelaire ayant loué, pour les mois chauds, à la campagne, c’est-à-dire à Neuilly, une « blanche maison, petite mais tranquille. » Il y avait, dans le jardinet, une Pomone et une Vénus de plâtre ; aux fenêtres, des rideaux de serge, que le soleil couchant embrasait. Et les repas étaient longs, muets. Mais l’amour, l’amour-passion, celui qui se repaît de la présence de l’être aimé, et qui n’a besoin que de cela pour s’assouvir entièrement, l’amour emplissait les heures.

Plus encore qu’à Paris, dans cette maisonnette de banlieue, le petit Charles tenait sa mère en sa possession. Aucune différence entre cet étroit logis écarté et celui qu’un amant jaloux choisit pour sa maîtresse, où il l’emprisonne et s’enferme avec elle. À cette relégation partagée, à cette double captivité délicieuse, rien ne manque pour qu’elle ressemble à la solitude dans laquelle deux êtres violemment épris s’enivrent l’un de l’autre, oublieux du reste du monde, pas même « la servante au grand cœur », docile aux moindres ordres de ce bonheur caché, car Mariette est là, ponctuelle, marchant à pas feutrés, semblable à une Parque clémente.

 

 

 

CHAPITRE III

PREMIÈRE CONNAISSANCE AVEC L’ENFER

 

C’est l’ennui !...

Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat...

 

De même que le bonheur brusquement avait saisi Charles, une catastrophe épouvantable s’abat sur sa tête, Quoi ! sa mère meurt ? Non, mais il est, à présent, des minutes où l’enfant, dans sa rage, préférerait qu’elle fût morte. Cette paix de la blanche petite maison enfouie dans les arbres de Neuilly, cette paix du nid d’amoureux n’était qu’un mensonge. Et ce mensonge, qui donc, durant des semaines, des mois peut-être, l’a organisé, soutenu ? La bien-aimée elle-même.

Ainsi, pendant ces repas si doux, son âme était ailleurs, et toutes ces sorties auxquelles son compagnon, d’abord, n’a pas pris garde, avaient un but inavoué, abominable. Charles souffre pour la première fois, et d'une souffrance où les aigreurs de la rancune, la brûlure de la jalousie se mêlent aux élancements du regret. Telle la douleur qui rayonne d’une plaie empoisonnée.

Sa mère l’a trahi. Elle va se remarier. Non, ce désastre n’est pas possible ! Et cependant, il arrive. La cérémonie a lieu en novembre 1828. Tout est accompli. La joie, cette plénitude un instant entrevue, s’efface à jamais de la vie de Baudelaire. Vous m’entendez bien : à jamais. C’est l’heure, et combien tôt venue ! où, dans sa destinée, quelque oiseau sinistre, pareil au corbeau d’Edgar Poe, bat de l’aile et dit : Nevermore.

De ce torrent d’affliction qu’elle déchaînait, la mère de Charles n’a rien vu. Caroline, en toutes choses, est l’innocence même. Elle n’a que trente et un ans. Si jeune, aurait-elle dû se sacrifier pour se consacrer exclusivement à son fils ? Celui-ci l’a cru. Il n’a cessé de le répéter jusqu’à sa mort. Son opinion, sur ce point, n’a jamais varié, non plus que le ton de ses reproches, d’une amertume inguérissable.

À son blâme, il donne une raison qui pourrait faire croire que ce blâme est dicté par l’orgueil, par la conscience que le poète a toujours eue de son exceptionnelle valeur : « Quand on a un fils tel que moi, on ne se remarie pas. » Mais ce n’est là qu’une apparence dont Baudelaire, lui-même, d’ailleurs, est peut-être dupe. Les arguments de la fierté la plus ulcérée n’ont point, à eux seuls, l’accent douloureux qui est celui de ce fils quand il se remémore le second mariage de sa mère : j’y reconnais le cri de l’amour trompé.

Cependant, des deux mariages de Caroline, le « mariage de raison » dans toute son horreur, horreur dont la naïve personne ne semble pas avoir souffert, ç’avait été le premier ; ce n’était nullement le deuxième. Sous le rapport de l’âge, les époux, cette fois, étaient assortis. Le nouveau mari avait trente-neuf ans, et il était bel homme. Mais, en même temps, il se trouvait que, par surcroît, cette union était plus avantageuse encore que l’autre. Elle représentait exactement ce que, dans les familles, on appelle une chance inespérée. Songez donc ! M. Aupick était un brillant militaire, chef de bataillon, déjà chevalier de Saint-Louis, officier de la Légion d’honneur, et, depuis six ans, aide de camp du prince de Hohenlohe ! Il est évident qu’il y a encore de la passion là-dessous. Une fois de plus, Caroline avait su plaire. Et j’imagine que, dans le moment même où l’enfant du premier lit, précipité de si haut, furieux, remâchait son dépit, elle était, elle, non seulement contente, mais flattée, et même un peu grisée.

Et le commandant Aupick, quel homme était-ce ? Mais un homme parfait, comme on dit, un brave soldat, fils de ses œuvres, capable de désintéressement, d’amour (il le prouvait), tout d’une pièce, il est vrai, et ne plaisantant pas avec la discipline, un peu solennel aussi, un peu emphatique (ne s’était-il pas composé un blason, d’azur à l’épée d’or, en pal, avec cette devise : « Tout par Elle » ?).

Envers le fils de sa femme, lequel n’était pas une charge pour lui, l’enfant ayant sa fortune personnelle, il se montra bienveillant, paternel à sa manière, qui était celle des camps. Sous son clair regard direct, Charles, d’abord, baissa la tête. Il fit ce que sa mère, la traîtresse ! lui demandait, il appela son beau-père : « ami ». Ami ! le mot est terrible d’hypocrisie, de soumission feinte, quand on songe qu’il recouvre une haine effroyable. Toujours la bonne éducation !

Charles connut la loi du plus fort, la loi dont usent les parents, les tuteurs et, généralement, toutes les grandes personnes investies d’une autorité, à l’égard des enfants, dans le propre intérêt de ceux-ci, dit-on, ce qui est souvent vrai, mais ce qu’ils ne peuvent comprendre.

Peu d’années après son mariage, en 1832, le commandant Aupick fut promu lieutenant-colonel et envoyé à Lyon. Trop heureux de soustraire sa femme, et, ma foi, aussi, quoiqu’en second lieu, son beau-fils à la menace du choléra qui ravageait la capitale, il se hâta de rejoindre avec les siens sa nouvelle garnison.

Jean-Jacques Rousseau appelle Paris « cette ville de boue et de fumée ». Que dire alors de Lyon ? Quiconque a respiré, ne fût-ce que quelques heures, entre deux trains, par un jour d’hiver, les brouillards conjugués de la Saône et du Rhône dans les rues renfrognées de cette cité, reconnaîtra que c’est, pour le moins, un fait curieux, que le poète qui, chez nous, a rendu de la manière la plus forte l’accablement et les délires de l’ennui dans la brume, ait vécu à Lyon quatre années, et à un âge où les impressions sont généralement les plus vives, à savoir de onze à quinze ans.

À l’époque où le lieutenant-colonel Aupick arriva par le coche avec sa famille dans la vieille ville de la soie, les pavés en étaient encore tout vibrants de la plus sombre émeute, celle qui, en 1831, fut appelée « la révolte de la faim » et qui avait pris pour emblème un drapeau noir portant cette inscription, si sage encore, et courageuse, dans sa détresse : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! »

D’ailleurs, en ces temps, les mouvements populaires, dont je perçois les échos assourdis, çà et là, dans l’œuvre du poète, se succédaient à intervalles rapprochés. En 1830, à Paris, Charles, âgé de neuf ans, n’était pas sans avoir entendu pendant trois jours, en juillet, les décharges lointaines de la mousqueterie.

Où était alors son beau-père ? À Alger, où il venait de collaborer à la prise de la Kasbah. Mais le petit garçon n’avait pas su jouir de cette absence, comme il l’aurait cru. D’abord, l’absence n’était que momentanée. Puis sa déconvenue était encore trop récente. L’intimité avec sa mère, même quand elle était seule, n’était plus comme autrefois.

Comble de désolation, quand Charles débarque à Lyon, Mariette est morte, et c’est sous la conduite d’une nouvelle bonne ou d’un ordonnance de son beau-père que, le dimanche, après vêpres, dans les jaunes vapeurs, il escalade les pentes de Fourvière. Il traverse les quartiers des « canuts », le Gourguillon, le faubourg Saint-Georges, s’en revient par la Croix-Rousse. Tristes promenades, pendant lesquelles l’enfant n’a sous les yeux que les spectacles de la plus criante misère : des montées abruptes, bordées de taudis infects, où l’humidité suinte le long des murs, où la lumière du jour ne pénètre jamais. À l’intérieur de ces masures, il perçoit des chambres basses, repoussantes de saleté. En cet après-midi de repos dominical, les métiers à bras se sont tus, comme harassés, à bout de souffle. Au coin d’une rue, dans une niche, une statue de la Vierge exprime, sur son visage barbouillé de suie, le sentiment de résignation qui est celui des ouvriers en soie de 1832, rejetés par les feux de salves dans leurs bouges.

Charles, bientôt, est mis à la pension Delorme, puis, en 1833, au collège Royal, interne. Pourquoi cet internat dans une ville où les siens demeuraient ? À sa mère, la perfide, âcrement chérie, sa présence était donc à charge, maintenant ? Non, lui seul, dans son irritation secrète, qui allait s’exaspérant au lieu de se calmer, pouvait supposer tant de noirceur. Mais, M. Aupick ayant, comme nous l’avons dit, le culte de la discipline, comment l’apprentissage de celle-ci n’aurait-il pas tenu la première place dans son programme d’éducation ?

Loin de vouloir se débarrasser de son beau-fils, il avait à cœur de le dresser. Il était urgent (il le fit comprendre à sa femme, qui versa un pleur et se soumit) que Charles, à cinq heures et demie, en hiver, s’éveillât au son du tambour. Après quoi, sous un filet d’eau glacée, il laverait ses mains couvertes d’engelures. Les extrémités inférieures, tous les quinze jours seulement, à l’eau chaude, il est vrai, dans un baquet glissant de crasse : bains de pieds individuels par escouades, par file à droite, en avant, marche ! Moi-même, j’ai connu ça. Il fallait que ce garçon, que diable ! prît l’habitude du travail avant l’aube, c’est-à-dire que, les yeux gonflés de sommeil, le nez obstrué d’un coryza éternel, il passât, titubant dans les escaliers, du dortoir à l’étude, et que, là, le ventre creux, le petit déjeuner n’étant qu’à sept heures et demie, il luttât plus ou moins victorieusement contre l’envie de se rendormir, le front penché sur ses leçons. Il importait surtout que ce gamin sournois, buté, capricieux, fût éloigné de sa mère trop indulgente à ses écarts, trop docile à ses fantaisies. Sacrebleu ! qu’il soit brimé s’il le faut ! Quand on a mauvais caractère, les brimades, quoi qu’on dise, ont du bon.

Bref, Charles fut appelé à recueillir tous les bienfaits de l’Université napoléonienne, tels qu’elle les dispensait alors à ses élus : les fils de la classe bourgeoise. Être interne à Angoulême, où je fus, c’était déjà dur. Mais interne à Lyon ! Seigneur ! Et en 1832, quand le lycée était encore plus rapproché de son modèle, la caserne ! Les jours de Neuilly étaient loin.

Dans une lettre que le collégien écrit, en 1833, à Claude, son demi-frère, devenu juge suppléant, il lui annonce comme une ébouriffante nouvelle que toutes les boutiques de la ville bientôt, « vont être éclairées au gaze » (sic). Donc, au collège Royal, à cette date, on en était encore aux quinquets. Pauvre éclairage que ces feux rougeâtres au milieu du brouillard lyonnais ! C’est dans la puanteur des lampes qui charbonnent que Charles compose des vers latins, un exercice qui lui plaît assez, ou bien qu’il dessine d’après l’antique, assez habilement pour remporter, un jour, un premier prix, le seul qu’il ait obtenu.

Dans la même lettre, qu’il a signée romantiquement Carlos (c’était trois ans après la bataille d’Hernani), se démêle déjà son ironie grinçante : « Comment ! Théodore (le frère de sa belle-sœur, car Claude était marié), Théodore a eu des prix et Charles n’en a pas eu ! Ventre saint-gris ! j’en aurai ! » Et ailleurs, déjà, sa violence : « Cette lettre est cochonnement griffonnée... »

Les mois, ainsi, se traînaient dans une mélancolie pesante, ayant pour seules diversions les luttes sourdes engagées avec les professeurs, les batailles dans la cour, avec les camarades, ou les nouvelles, apportées du dehors par les externes, de quelque crue soudaine du Rhône.

Au témoignage de deux de ses anciens condisciples, Baudelaire, à cette époque, apparaissait comme un cerveau un peu « fêlé », aimant réciter, pendant les récréations, des vers de Hugo ou de Lamartine, un garçon tantôt mystique, tantôt cynique, mais singulier, tranchant sur le commun des élèves, de ces lourds petits provinciaux, par on ne savait de quoi de fin et de distingué : apport de Paris, reviviscence des façons de son père.

En 1834, des événements se déroulèrent qui passaient en pathétique le drame quasi annuel des inondations : comme un feu qui couve sous l’herbe mouillée, l’émeute, là-bas, vers la Croix-Rousse, dans les brumes et les pluies d’avril, se renflamma soudain. À vrai dire, depuis 1831, au climat humide de Lyon un autre s’était joint, brûlant celui-ci, indépendant du baromètre : le climat révolutionnaire. Toujours, à l’origine du mouvement, le vieux conflit des fabricants et des « canuts », mais, cette fois, la politique s’en mêlait : l’insurrection avait des chefs : Godefroy Cavaignac, Garnier-Pagès, venus tout exprès de Paris, et des bandes organisées : Société des droits de l’homme, Saint-Simoniens, Mutuellistes, où les Italiens, les carbonari de Mazzini, pullulaient.

La bataille des rues fut terrible : elle dura cinq jours. Cinq jours pendant lesquels les classes, au collège Royal, furent forcément interrompues, les professeurs, les externes étant restés chez eux. Sous les préaux, en étude, au dortoir, les internes, l’oreille tendue aux bruits du dehors, écoutaient, vers la place Saint-Jean, le crépitement de la fusillade.

L’élève Baudelaire se rappelait les populations entrevues, au cours de ses premières promenades dans Lyon, là-bas, sur les collines maudites : ces loques grouillantes, ces bouffissures lymphatiques, ces visages et ces corps de damnés. Sans doute, fils de bourgeois, bourgeois lui-même en tant que bénéficiaire d’un enseignement privilégié, il n’avait rien à voir avec de pareilles souffrances. Peut-être les jugeait-il fatales. Mais ces émeutiers, dont il avait un peu peur, c’étaient des gens qui voulaient briser leurs chaînes, et lui-même était enchaîné. Ils étaient las de la servitude, et lui-même... Il rêvait. Les rêves ! quelle tentation du démon ! Jusqu’où la pensée ne s’égare-t-elle pas ? Le lieutenant-colonel Aupick est dans la mêlée. Intrépide, il s’avance, à la tête de ses hommes, et ses épaulettes le désignent. Qu’un bon tireur l’aperçoive... Ah ! Neuilly, les jours de Neuilly !...

Mais le 13 avril, au soir, l’insurrection est réprimée, et le lieutenant-colonel Aupick est toujours vivant.

 

 

 

CHAPITRE IV

OUTRAGES À UN SUPÉRIEUR ET SANCTION

 

Aux objets répugnants nous trouvons des appas...

 

Bien plus, la fermeté de sa conduite au cours de ces journées (il tapait dur, dans ces occasions-là) valut au lieutenant-colonel Aupick d’être inscrit au tableau d’avancement. Promu, peu après, colonel (mais il avait gagné ses autres grades sur des champs de bataille plus glorieux : prise d’Alger, comme j’ai dit, et auparavant Autriche, Espagne, campagne de France, Waterloo), le vaillant officier fut, en 1836. appelé à l’état-major du gouverneur de Paris.

Quand Charles, à quinze ans, retrouva sa bonne ville, celle-ci avait changé. Place de la Bastille, l’énorme éléphant de plâtre avait disparu : une colonne s’élevait, aux trois quarts construite, et destinée à perpétuer le souvenir des combattants de Juillet. L’arc de triomphe de l’Étoile qui, les travaux interrompus, était demeuré longtemps masqué par des échafaudages, était enfin terminé. L’église Notre-Dame-de-Lorette était également achevée. Au sommet de la colonne Vendôme, un Napoléon en redingote, coiffé du traditionnel petit chapeau, avait remplacé la fleur de lis gigantesque de la Restauration. Cette année même, on devait inaugurer, place de la Concorde, un obélisque venu d’Égypte et qui, déjà, se dressait dans l’axe de la Madeleine, voilé d’une bâche encore.

Mais, surtout, les premiers omnibus, mis en circulation en 1828, s’étaient multipliés, établissant des relations nouvelles, imprévues, entre ces provinces isolées, boudeuses, confinées dans leurs habitudes, qu’avaient été jusqu’ici les quartiers de Paris.

Cependant, il est des choses qui ne changent point, et à celles-là, qu’un autre n’eût point remarquées, l’adolescent souriait comme à de vieilles connaissances ; c’était, après l’atmosphère opaque de Lyon, cette brume, même en hiver plus subtile, au printemps transparente, et ces constructions des nuages qui, dans le ciel, fout pendant aux lignes des monuments, et forment avec celles-ci comme les deux morceaux complémentaires d’un même plan dans la pensée d’un architecte. Chez Baudelaire, poète parisien comme Boileau, pareille symétrie se retrouve sous le revêtement des images, dans cette partie secrète de l’ouvrage qui est inhérente à l’esprit de l’ouvrier et indépendante du sujet même : la composition.

Le colonel, qui se devait de recevoir et de faire figure, s’installa bourgeoisement en plein Marais, rue Culture-Sainte-Catherine. Charles fut mis à Louis-le-Grand.

M. Aupick, qui n’était ni un sot, ni un monstre, n’avait pas manqué d’être frappé par la précoce intelligence de son beau-fils, et il lui faisait encore confiance. En présentant Charles au proviseur : « Monsieur, lui dit-il, voici un cadeau que je viens vous faire ; voici un élève qui fera honneur à votre collège. » Ces espérances, dans l’esprit du colonel purement scolaires, d’abord ne furent point trompées. L’élève Baudelaire obtint au concours général de 1837, classe de seconde, le deuxième prix de vers latins et le sixième accessit de version latine.

Mais, l’année suivante, les choses se gâtèrent. Un ancien camarade de Lyon, nommé à l’École normale, et qui rend visite à Baudelaire, au parloir de Louis-le-Grand, le trouve aigri, révolté. Évidemment, de plus en plus, l’internat lui pesait. Un autre condisciple, que nous retrouverons plus loin, Louis Ménard, le futur auteur des Rêveries d’un païen mystique, parle du paisible dédain que Baudelaire affichait à l’égard de l’administration du collège. On voit d’ici l’attitude, bien dans le caractère déjà formé du poète.

Du poète, ai-je dit, car ce titre, il le mérite aussi, déjà. Émile Deschanel, camarade également de Baudelaire à Louis-le-Grand, et son voisin de classe, échangeait avec lui, raconte-t-il, pendant le cours de mathématiques, des « bouts-rimés », écrits au courant de la plume. « Bouts-rimés » sans doute, les improvisations de Deschanel. Mais, si j’en juge d’après les morceaux que celui-ci plus tard a publiés, Baudelaire, lui, n’improvisait pas, il transcrivait seulement des vers longtemps mûris, achevés, et dans lesquels il est déjà tout entier en puissance.

Nous ne composons point ici un ouvrage critique, mais qu’est-ce que la vie d’un écrivain, qui tire de soi son propre fonds, si on en retranche sa pensée ? La vaine agitation d’un fantôme. Ce collégien indiscipliné, il importe de savoir que, s’il est tel, c’est parce qu’il a déjà dans l’esprit sa discipline à lui. Ce grand garçon souvent insupportable aux yeux de M. Aupick, ce n’est pas seulement à cause de sa vieille rancune et de sa haine refoulée qu’il prend, à dix-sept ans, vis-à-vis d’un beau-père tout chamarré de galons et de croix, cette attitude d’égal à égal, ce quant-à-soi insolent qu’un colonel, décemment, ne peut admettre d’un gamin qui n’a même pas l’âge d’une recrue, c’est qu’il porte en lui une force cachée, dont il a conscience. Dans ses premières élucubrations, il s’inspire de Joseph Delorme, c’est entendu, mais déjà, lui, ce potache, qui prépare maussadement son bachot, il ajoute à la muse inharmonique de Sainte-Beuve une plénitude de son qu’elle n’a jamais eue.

 

            Sur ces monts où le vent efface tout vestige...

 

Ainsi débute une poésie qu’en 1838 il rapporte d’un voyage aux Pyrénées qu’il fit avec les siens pendant les vacances.

Mais arrive la rentrée d’octobre : bon gré, mal gré, il lui faut encore regagner Louis-le-Grand. Son insubordination y devient telle qu’il est un déplorable exemple pour tous. En avril 1839, l’élève Baudelaire est renvoyé. Une lettre du proviseur en informe M. Aupick.

Imagine-t-on l’effet de cette nouvelle tombant, un soir, rue Culture-Sainte-Catherine, entre le jeu de whist et le pot à tabac ! « Ah ! çà, décidément, songe le colonel, mon beau-fils serait-il une mauvaise tête ? » « Mauvaise tête », on sait ce que le mot veut dire pour un officier : il est terrible, il entraîne avec lui tout un appareil de répression. Les mauvaises têtes, on les mate !

Et vous, Caroline, vous pleurez. Ces larmes ne sont pas les dernières que vous fera verser ce fils qui vous est cher et qui, lui-même, vous le sentez comme une femme sent les choses, en dépit de son humeur incompréhensible, vous aime toujours passionnément. Votre mari voudrait sévir tout de suite. Dans sa colère triste de soldat que l’insoumission déconcerte plus encore qu’elle ne l’irrite, il va jusqu’à parler de « maison de correction ». Quelle horreur ! Vous intercédez. Il fléchit. Car lui aussi vous aime. Tout le monde vous aime. Vous obtenez un délai de grâce.

Charles, dûment admonesté, un peu honteux, au fond, d’une expulsion dont lui-même s’exagère l’importance (ce n’est encore qu’un grand enfant). Charles est mis en pension chez son répétiteur de philosophie.

Au mois d’août, reçu au baccalauréat (succès dû, paraît-il, à ses intelligences avec la ménagère d’un examinateur ; mais il a pu inventer cette histoire plus tard, pour étonner), il se hâte d’annoncer sa victoire, en passant la ménagère sous silence, à M. Aupick, lequel est allé chercher aux eaux de Bourbonne-les-Bains un adoucissement aux complications d’une vieille blessure. Le colonel, d’autre part, dans la même semaine, est nommé maréchal de camp (général de brigade). Double triomphe dont Caroline a dû profiter pour « arrondir les angles ». Félicitations mutuelles. La paix, dans la famille, semble rétablie.

Ses classes terminées, qu’est-ce que le bachelier va entreprendre ? Il doit opter pour une carrière. Le général penche pour la diplomatie ; « il fait pour Charles les rêves dorés d’un brillant avenir ». À ces élégances de langage, qui sentent leur ancien pensionnat, vous reconnaissez Caroline. La phrase est d’elle, en effet. M. Aupick a « de hautes protections » (on s’en aperçoit en ce qui le concerne). Il veut en faire profiter son beau-fils (quand je vous dis que c’est un brave cœur !). Le général est « l’ami du duc d’Orléans ». (Diable ! voilà qui compte ! C’est Caroline qui l’affirme, elle exagère peut-être un peu, par innocente gloriole.)

Mais, aux objurgations les plus pressantes d’avoir à se décider, Charles, d’abord, ne répond que par une réserve inexplicable, jusqu’à ce que, mis au pied du mur, il déclare qu’il veut se consacrer à la littérature, écrire des livres, être un auteur, ce que Caroline appelle « voler de ses propres ailes ». Le général est abasourdi.

Je ne pense pas que, de nos jours encore, dans les milieux bourgeois, la carrière des lettres apparaisse aux parents soucieux de l’avenir de leur fils comme une carrière de tout repos. Mais, aux environs de 1840, un vœu pareil, froidement, gravement exprimé par un garçon de dix-neuf ans, dans un salon du Marais, devant les girandoles dorées de la cheminée et le cartel d’écaille incrusté de cuivre, devait produire l’effet d’un coup de folie, d’un défi au bon sens, d’une de ces excentricités qui, si l’on n’y met ordre, ont pour conséquences la ruine et le déshonneur des familles.

Une discussion véhémente s’ensuivit entre les deux hommes qui, pour la première fois, s’affrontaient à visages découverts. Peut-être, au milieu de cet éclat, M. Aupick, toute droiture et toute loyauté, fut-il surpris par certains accents dans la voix de son beau-fils, âpres, mordants, ricaneurs, qui lui révélaient, soudain, des sentiments à son égard qu’il n’avait jamais soupçonnés. Caroline, entre son mari et son enfant, semblait un saule sous l’orage. Cette fois encore, elle pleurait. Mais, surtout, elle sentait obscurément, avec une sorte d’épouvante, qu’il y avait, dans la volonté de Charles, quelque chose d’irréductible et comme un fond rocheux sur lequel toutes les remontrances, et sa tendresse même, dorénavant, échoueraient.

On se sépara meurtris, sans qu’aucun des deux adversaires eût cédé d’une ligne. Du moins, le général et sa femme se félicitaient-ils dans l’intérêt de Charles que celui-ci n’eût pas, pour le moment, la libre disposition de sa fortune, et M. Aupick se flattait encore de l’espoir que, d’ici l’époque de sa majorité, ce garçon rebelle reviendrait à des vues plus raisonnables.

Cependant, lâché maintenant dans les rues de Paris, affranchi de toute surveillance, ayant tout loisir de s’abandonner à cette flânerie qu’il savait, qu’il était seul à savoir féconde, l’adolescent préluda à sa vie indépendante par une série de dérèglements, par la débauche, entre autres, qui, à cet âge, est la grande affaire, et où il se jeta.

De cette époque date sa propre épitaphe par lui-même :

 

            Ci-gît qui, pour avoir par trop aimé les gaupes,

            Descendit jeune encore au royaume des taupes.

 

Quelque part que l’on fasse ici à la plaisanterie, d’ailleurs de mauvais goût, un tel jeu en dit long. Il y a, en particulier, un sujet que nous ne craindrons pas d’aborder hardiment, parce qu’il est, selon nous, capital. Dans une lettre de Baudelaire à sa mère (1861), nous relevons cette phrase : « Étant très jeune (c’est moi qui souligne), j’ai eu une affection vérolique... » Donc, il est probable qu’il faut placer dans cette période des premiers excès (1839-1841) l’accident qui devait avoir, dans la vie du poète, des répercussions si funestes, et finalement, peut-être, entraîner sa mort.

Au moral, il ne semble pas que Baudelaire ait pris au tragique les manifestations premières d’un mal que, cependant, il n’a cessé de juger sérieux et n’a jamais négligé. Il est possible que l’épitaphe railleuse ait été composée à l’occasion de cet événement.

En tout cas, il est de fait que le goût du bizarre l’emportait dans le choix du garçon sur la plus élémentaire prudence. Déjà, que cherchait-il, en certaines abjections ? La saveur âcre du péché ? Peut-être. N’oublions pas qu’il avait reçu une éducation religieuse ; sa mère était pieuse et le général lui-même, soit dit en passant, « allait à la messe ».

Par là, je n’entends point soutenir que les « dévots » sont les pires débauchés. Cependant, croyance et moralité sont deux. Certes, la foi et la tenue morale sont fréquemment réunies, celle-là soutenant celle-ci, et la renforçant, l’exaltant ; mais, d’autre part, j’ai connu intimement assez de « fidèles » et assez d’incroyants pour avoir pu constater que la religion la plus sincère, et la plus exacte quant à l’observance, quant au rite, ne va pas toujours de pair avec la vertu, de même que la vertu peut fort bien exister en dehors de toute religion. Bien plus, je sais maint catholique militant, pour qui confondre la foi avec la moralité, ou bien donner aux préoccupations morales le pas sur les questions purement confessionnelles, apparaît comme une hérésie, comme l’erreur précisément qui est à la base du protestantisme. Catholique moi-même, je soupçonne qu’il n’y a rien de plus antipathique à mes frères, j’entends à ceux qui sont pratiquants et volontiers doctrinaires, que l’homme vertueux sans religion, ce qu’on appelle le « saint laïque ». Je crois, ma parole, qu’ils lui préfèrent la créature la plus dépravée, pourvu qu’elle batte sa coulpe à genoux. Rien de plus logique, au reste. S’accuser devant Dieu, c’est encore confesser sa foi ; considérer ses fautes comme des péchés, c’est rendre implicitement hommage au souverain Juge, dont on espère le pardon. Chaque défaillance fournit au pécheur une occasion nouvelle de reconnaître son infirmité, l’infirmité des fils d’Adam, et de s’humilier devant le Seigneur. Mais, une fois donnée à la faiblesse et à l’impureté cette importance de marque ineffaçable, cette signification canonique, transcendante à toute morale, n’est-il pas à craindre que certaines natures retorses en viennent à cultiver leurs vices et presque à les révérer ? En Russie, pareille aberration du sentiment chrétien n’est pas rare chez les orthodoxes : elle explique Raspoutine.

Corrompu, Baudelaire l’était-il ? À vingt ans, on ne l’est guère qu’en façade, par forfanterie. Certes, il n’était point exempt d’une sorte de hâblerie à froid, très agaçante, qu’il eut toujours, même enfant (rappelez-vous : « Ventre saint-gris !... »). Mais, surtout, je crois que, sexuellement, ce cynique était un timide, qui ne se sentait en pleine possession de sa vigueur qu’avec des créatures de l’espèce la plus basse :

 

            Une nuit que j’étais près d’une affreuse juive,

            Comme, au long d’un cadavre, un cadavre étendu...

 

Cette Sarah, que le poète, familièrement, appelait Louchette, revit dans une autre pièce, de jeunesse celle-ci, et qu’on ne trouve pas dans les Fleurs du Mal, bien que digne, au moins en partie, d’y figurer. Il y a bien de l’outrance, dans ces vers, de la truculence romantique à la Petrus Borel, mais, en dépit de la rhétorique offensante, une note sincère, profonde, un mélange de sarcasme et de pitié, du Baudelaire enfin.

Car l’adolescent continuait à se chercher, à travailler, à sa manière, qui n’était point celle qu’eussent souhaitée sa tendre mère et le général Aupick. Ceux-ci commençaient à s’inquiéter sérieusement, d’autant plus que Charles était dépensier. Son inclination pour les filles ne l’empêchait pas d’être « mis comme un secrétaire d’ambassade anglaise ». L’expression est de Le Vavasseur, un camarade de ce temps-là, qui l’avait connu à la pension Bailly, place de l’Estrapade. Un autre de ces « copains du Quartier », Prarond, a gardé le souvenir d’un Baudelaire maniant « une légère canne à pomme d’or » (peut-être une canne de son père).

À tous ces jeunes gens, plus ou moins bohèmes, cet élégant faisait l’effet d’un fils de famille, ce qu’il était. J’ai souligné le mot, il est essentiel. Quelques-uns de ces gais compagnons, les mieux élevés, tel Le Vavasseur, avec qui Baudelaire assista, en décembre 1840, au défilé du Retour des cendres de Napoléon Ier, étaient reçus, parfois, rue Culture-Sainte-Catherine. Grâce à ce traitement de faveur accordé à ceux d’entre les amis de son fils qui lui semblaient les plus convenables, la bonne Mme Aupick espérait limiter à ce groupe trié par elle les fréquentations de Charles. Illusion commune à tous les parents.

Au foyer des siens, Baudelaire préférait les cafés de la rive gauche. Il était presque toujours absent de la maison, ou bien, s’il paraissait aux réceptions du général, lequel venait d’être nommé commandant de l’École d’état-major, il avait l’art de s’y montrer désagréable par un continuel persiflage. M. Aupick fronçait le sourcil. Caroline tremblait. Bref, depuis quelques mois, un nouvel orage se préparait.

Il éclata au cours d’un dîner de cérémonie. Sur un propos malséant du jeune homme, le général le tança vertement. Autour de la table, un profond silence. Baudelaire, humilié, se leva, blême de rage, et, toujours poli, jusque dans l’extrême fureur : « Monsieur, dit-il à son beau-père, vous m’avez attaqué gravement. Ceci mérite une correction, et je vais avoir l’honneur de vous étrangler. »

La forme compassée de la menace y ajoutait encore quelque chose de réfléchi et de dément qui dut plonger les invités et le général lui-même (en uniforme n° l) dans la stupeur. Mais l’énergumène, déjà, faisait mine de se précipiter sur M. Aupick. Celui-ci, alors, le gifla, et Baudelaire eut une crise de nerfs dans un bruit de chaises renversées.

La sanction ne se fit pas attendre, ni le conseil de guerre, je veux dire le. conseil de famille. Il siégea quelques jours plus tard, en l’absence du coupable, mis aux arrêts forcés dans sa chambre.

Il fut décidé que Charles, encore mineur, serait éloigné de Paris quelque temps. Le conseil (probablement en était l’élève de François Baudelaire, le duc Félix de Choiseul-Praslin, qui avait déjà fait partie du précédent conseil de famille réuni en 1827 à la mort du vieil homme), le conseil autorisa un emprunt de 5 000 francs (environ 30 000 francs d’aujourd’hui), destiné à couvrir les frais du voyage. Punition, sans doute, mais aussi, dans l’esprit de ces honnêtes gens, suprême recours employé pour séparer le jeune homme de ses « mauvaises fréquentations » et, comme on dit, lui changer les idées. Cette dernière considération adoucit peut-être, dans le cœur de Mme Aupick, la tristesse de la séparation.

Charles, extérieurement du moins, se soumit. Ainsi se soumet le condamné qui marche entre deux gendarmes. Il fut acheminé vers Bordeaux, en diligence (une des dernières). Et le 9 juin 1841, levait l’ancre, ayant Baudelaire à son bord, le Paquebot des mers du Sud, capitaine Saur, qui faisait voile vers Calcutta.

 

 

 

CHAPITRE V

AUX PAYS CHAUDS ET BLEUS

 

Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux.

 

Le poète a conté plus tard sur cet exil les plus singulières choses. Ô naïf qui ne savait pas que les camarades de café sont l’espèce la moins crédule du monde. Embarqué, disait-il, comme pilotin, il avait été en butte, à bord, aux plus mauvais traitements. Puis il ajoutait : « Vous connaissez les mœurs des marins ?... » Là-dessus, un silence et le sourire que vous imaginez. Certain d’avoir produit son effet, il poursuivait : « En ce temps-là, j’étais de complexion délicate, svelte, élégant, presque une femme... Ah ! les brutes ! Ils me serraient de près ! J’ai dû maintes fois me défendre !... »

La réalité était plus banale. Jusque dans ce voyage disciplinaire, elle demeurait, en somme, familiale, bourgeoise. M. Aupick aimait les bateaux. Natif du petit port de Gravelines, c’était un de ces fantassins qui ont au cœur le regret de ne pas servir dans la marine. Eh quoi ! il était donc capable de rêve ? Mais oui, d’un rêve limité au goût de la navigation, de la navigation à voiles, bien entendu (en 1841, il n’en est guère d’autre). Rêve, en quelque sorte, pratique encore, lié à la connaissance du gréement. Bref, ce beau-fils indiscipliné, il l’avait confié, avec mille précautions et recommandations, à un capitaine breveté, originaire, sans doute, de sa province, homme de tout repos.

En représentant le capitaine Saur comme un garde-chiourme, Baudelaire ne prévoyait pas que nous posséderions, un jour, sur le personnage – et sur lui – un document irrécusable ; rien de moins que le rapport que, de l’île Bourbon, cet homme scrupuleux adressa au général Aupick. Pourtant, si Baudelaire était, comme il l’a dit, à tel point persuadé qu’il occuperait, après sa mort, une place importante dans la littérature française, il aurait dû se méfier, dans l’idée que le moindre incident de sa vie serait fouillé par les chercheurs. N’était-il donc pas, au fond de lui, aussi sûr de l’avenir qu’il le prétendait ?

Toutefois, n’exagérons pas ses torts. Ce n’est point mystifier la postérité que de raconter des fables au café. Peut-être Baudelaire ne voulait-il que se gausser de quelques sots. Mais, alors, avouons que le poète a pris trop souvent pour des sots ceux qui l’entouraient. Il y a là une attitude tellement déplaisante que, si nous n’y prenions garde, elle nous empêcherait, parfois, d’être juste envers lui.

Le paquebot était de ces navires marchands qui prenaient à leur bord quelques passagers. Ceux-ci se composaient, cette fois, de commerçants, d’officiers de l’armée coloniale, et de ce Parisien, ce fils de famille, dont le passage, avant l’embarquement, avait été dûment payé en bons louis d’or et bons écus. Le capitaine emmenait avec lui son fils, lequel, étant du même âge que Charles, serait, avait-on pensé, une compagnie pour l’exilé pendant la traversée.

Rien d’inhumain dans tout cela, comme on voit, mais, au contraire, des ménagements, des attentions, un sens très exact, chez tous, des responsabilités encourues, plus encore chez celui-là même qui se croyait tenu de sévir, le sentiment que le coupable demeurait quelqu’un de précieux.

Entre autres instructions, le commandant du paquebot avait l’ordre (ordre supérieur) de chapitrer ce pupille d’occasion, qu’une famille alarmée lui avait expédié de la capitale. Vraiment, la longanimité des parents n’a d’égale que leur candeur ! Il est permis de sourire un peu de ce brave général qui, malhabile à manier un poète, passe la main à un loup de mer.

Celui-ci, quand lui parvint, à Bordeaux, la lettre de M. Aupick suivie du colis annoncé, ce grand jeune homme maigre, dut sacrer entre ses dents, je pense. Voici maintenant qu’en plus de sa cargaison, il allait avoir charge d’âme. Mais comment se dérober ? Impossible. Il reçut Charles très poliment, lui montra sa cabine. Et, la politesse étant le premier principe de Charles, le seul bien assis qu’il eût pour le moment, avec la détermination d’écrire des vers, l’entente, tout de suite, fut complète.

Le désaccord ne commença qu’en route, quand, par un jour de beau temps, soucieux de son étrange consigne, le capitaine entreprit de faire entendre à ce garçon bien élevé, qui l’intimidait un peu, que la littérature, la poésie, tout ça, c’était très joli, mais que ce n’était pas une carrière.

Qu’est-ce qu’a bien pu dire ce singulier mentor à l’appui de sa thèse ? Des balourdises ? Pas autant que vous le croyez. Son rapport, qui n’est pas mal écrit, est d’un esprit simple, mais non point stupide. Ses remarques, touchant Baudelaire lui-même, sont assez perspicaces. Ce qu’il y avait de provocant et de singulièrement doué chez ce gamin de vingt ans ne lui a pas échappé. Donc, des arguments embarrassés du bonhomme, son interlocuteur, à part lui, a pu s’amuser, mais il ne s’en est point moqué ouvertement. Il se contentait de rétorquer chaque phrase, avec une douceur amicale, obstinée, désespérante. Le capitaine, à la fin, suait sang et eau. Jamais manœuvre par gros temps ne lui avait coûté tant de peine.

Mais Charles lui-même, que pensait-il de son cas ? Lorsqu’il se voyait là, sur la dunette de ce trois-mâts qui longeait les côtes du Portugal, en train de discuter, avec un vieux marin, du droit qu’il avait, lui, Baudelaire, de consacrer sa vie aux lettres, tout l’absurde, le comique même de sa situation lui apparaissaient-ils ? Quel était son monde intérieur ?

L’irritation, dans son âme, était tombée. Déjà, à Creil, où, relégué dans une pension de famille, il était allé attendre, durant quelques jours, que les préparatifs de son départ fussent terminés, il avait écrit à sa mère ces mots qui ont l’accent du repentir et sont presque des excuses formelles : « Persuade-lui (à M. Aupick) si tu peux, que je suis, non pas un grand scélérat, mais un bon garçon. » Cependant s’il regrettait son algarade, à cause du chagrin qu’en avait éprouvé sa mère, à cause, aussi, du ridicule dont il s’était couvert, il n’en demeurait pas moins inébranlable dans ses résolutions, et la pensée que, dans neuf mois, il serait majeur lui faisait prendre l’aventure en patience.

Mais il se surveillait, comme toujours. Si sincère au fond de lui-même, il n’offrait aux regards qu’un personnage composé et d’une composition appliquée, comme sa forme poétique elle-même, moins réussie toutefois. Et puis, s’il s’était départi de son attitude contrainte, de ses airs de martyr, il aurait paru céder. Son orgueil ne le lui permettait pas, ni son honnêteté, pensait-il, car, alors, il aurait pu faire naître des espérances qu’il aurait ensuite déçues. En outre, le seul bénéfice que lui procurait ce voyage, et qu’il appréciait mal d’ailleurs, mais qu’il était trop intelligent pour ne pas sentir, c’est qu’il lui était donné de voir, au travers de sa bouderie, des horizons nouveaux, de faire pour l’avenir provision d’images.

Seulement, il fallait qu’on le laissât libre de rêver à son aise. Or, sur un bateau, l’espace est resserré. Ce n’est pas l’équipage qui le gênait ; celui-ci, au contraire, comme les grandes voiles gonflées, participait aux paysages, était matière à rêverie. Mais les voisins de cadres, ces négociants coloniaux, ces militaires (encore des militaires !) étaient assommants. Assommant aussi, ce fils du capitaine, dont on avait prétendu faire son compagnon : un lourdaud, candidat à quelque école professionnelle de la marine, et qui, au grand désespoir de son père un peu humilié, ne parlait que de la navigation nouvelle : la navigation à vapeur.

Contre tous ces importuns, Baudelaire déploya son système ordinaire de défense. Au repas commun où régnait ce qu’on appelle la plus franche gaieté, c’est-à-dire où s’entremêlaient les calembours et les propos salés, il apporta d’abord un silence réprobateur ; puis, sur la famille, sur la patrie, sur la religion, il émit froidement, de sa voix coupante, les aphorismes les plus scandaleux. Bref, il fit tout ce qu’il fallait pour se rendre odieux à tous, sauf à cet excellent cœur de capitaine Saur, lequel n’était qu’affligé de voir un jeune homme de cette étoffe, si instruit, si poli ; persévérer dans ses erreurs. Bientôt, tous les passagers s’écartèrent de ce dangereux garçon comme d’un pestiféré.

Au reste, peut-être eût-il été prudent que Baudelaire, à table, eût un couvert spécial, quoiqu’il ait dû se munir, au départ, de pilules mercurielles.

Le bateau, ayant fait escale une journée aux îles du Cap Vert pour y renouveler sa provision d’eau douce, s’enfonçait, maintenant, de plus en plus vers le Sud, et, comme on approchait de l’Équateur, la température devenait accablante.

Aucun confort, à cette époque, ne l’oublions pas, l’installation des passagers étant à peine différente de celle des matelots. Promiscuité de la salle à manger, qui servait en même temps de salon-fumoir, promiscuité des lavabos, promiscuité des cabines, où l’on étouffait, par groupes de dix, dans une atmosphère empestée, où les cafards grouillaient. Une nourriture de conserve, ou fortement assaisonnée d’ail, pour masquer le goût de la viande avariée. Du bon vin pourtant, du médoc, du gros tabac excellent, du café de première qualité et un tafia supérieur. Tout de même, pour un délicat, l’épreuve, matériellement, était assez rude.

Mais il y avait des rencontres étonnantes par exemple, quand l’équipage capturait un marsouin, dont le maître-coq prélevait un morceau de choix pour améliorer l’ordinaire. Un après-midi, le capitaine, d’un coup de carabine, abattit un albatros qui volait autour des mâts. L’oiseau, hissé par-dessus le bastingage, avait seulement du plomb dans l’aile. On lui mit à la patte un filin et il demeura quelques jours captif sur le pont. C’était une bête magnifique, dont l’envergure ne mesurait pas moins de douze pieds. Les matelots tourmentaient leur prisonnier, l’excitaient, pour le plaisir de le voir s’empêtrer en marchant dans ses longues ailes traînantes. Tout le monde, alors, se tordait de rire, Baudelaire excepté. Enfin, on acheva l’oiseau et le maître-coq en fit un pâté pour le jour du passage de la Ligne, occasion traditionnelle de bombance.

Moins de deux semaines après cette fête, l’air, déjà, se rafraîchit, car on était à la fin de juillet, qui est un mois d’hiver dans l’hémisphère austral. Hiver extraordinairement doux, avec des nuits si belles que l’impression qu’on en ressentait excédait les bornes de la joie et se précipitait dans la tristesse comme dans le seul vase capable de la contenir. La Croix du Sud, inconcevable de grosseur, brillait au-dessus de l’horizon. L’écume était phosphorescente.

Mais, dans les parages du cap de Bonne-Espérance, le bâtiment fut assailli par une tempête effroyable, « un événement de mer, dit le capitaine dans son rapport, comme je n’en avais jamais éprouvé dans ma longue vie de marin ». Pendant cinq jours et cinq nuits, le navire se vautra positivement dans l’eau. Les cabines étaient inondées. Les passagers grelottants gémissaient.

Baudelaire, dans ces circonstances terribles, garda sa politesse, laquelle était donc mieux qu’une pose, à l’occasion une attitude ferme de l’âme. Le capitaine Saur, qui s’y connaissait en bravoure, rend hommage au flegme du garçon. Un mât s’était brisé, entraînant à la mer une partie de la voilure.

Enfin, l’ouragan se calma, le temps redevint beau et, le 1er septembre, après quatre-vingt-trois jours de traversée, le navire désemparé fit son entrée dans la rade de Port-Louis (île Maurice).

Cette île, conquise par les Anglais en 1810, avait été attribuée à l’Angleterre en 1815. Elle avait repris dès lors son ancien nom de Maurice, qui lui avait été donné jadis par les Hollandais ; mais elle nous avait longtemps appartenu, sous le nom d’île de France, le seul encore usité par les planteurs qui la peuplaient, et dont presque toutes les familles étaient d’origine française. Un fait général que dut noter Baudelaire, c’est à quel point les manières d’autrefois se perpétuaient dans nos vieilles colonies : il retrouvait chez ces créoles les révérences de son père, ses grâces démodées.

On a relevé comme une affectation nouvelle à la charge du poète que, voulant à quelque temps de là offrir des vers à une dame mauricienne chez laquelle il avait été reçu, il ait écrit au mari : « Comme il est bon, décent et convenable, que des vers adressés à une darne par un jeune homme passent par les mains de son mari avant d’arriver à elle, c’est à vous que je les envoie, afin que vous ne les lui montriez que si cela vous plaît. » À M. Autard de Bragard, le destinataire de la lettre, le procédé dut paraître d’une courtoisie toute naturelle, et François Baudelaire aurait dit : « On n’agit pas autrement. » Mais nous sommes devenus si grossiers que nous n’entendons plus goutte aux finesses, et qu’elles nous agacent chez les rares originaux qui en ont gardé le goût et la clé.

Dans cette baie du vieux Grand-Port où les brigantins de La Bourdonnais, les flûtes de Suffren, les frégates et les corvettes de Surcouf avaient tant de fois tenu tête victorieusement aux puissants vaisseaux à trois ponts de l’Union-Jack, devant le cap Malheureux, où le Saint-Géran fit naufrage, au Jardin du Roi, sous les hauts lataniers, dans la vieille église Saint-François-des-Pamplemousses, où Virginie allait à la messe, c’est toute l’ancienne France, non pas ressuscitée, mais conservée intacte dans les parfums, que le poète respirait. Une ancienne France, toutefois, bien différente des parterres de Paris et des maussades rues lyonnaises, un temps jadis qui avait la saveur étrange des fruits exotiques.

Pendant qu’on réparait les avaries du bateau, les passagers, descendus à terre, s’étaient logés dans l’unique hôtel de la ville. Baudelaire, furieux de ne pouvoir échapper à leur société, plus importune que celle des moustiques, laquelle, pourtant, lui était un supplice, s’obstina dans sa sauvagerie. Il n’eut de rapports, dans Port-Louis, qu’avec les Bragard et leurs amis, ainsi qu’avec un ou deux hommes de lettres du cru, demeurés les disciples de l’abbé Delille et dont il se lassa vite.

Le climat, au surplus, l’éprouvait. Qu’eût-ce été, alors, pendant les mois torrides, en décembre, en janvier ? Mais il y avait dans l’air comme un excès de douceur, qui agissait sur les nerfs du jeune homme (du malade) un peu à la façon d’une confiture d’Orient trop sucrée sur un estomac fatigué. Il n’aurait pu dire à partir de quel moment cette suavité qui, plus forte que sa mauvaise humeur, l’avait d’abord enivré, s’était changée perfidement dans une mélancolie mortelle.

Ses sens continuant de fonctionner malgré lui, sa mémoire enregistrait des souvenirs que, dans l’atonie de son esprit, il ne remarquait même pas : le vert glauque des palétuviers, le ciel indigo sur les plantations de cannes à sucre, ou le caquetage dissonant de quelque oiseau de feu. Des coolies hindous puisaient l’eau aux fontaines. Des négresses passaient, un pagne de couleur tendu sur leurs hanches mouvantes. Mais cette image ne lui causait aucun trouble, pas plus qu’il n’eût désiré, sur une route de France, une paysanne en sueur qui s’en revient de la moisson.

Le capitaine Saur, cependant, malgré les occupations qui le retenaient aux chantiers maritimes où l’on hâtait la remise en état de son navire, ne perdait pas de vue son pupille. La prostration de Baudelaire l’inquiétait. Ayant constaté sous toutes les latitudes les différentes formes qu’y prend la nostalgie, il savait que, cette fois, l’ennui dont souffrait le garçon n’était pas une feinte, mais quelque chose de supérieur à sa volonté.

Le brave homme prit peur. La nostalgie n’a-t-elle pas, parfois, des conséquences fatales ? Une dernière conférence eut lieu entre Baudelaire et lui. Baudelaire refusa d’aller plus avant. Si le capitaine, disait-il, refusait de lui remettre la somme nécessaire pour payer son retour (le capitaine avait en dépôt 3 200 francs reçus de M. Aupick, soit 19 200 francs d’à présent), Baudelaire chercherait à Maurice un emploi (précepteur dans une famille française, sans doute), afin de gagner de quoi payer son passage. Après une longue discussion toujours courtoise, le capitaine parvint à décider le jeune homme à l’accompagner à l’île Bourbon, en lui faisant la promesse que, s’il y persistait dans ses intentions, toutes les facilités lui seraient alors données pour son rapatriement.

Et dire que le général avait, peut-être, forgé l’espoir que son beau-fils, à la vue du trafic maritime, s’intéresserait au négoce, aux affaires coloniales ! Ainsi, cet être insociable aurait trouvé son bonheur loin de Paris ! Mais non, c’eût été trop de chance ! De cette partie du programme, il ne fut même pas parlé.

Le séjour de Baudelaire à Maurice avait duré moins de trois semaines, du 1er au 19 septembre. À Bourbon, Baudelaire resta une vingtaine de jours, en rade de Saint-Denis. Mais, il en a fait la confidence par la suite à Leconte de Lisle, pas une fois il ne descendit à terre. Abattement non simulé ou tactique destinée à faire impression sur son gardien responsable ? Quoi qu’il en soit, le poète tourna le dos, carrément, cette fois, au paysage, il n’en voulut rien savoir.

Le 17 ou 18 octobre, le Paquebot des mers du Sud, capitaine Saur, poursuivait sa route vers le Bengale, sans Baudelaire, passé à bord de l’Alcide, après transmission des pouvoirs le concernant au capitaine Judet de Beauséjour. L’Alcide, quelques jours plus tard, leva l’ancre, à destination de Bordeaux.

Le poète était de retour à Paris dans les premiers jours de février 1842, exactement neuf mois après son départ. Aucune dépêche, évidemment, à cette époque où le télégraphe aérien (d’ailleurs réservé ordinairement aux communications officielles) était encore le seul en usage, aucune dépêche n’avait précédé Baudelaire rue Culture-Sainte-Catherine. Il y arriva donc inopinément. Ah ! sa mère en l’apercevant dut être bien heureuse ! Mais il ne paraît pas que M. Aupick ait tué le veau gras.

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage

Traversé çà et là par de brillants soleils...

 

 

CHAPITRE PREMIER

LE FILS PRODIGUE

 

Le poète est semblable au prince des nuées.

 

On loue la prévoyance comme une vertu. Pourtant, quand donc une prévision humaine s’est-elle trouvée juste autrement que par hasard ? Non seulement nos actions les plus raisonnables ont parfois des suites désastreuses, mais réunissez les gens les plus graves, demandez-leur d’examiner un cas, leur délibération sera, peut-être, comme eux, pleine de sagesse, et de même la décision prise, qui est encore leur reflet, mais les conséquences de celle-ci leur échappent, et elles peuvent être extravagantes.

Baudelaire rentre à Paris d’autant plus ancré dans son désir de se consacrer entièrement à la littérature, qu’on lui a fait violence pour l’en détacher. Dans l’exil et la solitude, sa résolution s’est comme endurcie, en même temps que son corps gagnait en vigueur, au cours d’une randonnée qui fut souvent pénible. L’adolescent est devenu un homme, et la transformation s’est comme opérée au bénéfice de cette vocation même dont on avait dessein de le détourner. Donc, de ce côté, c’est, pour le conseil de famille, un échec complet.

Mais voici plus imprévu encore : du voyage dont M. Aupick eut le premier l’idée, idée qui reçut l’approbation unanime des personnes les plus prudentes, le seul souvenir que Baudelaire rapporte, du moins le seul qui, pour l’instant, le hante, et parfois même le tracasse, est celui d’une négresse qu’il a vu fouetter à l’île Maurice. La scène, sur le moment, lui avait plutôt répugné. Il s’agissait d’une correction publique administrée par un planteur, en punition d’un menu vol, car l'esclavage, dans l’île, n’était aboli que depuis 1834, et les anciennes mœurs y survivaient. Maintenant, tous les détails du tableau reviennent à l’esprit du voyageur : le grotesque s’y mêle à la cruauté et celle-ci à l’indécence. De ce mélange complexe naît une convoitise tardive, vaine, mais tenace comme un point névralgique.

Évidemment, mon général, voilà qui n’entrait pas dans vos intentions. Pas plus que ceci, dont nous devons, cette fois, vous féliciter : l’enrichissement que vont bientôt représenter pour la poésie française, à mesure que, dans la mémoire de votre beau-fils, elles ressusciteront, toutes les autres images exotiques dont il a fait sa provende, malgré lui et grâce à vous, dans les îles indiennes.

Le 9 avril 1842, deux mois après son retour, le poète était majeur, et, dès le mois de juin suivant, la rupture avec les siens était consommée.

À l’expiration de ses pouvoirs légaux, le général, toujours strict, avait lui-même tenu à rendre des comptes à son beau-fils dont il était le subrogé-tuteur. Les biens demeurés jusqu’alors indivis entre Charles et Claude, son demi-frère, magistrat à Fontainebleau, firent l’objet d’un partage. Charles ayant hâte, comme bien on pense, de recevoir sa part d’héritage en espèces, on vendit une portion des terrains de Neuilly.

Mais, ainsi que l’a noté judicieusement M. Jacques Crépet, Claude garda le reste et fit bien, car, en 1852, commença de s’indiquer, sinon encore ce glissement, du moins déjà ce regard de Paris vers l’ouest, qui devait avoir un jour pour conséquence la soudure de Neuilly avec la capitale. Les terrains qui avaient constitué en 1803 la dot de la mère de Claude, née Janin, acquirent un demi-siècle plus tard une plus-value qui enrichit le fils de la défunte alors bien oubliée.

Donc, voici Charles à la tête de 75 000 francs environ. D’après M. Marion, professeur au Collège de France, il faut multiplier ce chiffre par 6 pour avoir l’équivalent approximatif de ce que pareille somme représenterait aujourd’hui. Soit 450 000 francs. Eh ! mais, cela précise singulièrement l’idée que nous devons nous faire du poète pendant cette période de sa vie. Il est bien, comme on ne saurait trop le répéter, un fils de famille.

Dès lors, on imagine aisément ce que, à cet égard, pensaient de lui ses camarades. Si Baudelaire avait été mondain, sa fortune aurait pu favoriser ses débuts : dans les milieux littéraires où il se cantonnait par horreur des salons, elle le desservait. En ceci, l’opinion des cénacles n’a pas beaucoup varié chez nous. La possession de l’argent y semble toujours environnée d’une sorte de prestige infamant, c’est-à-dire que, secrètement enviée, elle est en même temps méprisée. Baudelaire, même lorsqu’il sera réduit à la gêne, ne parviendra jamais à modifier complètement dans le cercle de ses amis les impressions de 1842 et 1843. C’est ainsi que, dans la notice qu’il écrivit sur le poète après sa mort, Banville, qui avait connu Baudelaire à ses débuts, dit qu’il était « devenu pauvre, après avoir été extrêmement riche ».

Maintenant, notre ami Marcel Bouteron, qui, sachant tout ce qui a trait à Balzac, sait donc une infinité de choses sur les questions d’économie sociale pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, attire notre attention sur ce fait que si la vie, en ce qui concerne la satisfaction des besoins essentiels, était, à l’époque dont nous parlons, relativement beaucoup meilleur marché qu’aujourd’hui, en revanche, tout ce qui était luxe coûtait comparativement plus cher ; ou plutôt, il n’y avait point alors de demi-luxe, de luxe fabriqué en série, et le vrai luxe, celui qui, pour chaque objet, constitue une espèce d’édition originale, signée parfois de l’ouvrier, était hors de prix. De ce côté-là, Baudelaire, qui avait tant d’appétits, était donc plutôt moins bien partagé qu’un jeune homme qui posséderait, de nos jours, une fortune de 450 000 francs. Toutefois, il est des dépenses de luxe, comme de donner des volumes à relier, qui sont à présent presque du faste et que, vers le milieu du siècle dernier, de petites sommes suffisaient à couvrir. Baudelaire, même en ses jours de disette, fera relier ses livres.

Le départ du foyer familial avait suivi de près le règlement de comptes. Tout rendait cette séparation inévitable : l’impatience qu’éprouvait depuis longtemps le poète à se plier à la règle d’une maison où les repas étaient à heure fixe, où les sorties nocturnes et les sommeils du matin faisaient scandale ; le ton cassant du général qui semblait garder rancune à son beau-fils de la faillite de sa pédagogie ; les soupirs, enfin, de madame Aupick, et ses doux yeux éplorés. Ce fils, en effet, aimait sa mère à sa façon, et s’il se résignait assez facilement à la torturer pour un motif qu’il jugeait d’ordre supérieur (la nécessité de se conformer à sa vocation), du moins ne voulait-il pas, l’égoïste, assister à cette souffrance qui l’eût fait lui-même souffrir.

Cependant, Baudelaire, ne partit pas ouvertement, il s’enfuit, laissant à madame Aupick un billet. Cette évasion furtive doit avoir une raison. Le poète a dit quelque part, dans un moment où la sincérité chez lui l’emporta sur l’orgueil, que son beau-père lui inspirait une crainte réelle. Sans doute, il arrivait au jeune homme de tenir tête au général. N’était-il pas allé jusqu’à l’insulter ? Mais, précisément, ce soir-là, ses nerfs l’avaient trahi. Il avait gardé de cette crise comme une humiliation dans son corps et l’appréhension d’une défaillance semblable. De même, le soldat qui a déjà connu la peur, je veux dire qui n’a pas su la surmonter, en redoute le retour, sachant qu’il y a, physiquement, dans sa volonté, une fissure.

En s’échappant comme un voleur, peut-être Baudelaire voulait-il aussi s’épargner le spectacle des larmes maternelles. Plus que tout, il craignait certains cris, déjà entendus l’année précédente, ces cris faibles, étouffés, d’un pauvre cœur qu’on déchire. Certes, il eût passé outre. Cela, pour lui, ne fit jamais question. Mais à quoi bon ajouter au remords général, quasi abstrait, le remords particulier, concret qui s’attache dans l’âme à de telles images ? Mieux vaut s’esquiver, un beau soir. Ainsi avait-il fait :

 

« Je pars et ne reparaîtrai que dans une situation d’esprit et d’argent plus convenable. Je pars pour plusieurs motifs. D’abord, je suis tombé dans un marasme et un engourdissement affreux, et j’ai besoin de beaucoup de solitude pour me refaire un peu et reprendre de la force. En second lieu, il m’est impossible de me faire tel que ton mari voudrait que je fusse, par conséquent, ce serait le voler que de vivre plus longtemps chez lui ; et enfin, je ne crois pas qu’il soit décent que je sois traité par lui comme il paraît désormais vouloir le faire. Il est probable que je vais être obligé de vivre durement, mais je serai mieux. Aujourd’hui ou demain je t’enverrai une lettre qui t’indiquera ceux de mes effets dont j’ai besoin, et l’endroit où il faudra les envoyer. Ma résolution est ferme, définitive et raisonnée ; ainsi, il ne faut pas se plaindre, mais la comprendre. »

« B.-D. »

(Initiales de Baudelaire-Dufays,

c’est ainsi que signait le poète

dans ses années de jeunesse.)

 

L’oiseau – l’albatros – s’est envolé. Plus tard nous nous apitoierons sur lui. Ce n’est pas les occasions qui nous en manqueront. Mais, pour l’instant, je songe à Caroline. Avec quelle détermination, quelle rapide assurance, le coup de poignard est porté !

Il y a, parfois, dans la dureté des enfants pour leurs parents et, en particulier, dans la dureté des fils pour leur mère, quelque chose qui effare. Ce n’est pourtant pas chez eux, forcément, le signe d’un cœur insensible. Le cas de Baudelaire en est une preuve. Quelle sensibilité, en effet, fut jamais plus riche, plus aiguisée que la sienne ? Ce n’est pas non plus ici une de ces poussées de férocité qui ne sont pas incompatibles, chez certains êtres, avec la tendresse. On voit des tendres qui sont cruels. Mais Baudelaire n’est ni ce qu’on appelle précisément un tendre, ni un homme méchant. À cette minute, il est tout entier à l’exécution de son plan. Il s’agit de faire vite. Dans son trouble, dans sa hâte, il écarte toutes les formules. Pourquoi ? Peut-être parce que ses sentiments pour celle-là même qu'il va désoler sont supérieurs à toutes les phrases convenues. Mais, des phrases, il pouvait en trouver de sincères, d’émues, puisqu’il est écrivain, et puisqu’il est si sensible. Cependant, il ne l’essaye même pas. Il est pressé, il donne le coup de couteau et s’en va. Pourquoi ? C’est que ce cœur qu’il vient de transpercer, il est sûr de pouvoir le frapper, le faire saigner indéfiniment, sans que l’amour dont il est plein diminue jamais.

Et ce fils ne se trompe pas. Caroline, sur la table de Charles, découvre le billet bien en évidence. Elle le lit, porte une main à son sein, de l’autre s’accroche au dossier d’un fauteuil pour ne pas tomber. Le seul reproche qui s’exhale de ses lèvres est un cri inarticulé. Elle aussi, à son tour, elle se sent trahie. Comme une amante abandonnée, elle souffre et elle adore. Mais la différence est celle-ci, et c’est là ce qui, de même, distingue cette douleur maternelle de la douleur éprouvée par Charles autrefois : il n’y a pas dans une si grande peine la plus petite ombre de rancune.

 

 

 

CHAPITRE II

À DEMAIN LES AFFAIRES SÉRIEUSES

 

Aujourd’hui l’espace est splendide.

 

Baudelaire s’est installé dans l’île Saint-Louis, au 10 du quai de Béthune. Ce quartier paisible lui avait paru particulièrement favorable au travail.

C’est encore aujourd’hui un des coins du vieux Paris qui sont le mieux conservés. L’atmosphère, semble-t-il, n’en serait pas trop différente de ce qu’elle pouvait être à l’époque, si, à l’une des extrémités de l’île, le bruit du pont Sully, et, par-dessus les deux bras du fleuve, le vacarme des quais de l’Hôtel-de-Ville et des Célestins sur la rive droite, du quai de la Tournelle sur la rive gauche, le tout accompagné du grondement sourd d’une ville à présent monstrueuse, n’environnaient de rumeurs et d’échos cette oasis elle-même. Mais le tumulte, en d’autres points, a pris de telles proportions que l’air ici est relativement calme.

En 1842, la paix de l’île était absolue. Le pont Sully n’existait pas. Il n’y avait là que des passerelles. Le pont Louis-Philippe était alors un pont suspendu, à câble de fer. En outre, le pont Marie, le pont de la Tournelle et le pont de la Cité (ancien pont Rouge, aujourd’hui pont Saint-Louis) étaient des ponts à péages, ce qui devait encore restreindre les communications de l’île avec l’extérieur et en isoler les habitants.

Fidèle, d’abord, à ses premiers serments (ne s’est-il pas juré de tout subordonner à son œuvre ?) le poète a loué un logement modeste, plus modeste que ne le lui permettaient ses revenus. Mais ce jeune homme est plein de bonnes résolutions. Il faut être prudent, voire économe. L’économie est sordide quand elle est bourgeoise et n’a d’autre but qu’elle-même. Mais, dans l’espèce, elle est ennoblie par ses fins, qui sont de préserver l’œuvre à faire. Comme tout cela est sagement raisonné ! M. Aupick lui-même n’y trouverait rien à redire.

Le logement est un rez-de-chaussée composé d’une seule pièce très haute. Le locataire, du moins, est-il maintenant satisfait de son sort ? C’est peut-être beaucoup demander. Mais de l’avenir il est sûr. Le chagrin qu’il vient de causer à sa mère ressemble à la douleur d’un abcès qu’il a fallu débrider. Ce coup de pointe, en somme, n’a été qu’un coup de lancette, dont la patiente, avant longtemps, ressentira les bienfaits. Oui, sa mère, un jour qui n’est pas loin, sera la première à le remercier d’avoir eu le courage de lui faire tant de mal.

Et M. Aupick, ah ! comme alors il regrettera son incompréhension, ses mépris ! La fière revanche que Baudelaire va prendre d’ici peu, l’année prochaine, peut-être ! Ce général, sanglé dans sa redingote d’uniforme, la nuque raidie par le hausse-col, il faudra bien, quoi qu’il en ait, qu’il s’incline devant son beau-fils quand celui-ci sera glorieux, ce qui ne saurait tarder.

Toutes ces espérances, ou plutôt toutes ces certitudes, quelque absolues qu’elles soient, ce n’est évidemment pas ce qu’on peut appeler le bonheur, la grande illumination de jadis, mais cela fait, dans l’esprit, comme une succession rapide de petites fusées ; cela éblouit, excite, enivre. Et puis, quel soulagement d’être enfin son maître, comme on dit, d’être libre. Libre de rêver, libre d’écrire, parbleu ! écrire, c’est là l’essentiel, mais libre également d’aller et de venir, libre de dormir toute la matinée, si l’on en a envie, et libre de découcher.

D’ailleurs, le poète a un tel désir de travail ! Un désir aussi ferme, on peut, sans risque, remettre au lendemain d’y donner suite, assuré qu’on est d’avance de le retrouver en soi, quand on voudra, invariable comme un principe. Il y a même, dans cet ajournement, quelque chose de stimulant, comme un jeu un peu hypocrite, un peu pervers.

Ainsi, on déjeune avec des amis, à la Tour d’argent, en face, sur la rive gauche, ou chez Duval, le marchand de vin de la place de l’Odéon, ou bien, en été, hors barrière, au Moulin de Montsouris, un bon coin méprisé des bourgeois, où il y a des tonnelles, des arbres, un point de vue du haut duquel on découvre tout le faubourg Saint-Jacques et, plus loin, le dôme du Val-de-Grâce et celui du Panthéon. Pendant que les servantes, dans les bosquets, apportent les brocs de vin, on jouit d’autant mieux de la douceur de l’heure, de la gaieté du lieu, que, ces vacances étant les dernières que l’on s’accorde, on peut en profiter sans remords. À ces petites débauches, d’autres vont succéder, les grandes, celles-ci, les vraies : celles du labeur profond.

Cela, on est seul à le savoir. Les camarades ne s’en doutent pas. Ce sont des paresseux, forts surtout en paroles. Tandis qu’ils font d’illusoires projets, on les considère avec indulgence. Voici Prarond et Le Vavasseur, les deux amis retrouvés, les deux intimes de naguère, ou plutôt d’autrefois, du temps lointain de la pension Bailly, il y a plus de trois ans. Auguste Dozon s’est joint à eux, venu de son Argonne natale pour conquérir Paris, et Jules Buisson aussi, dévoré du même feu. Tous, des poètes, des « rimeurs », comme ils s’intitulent. L’école normande est au complet, laquelle ne compte que deux Normands, mais c’est assez pour justifier son nom. Toutes les associations de provinciaux, à Paris, sont dans ce cas.

Baudelaire, lui, garde son quant-à-soi ; il sympathise avec le cénacle plutôt qu’il n’y adhère. Il rêve, le regard perdu par delà la vallée de la Bièvre, du côté d’Alfortville. À quoi sourit-il de ce sourire énigmatique ? À l’immense effort qui l’attend. Autour de lui, la tablée est pleine d’entrain, tantôt féroce (Casimir Delavigne est sa bête noire), tantôt enthousiaste jusqu’au délire (la Comédie de la mort, de Gautier, est portée aux nues).

Le Vavasseur, au dessert, récite son fameux sonnet, son invective contre l’Olympe :

 

            Dieux joyeux, je vous hais ; Jésus n’a jamais ri !

 

Ce « Dieux joyeux » n’enchante pas beaucoup l’oreille de Baudelaire. Néanmoins, il applaudit, par camaraderie d’abord, mais sincèrement aussi, sous réserve de la forme, à l’idée du poème, laquelle est assez dans ses vues. À son tour, il dit la Petite Mendiante rousse et, à son tour, il recueille des applaudissements, ni plus ni moins que ses compagnons. Les réunions de ce genre ne sont-elles pas toujours pareilles ? Bien fin qui reconnaîtrait dans l’hétéroclite assemblée le front marqué par le destin. Dans la vapeur du tabac, toutes les têtes se confondent, comme se mêlent dans le bruit les vers promis aux âges futurs et ceux qui mourront le soir même.

La bande, à la nuit, s’en revient, toujours déclamant, jetant des hyperboles à la lune, le long de la rue de la Tombe-Issoire. Baudelaire, un peu las, songe : « C’est une journée perdue, mais demain je m’y mets. »

Le lendemain, il se rappelle tout à coup qu’il a pris rendez-vous pour l’après-midi avec son tailleur. Impossible d’ajourner cette conférence. Il a absolument besoin d’un habit noir en queue de sifflet.

Il le veut très ample, boutonnable, quoique flottant. Le gilet, de casimir noir, assez montant, conforme au dessin que lui-même en a fait. Le pantalon de drap fin, non collant, plutôt tire-bouchonnant. Tel est le complet qu’il a médité, arrêté dans tous ses détails, après mainte retouche, car les coupeurs, comme on sait, ne sont que des manœuvres, de simples exécutants, sans aucune invention. Cet habit de tous les jours est, au surplus, définitif, le même en toute saison. Les bas seuls varient, et les chaussures : souliers lacés et bas noirs, en hiver, escarpins et bas blancs en été. Voilà.

L’ensemble, évidemment, est un peu fashionable, un peu dandy, d’autant plus que la cravate, qui est noire, doit tenir moins du carcan que du foulard. Mais libre à Balzac et à Roger de Beauvoir d’imiter le comte d’Orsay. Comme Musset, qui a maintenant trente-deux ans, un ancêtre, par conséquent, mais qui, pour le costume, a précédé les jeunes dans la bonne voie, Baudelaire n’a qu’un modèle, et c’est le propre maître de Byron : Brummel.

Quant au chapeau, haut de forme, bien sûr, mais haut de forme, c’est un mot trop simple, cela ne dit pas tout. Le chapeau sera donc lui-même très étudié. Tiens ! à ce propos, il faut que Baudelaire aujourd’hui, ou demain si la conférence chez le tailleur se prolonge jusqu’au soir, oui, mettons plutôt demain, c’est préférable, il faut qu’il passe chez Giverne, l’associé du fameux Gibus, rue de l’Ancienne-Comédie, au coin de la rue Saint-André-des-Arts (le quartier de son enfance, le quartier du bonheur !). Il soumettra au chapelier un bout de croquis de sa main : les bords plats, la forme évasée du bas, avec une ligne légèrement fuyante et amincie vers le plan supérieur. Giverne comprendra, il est intelligent. Eugène Delacroix, Théophile Gautier se fournissent chez lui.

Le jour consacré au chapeau, en sortant de chez Giverne, le flâneur songe qu’il devrait bien aller dire bonsoir à Banville qui habite près de là. Les deux poètes se sont connus chez Louis Ménard, l’ancien condisciple de Baudelaire à Louis-le-Grand.

Encore un singulier homme, ce Ménard. Il est entré à l’École normale, mais il en est sorti au bout de deux mois. Maintenant, dans son « grenier », lui-même écrit des vers. Il prépare un Prométhée délivré. C’est un helléniste enragé, mais, en même temps, une espèce d’alchimiste et un chasseur de serpents. Il a chez lui une armoire d’où s’échappe, quand on l’ouvre, une puanteur abominable ; elle contient des bocaux où baignent dans l’alcool des lézards et des vipères. C’est le gibier que Ménard a rapporté de ses battues dans la forêt de Fontainebleau et qui lui sert à ses expériences.

Mais les Ménard, les Banville, sont gens d’une autre espèce que les Prarond et les Le Vavasseur. Ceux-ci sont vraiment trop naïfs. Baudelaire commence à se fatiguer d’eux. De l’agape de l’autre jour au Moulin de Montsouris, il garde un souvenir ridicule, comme s’il s’était, non pas encanaillé, ce qui ne serait rien ou même pourrait être prestigieux, mais enniaisé, ce qui est la pire façon de perdre son temps. Adieu l’École normande ! Qu’elle triomphe ou meure désormais sans Baudelaire ! Décidément, il a bien raison de se rendre, ce soir, chez Banville, quand ce ne serait que par hygiène, pour se débarbouiller des « Normands ».

Certes, pendant qu’il monte l’escalier, passe encore devant ses yeux l’image du papier blanc posé là-bas sur sa table à écrire, avec, comme un trait de feu, la représentation diabolique de la plume d’oie teinte en rouge, et d’avance toute taillée. Mais... il va de nouveau discuter avec lui-même, de nouveau plaider et se disculper, quand il s’aperçoit qu’il a tiré le cordon de la sonnette et que Banville, venu lui-même ouvrir la porte, est en face de lui.

Baudelaire est tout jeune, mais Banville est encore plus jeune. Il a deux ans de moins que Baudelaire ; il a tout juste dix-neuf ans. Il vient de publier les Cariatides, son premier livre de vers, et ce premier livre est déjà un succès. Baudelaire dira plus tard de Banville qu’il est le poète des heures heureuses. Peut-être, ce disant, Baudelaire a-t-il voulu sous-entendre qu’il était, lui, à l’opposé de son ami, le poète du malheur. Baudelaire a loué chez Banville, par-dessus tout, la certitude du métier. Non moins grande était, précisément, la certitude de Baudelaire dans la technique. Mais, quelle différence entre ces deux certitudes ! L’une est facile, j’entends facilement obtenue et comme donnée, l’autre, alors même que n’y apparaît plus aucune trace d’effort, est le résultat d’une longue étude, l’aboutissement d’une recherche patiente.

Ah ! comme elle est riche de sens l’antithèse des deux jeunes poètes qui sont là, face à face ! Banville n’est encore qu’un enfant, mais tel il restera toujours, à la fois puéril et inspiré, sorte de mythomane innocent, congénitalement incapable de voir la réalité telle qu’elle est. Tandis que l’autre, c’est tout le contraire : un enfant encore par l’âge, peut-être, mais déjà mûri en partie, comme certains fruits hâtifs, déjà attristé d’on ne sait quelle expérience antérieure à lui, déjà vieux ! Et la réalité, lui, Baudelaire, il la connaîtra, il la saisira d’une telle prise qu’il en exprimera tout le suc amer.

L’opposition des deux destinées est flagrante, à cet instant même, quand Baudelaire est introduit par son ami auprès de Mme de Banville mère. Théodore, en effet, a lui aussi une mère qu’il chérit tendrement. Mais cette mère encourage ses débuts, et, d’ailleurs, le triomphe est venu tout de suite, un triomphe de bon aloi, aussi complet qu’il est permis de le rêver pour un premier recueil de vers, c’est-à-dire l’estime immédiate de tous les lettrés, avec, dans les journaux, quelques articles sympathiques, signés de noms connus. Baudelaire félicite son jeune confrère. Mais ces Banville sont gens fins ; ils ont le tact exquis de mettre en présence du visiteur une sourdine à leur joie. Cependant, en dépit de leur retenue, le bonheur partout rayonne, à cet honnête foyer. Baudelaire en est environné ; il le respire sans basse envie, mais avec un retour sur soi, une profonde amertume. En parlant, il pense à sa mère, de laquelle il vit séparé, et ses yeux s’emplissent de larmes. Alors, il cache son émotion derrière des phrases polies, invente une excuse et s’en va, comme chassé par cette chance d’un cadet qui n’est même pas une injustice !

Le voilà malade pour deux jours.

Enfin, un matin, il va s’asseoir à sa table, devant son papier, prendre la plume rouge, quand on carillonne à sa porte. C’est Deroy, le peintre, à qui Baudelaire, en effet, a promis de venir à son atelier poser pour un portrait. Les voilà qui sortent ensemble, mais en chemin, pris de remords, le modèle s’inquiète du nombre de séances qui sera nécessaire pour mener l’œuvre à bien. – Dix ou douze, tout au plus. – Mettons douze, mais, Deroy, mon cher, pas une de plus ! J’ai, sur le chantier, une besogne énorme. Oh ! je sais bien que je compose très vite. Ventre saint-gris ! J’aurai tôt fait de rattraper le temps perdu !

Mais, quelques jours plus tard, Baudelaire découvre que son logement du quai de Béthune n’est décidément pas propice au travail. L’hiver est venu. Ce rez-de-chaussée sur le fleuve est humide. Au terme de janvier, le poète déménage et s’en va habiter rue Vaneau.

Chez Deroy, on en est à la quinzième séance de pose et le portrait est à peine ébauché. Le modèle est nerveux. À chacune de ses visites, au bout de dix minutes, il allume une pipe de terre, le peintre pose ses pinceaux et l’après-midi se passe en conversations. Un mois et demi plus tard, le tableau, enfin, est presque achevé.

Nous le possédons, ce tableau, image d’un Baudelaire aux épaules étroites, aux mains délicates, féminines, les cheveux longs, le masque encadré d’une courte barbe juvénile. Plus significative encore, pourtant, prise davantage sur le vif, est une lithographie de Deroy (sans doute une étude préliminaire, antérieure au portrait peint) et qui représente le même Baudelaire fluet, à l’abondante chevelure, mais avec un visage méphistophélique au sourcil froncé et, dans tout le buste, quelque chose de crispé, de tendu, de galvanique.

Cependant, le peintre, avant de songer à exposer sa toile, aurait désiré une dernière séance de pose, et voici que le modèle ne revenait plus. Il avait disparu sans prévenir, et Deroy n’avait aucune nouvelle de lui. L’artiste pensa que son ami, pour le coup, s’était enfoncé dans le travail, ce travail mystérieux auquel il faisait sans cesse allusion. Durant trois semaines, Deroy respecta cette retraite. Puis, un matin, il pousse jusqu’à la rue Vaneau, et là, à son grand étonnement, il apprend du concierge que M. Baudelaire n’est presque jamais chez lui.

 

 

 

CHAPITRE III

LA VÉNUS NOIRE

 

Bizarre déité, brune comme les nuits...

 

Il y avait, à cette époque, sur la rive gauche, au cloître Saint-Benoît, une petite scène appelée théâtre du Panthéon. Là, comme au théâtre du Luxembourg, ce Bobino des étudiants, comme au théâtre Saint-Marcel, où fréquentaient surtout les tanneurs, le spectacle se composait ordinairement d’un vaudeville, j’entends un vrai vaudeville, c’est-à-dire une comédie à couplets.

Un soir que Baudelaire avait dîné au café Tabourey, place de l’Odéon, en compagnie d’Édouard Ourliac et de Gérard de Nerval (encore des connaissances qu’il avait faites chez Ménard), il se trouva seul vers huit heures. On dînait tôt en ce temps-là. Ourliac avait dû courir à la Presse, pour y porter sa copie, et Gérard, lui, s’en était allé, comme à son habitude, brusquement, sans rien dire, on ne savait où. Peut-être, il y a dix minutes, en pelant une pêche, avait-il décidé soudain de partir cette nuit même pour l’Allemagne.

Baudelaire, désœuvré, erre par les rues, roulant pour la centième fois dans sa tête un vers encore imparfait :

Tristement sous son deuil, la chaste et maigre Elvire...

Tristement est plat... Frissonnant... Ah ! frissonnant est mieux...

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire...

Mais le voici devant le théâtre du Panthéon. Sous la lanterne où flambe un papillon de gaz, il s’arrête, regarde l’affiche, machinalement d’abord, sans voir. Puis quelqu’un le pousse en passant. Il se réveille, lit : « Le Système de mon oncle, lever de rideau en un acte avec couplets... » Il sourit. L’ineptie pour lui n’est pas sans attraits. Il entre.

Le spectacle est commencé. Sur la scène, face au public, un homme et une femme chantent un duo. Quelques bravos mous, pareils à des bâillements ; le petit orchestre se tait, et l’action, avec un faux entrain, reprend sur le ton parlé.

Une soubrette soudain se montre, qui dit deux ou trois mots. C’est une mulâtresse. Baudelaire, précipitamment, cherche sur le programme le nom de cette apparition étrange. Il le découvre. Jeanne Duval. Mais pourquoi ses doigts tremblent-ils ? Drôle d’idée (après tout, pas si bête), de faire jouer les utilités par une fille de couleur !

Celle-ci, du moins, n’est pas banale : grande, la taille d’une extrême minceur, les hanches larges, évasées, impudiques ; les globes purs des seins, apparents sous le corsage, nettement détachés sur une poitrine maigre ; quelque chose d’exagéré dans les lignes et d’onduleux dans les mouvements. Et la tête, laide ou belle ? On ne sait, d’un caractère excessif, comme le corps : un teint foncé, plus jaune que noir, un nez petit, droit, à peine écrasé du bout, des lèvres épaisses, des yeux énormes, des yeux « comme des soupières » ; et la chevelure, une crinière plutôt, d’un bleu sombre, crêpelée, surabondante, terrible ; un poil animé d’une vie indépendante, plus forte que toutes les épingles, et qui, noué sur la nuque en un gros chignon maladroit, laisse échapper de toutes parts des mèches furieuses comme une éclosion de serpents.

Le poète, à l’entracte, interroge une ouvreuse. Mlle Duval est une débutante. Elle n’est pas de la « grande pièce ». Son emploi, pour toute la soirée, se borne aux trois mots qu’elle a dits. L’accès des coulisses est libre. Baudelaire pourrait s’y rendre, mais l’éducation l’emporte sur son impatience. Même avec cette négresse, ou plutôt surtout avec elle, car c’est là le piquant, il se pliera aux usages : pour ce soir, l’envoi d’un bouquet. Il y a une bouquetière dans le théâtre. Aux fleurs, il joint un billet par lequel il sollicite pour le lendemain d’être admis à l’honneur, etc. Hypocrites, misérables formules, quand, au fond de lui, ce qui se déchaîne, c’est quelque chose de sauvage.

Baudelaire regagne la rue Vaneau dans un état de trouble qui confine à l’angoisse. La voix de cette créature le poursuit, une voix aux inflexions rauques et douces, d’une bestialité caressante. Et le contraste de la taille fine avec cette croupe insolente, c’est cela, cela même qui l’obsédait dans l’image qu’il a rapportée de son voyage à Maurice. C’est cela qui lui manquait, cela qu’il veut, qu’il peut maintenant avoir. Ah ! ses promesses de travail assidu, son souhait d’une gloire promptement conquise, rémunératrice par surcroît, tout cet idéal supérieur pour lequel il a rompu avec sa famille, ça ne pèse pas lourd à cette heure !

Jeanne était native de Saint-Domingue. De ses origines, c’est tout ce que l’on sait. Encore ce point est-il douteux. Qu’importe ! Et même, ainsi, n’est-ce pas préférable ? On ignore d’où elle vient. Baudelaire mort, elle disparaît. Ses commencements, sa fin, sont enveloppés d’ombre. Mais, grâce au prestige de la poésie, dans cette nuit avec laquelle Jeanne se confond, brillent toujours ses énormes yeux, ses yeux « grands comme des soupières ». On dirait, stylisée aujourd’hui par le temps, une de ces statues de l’ancienne Égypte, en marbre noir, avec des prunelles d’émail.

Pour lors, le sphinx habite rue Saint-Georges, en face du petit hôtel d’Auber, le musicien, dans une maison sur l’emplacement de laquelle ronflent actuellement les linotypes de l’Illustration. C’est là qu’après le théâtre, en compagnie de Baudelaire, Jeanne est rentrée un soir. La cour que le poète lui faisait, cette fille peu farouche a dû l’abréger, pressée qu’elle était de conclure, c’est-à-dire de savoir si cet individu, tout emberlificoté d’une politesse incompréhensible, était un client sérieux. Quand elle eut flairé le bon gibier, le fils de famille, c’est elle qui l’entraîna dans son repaire.

Pendant que le sacrifice se consomme, jetterons-nous un regard entre les rideaux ? Nous n’hésiterions pas à le faire, sans malsaine curiosité, mais sans peur, si, pour éclairer le mystère qui se joue, une description était utile. Mais rien dans tout cela n’est obscur, à part le teint de la prêtresse. Celle-ci eut vite fait de ranger Baudelaire parmi ceux que les filles de son espèce appellent des « hommes à passions ». Fit-elle seulement la réflexion que ce garçon était bien jeune pour être déjà si compliqué ? Pas même. Ne comprenant goutte aux nuances de sa courtoisie, non plus qu’à celles de son esprit, elle ne cherchait pas davantage à remonter aux sources lointaines de ses extases, de cet empire, surtout, que les parfums semblaient avoir sur lui,

Mais, si elle ne se posait aucune question, si elle ne raisonnait pas les goûts de son nouvel amant, elle n’en mettait pas moins toute sa science instinctive à les satisfaire. Son corps, dès cette première nuit, déploya toutes ses ressources, d’autant plus que la force animale, cette force dont ses crins, à eux seuls, disaient assez la violence, se doublait, chez elle, de la ruse profonde particulière aux êtres primitifs. Malgré son cerveau obtus, ou en raison même de cette fermeture d’esprit, elle avait la notion claire, claire en dehors de toute analyse, de son intérêt. Ce sentiment la stimulait. Il ne lui serait pas venu à l’idée, cette fois-ci, de prétexter bientôt le sommeil, comme elle avait coutume de le faire avec ses hôtes de passage.

Et c’est ainsi que, le lendemain, tard, passé midi, quand Baudelaire sort de l’alcôve, pendant qu’il se rhabille lentement, en silence, flageolant un peu sur ses jambes, des liens invisibles, autrement puissants qu’une chaîne de fer, l’attachent désormais à cette Vénus barbare qui, là-bas, assise dans son lit, plus ténébreuse encore à la lumière du jour, sur la blancheur des draps, trempe délicatement, avec des gestes de singe, des tartines beurrées dans son chocolat.

Il est rare qu’à Paris une liaison qui commence n’ait pas pour conséquence immédiate quelque déménagement. Les amants, avides de se voir souvent, veulent se rapprocher. Encore les automobiles, aujourd’hui, ont-elles à peu près supprimé les distances. Mais celles-ci, aux environs de 1843, étaient une réelle incommodité. De la rue Vaneau à la rue Saint-Georges, il y a loin. Baudelaire désire avoir sa maîtresse à sa porte, afin de pouvoir, s’il lui plaît, l’aller visiter une heure, entre deux séances de travail, car, de nouveau, le souci de sa tâche l’inquiète, et, ces ennuyeuses questions d’ordre matériel une fois réglées, il va s’atteler à la besogne.

Jeanne, elle, fera ce que voudra « Monsieur Baudelaire ». Elle feint une soumission d’esclave, ce qui sied assez bien à son genre de beauté. Surtout, elle voit, dans le projet de son maître et seigneur, lequel a plutôt l’âge d’un amant de cœur, une occasion pour elle de se faire acheter des meubles. Avec les antennes subtiles qui lui tiennent lieu d’intelligence, elle a tout de suite saisi que, plus son jeune amant dépenserait de temps et d’argent à organiser leur nouvelle vie, plus il lui serait attaché. D’ailleurs, quand on bouleverse l’existence d’une femme, on s’engage, par cela même, à y subvenir. Aussi, lorsque « Monsieur Baudelaire » a exprimé le vœu que l’actrice abandonnât son rôle de trois mots (exactement trois : « Madame est servie ») au théâtre du Panthéon, Jeanne s’est empressée de déférer à ce caprice. Elle appartient désormais tout entière à ce sultan de vingt-deux ans, qui a un compte en banque.

Baudelaire, pour y installer sa passion, a fait choix de son ancien quartier, de cette île Saint-Louis, si charmante ! Jeanne va loger rue de la Femme-sans-Tête. Il y a des noms prédestinés, si l’on songe que ce n’est pas à proprement parler dans sa tête que résidait le pouvoir de Jeanne, ou, du moins, que sa tête n’avait dans sa personne qu’une sorte de valeur annexe et quasi sexuelle. La rue de la Femme-sans-Tête, aujourd’hui rue Le Regrattier, devait son nom à l’enseigne gaillarde d’un marchand de vin, représentant une femme privée de son chef et tenant un verre en main. Au-dessous de l’image, cette inscription : « Tout en est bon. »

Le poète, de son côté, élut domicile quai d’Anjou, à l’hôtel Pimodan. On sait que cet hôtel, appelé aussi hôtel Lauzun, possède des salons du plus pur style Louis XIV, qui sont une merveille. Mais ce n’est pas dans la partie décorée des appartements que Baudelaire habitait. Cette partie-là eut pour locataire, en 1844, le poète et romancier Roger de Beauvoir, puis, un peu plus tard, le peintre Boissard et Théophile Gautier, dont les deux appartements communiquaient.

Théodore de Banville a dû confondre, qui, dans ses Souvenirs, parle du luxe de Baudelaire et des meubles gigantesques et somptueux qui remplissaient son logis. Banville était, nous l’avons dit, absolument incapable d’avoir une vue nette des choses, au contraire de Victor Hugo qui n’avait du réel une vision déformée, souvent alors apocalyptique, que lorsqu’il le voulait bien, mais qui, à son gré, pouvait également tout voir avec une précision extraordinaire.

La vérité est que Baudelaire occupait au troisième, sous les combles, un petit appartement de deux chambres et d’un cabinet, où l’on accédait par un escalier de service. Le prix du loyer nous en est même connu et il a de quoi faire rêver : 350 francs par an. Mais il se peut qu’ici la multiplication par 6, qui donne un total de 2100 francs, ne soit plus suffisante pour obtenir l’équivalence.

Il est aussi de règle que l’amour entraîne à la dépense : on fait des frais, non seulement pour l’objet qu’on entoure de soins, mais pour soi, qu’on ne veut plus montrer que dans un cadre digne de l’amour même.

Baudelaire, toutefois, éprouve le besoin de colorer à ses yeux ses prodigalités par toutes sortes de bonnes raisons. Comme toujours, d’après lui, ce qui le préoccupe avant tout, c’est de s’organiser en vue du travail. Il était stupide de songer qu’un artiste pourrait se livrer à l’inspiration dans un campement de fortune. Un artiste est un dandy, et il n’est dandy qui n’ait ses meubles choisis, ses bibelots parmi lesquels circule un chat familier, ses estampes, ses tableaux, tout un bric-à-brac qui parle à l’imagination et rend la rêverie féconde.

Seulement, pour procurer tout cela, le procurer vite, les revenus que touche Baudelaire sont insuffisants. Qu’à cela ne tienne ! Il y a justement, au rez-de-chaussée de l’hôtel Pimodan, un brocanteur qui offre au poète toute espèce de facilités. Celui-là, nous l’attendions. Il devait venir. Ou plutôt il n’a pas eu à se déranger. Il se tenait, dans sa boutique, comme l’araignée au centre de sa toile. Pendant quelques jours, il a vu passer le nouveau locataire, ce jeune homme à la mise si soignée. Il s’est renseigné. Un matin, le poète donne dans le panneau. Ce brave M. Arondel lui propose, non seulement de lui vendre à tempérament tout ce qu’il désire, ce lit de chêne brun, semblable à un cercueil sculpté, ces bahuts, mais même de lui prêter de l’argent. Après la courtisane, et quelle courtisane ! l’usurier. C’est classique. Bientôt Baudelaire a signé des billets qui pèseront sur toute sa vie.

 

 

 

CHAPITRE IV

DÉSORDRES

 

...Oui, je veux

Être vertueux dans une heure...

 

Dès ce moment, l’on peut dire que le destin de Baudelaire est fixé. Les fautes sont commises qui, avec un caractère comme le sien, non seulement obstiné, mais soucieux, par scrupule, de ne se point dérober aux conséquences de ses actions, vont entraîner tous ses malheurs. Jeanne est entrée dans sa vie, elle n’en sortira plus.

De même Arondel. Ce premier usurier est l’oiseau avant-coureur qui en annonce une nuée d’autres. C’en est fini du repos, du labeur régulier, de tous ces beaux projets qui n’ont même pas reçu encore un commencement d’exécution, et qui vont devenir bientôt comme un idéal théorique, ajourné d’échéance en échéance, sous la pluie des exploits d’huissier.

Un an à peine s’est écoulé depuis que le poète a quitté sa famille, et il apparaît déjà que cette séparation d’avec sa mère n’a pas eu les suites heureuses qu’il en attendait. Il a perdu ce point d’appui naturel dont, à son âge encore, il avait moralement besoin. C’est du moins Baudelaire lui-même qui l’a déclaré dans cet examen de conscience qu’il fit quelque vingt ans plus tard (en 1861) : « Je me suis sauvé, et j’ai été dès lors tout à fait abandonné. Je me suis épris uniquement du plaisir, d’une excitation perpétuelle... »

Mais qu’est-ce que Baudelaire entend par ce mot : « abandonné » ? D’où vient que, dans la phrase même où il fait l’aveu de sa fuite, il semble rejeter sur sa mère les responsabilités d’une rupture qu’il avait seul voulue et précipitée ? C’est que, son amour filial n’ayant jamais cessé d’être un sentiment passionné, il y a toujours, dans cet amour, quelque chose d’aveugle et comme une pente fatale à l’injustice. Oui, il a quitté le foyer familial, mais, sans oser l’avouer, sans se le dire à soi-même peut-être, il pense encore en 1861 ce qu’il pensait peu de mois après sa fuite, c’est que sa mère n’aurait pas dû prendre si facilement son parti de ce départ. Si facilement ! Qu’en savait-il ? Mais il en jugeait comme un amant qui s’étonne que la maîtresse qu’il a quittée ne soit pas venue le relancer.

Madame Aupick est une épouse soumise. Son mari est parfait pour elle ; et, si le général a pu commettre, à l’égard de son beau-fils, quelques erreurs d’appréciation ou des fautes de doigté, ses intentions, du moins, étaient sans reproche. Les torts les plus graves ne sont certainement pas de son côté. Et puis, est-ce que la mère du poète, après l’évasion de celui-ci, n’a pas encore tout tenté pour le ramener ? N’est-elle pas allée jusqu’à lui rendre des visites qui exposaient une honnête femme, une dame comme elle, à des rencontres fâcheuses ? Cela, Baudelaire, en 1861, l’a oublié.

Cependant, il avait été le premier à comprendre la gêne qui résultait, pour madame Aupick, d’une situation si fausse, et il avait estimé plus décent, comme il disait, que ce fût lui qui se dérangeât. Mais, d’autre part, il avait horreur de venir voir sa mère chez elle, dans ce salon bourgeois dont les tentures avaient une odeur étouffée. Quand, par hasard, il s’y risquait, il lui arrivait de se heurter à des officiers gourmés, ou quelquefois au général lui-même, qui faisait mine alors de ne pas remarquer sa présence. Jusqu’aux domestiques de la maison que Baudelaire ne pouvait souffrir, tous ayant à sa vue cette expression d’imperceptible mauvaise grâce qui semble sur la face d’un valet une insolence intolérable.

Aussi, la mère et le fils en vinrent-ils vite à se voir au dehors, toujours à la manière furtive des amants. Les maisons de thé n’existaient pas à l’époque. Mais les musées, en hiver, le Louvre de préférence, étaient les lieux de ces rencontres. Les banquettes du Salon carré ont souvent sur leur velours rouge accueilli le couple errant : ce fils, à la fois plein de prévenances et d’irritation, cette mère tendre et maladroite, qui se querellaient à mi-voix et, malgré tout, semblaient tant s’aimer.

Le seul nom de Charles suffisant à mettre dans le regard de son mari une lueur de sévérité qu’elle connaissait bien, madame Aupick, la plupart du temps, cachait au général ces rendez-vous. Peut-être Baudelaire soupçonnait-il ce mystère et en jouissait-il secrètement. Quelque profond respect qu’il eût pour sa mère, son attitude, en effet, n’était point différente de celle d’un homme dont l’amie s’est mariée et qui, jadis, trompé par elle, trompe à son tour avec elle-même celui qui la lui a ravie.

À la belle saison, les entrevues avaient lieu dans les jardins publics. Le poète, pour ces sorties, soignait particulièrement sa mise. Il offrait son bras galamment à sa mère. Parfois, dans leur joie à se retrouver, tous deux oubliaient le présent : elle, les inquiétudes mortelles que lui causait toujours l’avenir de cet unique enfant, lui, les travaux en retard, les créanciers, et Jeanne.

Il y a, dans la correspondance de Baudelaire, une phrase qui m’a toujours paru autre chose que l’expression d’une simple vue esthétique, une phrase qui, selon moi, sous un air détaché, cache un sentiment personnel et profond : « Paris n’est beau que sous le soleil, avec ses merveilleux jardins. » De tels mots, il me semble, ont le son du regret : regret des anciennes promenades au Luxembourg, peut-être, du temps de la petite enfance, quand les fatalités qui devaient suivre n’étaient pas encore déchaînées, mais aussi retour attendri vers ces instants trop brefs, goûtés soue les ombrages, au milieu du pépiement des pierrots, auprès d’une mère chérie.

Après un dernier baiser, la mère et le fils se séparaient. Baudelaire regagnait son île, et, dans son île, la rue de la Femme-sans-Tête. À la fin de ces après-midi-là, lorsqu’il rentrait chez Jeanne, la vulgarité de la mulâtresse, dès le seuil, lui donnait comme un choc. Mais un étourdissement d’une autre nature succédait vite à ce brusque dégoût.

Dans ces moments, la volupté, pourtant, n’était pas la seule puissance devant laquelle Baudelaire s’inclinait, ou plutôt, cette puissance, son imagination l’embellissait de toutes sortes de prestiges. Surtout, si Jeanne consentait à se taire, si ses bavardages insanes n’étaient plus remplacés que par ses ronronnements de chatte amoureuse accroupie toute nue près du feu. Alors, disparaissait son individualité de misérable théâtreuse, de prostituée avide et sournoise. Elle devenait la Beauté impersonnelle, sacrée, supérieure à toutes les morales. Point la Beauté sereine, conforme à l’idéal des Grecs, celle qui, quoique planant au-dessus de toute éthique, demeure par sa perfection même une transcendante figure du Bien. C’était même précisément le contraire, comme la nuit est l’antithèse du jour la Beauté pleine de maléfices, d’incarnations pernicieuses, l’antique sorcière de Thessalie, ou bien Proserpine, la sombre épouse de Minos, ou plus profondément encore, selon la vue chrétienne, la face féminine de l’Autre, la plus dangereuse incarnation du Mauvais.

Devant Mlle Duval ressassant ses ragots, Baudelaire commençait à souffrir cruellement d’une compagnie avilissante ; devant ce corps brun, paré de ses seuls bijoux, qui, à la lueur du foyer, projetait sur le mur une ombre immense, semblable à celle que le génie du Mal étend sur le monde, le poète courbait le front, et il adorait.

Mais la négresse aimait les liqueurs fortes. Sa voix, naguère « rauque et douce », ne justifiait plus déjà, certains jours, que la première partie de cette qualification amoureuse : c’était une voix de rogomme, tout simplement.

Baudelaire lui-même, dès ce temps, prit la fâcheuse habitude de l’alcool. Cependant, personne, que je sache, ne l’a jamais vu ivre. Il avait de la tenue un souci trop grand pour s’abandonner jusque-là. Mais il aimait le vin et ne s’en cachait pas. L’excitation qu’il y trouvait, il l’a même exaltée lyriquement. Au témoignage de ses amis, dans sa jeunesse, quand il allait au café, c’est-à-dire tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, il y commandait invariablement du vin blanc.

Un jour qu’il était allé voir Maxime Ducamp à Neuilly, où Ducamp avait loué, pour l’été, une maison de campagne, son hôte lui ayant offert de la bière, il s’excusa, disant qu’il ne buvait que du vin. Ducamp lui demanda alors s’il désirait du bordeaux ou du bourgogne. Baudelaire répondit qu’il boirait volontiers de l’un et de l’autre. Sans doute, il y a, dans cette réponse, un peu de cette irritante volonté d’étonner, qui était chez le poète une manie. Mais, la chose dite, Ducamp l’ayant pris au mot, encore fallait-il s’exécuter. Or, le bordeaux et le bourgogne une fois servis, Baudelaire, au cours de sa visite, but tranquillement les deux bouteilles à lui seul, sans en paraître le moins du monde incommodé. Il buvait, raconte Ducamp (lequel est ordinairement peu flatteur à l’égard de ses confrères et de Baudelaire en particulier, mais incapable de forger des histoires de toutes pièces), il buvait par larges lampées, comme un charretier. Enfin, dernier signe qui marque bien que Baudelaire, à la date où se place cette visite (1852), était devenu ce qu’on nomme médicalement parlant un « alcoolique », c’est que la vue de l’eau lui était nerveusement intolérable. Il pria Ducamp de faire enlever la carafe.

Bientôt, avec le vin, il affectionna l’eau-de-vie. Puis, il prit goût au porter. C’était, en outre, un grand fumeur. Cependant, l’abus des alcools, du tabac (et nous ne parlons même pas du café, absorbé la nuit en grande quantité, quand il fallait livrer le lendemain un article entrepris à la dernière minute), tout cela, dans la voie des excès, n’était qu’un commencement.

À cette époque déjà, les stupéfiants étaient à la mode. L’usage ne s’en était pas encore généralisé comme de nos jours, mais il était de bon ton de s’y adonner dans les milieux où Baudelaire fréquentait. L’opium, c’est sous la forme du laudanum que Baudelaire le prenait. Il fit connaissance avec lui dès sa jeunesse. Mais c’est surtout le haschisch qui alors était en honneur dans le monde littéraire et artistique. N’est-ce pas à l’hôtel Pimodan même, chez le peintre Boissard, que Baudelaire, pour la première fois, goûta au chanvre indien ? Un club s’était formé qui réunissait dans le grand salon Louis XIV tous les dévots de la pâte verte : le club des Haschischins. Le poète en était membre et c’est à l’une des séances du club, ou plutôt à l’un des offices liturgiques de cette bizarre confrérie, qu’il fit connaissance avec Théophile Gautier.

Baudelaire, vers le même temps, était aussi un habitué du café Momus, maison à pignon située à l’entrée de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois. Là, venaient également le sculpteur Clésinger et le peintre Courbet, tous deux natifs de Besançon, jeunes et inconnus, Monselet, d’un âge encore plus tendre, déjà lyrique en cuisine, et un personnage bruyant et bouillant, Armand Barthet, autre Bisontin, lequel était devenu célèbre du jour au lendemain pour avoir eu la chance inespérée de faire jouer aux Français par Rachel un petit acte en vers, le Moineau de Lesbie, et pour avoir cassé chez Victor Hugo, place Royale, le jour où il y fut présenté, un superbe négrillon de porcelaine, rouge et or.

Un soir ce fantoche se prit de querelle avec Baudelaire sur une question de littérature. La dispute s’étant envenimée, Baudelaire reçut une gifle dont il demeura étonné. Une rencontre fut décidée. Les témoins de Baudelaire étaient Marc Trapadoux, « noir et long, dit Monselet, comme un bâton de réglisse », et un autre bomme de lettres du nom de Lebloys ; les témoins de Barthet, un compatriote à lui, un sous-officier appelé Mignot, et Monselet lui-même. À vrai dire, Baudelaire, quoique giflé, ne se sentait pas, sous l’outrage, l’humeur de Don Diègue ; voyant le ridicule de l’affaire, il eût volontiers regretté ses railleries, mais Barthet, en dépit du soufflet qu’il avait donné, prétendait à la qualité d’offensé et voulait en découdre absolument. Le duel, cependant, n’eut pas lieu, les témoins, gens de bon sens, las de cette comédie, ayant tous les quatre démissionné successivement.

Ce n’est là qu’un de ces épisodes saugrenus, comme il y en a dans toute jeunesse livrée à elle-même, mais déjà l’intermède drolatique a pris fin, et le drame reprend.

 

 

 

CHAPITRE V

EXPÉDIENTS

 

...l’Espoir

Vaincu, pleure...

 

Quand un fils de famille dilapide son bien, il existe un moyen légal de refréner sa dépense, dans son propre intérêt, c’est de lui donner un conseil judiciaire. Comment M. et Mme Aupick auraient-ils négligé d’avoir recours à cette procédure, quand ils apprirent que, dans l’espace de deux ans, le patrimoine de Charles se trouvait réduit de moitié. Jusqu’ici, pour des yeux qui ne considéraient que le résultat matériel, le plan de travail du jeune écrivain et ses débuts de carrière n’apparaissaient pas bien nettement. Une seule chose était claire : ses ressources avaient diminué d’une façon alarmante, l’argent, comme on dit, fondait dans ses doigts. Il fallait aviser au plus tôt.

Tant que cette mesure demeura à l’état de menace (car on en usa d’abord ainsi, comme d’un procédé d’intimidation, pour tâcher d’amener l’intéressé à réfléchir, à se modérer), Baudelaire conserva l’espoir qu’il ne serait pas donné suite au projet. Mais, comme le jeune homme ne semblait point vouloir réformer sa vie, son beau-père et sa mère décidèrent d’agir. Une action fut introduite auprès du tribunal.

Baudelaire protesta, s’indigna. Cette limitation de ses droits le mettait hors de lui. Peu s’en fallait qu’il n’y vît un véritable attentat contre sa personne, un acte de guerre, inspiré à une femme, sa mère, trop faible pour résister, par un rival qui le haïssait. Plus tard, il dira que si on l’avait laissé libre de dépenser toute sa fortune jusqu’à son dernier sou, cela eût mieux valu pour lui, car alors, ne pouvant plus compter sur aucune espèce de rente, il aurait bien fallu, de gré ou de force, qu’il prît l’habitude de ce travail régulier auquel il lui était si dur de se soumettre.

Mais M. et Mme Aupick avaient une autre vue : que, du moins, fût sauvegardé de quoi assurer à Charles, sa vie durant, le gîte et le pain. C’est grâce à cette prévoyance que Baudelaire, en effet, ne fut jamais absolument misérable. Il connut la gêne, une gêne suppliciante pour un homme tel que lui, mais point le dénuement total. Il lui reste 35 000 francs. Multipliez par 6, cela fait 210 000 francs d’aujourd’hui. De cette fortune, jusqu’à sa mort, il ne cessera de toucher les revenus. Ceux-ci lui seront versés ponctuellement par le conseil judiciaire que le tribunal, en septembre 1844, désigna pour l’assister.

Le choix des juges s’était porté sur un des membres du conseil de famille, M. Ancelle. M. Ancelle, notaire, conseiller d’arrondissement, juge de paix, maire de Neuilly pendant vingt ans, réalisait le parfait modèle du bourgeois honnête et cossu du temps de Louis-Philippe ; c’était l’incarnation du « pays légal ». Nous dirions Joseph Prudhomme, si Joseph Prudhomme n’était aussi stupide que solennel. Le conseil de Baudelaire, lui, était sensé, judicieux, mais il était tout cela avec pompe. Cultivé, mais fleuri de citations. Notaire, enfin, jusqu’au bout des ongles. Impossible, donc, d’imaginer un personnage plus différent du poète. Tout ce que celui-ci détestait furieusement trouvait résumée en M. Ancelle sa définitive expression : il était la morale elle-même, j’entends la morale des classes moyennes, du temps où M. Guizot disait, du haut de la tribune, aux représentants de la bourgeoisie censitaire : « Enrichissez-vous ! » De sa caste, M. Ancelle avait tous les préjugés, mais aussi toutes les solidités. Borné sur bien des points, mais ferme aussi comme une borne en matière de probité, de conscience juridique, de sage administration.

En vérité, il y a dans la vie de Baudelaire des rencontres typiques. Le poète s’est heurté au soldat. Il a contristé, par ses paradoxes, un brave marin qui n’en pouvait mais. Et voici que se dresse devant lui le Code fait homme. Mais, avec M. Ancelle, la phrase peut s’entendre également de cette manière que, rigide comme la loi, il n’en avait pas moins un cœur.

Les premières entrevues de Baudelaire avec son conseil furent orageuses. Courtoises toujours, cependant. Mais, pour un nerveux, d’autant plus éprouvantes. Le notaire, prenant sa tâche au sérieux, sermonnait le poète du haut de sa cravate. Le poète, avec cette même cravate, avait envie de l’étrangler.

Ces disputes avaient pour cause les réclamations continuelles de Baudelaire qui, habitué qu’il était de dépenser sans compter, ne parvenait pas à s’adapter pratiquement au nouveau régime, ni même à l’admettre en raison. Sans cesse, il se rendait à Neuilly, malade, parfois, d’exaspération, au point d’être obligé, pour se soutenir, de boire de l’eau-de-vie en chemin. M. Ancelle ne manquait jamais de recevoir le visiteur avec une bienveillance attristée, paternelle, qui avait le don d’accroître la fureur de Baudelaire. En outre, le bonhomme était prolixe, il avait la période arrondie, il s’écoutait parler. Mais, sur l’essentiel, il demeurait inébranlable. En dehors de la somme qu’il avait mission de servir au prodigue, tous les premiers du mois, il ne consentait à aucune avance. On n’obtenait pas un sou de lui. Autant eût valu s’adresser à un coffre-fort fermé et tenu sous bonne garde.

La situation de Baudelaire, pour la première fois, devenait inquiétante. Les billets signés à Arondel arrivaient à échéance. Celui-là, le notaire, par principe, voulait l’ignorer, pensant que c’eût été faire le jeu de l’usurier que de le désintéresser. Mais Arondel n’est pas le seul à crier famine. Il y a les restaurateurs qui consentent bien à vous faire crédit un certain temps, mais réclament brusquement leur dû. Il y a le tailleur, qui présente sa note pour la confection d’un habit bleu à boutons de métal, pareil à celui de Goethe. D’autre part, peut-on se priver d’avoir un compte chez le libraire, chez le relieur ? Et quand s’offre une occasion d’acheter à bas prix un dessin de Boilly ou un premier état de Jongkind, n’est-il pas imbécile, vous m’entendez, monsieur Ancelle, imbécile de la laisser passer ?

Résultat : des fins de mois de grande disette. On a recours alors au Mont-de-piété, ou bien l’on fait de petits emprunts aux amis, quitte à les régaler ensuite dès qu’on a touché ses rentes ; ou bien encore, on sollicite de la Société des gens de lettres, sur le ton le plus digne, des avances d’argent, pour lesquelles, de la meilleure foi du monde, l’on propose, comme garantie, des fonds qu’on va recevoir incessamment pour des travaux problématiques. Mais, dans les cas urgents, désespérés, quand on a absolument besoin d’une certaine somme, le jour même ou dans une heure, à qui s’adresserait-on, si ce n’est à sa mère ? On dépêche par un commissionnaire quelconque un billet brutal, griffonné à la bâte, d’où tout sentiment est exclu, et dans lequel il n’est jamais question que de l’objet précis de la requête. Ainsi, ce jeune homme qui, avec tous, c’est-à-dire avec les indifférents, et avec ce monstre d’Ancelle lui-même, est plein de mesure, revendique comme un droit de manquer de tact à l’égard de sa mère, la seule personne ici-bas qu’il aime plus que la vie. Bon pour les demandes qu’on adresse au président de la Société des gens de lettres, tout le formulaire hypocrite, mais à sa mère, le seul être dont on soit sûr, on n’a qu’à dire ce qui est. Sans doute. Seulement, il convient d’ajouter que si Baudelaire s’était adressé à M. Godefroy ou à M. Lireux sur le même ton qu’à madame Aupick, il aurait couru grand risque que sa lettre ne fût jetée au panier comme émanant d’un fou. Et cela, il le savait.

Serait-ce que lorsqu’un individu dépouille l’homme social et se montre dans sa nudité, il a toujours un peu l’air d’un dément ? La vérité crue nous concernant a je ne sais quoi d’effarant pour tout le monde, exception faite de l’être qui nous adore, l’être dont nous sommes le fruit, la chair même : notre mère.

Mais, objectera-t-on, la vérité ici est limpide. Elle revient à dire : « J’ai besoin de telle somme. Envoie-la-moi. » Non, la vérité vraie, la vérité pénible, douloureuse, atroce, ne réside pas dans l’énoncé du chiffre de la somme qu’on demande. Elle réside dans cette sorte d’exhibition que l’on fait de soi-même, à ce moment cruel où, sans politesse, sans réticences, bref, sans aucun voile, on implore une aide, un secours. La vérité, c’est Baudelaire traqué et furieux de l’être, coupable de paresse et avouant implicitement sa faute, mécontent de tous et de lui-même, c’est Baudelaire qui a quitté les siens pour les étonner par la conquête d’une gloire rapide et qui, après des années de vie indépendante, sollicite un petit prêt d’argent, un prêt qu’il sait à fonds perdus ; c’est l’orgueilleux qui s’humilie, la rage au cœur, avec la pensée que M. Aupick, peut-être, apprendra la chose, c’est le vaincu confessant sa défaite, le noyé qui se raccroche... Oui, seule, une mère peut voir cela.

Pauvre Caroline ! Elle fait tout ce qu’elle peut ; presque toujours elle envoie la somme demandée, qu’elle a prise sur sa cassette, car son ménage est un bon ménage, et elle aurait scrupule à tricher son mari, qui l’aime et lui fait, comme elle dit, une « Vie dorée » ; d’autre part, elle se méfie de son fils, oh ! pas du cœur de Charles, mais de sa faiblesse, de ses frénésies ; alors, elle se garde bien de paraître faiblir trop vite ; parfois, elle fait la sourde oreille, la mort dans l’âme, pour tâcher d’espacer les requêtes, pour que Charles, aussi, apprenne à ne compter que sur lui, sur son travail, et lorsqu’elle remet au porteur la somme demandée, jamais elle ne manque d’y joindre une longue épître, débordante de reproches, de conseils, d’amour. Charles empoche l’argent. Lit-il seulement la lettre ? À quoi bon ? D’avance, il la connaît si bien !

Les dettes, néanmoins, s’accumulent. Le jour approche où les secours accordés par madame Aupick ne suffiront plus à faire prendre patience aux créanciers. Il faudrait d’un seul coup une somme importante qui permît de liquider l’arriéré. Cette somme, comment se la procurer ? Ancelle est un Turc, une brute insensible. Il faut user d’un stratagème. Baudelaire simulera un suicide. Mais, pour que la feinte réussisse, il faut que tout le monde en soit dupe, même les camarades, tout le monde, sauf Jeanne, la complice.

Un soir, dans une guinguette de Châtillon, où il dîne en compagnie de Louis Ménard, Baudelaire amène son ami à discuter avec lui des meilleures façons de se donner la mort. Justement Ménard maintenant s’intéresse à la chimie. Il vient, sans abandonner pour cela l’étude du grec ni la poésie, d’entrer dans le laboratoire de Pelouze. « Prépare-moi, dit Baudelaire à Ménard, de l’acide prussique. » Cette conversation n’a d’autre but que de frapper l’esprit de Ménard pour qu’il puisse témoigner le lendemain, auprès des camarades, que Baudelaire avait depuis longtemps le dessein d’en finir avec la vie.

Une autre fois, se conformant au même plan, le simulateur demande à Charles Cousin, d’un air sombre, son avis sur l’immortalité de l’âme. Puis, il fait un envoi de manuscrits à Banville. Quelques-uns portent des annotations dans ce goût : « Faites votre possible pour ne pas publier ceci. » Ce que voyant, Banville aurait dit : « Très facile ! » et jeté ces poèmes-là au feu. Est-ce bien exact ? Banville a pu sourire, mais il avait l’âme indulgente. Maintenant, il est possible, aussi, qu’il n’ait pas cru à la réalité de ses fonctions d’exécuteur testamentaire, et qu’il ait flairé la mystification.

Baudelaire, cependant, ne reparaissait plus. Ses camarades finirent par s’alarmer. Un intime du poète n’avait-il pas reçu une lettre (datée du 30 juin 1845), sorte de testament où Baudelaire annonçait, explicitement cette fois, son prochain suicide, et recommandait Jeanne à cet ami ? Ménard courut chez la mulâtresse qu’il trouva drapée d’une étoffe de satin jaune et se dandinant, la cigarette aux lèvres. De la bouche même du Sphinx, il apprit que le poète avait été transporté, blessé, dans sa famille.

Baudelaire, en effet, s’était donné, à la poitrine un léger, très léger coup de couteau. La scène s’était déroulée dans un cabaret de la rue de Richelieu, Jeanne présente. Il était essentiel, en effet, que la tentative de suicide fût publique pour qu’elle eût les suites susceptibles de faire impression sur les parents du jeune homme. Celui-ci, plus ou moins évanoui, échoua d’abord au commissariat de police, d’où l’on prévint le général et sa femme.

Pauvre Caroline ! dirons-nous une fois de plus. Le coupable garçon avait-il bien mesuré quelle serait l’émotion de sa malheureuse mère en le voyant étendu, sanglant, sur un brancard ? Évidemment oui, puisque c’est sur cette émotion qu’il avait tablé.

La machination vilaine réussit. Le général, qui était encore bien naïf, se laissa attendrir. Une partie des dettes de Charles fut payée. Le fils prodigue fut même invité à demeurer désormais sous ce toit où il avait été recueilli, soigné.

Mais, à peine guéri, Baudelaire s’échappe pour la seconde fois. Il lui tarde de regagner la rue de la Femme-sans-Tête et de retrouver là tout ce qui compose cette illusion de vie libre dont il est déjà le prisonnier, dont il sera bientôt le forçat. À quelques jours de là, le poète, rencontrant Louis Ménard, lui dit : « J’ai quitté de nouveau ma famille. Cela ne pouvait durer. On ne boit que du bordeaux chez ma mère, et je ne puis me passer de bourgogne. » Fanfaronnade encore.

 

 

 

CHAPITRE VI

«  HOMO DUPLEX  »

 

Derrière les ennuis et les vastes chagrins.

 

Mais le grand poète, le vates, le créateur, le précurseur, que devient-il, au milieu de ces dérèglements ? Dans cet homme faible, inquiet, à la sensualité maladive, dans ce prodigue, ce colérique, cet intoxiqué, ce mystificateur, où est le Baudelaire éternel ? Car enfin, tout de même, quelque désordonnée extérieurement qu’ait été cette existence, quelque difficile qu’il soit d’en proposer en exemple le tissu apparent, les témoignages du génie de Baudelaire n’en sont pas moins là, un surtout, un livre, mais capital, cardinal, si riche de sens et de sous-entendus que, près de soixante ans après la mort de son auteur, plus de quatre-vingts ans après la composition de ses pages les plus anciennes, on peut encore le relire indéfiniment.

C’est trop commode de décider que l’œuvre d’un écrivain est indépendante de l’homme. Une pareille vue est presque toujours une erreur, mais, dans le cas particulier de Baudelaire, c’est une absurdité. L’œuvre, ici, est à ce point inhérente à l’être que, la supprimer de sa vie, c’est ôter à celle-ci plus que sa signification : sa réalité, sa substance.

Baudelaire lui-même, il est vrai, se plaint de ne pouvoir s’astreindre au travail ; il le dit, il le croit. Cependant, il y a travail et travail. Pour un général, pour un notaire, pour la bonne madame Aupick, et même pour maint directeur de journal ou de revue, pour la grande majorité des hommes de lettres, qu’est-ce qu’un écrivain qui travaille ? C’est quelqu’un qui, quotidiennement, s’assied à sa table, écrit toutes les vingt-quatre heures un certain nombre de pages du livre qu’il a sur le chantier, ou bien rédige des articles, des feuilletons ; quelqu’un qui est un des fournisseurs attitrés de tel ou tel éditeur, de tel ou tel public ; quelqu’un qui passe chaque mois à plusieurs caisses, qui a un nom, une réputation, une situation enfin ; quelqu’un qui est décoré, ou qui le sera, qui, un jour, se présentera à l’Académie et, peut-être, y sera reçu.

Et notez qu’il y a des auteurs de talent, des auteurs de génie qui ont travaillé de cette manière. Ce sont les plus favorisés du sort, ou les plus volontaires, ceux qui, grâce à un bon équilibre de leurs facultés, à une sage administration de leurs dons, à un parfait accord, en leur personne, de l’action et du rêve, ont édifié parallèlement et comme étayé l’une par l’autre leur œuvre et leur carrière.

Mais Baudelaire est, avant tout, essentiellement un poète. Sans doute, des poètes, et des plus grands, il en est parmi les travailleurs réguliers. Est-ce que Victor Hugo n’était pas debout, chaque matin, devant son bureau, comme un menuisier devant son établi, grattant le papier de sa plume d’oie, s’interrompant de temps à autre pour gober un œuf, puis renouant sa tâche et son inspiration, tressant les deux ensemble, et cela jusqu’à la fin de sa vie, qui fut longue ? Magnifique effort ouvrier qui, non moins que la majesté, la variété de l’œuvre elle-même, passe l’honnête valeur ordinaire et confond l’esprit. Cependant, d’un tel mode de labeur doit-on faire une règle à laquelle il serait bon (c’est-à-dire profitable pour la poésie) que tous les poètes sans exception se conformassent, dans la mesure, bien entendu, de leurs moyens ? Non, et Baudelaire a beau s’accuser de paresse, il est un grand travailleur, il est lui-même, sous ce rapport, un modèle.

Certes, le travail quotidien restera pour Baudelaire, presque toute sa vie, un idéal jamais atteint. Jamais non plus abandonné, car le poète n’ignore pas que ce labeur est le seul productif, et les huissiers le poursuivent comme des spectres. Mais cette tâche à laquelle Baudelaire se plie si difficilement doit-elle nous faire oublier, à nous, qu’il en est une autre, celle-ci proprement la sienne, et dans laquelle il a fait preuve, depuis son adolescence jusqu’à sa mort, d’une ténacité, d’un scrupule, d’une vigueur admirables ? Qu’on lise les variantes si nombreuses de ses vers. Il n’en est pas une, vous m’entendez, pas une qui ne soit, comparée à la leçon précédente, une retouche heureuse, une de ces améliorations subtiles, pareilles à de légers coups de pouce qui, soudain, confèrent à la forme rêvée sa plénitude définitive. Eh bien, ces bonheurs sang prix, longtemps cherchés et comme épiés dans une concentration extrême de la pensée, dans une coalition continuelle de l’imagination et du goût, ce n’est pas à sa table de travail que Baudelaire les a rencontrés. C’est dans la rue, souvent, au café, chez Jeanne... Que de fois le poète a-t-il dû se reprocher des après-midi de flânerie, des soirées censément perdues, parce qu’il s’était promis d’écrire un article ces jours-là et qu’il n’en avait pas eu le courage ! il rentrait chez lui et la vue de son papier lui faisait mal, tellement le remords lui poignait le cœur. De ces sorties, cependant, il rapportait des trésors, dont les feux, aujourd’hui encore, nous éblouissent.

Devant le déroulement de cette jeunesse anarchique, peut-être a-t-on pensé, plus d’une fois : « Ce Baudelaire est un fou ! » Pourtant, derrière tous ses désordres, désordres dans les mœurs, l’hygiène, les choses d’argent, cet homme n’a qu’une passion : l’ordre, et non pas, cette fois, cet ordre rarement suivi, celui du labeur à jour fixe, mais un ordre intime que le poète détient, qu’il cultive, qui donne à son art, à sa technique, toutes les vertus, précisément, qui sont absentes de sa vie : tenue rigoureuse, haine du laisser-aller, amour de la symétrie, de l’équilibre, de la perfection.

Mais dira-t-on, cela, c’est de la littérature, c’est l’esprit de la poésie baudelairienne, et, dans ce domaine plus ou moins secret, plus ou moins hermétique, il est toujours facile d’imaginer. Non, la discipline dont je parle est chose si réelle que, jusque dans cette existence déréglée, elle est visible, patente. Ce jeune homme amoureux de la gloire et qui a de si furieux appétits de puissance ne se presse pas de publier ses vers. Il subordonne son impatience au souci de l’œuvre achevée. Il a sa méthode, cet extravagant. Laquelle ? Mais l’Art poétique de Boileau. C’est un classique.

Homo duplex, en vérité ! Baudelaire est double. Et les tentatives perpétuelles de conciliation, le long procès de divorce engagé entre ses deux natures, ces débats que, seule, pouvait terminer la dissociation de sa personne dans la mort (ou la libération de son âme, peut-être), voilà la tragédie de sa vie.

Pour le moment, ces deux Baudelaire, sous la contrainte des nécessités matérielles, s’efforcent de composer : entre eux, une sorte de compromis intervient, non sans douleur, non sans cris. L’année même du suicide manqué, Baudelaire débute en librairie par une œuvre de critique d’art : le Salon de 1845.

Cette fois, la soumission du poète à un travail commandé, livrable à date fixe, avait eu un heureux résultat. Le jeune écrivain se révélait comme un esthéticien de premier rang. L’ordre, dans ses vers, pouvait échapper à ceux auxquels la poésie même échappe. Mais, dans cette œuvre d’examen, de discussion, de raisonnement, il éclatait. Conception supérieure de l’effort artistique, respect des grandes disciplines, toutes les directrices d’un noble esprit se retrouvaient là, jointes à un goût pénétrant, à une maturité de pensée et de style extraordinaires. Il apparaissait que ce même homme dont la vie privée allait à la dérive n’avait cessé dans les choses de l’art de s’orienter, de faire le point.

Depuis l’enfance, Baudelaire aimait la peinture. Son père avait été un « détestable artiste », comme il dira, mais tout de même un artiste. Le poète ne passait jamais devant le Louvre sans y entrer, ne fût-ce que pour une visite d’un instant à quelque tableau qu’il aimait. Ses prédilections variaient quelquefois, mais elles étaient toujours vives. Et il avait déjà, cet excentrique, une façon stupéfiante de mettre les œuvres à leur place, de les cataloguer, de les classer. Il avait, ce révolté, le sens inné de la hiérarchie, le culte de ce qu’on peut appeler les distances spirituelles. Entre Delacroix et Decamp, par exemple, il montre la marge. On ne peut parler de Corot avec plus d’âme, ni d’Horace Vernet, de Meissonier, d’Ary Scheffer, d’Etex avec plus d’incisive malice que ne l’a fait ce garçon de vingt-quatre ans, considéré jusqu’ici par les uns comme un dévoyé, par les autres comme un demi-fou.

C’est à ce Salon de 1845, au Louvre, que Baudelaire fit la connaissance d’Asselineau qui devint son plus fidèle ami. Asselineau « faisait aussi un Salon », comme on dit en argot du métier. À la sortie de l’exposition, les deux jeunes gens allèrent rédiger leurs notes ensemble chez un marchand de vin de la rue du Carrousel. Baudelaire, à son habitude, demanda du vin blanc, des biscuits et des pipes neuves, des pipes de terre, sans doute, comme il était alors d’usage que les garçons de café en eussent en réserve. Le lendemain, les nouveaux amis se retrouvent au café Lamblin. Ils sont liés désormais.

L’essai critique de Baudelaire fut remarqué des connaisseurs, et ce succès lui ouvrit les colonnes du Corsaire-Satan où les articles étaient payés d’un sou à six liards la ligne. Évidemment, le Corsaire n’était pas un Pactole, et le directeur, M. Lepoittevin Saint-Alme, avait même l’agaçante solennité de M. Ancelle en personne. Mais ce vieux journaliste était capable d’une ironie qui manquait au notaire. C’est ainsi, conte Asselineau, que lorsqu’un quidam faisait irruption, tout fumant de colère, au journal, dans le dessein de demander raison de quelque vivacité de plume, M. Lepoittevin Saint-Alme, sans mot dire, soulevant son bonnet grec, découvrait avec majesté une tête chenue qui ôtait immédiatement au furieux toute idée d’une rencontre possible.

Au Corsaire, Baudelaire connut Champfleury et retrouva Banville. Celui-ci, toujours optimiste, gracieux et fécond, publiait déjà, en 1846, son second volume de vers : les Stalactites. (Les Jets d’eau, comme titre, eussent mieux convenu à cette facilité jaillissante.)

C’est encore au Corsaire-Satan que Baudelaire fit ses débuts de critique littéraire. Il ne s’y montra pas tendre envers son ami Louis Ménard dont le Prométhée délivré venait de paraître, sous le pseudonyme de Louis de Senneville. L’article de Baudelaire est ce qu’on nomme un éreintement. Le critique y soutient cette thèse que la poésie est essentiellement philosophique, mais qu’elle doit être involontairement telle, et que la poésie dite philosophique est un genre faux. Ce n’est pas mal vu. Si Sully Prudhomme avait médité ce petit article, peut-être n’eût-il pas écrit la Justice, poème en dix veilles. Mais Ménard était l’ancien condisciple de Baudelaire, et celui-ci dépèce son labadens avec une voracité excessive. « C’est, dit-il, un homme de quelque mérite. » Cette concession est la dernière pointe. Elle est injuste. Baudelaire se trompait. La médiocrité de l’œuvre poétique de Ménard l’a égaré sur la valeur de l’homme.

Pourtant, le voilà, le vrai « désordonné », le vrai touche-à-tout, Ménard ! Avec génie néanmoins dans cette même année 1846, il invente le collodion ; en 1847, un puissant explosif : la nitromannite ; puis, il abandonne la chimie. Baudelaire, lui, est plus constant. Toujours identique à lui-même, il multiplie à cette époque les démarches auprès de M. Ancelle, les requêtes à sa mère, dépêche même à madame Aupick des amis comme Auguste Vitu, bataille avec ses créanciers, Joissans, le cabaretier, et Lebois, et Blanchard, et Siméon, toute la meute des fournisseurs. Sans parler d’Arondel. Dans l’espoir de dépister celui-ci, le poète a fui l’île Saint-Louis, changé plusieurs fois de domicile, soufflé un instant à l’hôtel Corneille, puis fait halte 33 rue Coquenard, ensuite à l’hôtel de Dunkerque, 32 rue Laffitte, puis 36 rue de Babylone, de nouveau rue Laffitte, à l’hôtel Folkestone, ailleurs encore, dans de petits garnis « borgnes et introuvables ». Les pérégrinations ont commencé, les courses, les feintes, les crochets, toutes les manœuvres du cerf aux abois. Il y a aussi l’hospitalité qu’on demande aux amis, à Asselineau, à Nadar, pour une nuit, et quelquefois pour une semaine ; ou l’hospitalité forcée à la maison d’arrêt de la garde nationale, quand on a trop souvent esquivé son tour de service.

Au milieu de ces tribulations, Baudelaire trouve moyen de publier un Salon de 1846 qui consacre décidément sa réputation, comme critique d’art. Au mois de mars de la même année, il donne au Corsaire un Choix de maximes consolantes sur l’amour, essai humoristique, d’un ton grandiloquent, mais dont la rhétorique glacée dissimule sous ses aphorismes impersonnels plus de confidences qu’il ne semble. N’y lit-on pas, par exemple, que le vice et la laideur morale ont, en amour, de bons et beaux côtés ? Jeanne, vous avez inspiré cette sentence. Plus loin, je vous retrouve encore, magnifiée, mais sans ménagement, révérée et insultée tout ensemble par des décrets comme ceux-ci : « La bêtise est souvent l’ornement de la beauté... C’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres. » Et n’est-ce point sous votre empire aphrodisiaque, en proie à l’obsession de votre maigreur brûlée, que le poète a risqué cette déclaration : « Ne médisez jamais de la grande Nature, et si elle vous a adjugé une maîtresse sans gorge, dites : « Je possède un ami – avec des hanches ! » Et allez au temple rendre grâces aux dieux. »

Le mois suivant (avril 1846), Baudelaire publie à l’Esprit public des Conseils aux jeunes littérateurs, titre et sujet qui, vu son âge, peuvent paraître outrecuidants. Oh ! certes, il y a dans cet écrit bien de l’affectation encore, bien du « dandysme », mais comme ce garçon débauché se fait une haute idée de son art ! Lorsqu’il feint d’en remontrer à ses confrères, c’est lui-même qu’il morigène. Enfin, toujours en 1846, le poète s’essaie dans la nouvelle, mais avec peu de bonheur. Le Jeune Enchanteur, paru à l’Esprit public, œuvre froide et obscure, montre une « antiquité » de dessus de pendule. La Fanfarlo (1847) a plus d’originalité. Mais l’invention romanesque y paraît indigente, étouffée par les tableaux. Baudelaire a peine à créer des personnages distincts de lui ; c’est pourquoi il se rattrape dans le morceau descriptif, lequel prend alors une valeur propre : celle, déjà, du poème en prose. Le poète cependant rêve alors d’écrire des romans. Il apprend à sa mère qu’il sait déjà où les vendre, et ajoute : « Deux mois de travail suffisent. » Illusions !

Néanmoins, le bohème, depuis trois ans, a fait, au milieu de ses tracas, un effort loyal pour tâcher de se tirer d’affaire. Mais Baudelaire aurait probablement perdu à mettre son talent en coupe réglée. Il n’était pas né pour la production régulière. Ce qu’il nomme sa paresse l’a peut-être sauvegardé. À la fin de sa vie, dans la ruine de ses espérances, il en aura le sentiment. Il notera : « C’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi – à mon grand détriment, car le loisir sans fortune augmente les dettes, les avanies résultant des dettes ; mais à mon grand profit, relativement à la sensibilité, à la méditation... Les autres hommes de lettres sont, pour la plupart, de vils piocheurs très ignorants. »

Malheureusement, dans cette lutte, son caractère s’aigrit. Étant donné sa situation obérée, l’article intitulé Comment on paie ses dettes quand on a du génie, et dans lequel il va jusqu’à poursuivre de ses railleries des hommes qu’il admire, Balzac, Gautier, Gérard de Nerval, semble l’effet d’un mouvement de bile, d’où l’envie (peut-être à son insu) n’est pas tout à fait absente. De même, un peu plus tard, dans un article intitulé l’École païenne, il visera sans les nommer ses amis Banville et Leconte de Lisle.

Mais voici, déjà complet, dans toute sa splendeur, le Baudelaire de première qualité, c’est celui qui signe, à l’Artiste impénitent, deux poésies, Don Juan aux enfers et À une Indienne, qui doivent faire partie d’un recueil annoncé, lequel a pour titre, jusqu’à présent, les Limbes.

 

 

 

CHAPITRE VII

LE TEMPS DES CRAVATES ROUGES

 

Dans les plis sinueux des vieilles capitales.

 

Le Paris d’avant 1848, c’est encore le « Vieux Paris », bourgeonnement monstrueux du Paris de Charles V. Les styles ont changé, sans doute, le polype de pierre s’accroche déjà aux premières pentes de Montmartre et de Ménilmontant, mais la tumeur n’a fait, en se développant, que continuer par une série d’excroissances l’amas confus du Paris primitif et de ses inextricables canaux.

Pour qu’on y porte la pioche, il faudra, non pas une idée d’hygiéniste, mais une idée d’homme de gouvernement. Avant de songer à assainir la demeure, on paraîtra préoccupé d’en mater les habitants. L’expérience des révolutions, en effet, inspirera aux pouvoirs publics le désir de percer au plus tôt dans le labyrinthe dangereux de larges perspectives en droite ligne, propices à l’emploi de l’artillerie. Prévoyance qui n’empêchera d’ailleurs pas la chute du nouveau régime, l’un des caractères des révolutions étant toujours l’imprévu.

Aujourd’hui, l’ancien Paris est loin d’avoir entièrement disparu, mais il ne subsiste plus guère qu’à l’état d’îlots dans les quartiers du centre. C’est le Paris aux maisons étroites, serrées, fiévreuses, aux façades arquées, arc-boutées à la bande du trottoir, le Paris des passages, des cités, des chaussées en contrebas, des escaliers aux rampes luisantes où les gamins font leurs glissades ; le Paris des longs couloirs dallés, des concierges à l’entresol, derrière leur carreau ; le Paris des cours infectes, des enseignes grimaçantes ; le Paris enfin des balcons impossibles, suspendant leurs jardins dans la forêt des champignons de zinc...

Tel est le Paris de Baudelaire, non pas cornant, ronflant et filant vite comme celui d’à présent, mais fourmillant, frappant d’un fer à cheval un pavé de granit d’où sort une étincelle. Ce Paris-là est très différent du Paris de Verlaine qui, pourtant, lui-même, a déjà bien changé. L’un est sombre et pluvieux, comme un Paris sur lequel l’image de Lyon se serait superposée ; l’autre est blanchâtre et poussiéreux comme un pastel de Raffaelli. L’un est asphyxiant, l’autre aéré, avec des bâtisses neuves, isolées dans des terrains vagues, et la barrière, non loin, aux tonnelles flétries.

À la fin de 1847, le tortueux Paris baudelairien commençait à s’agiter sourdement. Le faubourg Saint-Antoine, le célèbre faubourg, prenait, de semaine en semaine, une physionomie plus inquiétante.

À vrai dire, les républicains, frustrés en 1830, conservaient à l’égard de la bourgeoisie riche dont ils avaient fait le jeu une rancune inapaisée. Les explosions de mécontentement n’avaient pas manqué au cours des dernières années, ainsi qu’en témoignait le registre d’écrou du mont Saint-Michel où la plupart des chefs démocrates étaient allés rôtir ou geler tour à tour sous les plombs.

Dès 1840, Henri Heine, alors correspondant anonyme de la Gazette d’Augsbourg à Paris, envoyait à son journal un curieux récit d’une visite faite par lui aux ateliers du faubourg Saint-Marceau. Le poète, Parisien de trop fraîche date encore pour mettre au point ses impressions, avait été littéralement terrifié du spectacle qu’il avait eu sous les yeux. N’avait-il pas vu aux mains des ouvriers, dans des livraisons à deux sous, les discours de Robespierre, les pamphlets de Marat, la doctrine de Babeuf par Buonarotti, etc., écrits qui avaient, disait-il, une odeur de sang. Dans les éclairs des aciéries, au milieu du fracas des marteaux, il avait entendu des chansons « aux couplets horribles », d’un ton qui lui avait paru démoniaque. Mais il faut convenir qu’Henri Heine était assez diable personnellement pour goûter un plaisir méphistophélique à épouvanter de loin les bons bourgeois d’Augsbourg, au risque de leur faire glisser des doigts leurs pipes de porcelaine.

Pourtant, il y avait ceci de vrai dans ce tableau poussé au noir, c’est que le « lion populaire » n’était pas du tout content de son sort. En 1847, ne pouvant espérer, ni du Château, ni de la Chambre, aucun changement de sa situation, il se préparait à agir lui-même.

Baudelaire, jusqu’ici, avait, à maintes reprises, manifesté une violente antipathie à l’égard de ceux qui professaient en politique des opinions avancées. Voir crosser un républicain par un garde municipal était pour lui, disait-il, une véritable volupté.

En 1846, dans son Choix de maximes consolantes sur l’amour, il écrivait : « Il y en a qui en veulent à leurs maîtresses d’être prodigues, ce sont des fesse-mathieu, ou des républicains qui ignorent les premiers principes d’économie politique, » etc.

De plus, en tête de ses Salons de 1845 et de 1846, l’écrivain débutant avait tenté un essai de réhabilitation du « Bourgeois », désormais réconcilié avec son ennemi naturel, « l’Artiste ». Le ton de la flagornerie à l’égard des classes possédantes est même, dans ces pages, si appuyé, qu’on se demande si l’auteur ne s’y moque pas un peu de M. Ancelle, et de nous. Mais je crois, surtout, que ce n’est là qu’un manifeste littéraire, destiné à réagir contre les tendances de l’époque précédente. Les « Jeune-France » avaient été, par principe, antibourgeois. Leurs successeurs, qui se disaient antiromantiques, se devaient de prendre le contre-pied de cette attitude.

Cependant, il y avait dans l’aversion de Baudelaire pour la démocratie quelque chose de sincère : il la considérait comme une ennemie du luxe et, par conséquent, des beaux-arts et des belles-lettres.

Cela d’ailleurs n’empêchait pas le poète d’avoir des camarades, des amis parmi la jeunesse républicaine : Louis Ménard d’abord (avec qui pourtant il était à demi fâché, depuis l’article du Corsaire), Leconte de Lisle, qu’il avait connu au « grenier » de Ménard, dès 1842, Thoré, Hippolyte Castille, et surtout le chansonnier Pierre Dupont, Lyonnais, du même âge exactement que Baudelaire, et dont la foi, la douceur, la naïve bonté lui en imposaient un peu.

En revanche, quelque antidémocrate qu’il fût, le beau-fils du général Aupick avait, à cette époque, une haine quasi maladive des gradés de toute espèce. « Combien de natures révoltées, écrit-il, ont pris vie auprès d’un cruel et ponctuel militaire de l’Empire ! » Sauf que « cruel » est de trop quand il s’agit de M. Aupick, ne voilà-t-il pas, glissée dans un article, sous forme de réflexion générale, une intéressante confidence ? Quoi qu’il en soit, il est de fait que le souvenir des uniformes de son beau-père avait inspiré au poète une telle horreur des galons d’or qu’il n’en pouvait même pas supporter la vue autour d’un chapeau d’évêque.

Tout cela est assez contradictoire, mais ce n’est pas une raison parce que j’ai dit qu’il y avait au fond de Baudelaire un personnage secrètement soucieux d’ordre et de hiérarchie pour qu’on aille supposer que ce personnage, quoique le plus authentique de tous, fera sentir sa présence dans toutes les occasions. Ces années 1848 à 1851 sont, au contraire, celles où l’autre personnage, dans Baudelaire, l’énergumène, l’insurgé, masquera constamment la posture méditative du grand écrivain derrière une gesticulation insensée.

Croit-on que, dans une foule révolutionnaire, toutes les têtes aient clairement dans l’esprit les raisons de leurs démarches ? Et même chez ceux qui se rendent compte de ce qui les pousse à agir, croit-on que les mobiles, les facteurs déterminants soient toujours d’ordre politique ? Là où les meneurs obéissent souvent à des impulsions personnelles, que dire de ceux qui suivent ?

Baudelaire passait sa vie, comme on dit, au café. Qu’on imagine un peu ce que pouvaient être l’effervescence des cafés, à Paris, et le diapason des discussions autour des billards et des jeux de trictrac, dans les derniers mois de 1847, pendant la campagne des banquets. Malgré son apothéose récente du « Bourgeois », il ne me paraît pas possible que Baudelaire, intellectuel lui-même, fût partisan d’un système électoral selon lequel un Michelet pouvait n’être pas électeur. N’avait-il pas, au milieu de ses flatteries, glissé à l’oreille benoîte du « Bourgeois » que, s’il possédait l’argent, qui est la force, il lui manquait encore la science ? L’adjonction des capacités, qui était un des articles de la réforme électorale demandée par la gauche, ne devait donc pas laisser le poète absolument indifférent. Car il était volontiers politiqueur : « Je me suis vingt fois persuadé, écrit-il en 1859, que je ne m’intéresserais plus à la politique et, à chaque question grave, je me suis repris de curiosité et de passion. »

Mais surtout la vérité est qu’en dépit des efforts réels qu’il a faits depuis deux ans pour essayer de se procurer des ressources par son travail, sa situation, à la fin de 1847, a plutôt empiré, quoique sa mère lui ait envoyé des meubles (ceux qu’il avait naguère ayant été saisis). M. Ancelle se refuse invinciblement à lui faire des avances ; il arrive alors à Baudelaire de rester trois jours au lit, tantôt faute de linge, tantôt faute de bois. Pour lutter contre le découragement, il augmente sa dose de laudanum, mais telle est sa détresse qu’il forme le projet de s’expatrier, de retourner à l’île de France, et là, d’entrer comme précepteur dans la famille d’un ami (chez les Bragard, sans doute). Dans cette résolution extrême, le chrétien qui couve toujours dans Baudelaire voit une expiation, un moyen de se punir lui-même, dit-il, d’avoir manqué à tous ses rêves ; et ce qui tente le neurasthénique, c’est l’idée d’une sorte de suicide lent, le suicide par « l’ennui, l’ennui horrible et l’affaiblissement intellectuel des pays chauds et bleus ». Eh bien ! si les révolutions sont faites par les mécontents, ne trouvez-vous pas que ce jeune homme, même en admettant qu’il se moquât entièrement du « cens électoral » et des « capacités », était mûr pour y prendre part ?

Les premiers coups de feu de Février ont retenti sur le boulevard des Capucines ; déjà, les barricades s’élèvent. Quelle animation dans la nuit du 23 au 24 au cœur des vieux faubourgs ! Quand le jour se lève, tout Paris est en armes. Bientôt, on se bat rue de Valois, rue Saint-Honoré. Bugeaud est débordé. Le roi Louis-Philippe, apeuré, avec une docilité sénile, abdique entre les mains de M. Crémieux et s’enfuit en fiacre par l’avenue de Neuilly, pendant que les révolutionnaires envahissent les Tuileries.

Cependant, Baudelaire, où est-il ? Il est du côté de l’émeute. Des souvenirs de ses lectures, des souvenirs aussi d’instants vécus, souvenirs de Paris en 1830, de Lyon en 1834, lui remontent à la tête, avec celui, plus bénin, d’une petite échauffourée d’ordre tout local et économique, à laquelle il assista, en 1844, dans l’île Saint-Louis, lorsque le public parisien s’insurgea contre la Société qui percevait une taxe à l’entrée des ponts et saccagea ses bureaux.

Aujourd’hui, le vacarme a plus d’ampleur. Carrefour Buci, la foule pille une boutique d’armurier.

Baudelaire est de l’expédition. La couleur de sa cravate, qui est sang de bœuf, affiche ses opinions. Il s’empare d’un fusil et d’une cartouchière de cuir jaune. « Je viens de faire le coup de feu », dit-il, un instant après, à son ami Buisson, qui se trouve là par hasard. L’arme et les buffleteries sont visiblement neuves. Baudelaire exagère. Peut-être a-t-il bu force vin blanc. Les cabarets n’ont pas dû chômer en ces jours de violence.

Le poète est très excité. « Il faut aller fusiller le général Aupick », répète-t-il comme un refrain. Ah ! il s’agit bien, maintenant, d’idées politiques ! Que lui importent, même à cette minute où le voici dans leurs rangs, les républicains ! Les bourgeois non plus ne l’intéressent guère. Rien que de songer à la figure que doit faire en ce moment M. Ancelle, il éclate de rire ! Un autre souci le travaille. D’abord dans la mêlée, il quête des sensations. N’est-il pas un artiste, un artiste qui a écrit dans ses carnets cette petite phrase effrayante : « Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à en servir une autre » ? Et ailleurs : « Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, qui tient de l’infidélité et du déménagement. Cela suffit à expliquer la Révolution française. » Cela, du moins, peut-on dire, suffirait à expliquer la participation de Baudelaire à la révolution de 1848, puisque c’est son propre sentiment qu’il nous livre là.

Et puis quand les rues vous soufflent cette haleine chaude qui fait qu’on ne sent plus la bise d’hiver, comment, avec un système nerveux si impressionnable, détraqué par les stupéfiants, résister à pareille tempête ? D’ailleurs, l’opium rend tout irréel. Ou bien il agrandit encore les spectacles. Quelques coups de feu deviennent une fusillade ininterrompue. La barricade est immense. Un haillon rouge, entrevu dans la fumée, au bout d’un bâton, semble un symbole prodigieux. Dans les bas-fonds de l’âme, des choses remuent, se réveillent, dont on ignorait en soi l’existence : le goût de la vengeance, de la vengeance particulière, certes, d’abord (il faut fusiller M. Aupick), mais aussi de la vengeance anonyme, générale, universelle, le plaisir satanique de la démolition.

Enfin, dans ce bouleversement, les créanciers, les huissiers peuvent courir. Tous les paiements sont suspendus, tous les délais interrompus. Ah ! les révolutions, les guerres, quel coup de pied dans le code de procédure civile ! Ce soulagement à lui seul est une merveilleuse ivresse. Il faudra, se dit Baudelaire, que j’aille faire ce soir un petit tour dans l’île Saint-Louis : hier, il fuyait Arondel, aujourd’hui il le cherche, pour le narguer.

 

 

 

CHAPITRE VIII

COLÈRE ET DÉPIT

 

Fourmillante cité, cité pleine de rêves.

 

Après les insurgés, les idéologues ! Dieu sait s’ils sont nombreux, dans ces rues noires du vieux Paris ! Pour un politique sérieux, que de réformateurs en chambre ! Plus de cautionnement, plus d’impôt du timbre, plus de lois de Septembre ! La presse est libre désormais. Du 24 février au 4 mai 1848, la capitale voit éclore cent quarante-deux périodiques. Des nuées de crieurs parcourent la ville. Quiconque sait tenir une plume bâcle sur une table d’estaminet un factum emphatique, aussitôt livré à l’imprimerie la plus proche.

Ainsi parut le Salut public, fondé au lendemain de la révolution par Baudelaire et deux de ses amis, Champfleury et Toubin, ses collaborateurs au Corsaire. La rédaction a son siège au deuxième étage du café Turlot, dit café de la Rotonde, près l’École de Médecine. Le premier numéro, rédigé en moins de deux heures, paraît le 27 février.

C’est une assez pauvre chose. Cependant, au milieu de phrases boursouflées à la mode du temps, ce jugement sur Thiers : « Un singe plein de malice, riant, criant, gesticulant, sautant, ne croyant à rien, écrivant sur tout. Ne croyant pas à la Révolution, il a écrit la Révolution. Ne croyant pas à l’Empire, il a écrit l’Empire... » Et ceci qui sent son Baudelaire tranchant, un peu pédant, protecteur : « Quelques frères égarés ont brisé des presses mécaniques... Toute mécanique est sacrée comme un objet d’art. » Ceci encore : « Les théâtres rouvrent. Nous avons assez des tragédies. Il ne faut pas croire que des vers de douze pieds constituent le patriotisme... »

Baudelaire tint à aller porter lui-même la feuille à Mgr Affre, à l’archevêché. Quelle idée ! Il ne fut d’ailleurs pas reçu, et, pour se dédommager, rendit visite à Raspail, son idole du moment.

Le 28, le second numéro sort des presses. Il est orné d’une vignette, de Gustave Courbet, destinée à distinguer le journal d’une autre feuille qui, dans la bagarre, s’est emparée du même titre. L’image, encore que médiocre, est assez caractéristique. Elle représente des insurgés faisant le coup de feu sur une barricade de pavés. Or, ces révolutionnaires sont en blouses, mais coiffés de chapeaux hauts de forme. Sont-ce des ouvriers qui ont pris le couvre-chef des intellectuels ? Non, mais plutôt des intellectuels qui ont revêtu la livrée ouvrière. Et tel est bien, en effet, le portrait du prolétaire de 48, politiquement presque irréel, encore mal dégagé de la théorie, le prolétaire symbolique.

Ce second numéro du Salut public, dans l’ensemble, n’est pas meilleur que le premier. J’aime mieux croire que c’est Toubin qui est responsable d’un pareil pathos. Mais on retrouve ici le même sentiment de sympathique indignation qui avait soulevé Auguste Barbier en 1830 et lui avait inspiré son célèbre poème la Curée. Le spectacle en 1848 était le même. L’homme ne change guère. « Nous venons des ministères, lit-on dans le journal, nous venons de l’Hôtel de Ville et de la Préfecture de police. Les corridors sont remplis de mendiants de places... Les pavés de nos rues sont encore rouges du sang de nos frères, morts pour la liberté ; laissons, laissons au moins à leurs ombres généreuses un instant d’illusion sur nos vertus... » Cela n’est plus du Toubin.

Mais, déjà, les fonds, qui s’élevaient à la somme de quatre-vingt-dix francs, avancés par ledit Toubin, sont épuisés. Le premier numéro s’est assez bien vendu ; seulement les vendeurs, des ouvriers en chômage, ont oublié de rapporter au journal le produit de la vente. Et quoique Baudelaire, après avoir mis sa blouse blanche, soit allé en personne crier le second numéro rue Saint-André-des-Arts, la foule n’a pas répondu à son appel. La caisse est vide. Or, même en temps de révolution, le typo parisien ne travaille pas gratis, surtout pour des amateurs. Si encore il s’agissait des compagnons Cabet, Pierre Leroux ou Proudhon, on leur ferait crédit – quelques jours. Mais ce citoyen qui porte moustache et mouche, et qui se croit révolutionnaire parce qu’il arbore une lavallière rouge, ce nommé Baudelaire... Non. Inutile d’insister. Et c’est ainsi que le troisième numéro du Salut public ne parut jamais.

Si le poète fut sensible à cet échec, il n’en perdit point pour cela ses habitudes invétérées de pince-sans-rire. Ne donne-t-il pas, à l’Écho des marchands de vin, un poème intitulé le Vin de l’assassin ? C’était peu flatteur pour la corporation.

La grande poussée humanitaire a aussi entraîné ses amis. Ménard, désertant la chimie, s’est jeté dans la bataille. Le « Club des Clubs » a délégué en Bretagne Leconte de Lisle, pour y éclairer les masses en vue des élections prochaines. Car le pays, pour la première fois, va être appelé à faire usage de sa conquête : le suffrage universel, et l’éducation politique du peuple, surtout dans les campagnes, est nulle. « Que faire en révolution, dira Proudhon bientôt, quand on n’en possède pas le secret ? Les socialistes avaient la foi de la révolution sociale, ils n’en avaient ni la clé ni la science. » Voilà de profondes paroles. Leconte de Lisle, nouvel évangéliste, fut laissé en détresse par son club à Dinan. Le missionnaire revint dégoûté de l’action et mit désormais sous les verrous, dans sa tour d’ivoire, avec ses autres rêves, sa foi républicaine.

L’Assemblée élue le 23 avril fut une assemblée réactionnaire : Paris n’avait pas été suivi. Le 15 mai, la Chambre des représentants est envahie par l’émeute. Baudelaire sympathise avec les partisans de la République sociale, qui ont organisé cette journée. « Toujours le goût de la destruction », note-t-il, dans ses papiers intimes. Et il ajoute : « Goût légitime, si tout ce qui est naturel est légitime. » Voilà une théorie bien scabreuse. Cependant, le coup de force échoue.

Mais après la dissolution des ateliers nationaux, en juin, une nouvelle insurrection éclate, terrible celle-ci. Baudelaire y prend part encore. Cette fois, la furie de ses compagnons semble l’avoir sincèrement gagné. De l’autre côté de la barricade, les sections bourgeoises de la garde nationale combattirent rageusement. L’arrestation de de Flotte surtout exaspéra le poète. « On l’a arrêté, criait-il, parce que ses mains sentaient la poudre ? Sentez les miennes ! » Ce jour-là, il ne mentait pas. Pierre Dupont, son ami, essayait en vain de le calmer. Par bonheur, Chennevières (l’auteur des Contes de Jean de la Falaise, et le futur directeur des Beaux-Arts) vint à passer avec Le Vavasseur, deux anciens camarades de l’École normande. Un garde national de leur pays les accompagnait. Grâce à la cocarde de celui-ci, Baudelaire fut tiré de ce mauvais pas. L’École normande, en fin de compte, a donc servi à quelque chose.

Mais le général Aupick, quelles nouvelles a-t-on de lui ? Excellentes. En doutez-vous ? Il y a des destinées heureuses.

En 1830, le brave officier eut la bonne fortune, on s’en souvient, de se trouver à Alger pendant la révolution, et le régime nouveau, le troisième qu’il servait, lui donna de l’avancement. En février 1848, il a grade de général de division. La monarchie de Louis-Philippe s’écroule. Comment le général s’est-il conduit dans ces jours difficiles ? Loyalement, sans doute, habilement à coup sûr. À la fin de février, il n’aurait pas été bien vu d’avoir fait trop de zèle pour la défense de l’ordre, j’entends l’ordre de la monarchie bourgeoise, puisqu’un autre ordre, plus généreux, mais bien confus, que certains appelleront désordre, allait s’y substituer. En juin, il n’en va plus de même. Cavaignac, au nom de la République, a réprimé l’insurrection avec une rigueur qui n’aura d’égale que celle de Thiers, autre républicain, en 1871. Mais, le général Aupick étant officier d’état-major, il est probable qu’il demeura en dehors de la mêlée et n’eut pas de cas de conscience à se poser. Son astre favorable n’en veille pas moins sur lui. Un quatrième régime, en attendant le cinquième, procède, à peine installé, à son élévation.

L’homme, c’est certain, devait avoir des mérites, mais cela ne suffit pas pour réussir, il y faut aussi la chance. Le général Aupick en est pourvu. La seule ombre dans sa vie, c’est ce beau-fils gênant, dont il ne veut plus entendre prononcer le nom. Toujours est-il que le gouvernement de la République va, de ce militaire décoratif, faire un diplomate. Le général, en 1848, est nommé ambassadeur auprès de la Sublime Porte.

Caroline ambassadrice ! Dans sa nouvelle situation elle ne sera point déplacée. L ancienne pupille de M. Pérignon n’a-t-elle pas été pliée dès l’enfance à tous les protocoles mondains, et ne tient-elle pas, en outre, de son premier mari, des nuances d’étiquette que le général Aupick, grandi dans les camps, regarde comme le fin du fin ? Mais surtout Caroline est aimable ; elle a du charme encore à cinquante-cinq ans, avec ses bandeaux gris (pas de teinture à cette époque, sauf chez les lorettes, les filles de théâtre, et, bien entendu, quelques princesses). D’autre part le ministre des Affaires étrangères qui vient de nommer le général Aupick ambassadeur, c’est Lamartine. Ainsi le beau-père de Baudelaire est redevable à un poète de ce nouveau lustre. Peut-être un ministre ordinaire n’eût-il pas eu l’indépendance d’esprit d’arrêter son choix sur un homme qui n’était pas de la « carrière ». Quoi qu’il en soit, dans une nomination à une ambassade, c’est le ménage, c’est le couple, comme on sait, qui est promu. Il a donc fallu que Caroline eût l’agrément de Lamartine. Or, Caroline était de la même génération qu’Elvire. Elle devait avoir les mêmes façons de saluer qu’avait eues madame Charles. Quant à Baudelaire, il est probable qu’il dut, au milieu de ses fureurs politiques, concevoir quelque dépit de la nouvelle distinction dont son beau-père était l’objet. D’autant plus que la réaction allait maintenant bon train. Les espoirs humanitaires s’envolaient avec les feuilles à l’automne de 1848. La nomination de M. Aupick, quoiqu’elle fût l’œuvre de Lamartine, patron angélique de la révolution, prenait la signification d’un symbole. Baudelaire s’était joint aux émeutiers. Son beau-père, lui, recueillait places et honneurs. Comme le poète l’écrivait dans le second et dernier numéro du Salut public, dès le 28 février, quatre jours après la révolution « Celui qui gravit si lestement l’escalier d’un ministre, celui-là, soyez-en sûrs, n’était pas aux barricades. »

Et madame Aupick, elle allait donc quitter Paris sans regret ? Sûrement elle était heureuse de ce qui lui arrivait, elle était reconnaissante à son mari, au ministre, à tout le monde d’une faveur dont elle tirait vanité. Baudelaire pensait qu’il avait bien raison de dire que sa mère l’avait toujours « abandonné ».

Pourtant, non, là encore il est injuste. Maxime Ducamp, qui se trouvait de passage à Constantinople en novembre 1850, y fut reçu à l’ambassade de France par le général Aupick et sa femme. Le général, par courtoisie, demanda à Ducamp si la littérature, depuis deux ans, avait fait quelque bonne recrue (c’est son expression). Ducamp, qui ignorait les particularités de la famille Aupick, prononça le nom de Baudelaire. C’était ce qu’on nomme une belle gaffe. Le général fronça le sourcil et regarda son hôte fixement comme s’il relevait un défi, tandis qu’un officier d’ordonnance, derrière le dos de son chef, faisait à Ducamp des signes désespérés. L’ambassadrice savait se tenir. Elle garda le silence pendant toute cette scène. Mais, quelques instants après, attirant le visiteur dans un coin du salon, elle lui dit ces mots, qui ne sont rien, mais qui, à la réflexion, peuvent paraître déchirants : « N’est-ce pas qu’il a du talent ? »

À Paris, les journées de Juin ont décimé les ardents. Louis Ménard, indigné, a repris la lyre du Prométhée, pour saluer les victimes du général Cavaignac, le dictateur républicain :

 

Puisque vos ennemis couronnent d’immortelles

Le cercueil triomphal où reposent leurs morts,

Pendant que, sans honneurs, entassés pêle-mêle,

Dans la fosse commune on va jeter vos corps,

Recevez le tribut de nos larmes muettes...

 

La pièce, qui a pour titre Gloria victis, parut dans le Peuple, le journal de Proudhon. Louis Ménard, poursuivi en même temps que le journal, fut condamné le 7 avril 1849 à quinze mois de prison et dix mille francs d’amende. Il passa alors en Angleterre et, de là, se rendit à Bruxelles. Amnistié en 1852, il revint à Paris, et, pendant quelque temps, ne sembla plus avoir d’intérêt que pour la peinture. Il avait jadis si souvent fait la chasse aux serpents dans la forêt de Fontainebleau, que le désir lui était venu de fixer sur la toile les aspects de la forêt elle-même. Il s’installa dans ce dessein à Barbizon.

Proudhon aussi avait été abattu. C’était pourtant, celui-là, un révolutionnaire d’une autre taille que le charmant Ménard, quelqu’un qui, par ses origines, son austérité, sa pureté, sa puissance de travail, rappelle beaucoup Péguy. Il avait même de Péguy deux autres traits qui lui ont nui davantage qu’à Péguy, car, en politique, ils sont rédhibitoires : c’est l’incapacité de se plier à des manœuvres et à des compromis, et, chose plus grave encore, surtout dans une assemblée française, une élocution monotone.

Baudelaire eut l’occasion de rencontrer Proudhon en 1848. Un soir que le poète était allé chercher le citoyen Viard, un de ses amis, dans les bureaux du Représentant du peuple (le premier journal de Proudhon, supprimé après trois saisies et une suspension et remplacé par le Peuple), Baudelaire trouva le directeur entouré de ses collaborateurs et leur distribuant familièrement des instructions et des conseils pour le numéro du lendemain. Ainsi faisait encore Jaurès, le jour de sa mort, à l’Humanité.

Les rédacteurs s’étant retirés, Proudhon et Baudelaire se mirent à causer. – « Citoyen, dit Proudhon, voilà l’heure du dîner. Voulez-vous que nous dînions ensemble ? » Ils allèrent chez un petit traiteur, rue Neuve-Vivienne. Proudhon parlait d’abondance, moins par besoin de se confier à cet inconnu que pour le plaisir de poursuivre tout haut ses rêveries ; dans le dessein aussi, peut-être, de faire sur une pierre de touche offerte par le hasard et qui lui avait paru sensible, l’essai de sa doctrine.

S’il lui vint à l’esprit, entre deux théories d’économie politique, de demander à Baudelaire quelles étaient ses occupations, il a bien pu lui communiquer lui-même ses idées personnelles en poésie et en métrique, car il en avait, il en avait en toutes choses, même en matière d’hébreu, langue qu’il avait apprise sans maître aucun, du temps qu’il était typographe à Besançon.

Personnalité attachante que ce fils d’un garçon brasseur et d’une paysanne « héroïque » (pareille à la mère même de Péguy). Baudelaire sentit cette puissance. Il comprit cette grandeur candide. Un enfant du peuple qui s’est élevé tout seul, qui, en s’élevant, est resté pur, et qu’une foi supérieure anime, rien de plus beau, il est vrai.

Cependant, Baudelaire buvait beaucoup et mangeait peu. Proudhon buvait peu et mangeait énormément. Le poète marqua son étonnement de la quantité de nourriture engloutie par le tribun. « C’est que j’ai de grandes choses à faire », lui répondit celui-ci avec simplicité. Le repas fini, quand Baudelaire appela le garçon pour payer leur dépense commune, Proudhon s’opposa vivement à son intention et tira sa bourse. Mais ce qui surprit Baudelaire, c’est que Proudhon paya uniquement son propre dîner.

Plus tard, Baudelaire dira de Proudhon : « La plume à la main, c’était un bon bougre, mais pas dandy du tout. »

Bientôt, le journal le Peuple, à son tour, était supprimé. Proudhon, arrêté le 5 juin 1849 avec l’autorisation de l’Assemblée (car il était représentant), était condamné par la Cour d’assises à trois ans de prison. Sa carrière politique était terminée.

Quant au poète, son ardeur citoyenne était depuis longtemps tombée. Il a déjà dépouillé la cravate rouge et la blouse démocratique, blouse qu’il affectait de porter avec du linge de la plus éclatante blancheur.

Un essai de journalisme politique en province, dans l’Indre, à la fin de 1848, n’avait pas mieux réussi que le lancement du Salut public à Paris. S’il faut en croire Arthur Ponroy, Baudelaire, par ses paradoxes, aurait tout de suite choqué, indigné les actionnaires du journal. Quel était ce journal ? Peut-être le Représentant de l’Indre, bi-hebdomadaire, fondé en octobre 1848, pour la défense des intérêts conservateurs, et dont Arthur Ponroy devint directeur en 1850. L’hypothèse est de notre ami René Johannet qui a consulté les textes aux archives de Châteauroux et a conféré de la question avec M. Hubert, archiviste de la ville. Dans le numéro 1 du Représentant, à la date du 20 octobre 1848, Johannet a relevé un article intitulé : Actuellement, qui me paraît assez dans le ton péremptoire, « supérieur », du Baudelaire dogmatique. Ponroy a parlé d’une phrase du premier article de Baudelaire qui aurait fait scandale, et cette phrase aurait été la suivante : « Lorsque Marat, cet homme doux, et Robespierre, cet homme propre, demandaient, celui-là trois cent mille têtes, celui-ci la permanence de la guillotine, ils obéissaient à l’inéluctable logique de leur système. » On ne retrouve point dans l’article la phrase rapportée par Ponroy, mais, si l’on admet qu’elle ait pu être supprimée sur épreuves, on voit très bien l’endroit précis où elle pouvait se placer. C’est après le paragraphe que voici : « Que dit aujourd’hui le peuple parisien, dans sa cynique et instructive raillerie : Ils ont aboli la peine de mort, parce qu’ils ne savaient pas organiser le travail ! Et il pourrait ajouter, ce peuple trompé : Jetez à bas la guillotine, mais ne dressez pas les chômages. » D’autre part, il est certain que la question de la peine capitale préoccupait Baudelaire. Nous lisons, en effet, dans les Journaux intimes : « La peine de mort est le résultat d’une idée mystique, totalement incomprise aujourd’hui. » En outre, dans l’article du Représentant, je relève ces mots : « L’insurrection était légitime – comme l’assassinat. » Et dans les Journaux intimes, cette réflexion que j’ai déjà citée : « Le 15 mai, toujours le goût de la destruction, goût légitime, si tout ce qui est naturel est légitime. »

Donc, il est possible que le journal de Châteauroux auquel Baudelaire a collaboré, soit bien le Représentant de l’Indre, lequel soutint la candidature Cavaignac. Il est possible aussi que l’article paru dans le premier numéro, sous le titre : Actuellement, soit de la plume du poète. Mais ce sont là seulement des hypothèses plausibles ; la preuve décisive manque jusqu’ici.

Toujours est-il que la tentative n’eut pas de suites. Le mystificateur, si mystificateur il y a, fut remercié.

Dans les derniers mois de 1851, le poète figure encore, avec ses amis Pierre Dupont et La Chambaudie, parmi les collaborateurs de la République du peuple, almanach démocratique. Cette publication est même inscrite au Journal de la librairie avec la mention : « Baudelaire gérant. » Mais la collaboration de Baudelaire à l’almanach semble avoir été exclusivement littéraire. N’y a paru sous sa signature qu’un court poème : l’Âme du vin.

Après le coup d’État, dans les deux jours qui suivirent, le poète essuya, dit-il, des coups de fusil, ce qui ne signifie pas qu’il en ait tiré. Il note sur son carnet : « Encore un Bonaparte ! Quelle honte ! Et cependant, tout s’est pacifié ! » À lui-même le dégoût lui est venu de cette vaine agitation, et sa destinée le réclame. Il est, selon son expression, « dépolitiqué ».

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées.

 

 

CHAPITRE PREMIER

INSTABILITÉ, PREMIÈRE FUGUE

 

Hélas ! tout est abîme, action, désir, rêve.

 

Rien n’est simple chez Baudelaire. Antirépublicain à la veille de 1848, il se lance à corps perdu dans l’insurrection ; ancien fondateur du Salut public, ancien combattant de Juin, il offre dans la même année ses services à une feuille réactionnaire. Car, qu’il s’agisse ou non du Représentant de l’Indre, tel était bien l’esprit du journal de Châteauroux auquel Baudelaire a collaboré. On n’en pourra douter quand on saura que son voyage dans l’Indre fut, par l’intermédiaire de M. Ancelle, et à l’insu du poète, qui l’apprit plus tard avec colère, honoré d’une subvention de S. Exc. le général Aupick lui-même.

Cependant, il est juste de remarquer que Baudelaire, n’étant affilié à aucun parti, pouvait avoir dans ses volte-face la conscience de ne trahir personne. Mais, dira-t-on, il trahissait ses opinions. Peut-être moins qu’on ne l’imagine ; n’attachons pas trop d’importance au cynisme provocant de certains aveux. Baudelaire, en politique, était ce qu’on nomme un « sauvage ». Dans les systèmes les plus opposés, tel principe obtenait son acquiescement, alors qu’il répudiait tel autre, et l’adhésion, comme le rejet, prenait chez lui toujours un caractère violent.

Il n’est guère d’opinion générale qui, au regard du simple bon sens, ne comporte le pour et le contre ; Baudelaire distinguait vite les deux positions, les deux thèses ; il dissociait les points de vue, n’acceptait rien que sous réserve, alors que, dans la pensée des politiques professionnels ou de leur clientèle, les questions, souvent, sont liées, font bloc.

Ceci revient à dire que c’est seulement dans les cas particuliers, dans les questions d’espèce, que Baudelaire, en politique, avait des opinions fermes. Mais elles étaient alors singulièrement clairvoyantes. Combien ce forcené avait de sagesse ! Que ce poète était intelligent ! Il savait même, sur ce terrain politique où la liberté d’esprit est si rare, faire taire ses antipathies, pour ne plus admettre dans ses jugements que cette vertu essentielle à la faculté de juger : la lucidité. En veut-on un exemple ? Sentimentalement, la personne de Louis-Napoléon n’éveille chez Baudelaire que haine, fureur, dépit. Cependant, il n’en constate pas moins, en 1852, ce qu’il appelle la « providentialité » du prince-président, l’empereur de demain. Est-il, d’autre part, une meilleure formule que celle-ci, par laquelle Baudelaire, à la veille de la guerre d’Italie, résume la situation de la France : « L’embarras sera dans l’usage de la victoire. »

Enfin, même en admettant qu’on puisse reprocher au poète son inconstance en politique, du moins n’apparaît-il pas que, dans ses variations, il ait été guidé une seule fois par l’intérêt. « Je n’ai pas, dit-il, de conviction comme l’entendent les gens de mon siècle. Il n’y a pas en moi de base pour une conviction, parce que je n’ai pas une ambition. Les brigands sont convaincus – de quoi ? – qu’il leur faut réussir. » Que Baudelaire fût désintéressé, rien, en effet, ne le prouve davantage que son attitude à Châteauroux précisément. Un intrigant eût été plus habile.

Il y a plus. Non seulement la versatilité de Baudelaire en politique est plus apparente que réelle, mais, si l’on fait abstraction des systèmes qui, quels qu’ils fussent, ne le satisfaisaient jamais entièrement, on découvrira en lui un point fixe, un sentiment profond, inaltérable, d’autant plus vrai, d’autant plus humain, qu’il est détaché de tout esprit de secte : c’est sa pitié pour les pauvres. Cette pitié, dans ses vers, rayonne en maint endroit. Mais on la retrouve, toute vibrante des récentes déceptions, dans une préface que le poète écrira, en 1852, aux chansons de son ami Pierre Dupont, Lyonnais, ancien apprenti « canut ».

Oui, sans doute, Baudelaire, à dater de cette époque, ne marquera plus que mépris à l’égard des théories démocratiques ; il raillera ce qu’il nomme assez drôlement « le regard courroucé et grognon du démocrate » ; il ira jusqu’à insulter les proscrits du 2 Décembre qui refuseront l’amnistie promulguée en 1859 par le gouvernement impérial ; il les appellera « vieilles bêtes », « vieilles rosières », « vieux La Palisse », « propres à rien », « fruits secs », etc., ce qui est déjà moins drôle, ce qui est même fort laid ; mais il ne faut pas perdre de vue que c’est seulement l’humanitarisme doctrinal et ses adeptes que le poète a pris désormais en horreur. Sa tendresse pour les humbles, pour les déshérités, laquelle remonte au temps de ses promenades dans Lyon sur les collines des « canuts », n’a aucunement diminué. Dandy, peut-être, mais dandy sans froideur, sans sécheresse, dandy qui n’a cessé d’avoir pour tout ce qui souffre la sympathie la plus ardente.

La période troublée a pris fin, l’ordre est revenu dans le pays. Après la Haute Cour de Bourges, les commissions mixtes ont opéré des coupes sombres dans le parti républicain. Raspail, Blanqui, Barbès sont dans les cachots de Belle-Île-en-Mer. Victor Hugo s’est réfugié à Guernesey. Quant au peuple des faubourgs, se désintéressant du sort d’une Assemblée qui l’avait fait massacrer en juin 1848, il a, le 2 décembre 1851, continué à « jouer au billard », comme le dit si bien Proudhon.

Donc, l’appareil social un instant ébranlé a repris son équilibre, ce qui, pour Baudelaire personnellement, signifie surtout que les billets qu’il a eu l’imprudence de signer arrivent de nouveau, régulièrement, à échéance. À vrai dire, le désordre grisant, miraculeux, celui qui délivre l’homme traqué de ses constants soucis, n’a duré que quelques semaines. Les huissiers n’ont pas attendu le coup de force du prince-président pour se remettre en chasse. Les usuriers non plus. Bien avant d’avoir voté « oui » au plébiscite, Arondel a repris ses poursuites acharnées.

Baudelaire alors s’avise que, pour dépister ses créanciers, les changements de domicile à l’intérieur de Paris ne suffisent plus. Il faut fuir la capitale. Le poète ira se terrer un certain temps en province. Là, il écrira dans la paix un ou deux livres. Du moins, il ne reparaîtra pas à Paris avant d’avoir fourni une grosse somme de travail dont le produit lui permettra de liquider, au retour, ses dettes les plus criardes. Assez de journalisme, assez de polémique ! Après la blouse révolutionnaire, la vareuse, défroque de transition, a été vendue elle-même au fripier matinal. La moustache et la mouche, qui étaient vraiment par trop « bousingo », sont tombées sous le rasoir. Le poète, en signe de grande résolution, s’est fait couper les cheveux ras.

Dès lors, son plan est tracé : il reviendra à la littérature par le roman. Mais fi du roman vertueux, ainsi qu’il le dira un peu plus tard, dans un article intitulé Les drames et les romans honnêtes ! « II faut peindre les vices tels qu’ils sont. » N’a-t-il pas déjà noté sur ses carnets toute une série de sujets en parfait accord avec ce programme : Les Enseignements d’un monstre, la Maîtresse vierge, le Crime au collège, les Monstres, les Tribades, l’Amour parricide, Une Infâme adorée, la Maîtresse de l’idiot, l’Entreteneur, la Femme malhonnête, etc. Vraiment, il n’a que l’embarras du choix. D’autant plus qu’il est un moyen sûr d’aller jusqu’au bout de sa tâche une fois qu’on a commencé : c’est de débuter par de très belles phrases qui vous donnent envie de continuer...

Tout cela, c’est le projet. Voici maintenant les faits : Baudelaire est parti seul pour Dijon. Il y est arrivé plein d’ennui, par un jour d’hiver. Tout de suite le silence de la province lui a serré le cœur. Son intention est de prendre un petit appartement et de louer des meubles, puis de faire venir Jeanne comme ménagère. En attendant, il est descendu à l’hôtel. Les jours qui ont suivi ont été accablants. Aucun ami, aucune relation possible. Rien que les conversations de la table d’hôte devenues vite insoutenables. Le poète, bientôt, prend le parti de se faire servir ses repas dans sa chambre, exigence insolite qui, aux yeux de la « dame de l’hôtel », a je ne sais quoi de suspect.

Les dames des hôtels, depuis des années déjà, sont les bêtes noires du poète. Avec elles, ça débute toujours bien, ça finit toujours mal. D’abord, la politesse de ce client bien mis est vivement appréciée. Puis, quand il arrive ce qui doit fatalement arriver un jour ou l’autre, à savoir que la note, deux semaines de suite, demeure impayée, tout sourire disparaît du visage de la dame, et les difficultés commencent.

Cependant, Baudelaire, cette fois-ci, est en règle. Alors, dans sa chambre, travaille-t-il ? Comment travailler quand on a pour voisins des commis voyageurs qui se lèvent tôt, qui sifflotent à l’heure où l’on vient juste de s’assoupir ? On sort de son lit à midi avec un arriéré de sommeil. On n’est pas en train. Pour secouer sa torpeur, on va faire un tour, vers le soir, au café de la ville. Mais le bruit morne des carambolages, la vue de quelque hussard qui se frise la moustache devant la demoiselle du comptoir, ce n’est pas cela qui peut réconforter un solitaire en proie à la mélancolie. Et Baudelaire songe que, peut-être, en ce moment même, sur la Corne d’or, sa mère dénaturée, par un clair de lune enchanté, se rend en caïque, avec des amis, au cimetière d’Eyoub ! Irrité, désespéré, il regagne son hôtel par les ruelles désertes. Il longe, butant au pavé, des façades rechignées aux contrevents clos, se perd dans un obscur dédale. Enfin, il entend les grelots d’un omnibus, aperçoit de loin le porche éclairé. Le veilleur de nuit en bâillant lui donne la clé de sa chambre.

Dès lors, plus qu’une seule ressource, le flacon de laudanum. Mais, à force d’augmenter les doses, on finit par se détraquer l’estomac. Baudelaire maintenant passe ses journées couché. Et voilà que, brusquement, pour comble de malechance, la maladie qu’on avait pourtant bien soignée, qu’on croyait guérie depuis dix ans, fait sa réapparition, un matin, sous forme d’accidents étranges...

Il est rare que les événements qui composent la destinée d’un être humain n’aient pas une couleur spéciale qu’on retrouve, pour chacun d’eux, invariablement pareille, dans toutes les occasions où ils se reproduisent. Le bonheur, au cours d’une vie, quand il s’y montre plusieurs fois, reparaît presque toujours avec un visage identique. La peine et l’infortune y reviennent chaque fois du même biais, par les mêmes chemins. C’est que, s’il se peut qu’il y ait en dehors de nous des fatalités qui nous enchaînent, il est d’autre part certain qu’il y a en nous des fatalités dont nous dépendons encore davantage : ce sont celles de notre caractère.

Baudelaire, hier, a fui Paris de la même façon qu’il le fuira quelque quinze ans plus tard. Ce triste séjour à Dijon est, dans son existence, comme la préfiguration des mortelles années de Belgique.

Cependant, le poète n’y tient plus. Avant même de s’être enquis d’un appartement, il se décide à faire venir Jeanne. Il lui écrit de le rejoindre à l’hôtel immédiatement ; mais, d’abord, qu’elle aille à Neuilly demander de sa part une avance à Ancelle.

Les rapports du prodigue avec son conseil, pendant ces dernières années, ne se sont guère améliorés. Le notaire est resté sur ses positions : il garde à son client toute sa sympathie sentencieuse, mais continue d’opposer la même surdité à toute requête irrégulière ; et l’exaspération de Baudelaire devant cette attitude atteint maintenant son paroxysme.

En outre, récemment, les idées révolutionnaires de l’écrivain, sa conduite lors de l’insurrection, ont scandalisé, dans le notaire, l’ami de l’ordre social. Et comme les deux hommes sont bavards, volontiers raisonneurs, ils ont eu, à chacune de leurs rencontres, en 1848, des discussions véhémentes. Mais ces heurts, déjà, plus qu’ils n’en ont conscience, les ont attachés l’un à l’autre. M. Ancelle, tout en désapprouvant les paradoxes de son jeune ami, prend goût à la stupéfaction dans laquelle ils le plongent. Baudelaire, de son côté, ne laisse pas d’être impressionné par tout ce qu’il y a d’immuable dans l’esprit – et le cœur – de ce vieil officier public. Certainement, sans qu’il s’en doute, il commence à l’aimer, car il a cessé, dès cette époque, d’être poli avec lui.

La tentative de Jeanne étant restée infructueuse, le poète, de Dijon même, a écrit une lettre au notaire, et cette lettre, nous la possédons : elle est grossière. Est-il, en effet, à l’égard d’un personnage comme M. Ancelle, de pire grossièreté que de lui reprocher sa distraction, son étourderie ? En sa personne, c’est toute la pondération, toute l’exactitude bourgeoises, qui sont ainsi bafouées. Quand Baudelaire dit à ce notaire qui est, de plus, conseiller d’arrondissement, juge de paix et maire de sa commune : « Vous êtes un grand enfant », la raillerie atteint toute une classe sociale, celle-là même qui, en 1848, a si promptement réagi contre l’émeute, défendu si âprement, en juin, sa situation acquise, celle, enfin, qui est en train de se jeter, avec l’élan de la crainte, dans les bras du « sauveur ».

Mais ce qui exaspère le poète par-dessus tout, c’est quand Ancelle s’avise de désapprouver les rancunes que nourrit à l’égard de sa mère ce fils qui se prétend abandonné. Alors, il reproche au vieux tabellion son sentimentalisme, mot qui, probablement, veut dire : « Vos sentiments traditionnels sont des sentiments convenus ; que pouvez-vous comprendre à l’amour passionné que j’ai, que j’avais, plutôt, pour ma mère ? Réservez vos lieux communs sur la famille pour les jours où, ceint de votre écharpe, à la mairie de Neuilly, dans la salle des mariages, vous adressez aux nouveaux conjoints vos allocutions paternelles. »

Enfin, il semblerait que, lors de la visite que lui fit Jeanne, le notaire n’aurait pas reçu cette demoiselle avec tout le respect dû à son rang, celui de maîtresse d’un poète, sans doute, ou même de concubine, monsieur Ancelle, pour parler votre langage. « L’enfant des noirs minuits », en arrivant à Dijon les mains vides, se serait plainte à son amant d’un manque d’égards qui ajoutait à la déconvenue de sa démarche inutile.

Certes, l’entrevue du gros bourgeois, imbu de sa respectabilité, avec la mulâtresse dut avoir sa saveur. Nul regard, c’est sûr, ne tomba jamais de plus haut que celui de maître Ancelle toisant, un matin, dans son cabinet, cette visiteuse inattendue. D’où ces lignes vengeresses de Baudelaire : « Je vous en prie, si vous avez, par hasard, plus tard, quelque occasion de revoir Mlle Lemer [Jeanne Duval, à cette époque, se faisait appeler Lemer ; ensuite, elle prendra le nom de Prosper, sans doute pour donner le change à ses propres créanciers], ne jouez plus avec elle, ne parlez plus tant, et [ceci est le dernier trait] soyez plus grave.  »

Mais, à Dijon aussi, l’arrivée de ladite Mlle Lemer dut causer un vif étonnement. Qu’en pensa la « dame de l’hôtel » ? La présence d’une fille de cette espèce dans la maison ne risquait-elle pas d’en compromettre la bonne renommée ? On imagine aisément les conciliabules de la dame offusquée avec son époux remonté des cuisines, son bonnet blanc sur l’oreille, les cancans des valets et des servantes, d’étage à étage, et, par la ville même, quand l’étrange créature passait, balayant l’air de sa jupe large, les chuchotements sur le seuil des portes.

Bref, l’appartement, les meubles ne furent jamais loués. Et comme l’hôtel coûtait 12 francs (soit 72 francs d’à présent), par jour, avec pension, pour deux personnes, prix élevé pour l’époque, vu le bon marché ordinaire des denrées, une aussi dispendieuse retraite ne pouvait se prolonger. Au surplus, le poète mourait d’ennui. Jeanne non moins, qui, surveillée à Dijon de plus près qu’à Paris, n’avait même pas la ressource, quelque envie qu’elle en eût, de faire signe de sa fenêtre, pour se distraire, aux hussards de la ville.

Le couple, au bout de peu de temps, était de retour à Paris. De son roman, Baudelaire n’avait pas écrit la première phrase, cette première phrase si belle que sa beauté l’eût fatalement entraîné à poursuivre.

 

 

 

CHAPITRE II

PRISONNIER DE TOUT ET DE SOI-MÊME

 

Et le temps m’engloutit minute par minute.

 

Dans l’été de 1851, il y eut un mouvement dans les ambassades. Le général Aupick passa de Constantinople à Madrid. Avant de rejoindre son poste, il fit, au mois de juin, avec sa femme, un séjour à Paris, hôtel du Danube, rue Richepanse. Baudelaire, quand sa mère était absente, pouvait bien ne pas démordre de l’idée qu’elle était coupable, ainsi qu’il le soutenait, la veille encore, à M. Ancelle effaré ; mais toutes les accusations s’effondraient à la minute même où la criminelle était de retour.

Les promenades à deux reprirent par les belles journées. Les amoureux réconciliés poussèrent une fois jusqu’à Saint-Cloud, une autre fois jusqu’à Versailles. Le poète, plus tard, gardait de ces heures bénies un souvenir ému. N’allait-il pas jusqu’à se répéter à soi-même, dans sa solitude, pour se gorger d’amertume et de regret, les exclamations que sa mère avait eues devant le paysage : « Que c’est beau ! Mais toi, tu ne sens pas les beautés de la nature... » Hélas ! la trêve fut de courte durée : l’ambassadeur et sa femme partirent bientôt pour Madrid.

Baudelaire maintenant cohabite tout à fait avec Jeanne, 25, rue du Marais-du-Temple, pour le moment. De son œuvre poétique, il ne parle presque jamais, alors que dans ses conversations, dans ses lettres, les projets sans lendemain foisonnent au premier plan.

De loin en loin, au cours des dernières années, il a publié des vers dans quelques revues. Encore les titres de celles-ci, qui souvent n’ont rien de particulièrement littéraire (tel le Messager de l’Assemblée, où parurent successivement en 1851 neuf poésies, la Mort des artistes entre autres, et la Mort des amants), donnent-ils à penser que le poète n’avait pas le choix, et que ses vers, là où ils étaient accueillis, étaient insérés comme des « variétés » sans importance.

Amail, directeur de la Revue politique, farouche saint-simonien, à qui Baudelaire avait eu le front d’aller offrir quelques poèmes, lui fit cette fière réponse : « Nous n’imprimons pas ces fantaisies-là, nous autres. »

En 1852, le poète envoie à Théophile Gautier, pour que celui-ci les recommande à quelque pontife, ce qui ne semble pas avoir eu de suites, une série de douze morceaux cent fois remis sur le métier, et dont plus d’un remonte à six ou huit ans déjà.

Cependant, si Baudelaire, en tant que poète, est encore inconnu du public, il est célèbre comme tel, dès cette époque, dans les cénacles et les salles de rédaction de petits journaux. Nombre d’écrivains, d’artistes, lui ont maintes fois entendu dire de ses vers ; aux dîners de Philoxène Boyer notamment.

Ce Philoxène était un bon jeune homme qui, venu de Grenoble à Paris, lesté d’une petite fortune, s’était mis en tête d’arriver à la gloire en donnant des soupers aux illustrations du jour. Les agapes avaient lieu parfois dans des cabarets élégants ; et, dans ce cas, l’amphitryon devait payer d’avance, tant il semblait alors incroyable aux restaurateurs à la mode qu’un homme de lettres pût solder une dépense élevée. Mais le plus souvent le fastueux garçon recevait ses amis chez quelque bonne fille. Si Léontine ou Agathe louaient boulevard du Temple un nouvel appartement, on y pendait la crémaillère aux frais de Philoxène. Les dessins et les légendes de Gavarni donnent la couleur et le ton de ces petites fêtes ; sauf que celles-ci se renouvelaient même en dehors du carnaval, et que cela dura bien deux ans, trois ans peut-être. Théophile Gautier dit que Philoxène Boyer avait inventé une forme nouvelle de critique : la critique extasiée. Cet oiseau rare qui aimait admirer et traiter ses confrères, est mort, comme on peut le supposer, dans le dénuement et l’oubli.

Les poèmes que Baudelaire, à ces dîners, était sollicité le plus fréquemment de réciter, c’étaient ceux qui, par la violence de leur couleur, étonnaient le plus ces bohèmes et leurs amies, ceux qui, au fond, les scandalisaient même peut-être un peu : la Charogne, le Vin de l’assassin, Delphine et Hippolyte. Ces pièces-là, tous les familiers du brave Philoxène finissaient par les savoir par cœur. Ainsi, le Baudelaire véritable, celui que les hommes d’aujourd’hui n’ont pas cessé d’approfondir, était-il méconnu, ignoré, jusque dans les cercles restreints où le poète cependant était déjà considéré. Aux uns, l’écrivain apparaissait comme une curiosité du genre érotique, aux autres, aux plus fins, comme un disciple de Mathurin Régnier. Mais l’accent original, déchirant, de cette dure poésie, personne ne le soupçonnait seulement.

À cette époque, dans la carrière de Baudelaire, je veux dire dans la zone visible pour tous de sa vie malheureuse, les projets succèdent aux projets. Lui-même, dès lors, les appelle des rêves, tant il a pris l’habitude de la désillusion. Cependant, sans avoir pleine confiance dans ses chimères, il parle, il agit comme s’il y croyait fermement. Il le faut bien. Vis-à-vis des créanciers d’abord, pour obtenir de nouveaux délais, arracher de nouveaux crédits. Vis-à-vis d’Ancelle, vis-à-vis de madame Aupick ensuite, à moins d’avouer que ce sont eux, eux le clan du général, qui avaient autrefois raison, quand ils auguraient les périls de la carrière des lettres. Enfin, à Baudelaire lui-même, il importe que dans une certaine mesure il soit dupe de ses plans. Grâce à cette ruse mentale, il échappe au découragement absolu et maintient son esprit dans un état intermédiaire entre une espérance qu’il lui est de plus en plus difficile de concevoir sincèrement, et la peur, hélas ! trop justifiée du lendemain. Mais que cet équilibre est instable ! Quelle fatigue que ce continuel plaidoyer intérieur, pour tâcher de se persuader à soi-même, pendant quelques jours, que telle combinaison inconsistante pourrait néanmoins réussir !

C’est alors que Baudelaire lance, avec Champfleury et Monselet, la Semaine théâtrale, qui eut seulement neuf numéros, puis dresse le programme d’un nouveau journal littéraire, le Hibou philosophe, lequel ne parut jamais. Il considère même – ou feint de considérer – comme des réalités les assurances verbales les plus extravagantes, de vagues propos de café, comme ceux d’Amic lui offrant un jour de lui avancer 22 000 francs pour fonder une grande revue. Vite, il écrit à Ancelle pour le plaisir d’étonner son conseil par l’annonce de ce coup de fortune ; mais, à peine lui a-t-il fait part du projet, que lui-même en aperçoit la fragilité, en même temps qu’il devine de quel sourire incrédule et navré le notaire accueillera demain cette nouvelle fantasmagorie. Alors Baudelaire ajoute ces mots, où perce jusque dans l’illusion volontaire une si triste clairvoyance : « Je relis ma lettre, et il me semble qu’elle doit avoir pour vous un air fou. Il en sera toujours ainsi. »

Hélas ! la folie véritable est quelquefois moins pénible que ces laborieuses constructions de la logique dans lesquelles Baudelaire cherche en vain une issue à ses perpétuels ennuis d’argent. La folie pousse Gérard de Nerval au suicide, et c’est une fin désolante que cette pendaison rue de la Vieille-Lanterne, en janvier 1855. Le monde des lettres tout entier en fut attristé, car la victime n’y comptait que des amis. Mais, si l’on écarte ce sinistre épilogue, combien la destinée de Gérard apparaît légère et presque radieuse, en comparaison de celle de Baudelaire. Vie d’un fou, peut-être, mais pas si folle, libre, en tout cas, de souci. La démence de Gérard, c’est qu’il n’a d’attache avec rien. Elle est une évasion constante. Gérard est l’invité qui s’esquive à l’anglaise, avant l’heure où les autres bâilleront. Il était là il y a un instant ; il est maintenant sur la route de Vienne, il sera dans un mois à Constantinople. Son vieux père, qui l’aime et qu’il adore, continuera de faire mettre son couvert chez lui tous les dimanches, en disant : « Ça le fera peut-être revenir. » Et de fait, pendant longtemps, Gérard est revenu, toujours à l’improviste. Il embrassait son père comme s’il l’avait vu la veille, puis, de nouveau, s’évanouissait ainsi qu’une fumée. Dans les années où son état mental commença de nécessiter des soins spéciaux, ses excentricités mêmes gardaient quelque chose de gratuit, de détaché, d’innocent, comme de porter des épingles de cravate en papier doré, ou de se promener au Palais-Royal, traînant un homard en vie au bout d’une faveur bleue. « En quoi, disait-il, un homard est-il plus ridicule qu’un chien ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer et n’aboient pas. »

Les amours de Gérard, elles, aussi, tiennent du songe, du mythe, de la fugue aux pays impossibles. Cet homme doux et modeste, qui rougissait comme une jeune fille, n’avait-il pas fait l’acquisition d’un lit Renaissance monumental pour y recevoir l’objet de sa flamme ? Pendant les déplacements du nomade, le meuble encombrant était remisé chez des amis. Théophile Gautier, qui conte cette histoire, en eut longtemps la garde. « Nous devions, dit-il, nous éclipser au moment solennel ; mais la divinité pour laquelle ce temple avait été bâti n’y descendit jamais.  »

Tout est chaîne, au contraire, tout est boulet, dans l’existence de Baudelaire. Le lit même n’y est pas, monté sur une estrade, un trône d’amours imaginaires ; c’est (au 57 de la rue de Seine, à présent) la couche lamentable qui réunit, au soir de quelque journée fertile en billets protestés, un homme fourbu, excédé et une négresse alcoolique. Le « corps brun » s’est épaissi avec les années. Tout est dit, entendez que tous les poèmes que ce « corps vanté » devait inspirer sont écrits. Rien ne reste plus, que des chairs flasques, une outre vide.

Un scrupule, cependant, empêche le poète de rompre avec sa compagne. Après dix ans de vie commune, il considère qu’il n’en a plus le droit. Les liens de l’habitude aussi l’entravent peut-être plus qu’il ne le pense. Mais il n’en souffre pas moins de se sentir lié. La vulgarité irrémédiable de Jeanne, ses trahisons (car elle le trahit avec son coiffeur et avec des gens de la plus basse espèce), ses vices, ses mensonges de vieille enfant perverse, tout cela écœure Baudelaire, et il le supporte. Du moins, jusqu’ici, il l’a supporté, non sans impatience toutefois.

Une des choses surtout qui l’exaspèrent chez sa maîtresse, c’est qu’elle ne l’admire pas, qu’elle jetterait ses manuscrits au feu si cela lui rapportait plus d’argent que de les laisser publier. Pour Jeanne, en effet, son amant est un raté. Et il y a des jours où elle le lui dit, quand elle est lassé à son tour de cette gêne continuelle qui ne lui permet même pas de s’acheter les chiffons dont elle a envie.

De plus, Baudelaire aime la conversation, et il est impossible d’échanger une parole avec cette créature, non seulement sur des sujets littéraires, mais même sur les questions les plus banales de la politique. Jeanne ne s’intéresse littéralement à rien, et elle ne veut rien apprendre, quoique le poète lui ait proposé maintes fois de lui donner des leçons.

Cette sauvage enfin est d’une méchanceté sournoise, subtile. Elle empoisonne le chat qui était la seule distraction de Baudelaire au logis, et introduit dans son logement des chiens, parce qu’elle sait que la vue des chiens lui fait mal.

Parfois, après quelque abus d’alcool de part et d’autre, des disputes violentes éclatent entre les amants. Alors, il y a des cris, des batailles, des meubles renversés, et les voisins, pour faire taire le couple en furie, frappent des coups au plafond. « En vérité, écrit Baudelaire à sa mère, je suis enchanté qu’il n’y ait aucune arme chez moi. » C’est qu’il se souvient d’une nuit terrible où l’image du meurtre a passé devant ses yeux. Et ce qu’il y a de pire, c’est qu’il avait commencé à céder au vertige : il a saisi un flambeau, son bras s’est levé, abattu. Le sang a jailli sur l’oreiller.

 

 

 

CHAPITRE III

DÉCOUVERTE D’UN FRÈRE

 

Le rêveur que l’horreur de son logis réveille.

 

« Un peu de travail, répété trois cent soixante-cinq fois, donne trois cent soixante-cinq fois un peu d’argent, c’est-à-dire une somme énorme. En même temps, la gloire est faite. » Cette phrase des Journaux intimes rappelle un peu le fameux pari de Pascal. Baudelaire aussi veut par les chemins de la raison arriver à la foi – la foi dans le labeur régulier. Pour qu’il lui fût bien démontré que cette religion était d’accord avec son intérêt personnel, il a trouvé cette formule dont la rigueur mathématique ne laisse à son esprit aucune échappatoire. Mais, en dépit du théorème, le poète pendant deux ans ne publie que deux articles : Morale du joujou (au Monde littéraire) et De l’essence du rire.

Madame Aupick est rentrée à Paris, le général ayant pris sa retraite d’ambassadeur en 1853. Les pauvres de Madrid, si l’on en croit les journaux, ont fort regretté le départ de l’ambassadrice de France. Peut-être n’est-ce là qu’une phrase de courtoisie protocolaire, comme les agences ont coutume d’en imprimer en pareil cas. Quoi qu’il en soit, le compliment a fait naître dans le cœur de Baudelaire des sentiments pénibles, d’autant plus pénibles qu’il les sentait sordides et qu’il en rougissait. Sa mère, à Madrid, faisait des largesses, alors que lui, à Paris... Enfin, la voici de retour. Débarrassée de ses mendiants espagnols, elle va pouvoir s’occuper davantage, peut-être, d’un pauvre qui, tout de même, la touche de plus près. Ainsi songe ce fils aigri.

Quant au général, on pense bien que Napoléon III ne lui a pas accordé sa retraite sans lui décerner de nouvelles récompenses. M. Aupick a été promu grand officier de la Légion d’honneur et nommé sénateur d’Empire. En outre, le département du Nord l’a élu conseiller général ; et, comme chacun sait, quand la petite patrie d’un homme se déclare fière de lui avoir donné naissance, c’est le signe que son triomphe ne fait plus de doute pour personne.

Mais que se passe-t-il ? Sans se désintéresser du sort de Jeanne, aux besoins de laquelle il continue de subvenir dans la mesure de ses forces, le poète à présent habite seul. Là ne se borne pas le changement de ses habitudes. Chose incroyable, invraisemblable : il travaille, il travaille avec assiduité, avec acharnement. D’où vient ce miracle ? D’une passion nouvelle. Il n’y a que les passions qui transforment la vie. Ce que n’ont pu faire ni les remords ni les raisonnements les plus serrés, le hasard d’une rencontre a suffi pour l’opérer. Rencontre avec un frère inconnu, un semblable, d’une autre race pourtant, d’un autre pays. Ce parent lointain, brusquement révélé, est mort en 1849, mais son œuvre du moins est là, vivante ; et son âme, son âme sœur, tendue, logicienne, électrique, jette à travers les mots d’une langue étrangère des étincelles qui illuminent la nuit : Baudelaire a découvert Edgar Poe.

Ah ! autour d’une existence, où sont les êtres réels ? Où sont les fantômes ? Ne sont-ce pas les humains que nous coudoyons chaque jour qui pour nous sont parfois des ombres ? Il n’y a guère d’auteur célèbre en France que Baudelaire ne connaisse personnellement ou qu’il n’ait une fois approché. Balzac est maintenant disparu, mais le poète, du temps qu’il était encore adolescent, n’avait-il pas fait un jour, dans la rue, la connaissance du grand romancier ? Ne l’avait-il pas, depuis, rencontré bien souvent ? Victor Hugo, aujourd’hui en exil, Baudelaire l’est allé voir plus d’une fois, jadis, place Royale, et en dernier lieu dans cet appartement de la rue de la Tour-d’Auvergne, dont le commissaire-priseur, en 1852, a dispersé les meubles. Théophile Gautier, que Baudelaire appelle le Magicien, est depuis longtemps son ami. Sainte-Beuve, à qui il a envoyé des vers dès 1844, le traite avec bienveillance. Delacroix, dans l’atelier duquel Jenny, la gouvernante tyrannique du maître, l’a souvent introduit, prend en considération ses avis. Sans doute, ce sont là des hommes dont le talent, le génie même, peut-on dire pour certains d’entre eux, n’est pas niable. Et il y a encore des camarades, des confrères, qui sont de vrais poètes ou de bons écrivains : l’heureux Banville, Barbey d’Aurevilly, le « vieil enfant gâté », Flaubert qui, dans sa retraire de Croisset, travaille à un roman sur les mœurs de la province, et ce Leconte de Lisle, d’un pessimisme si fier, si imperturbable, qui déclarait naguère à Ménard : « Tu dis que personne n’a lu tes vers, si ce n’est moi ? Qui diable a lu les miens, si ce n’est toi ? Qu’importe ! Se désespérer d’un fait aussi normal, c’est se plaindre de ne pouvoir décrocher une étoile. » Et, à côté de ces chefs de file que Baudelaire admire (parfois, tel Hugo, à son corps défendant), à côté de ces compagnons qu’il estime, se presse le troupeau confus des relations littéraires : chroniqueurs, folliculaires, critiques d’art, familiers des dîners de Philoxène, le « cruel petit lyrique », et des vendredis de Murger, habitués du café Tabourey, du café de la Régence, où Musset venait faire sa partie d’échecs, de l’estaminet de Valois, où Gérard de Nerval fréquentait à la fin de sa vie, du restaurant Cousinet, rue du Bac, ce sont des mains serrées, des saluts échangés, des sourires convenus, quelques enthousiasmes mis en commun, des inimitiés surtout partagées, beaucoup de bruit, beaucoup de grimaces.

Mais, dans cette foule bigarrée, où est-il le frère spirituel, celui qui vous apprécie à votre juste valeur, parce que vous lui ressemblez, celui qui n’ignore pas que vous êtes un prince, malgré votre paletot élimé, parce qu’il est lui-même toute aristocratie sous ses vieux vêtements ? Où est-il ce jumeau chéri, ce double de soi-même, que chaque artiste, sans le savoir, cherche éperdument à travers la vie ? Où es-tu, dandy cinglant qui caches à tous les yeux une âme virginale ? Où es-tu, toi qui t’enivres d’alcool jusqu’à tomber dans le ruisseau, mais qui sais qu’entre l’ivrognerie vulgaire et ta propre ivrognerie il y a des mondes de pensées, des chaînes neigeuses de délicatesses, des abîmes de douleur ? Toi qui connais mes vices, parce qu’ils sont les tiens ; toi qui es demeuré pur comme moi, sous leur manteau souillé ; toi que la pauvreté étreint comme elle m’enserre, que la maladie tourmente comme elle me ronge ; toi qui vas pourchassé, à mon image, dans le tourbillon des rues, seul, irrémédiablement seul dans tous les lieux publics, dans les salles d’attente des gares, dans les brasseries, les théâtres, les concerts, les bastringues, sous le gaz aveuglant ? Où te joindre, miroir de moi-même ? Sans doute n’es-tu qu’une créature de mon imagination, un songe de la fièvre, la grésillante fumée de mes pipes d’opium, ou rien que cette consolation illusoire et brève que j’ai maintenant de plus en plus de peine à trouver au fond de ma fiole de laudanum ?

Ainsi Baudelaire, longtemps, avait-il cru que son espérance était chimérique. Peut-être même n’avait-il jamais eu le sentiment de quêter, à travers le temps et l’espace, cette sorte de pendant à son être, cette réponse à sa vie, cette justification enfin, cette excuse. Peut-être, ce profond appel de son âme, ne l’avait-il jamais formulé. Mais que, conscient ou non, il désirât de toutes ses forces cette rencontre, cette coïncidence inespérée, cela est certain, puisque, dans son existence entière, il n’est pas d’émotion comparable à celle qui le saisit, le jour où, pour la première fois, par un jeu du hasard, la personnalité mystérieuse d’Edgar Poe se dressa devant lui.

Cela remontait à quelques années. Un soir de 1846, un article de la Revue des Deux Mondes, ayant pour titre Contes d’Edgar Poe, lui tomba sous la main dans un cabinet de lecture. Ses doigts, il s’en souvient, s’étaient mis à trembler, comme le soir où, dans le petit théâtre du Panthéon, il avait cherché sur le programme le nom de la mulâtresse. Mais, cette fois, ce n’était plus le tremblement obscur de la chair troublée, le murmure des bas appétits liés à l’image obsédante d’une croupe noire qui se tord sous le fouet ; c’était une vibration supérieure et quasi musicale, une gamme de correspondances intellectuelles, un chant énigmatique, s’élevant par-dessus la mer, à trois mille milles de distance, et qui disait « Frère ! frère ! »

J’ai parlé d’émotion, le mot n’est pas assez fort. Baudelaire, dans une lettre à Armand Fraisse, dit plus justement : « Une commotion singulière. » Cela tenait de l’épouvante et du ravissement. Il découvrait des poèmes, des nouvelles, dont il avait eu l’idée, mais vague et confuse, et que Poe avait su combiner et mener à la perfection. Bien plus, Baudelaire avait là, sous les yeux, non seulement des sujets rêvés par lui, mais des phrases (il l’a dit) qu’il avait pensées, et que l’auteur américain avait écrites vingt ans auparavant.

De telles coïncidences peuvent paraître invraisemblables, suspectes. Pourtant, en dépit de ces « hasards », en dépit même du fait que Baudelaire, par la suite, s’est approprié littéralement sans le dire (ce qui s’appelle plagier) quelques idées d’Edgar Poe, M. Paul Valéry nous semble aller beaucoup trop loin lorsqu’il représente l’œuvre baudelairienne comme une sorte d’application des formules et recettes de l’auteur américain. Certes, sa rencontre avec Poe a pu féconder le jeune écrivain, en ce sens qu’elle a éclairé, précisé, dans la partie raisonnante, ratiocinante, théoricienne, systématique de son intelligence, certaines tendances de ses recherches personnelles ; mais, ni pour sa sensibilité, ni pour son invention poétique, ni pour son goût, son tact littéraire et artistique, l’influence n’a été à proprement parler déterminante. Les vers, les morceaux critiques composés par Baudelaire antérieurement aux années 1846-1848, et qui portent déjà sa griffe, sont là pour l’attester. Si rare que soit la valeur de Poe comme esthéticien, comme conteur et comme poète, il n’y a rien dans ses ouvrages d’aussi substantiel, d’aussi nutritif que le recueil des poésies de Baudelaire. En comparaison de Baudelaire, tel qu’il apparaît aux hommes d’aujourd’hui, universel et humain, Poe fait figure d’excentrique. Bien plus, alors même que Baudelaire serait issu d’Edgar Poe (ce qui n’est pas), subordonner Baudelaire à Poe reviendrait à dire que les systèmes, en poésie, ont plus de poids que les œuvres ; ce serait prendre le point de départ en considération plus haute que le point d’arrivée : erreur de pesée, erreur d’optique.

Mais revenons à cette conjonction étrange de deux grands esprits. Hélas ! la vie est ainsi faite, si grossier est le tumulte qui nous entoure, si fatales, semble-t-il, dans leur déroulement, sont les circonstances qui nous entraînent, que rien n’est plus rare, plus exceptionnel, qu’un acte vraiment libre. Baudelaire a entendu le cri lointain ; il sait que l’autre lui-même, quelque part, existe ; son cœur a battu, son corps a frémi devant cette révélation fulgurante. Mais, pendant des années, le vacarme du monde extérieur a étouffé l’écho secret des âmes, un instant rapprochées ; le flot des vulgarités a recouvert le frisson du premier émoi. Vint la révolution de 48, époque, pour Baudelaire, d’une agitation forcenée, où il semble qu’il soit dépossédé par les événements de ce qu’il y a en lui de plus profond.

Un jour, pourtant, l’appel magique s’est fait entendre de nouveau. Edgar Poe, maintenant, est mort, mais n’est-ce pas le privilège des artistes tels que lui que la mort, pour eux, existe à peine. De cette vie terrestre d’Edgar Poe qui s’est consumée si douloureusement, Baudelaire aujourd’hui veut tout connaître, et c’est là que l’attend une seconde découverte, plus extraordinaire encore que la première. L’existence de Poe présente avec la sienne des analogies hallucinantes : la misère, l’alcool.

Certes, à aucun moment, il n’était arrivé à Baudelaire de se croire déchu. Toujours, au milieu de ses tracas, son orgueil était demeuré intact. Mais les autres ne nous voient point avec nos propres yeux. Dirai-je qu’ils n’ont pas notre indulgence ? Non, car nous sommes souvent pour nous-mêmes plus sévères, plus exigeants qu’autrui. Ce que les autres n’ont pas de nous, c’est cette connaissance directe, immédiate, qui provient du sentiment intérieur et qui se passe de preuves. Eh bien, pour tous ceux, mère, conseil, amis, camarades, qui ne savent pas voir dans les tribulations de Baudelaire, dans ses souffrances, dans ses fautes, jusque dans ses vices, une grandeur cachée, pour tous ceux qui sont incapables de distinguer l’ordre intime dans le désordre apparent, voici un témoignage irrécusable : une autre vie pareille à la sienne et qui est celle d’un grand poète. Dès lors, il est absous.

Bien plus, ceux qui l’accusent pourraient puiser, il lui semble, dans l’histoire d’Edgar Poe maint exemple pour eux-mêmes. Madame Aupick, entre autres, qui si souvent commence ses lettres par ces mots : « En vérité, Charles, tu me désoles... », madame Aupick ne gagnerait-elle pas à prendre modèle sur la belle-mère d’Edgar, la douce, l’indulgente, l’incomparable Maria Clemm ? Méditez, Caroline (ainsi vous y engage votre enfant, devenu à son tour votre juge), méditez sur cette figure d’une femme qui toujours console sans jamais blâmer, jamais moraliser, chez qui l’amour maternel, pur de tout respect humain, de toute mesquinerie bourgeoise, est une perpétuelle adoration, jointe à une pitié infinie.

Baudelaire avait appris l’anglais étant enfant (de Caroline, justement, qui, née à Londres de parents parisiens, avait vécu en Angleterre ses premières années). Il se remit passionnément à l’étude de cette langue, puisque l’âme sœur se révélait à lui par le truchement d’un idiome étranger. Pénétrer les plus subtiles nuances de cette pensée si parente de la sienne, la proposer, l’imposer à l’admiration du public français, tel fut alors son dessein. Que dis-je, son dessein ? sa décision, sa volonté. Ici, rien de semblable aux habituels projets du poète, à ces listes d’articles à faire, à ces titres de romans qu’il note sur son carnet.

Les tracasseries de Jeanne, cependant, rendent impossible tout travail à la maison. Baudelaire, d’abord, se réfugie dans les bibliothèques, transporte même ses dictionnaires au café. Mais ce labeur de la journée bientôt ne lui suffit point. Un grand devoir, un sacerdoce le réclame. Il lui faut ses soirées, ses nuits, de longs espaces de silence, pendant lesquels il aura tout loisir de poursuivre avec l’esprit qui le requiert l’ardent dialogue commencé. Adieu, Jeanne ! Inutile de crier, ma fille. Vois comme ton amant est calme. En vérité, tu ne le reconnais plus. Lui, d’ordinaire si violent, avec quelle assurance tranquille il donne congé du logement au concierge, rassemble ses papiers, s’en va... Voici le traducteur installé seul, 10, rue de Babylone, puis 60, rue Pigalle, au rez-de-chaussée. Pour ne pas se déranger quand on sonne, il laisse sa clé dans la serrure. On entre, on le trouve penché sur les Histoires extraordinaires, ce texte sacré qu’il déchiffre avec la dévotion d’un brahmane. Au bruit que fait le visiteur, il ne lève même pas la tête. On lui parle. Il ne répond pas.

En 1848, Baudelaire avait publié d’Edgar Poe un morceau seulement, Révélation magnétique, paru dans la Liberté de penser. Ah ! comment avait-il pu s’en tenir là ? Lui-même aujourd’hui a peine à le comprendre. Volontiers, il murmurerait, s’adressant à l’âme enfin rejointe et qui se livre à lui : « Pardonne-moi ! pardonne-moi ! » Car maintenant il veut tout traduire. En 1852, il avait encore donné à la Revue de Paris, un commentaire de l’œuvre de l’auteur américain : Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages. Mais c’est en 1854 qu’il commence dans le Pays la série de ses magistrales traductions. Il les fait précéder d’une dédicace respectueuse et tendre à Madame Maria Clemm, à Milford, Connecticut, États-Unis. Le ton en est merveilleux d’entente spirituelle, de connivence suprasensible. C’est là, dit-il, la « missive d’une âme à une âme ». Une véritable communion, en effet, en la personne du génial écrivain disparu, du pauvre Eddie, dont la douce Maria Clemm a tant de fois pansé les blessures, et que Baudelaire aujourd’hui a résolu de faire connaître à la France.

En 1855, le traducteur donna souvent au Pays un feuilleton par jour. Asselineau raconte que lorsqu’il allait alors voir son ami, le soir, un peu tard, il lui arrivait de rencontrer endormi dans un coin de la chambre le garçon d’imprimerie chargé de rapporter, soit la copie, soit les épreuves que Baudelaire, courbé sur sa tâche, lui faisait quelquefois attendre longtemps.

C’était, dit encore Asselineau, une véritable possession. Baudelaire ne pouvait plus penser qu’à Poe, parler que de Poe. Il demandait à tout venant si on connaissait son auteur et, parfois, quand on l’ignorait, entrait dans de grandes colères. Un jour, Asselineau l’accompagna à un hôtel du boulevard des Capucines où on lui avait signalé l’arrivée d’un homme de lettres américain qui devait avoir connu Poe. Les deux amis trouvèrent le voyageur en caleçon et en chemise, au milieu de chaussures de tous les modèles qu’il essayait avec l’assistance d’un bottier. Mais Baudelaire ne lui laissa aucun répit. L’interrogatoire commença entre une paire de souliers et une paire d’escarpins. Par malheur, cet Américain n’aimait pas Edgar Poe. C’était, dit-il, un esprit bizarre et dont la conversation n’était pas du tout conséquioutive. Baudelaire sortit furieux. Enfonçant son chapeau sur sa tête avec violence : « Ce n’est, criait-il, qu’un Yankee ! »

Mais où l’excellent Asselineau me semble avoir été un peu dupe des attitudes aisément mystificatrices de son ami, c’est quand il dit sérieusement que le traducteur eut longtemps pour conseil, en matière de langage, un tavernier anglais de la rue de Rivoli. Je sais bien que Malherbe ne dédaignait pas de donner autorité aux crocheteurs du port au foin. Mais c’est là une boutade de grammairien qu’il ne faut prendre à la lettre que pour certaines locutions, certains tours, lesquels, en effet, ne conservent leur verdeur originelle que dans le peuple. À la taverne anglaise où Baudelaire fréquentait, le whisky était bon. Cela aussi compte pour quelque chose. Enfin, pareil à ce héros de Huysmans, auquel, pour avoir l’impression d’être allé à Londres, il suffisait d’être resté une heure dans un bar, peut-être Baudelaire, au milieu des grooms du faubourg Saint-Honoré, rêvait-il qu’il se trouvait à Baltimore, où il était venu prier sur la tombe du pauvre et cher Eddie.

 

 

CHAPITRE IV

SPLEEN, DÉBAUCHES, AMOURS BLANCHES

 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle.

 

Malgré le succès remporté par la publication des Histoires extraordinaires dans le Pays, Baudelaire eut beaucoup de peine à trouver un éditeur pour sa traduction. Les feuilletons collés sur des placards de papier bistré, dont les marges elles-mêmes étaient souvent couvertes de corrections, furent rassemblés pieusement dans un grand carton vert qui, au témoignage d’Asselineau, erra de maison d’édition en maison d’édition, chez Lecou, chez Hachette, chez d’autres encore, avant de trouver asile enfin chez Michel Lévy, rue Vivienne.

Le premier volume parut en avril 1856. Le second, Nouvelles Histoires extraordinaires, l’année suivante. Puis vinrent les Aventures d’Arthur Gordon Pym, publiées d’abord en feuilleton au Moniteur universel et réunies en volume en 1858 ; enfin Eurêka, en 1863, et les Histoires grotesques et sérieuses, en 1865.

La première traduction de Baudelaire étant de 1848, il s’agit ici d’un travail qui s’échelonne sur dix-sept années. Évidemment, quel que fût l’enthousiasme de Baudelaire pour Edgar Poe, la période que j’appellerai d’illumination ne pouvait avoir une aussi longue durée. Du moins le respect, le scrupule, l’effort artistique du traducteur, ne faiblirent-ils jamais. Là encore Baudelaire mérite d’être cité comme un noble exemple. Son cas même est si exceptionnel que sa traduction, égale – d’aucuns prétendent supérieure – à l’original, est dans notre littérature une œuvre unique.

Cependant, il fallait que le destin de Baudelaire lui-même s’accomplît. Son œuvre personnelle le sollicitait, en même temps que recommençaient à le tirailler ses éternels soucis. Au printemps de 1855, la première Exposition universelle venant d’ouvrir ses portes, le poète reçut du Pays la commande d’une série d’articles sur la section artistique de cette exposition. Sa maîtrise critique dans ces études éclate une fois de plus. Nul, avant Baudelaire, n’a parlé peinture, en France, avec cette profondeur. Car les Salons de Diderot sont littéraires, philosophiques ; Baudelaire est technique. Et, depuis Baudelaire, je ne vois guère que Fromentin qui, dans les Maîtres d’autrefois, soutienne avec lui la comparaison.

C’est vers le même temps que le poète commence à rêver assez fréquemment de théâtre. Déjà, en 1849, il avait eu la velléité – du moins le disait-il – d’écrire des vaudevilles. Mais, en 1854, l’acteur Tisserant lui ayant entendu réciter à la fin d’un dîner le Vin de l’assassin, lui demanda de tirer de cette courte poésie, pour l’Odéon, un drame en cinq actes, « sur la misère, l’ivrognerie et le crime ». Tisserant voyait grand. Baudelaire prit la proposition au sérieux. Sans doute la perspective d’un succès à la scène manquait-elle encore jusqu’ici à la collection de ses projets. Il fallait bien qu’un jour il ajoutât à ses imaginations cette avenue qui, comme chacun sait, conduit à la fortune. Il écrivit donc un vague scénario, qui a plutôt l’air d’un canevas de roman-feuilleton que d’un plan d’ouvrage dramatique, et l’envoya au sieur Tisserant. Mais déjà, dans une lettre où il annonce la nouvelle à sa mère, il dit : « Il ne faut pas se faire d’illusion, il faut maintenant écrire la pièce. » Et c’est lui qui souligne ces mots, avec quelle fatigue anticipée, je suppose, avec quelle terreur !

Le poète a quitté la rue Pigalle. Ce rez-de-chaussée était une cage humide, environnée de vacarme. Et puis, les créanciers commençaient à en trop bien connaître l’adresse. En février 1854, Baudelaire fuit à l’hôtel d’York, 61, rue Sainte-Anne. Au mois de mai de la même année, il est à l’hôtel du Maroc, 35, rue de Seine.

Arondel, toujours courant sur ses traces, vient l’y relancer un matin. Mais il l’a vu venir ; il n’a que le temps de disparaître dans le cabinet de toilette. L’usurier, accompagné du logeur, pénètre dans la chambre, s’assied, dit qu’il attendra. Baudelaire, à côté, se tient coi. Cependant, l’hôtelier, brave homme, qui n’ignore pas que son locataire est là caché, persuade à la sinistre aronde de s’envoler enfin. Et le débiteur délivré, regardant à travers les rideaux poussiéreux s’éloigner le vilain oiseau, éclate d’un rire amer.

Dans le seul mois de mars de l’année 1855, Baudelaire change six fois de logement, « vivant dans le plâtre, dormant dans les puces, ballotté d’hôtel en hôtel ». En janvier 1856, il habite 18, rue d’Angoulême du Temple. En juillet de la même année, à l’hôtel Voltaire, 19, quai Voltaire. « Quand donc, écrit-il, aurai-je un valet de chambre et un cuisinier et un ménage ?... Je suis absolument las de la vie de gargote et d’hôtel garni, cela me tue et m’empoisonne... Je suis las des rhumes et des migraines, et des fièvres, et surtout de la nécessité de sortir deux fois par jour [pour aller prendre ses repas], et de la neige, et de la boue, et de la pluie. »

Le poète, dans les divers logis où il campe, reçoit ordinairement le matin deux genres de visites : sa mère, Jeanne.

Depuis leur retour à Paris, le général et sa femme ont leur résidence rue du Cherche-Midi. Madame Aupick a « un jour ». « Ton maudit lundi ! » ainsi raille son fils, qui se garde bien de paraître à ces réceptions. Alors, c’est la vieille dame qui se dérange. Maintenant que Charles n’habite plus avec « cette vilaine femme », sa mère peut venir chez lui. Souvent, dans sa détresse, Baudelaire lance un appel vers celle qui, malgré tout, demeure le grand amour de sa vie. Oh ! sans doute, il ne cesse pas d’avoir recours à la bourse maternelle, mais ce n’est plus seulement de l’argent, maintenant, qu’il implore, c’est de la tendresse. Que sa mère vienne donc l’embrasser en passant. Et elle accourt, aussitôt.

Quelles tristes réflexions devait faire, hôtel du Maroc, assise au bord du lit défait de son malheureux enfant, dans cette chambre en désordre et quasi sordide, cette femme qui, la veille encore, était ambassadrice à Madrid ! Quelquefois, à la vue de ce dénuement, et bourgeoise comme elle est, elle a des phrases maladroites, qui lui attirent des répliques comme celle-ci : « Quant à tes craintes sur l’avilissement de ma personne dans la misère, sache que, toute ma vie, déguenillé ou vivant convenablement, j’ai toujours consacré deux heures à ma toilette. Ne salis plus tes lettres avec ces bêtises-là ! » Ah ! Maria Clemm, elle, n’eût point dit de pareilles choses. N’espérez pas, Caroline, avoir jamais raison.

Quant à Jeanne, c’est de grand matin, alors que son amant est encore couché, qu’elle fait son entrée dans la chambre. Mon Dieu ! comme elle est vieille et décrépite, dans la clarté brumeuse de l’aube ! Elle s’affaisse sur une chaise, elle gémit. Malade, certes, elle l’est, et misérable. Baudelaire, en face d’une pareille ruine, a les yeux pleins de larmes. Il se souvient aussi qu’il a « mangé deux fois les bijoux de sa vieille maîtresse, et ses meubles », que pour lui elle a fait des dettes, souscrit des billets, et qu’il l’a à moitié assommée en un soir d’épouvante. Comment ne serait-il pas ému de pitié ? Ne cache-t-il pas à Ancelle l’état où la créature est réduite, parce que le notaire, croit-il, en aurait trop de joie ? Cependant, la négresse mendie quelque monnaie. C’est même là l’unique but de sa visite. Son amant fouille ses tiroirs, lui donne le peu qu’il possède. Elle ramasse son vieux cabas et s’esquive, à l’heure où le marchand de cresson, au bout de la rue, fait entendre son cri.

Dehors, le brouillard, la pluie, le gargouillement d’un plomb engorgé. Encore une journée qui s’annonce ivre d’ennui dès le matin, vertigineuse comme le vide, comme un abîme de somnolence. Le chat noir, arquant son dos maigre, se gratte au barreau d’une chaise, et soudain bondit, silencieux, sur la table, enjambe l’encrier tari. Tout travail est interrompu.

Cependant, l’averse qui bat la vitre, la plainte du vent, le bourdon qui vibre au dehors et le sifflement de la bûche dans l’âtre, le rabâchage de la pendule, ce sont là, non point fixés, pour l’heure, à l’état d’images littéraires, dans le cadre rigoureux du vers, mais encore flottants dans l’espace, encore indistincts du moment qui s’écoule, encore vécus enfin, ce sont les éléments mêmes dont la poésie de Baudelaire est composée. Tout travail, disons-nous, est interrompu ? N’est-ce pas peut-être l’instant, au contraire, où commence, dans le cerveau de cet homme prostré, un sourd travail invisible, semblable à celui des ruches, et insoupçonné du poète lui-même, à savoir la lente élaboration par laquelle la réalité brute se transforme, se raffine, devient matière d’art et, trouvant ensuite dans les mots son rythme et son timbre, rend ce son original, inouï, déchirant, qui va plus tard dans nos âmes éveiller tant d’échos ? Sans doute, Baudelaire, en ces jours de torpeur, n’a-t-il pas écrit un seul vers, il n’en aurait pas eu physiquement la force. Soit. Mais c’est alors, plus que jamais, qu’il baignait dans l’atmosphère de la poésie baudelairienne, dans ses « froides ténèbres », et ses « fins d’automne », et ses « printemps trempés de boue ».

Un des caractères essentiels de cette poésie, en effet, c’est l’ennui dans la brume, ennui et brouillard mêlés (brouillard des villes) ; en un mot, c’est le spleen. Lorsque l’ennui, comme chez Baudelaire, est synonyme de spleen, il n’a rien de commun avec le désœuvrement passager, la fatigue momentanée dont le mot ennui, dans son acception courante, éveille pour nous l’idée. Il est plus éloigné encore de la mélancolie romantique d’un René, mélancolie exaltée qui est une sorte d’ivresse et comme un appel aux troubles du cœur : « Apparaissez, orages désirés... » Non, l’ennui de Baudelaire est un sentiment infini ; c’est un ennui si absolu, si éternel, que, selon son expression, il

Prend les proportions de l’immortalité.

En dehors des antécédents morbides que nous connaissons, peut-être un psychiatre verrait-il dans cette détresse aiguë un cas de neurasthénie cyclique. En effet, c’est en 1847, dès l’âge de vingt-six ans, que le poète, dans sa correspondance, se plaint de dépressions qui annihilent sa volonté. Or, à cette date, il est impossible d’attribuer pareil état à un commencement de paralysie générale. Le virus qui devait causer plus tard la paralysie générale dont il mourut, Baudelaire, en 1847, l’a déjà dans les veines, c’est entendu, mais la paralysie générale elle-même n’a pas, que je sache, avant les premiers accidents apparents, une évolution souterraine qui dure vingt ans et plus. Si donc à l’asthénie nerveuse du poète on veut à tout prix donner une explication d’ordre pathologique, il faut faire intervenir, croyons-nous, d’autres facteurs que la maladie vénérienne dont il était atteint : à savoir le fait qu’il était l’enfant d’un vieillard, puis les excès, l’abus des alcools et des stupéfiants, etc., sans parler des cruelles insomnies dues à des préoccupations d’argent incessantes, non plus que de la fatigue spéciale, consécutive au travail de la versification, lequel, chez un artiste soucieux, anxieux de perfection, peut devenir une sorte d’obsession.

Quels que soient la nature et l’origine de cet épuisement nerveux, il est à remarquer qu’il est, chaque année, une époque dont le retour épouvante Baudelaire : c’est l’automne, car c’est à ce moment surtout que le spleen l’accable. Pourtant, de même que certains malades chroniques en viennent, non seulement à prendre leur mal en patience, mais à le chérir, de même, après avoir maudit la saison pluvieuse, il arrive parfois que le poète lui découvre une âcre douceur : il savoure en elle une volupté terrible, qui est comme un avant-goût du sépulcre.

Ah ! la mort, l’idée de la mort, encore une de ses hantises, quand il gît là, immobile, étendu tout habillé sur son lit, dans cette chambre d’hôtel où le crépuscule est entré ! Le reflet d’un bec de gaz qu’on allume en bas, sur le trottoir, vient à travers le carreau ruisselant éclairer vaguement la pièce déjà sombre. Il rêve... Derrière les hauts murs des maisons, vers Montmartre, vers Ménilmontant, vers Montparnasse, il imagine, à la nuit tombante, les cimetières urbains, ces trois autres cités dans la grande, cités plus petites, en apparence, que la cité des vivants, puisque celle-ci semble les contenir, mais combien plus vastes, en réalité, combien plus populeuses, avec leurs cases serrées, étagées en profondeur ; et, dans des lieux mêmes où la foule aujourd’hui circule, square des Innocents, par exemple, il évoque les anciens ossuaires nivelés ou disparus, engloutis dans les flots du temps avec tous leurs morts, comme les bateaux sombrés avec leur équipage. Et voilà qu’il se met à trembler, d’un tremblement d’abord imperceptible, moins du corps que de l’esprit, mais qui, bientôt, gagne ses genoux, remonte jusqu’à ses dents. C’est qu’il a perdu la foi de son enfance, ou croit l’avoir perdue ; c’est aussi que la pensée de la mort n’est point chez lui spéculation abstraite, préoccupation métaphysique, théosophique de l’au-delà, mais terreur des derniers ravages que subit notre misérable enveloppe, lorsque le souffle s’en est à jamais échappé. La mort, en d’autres termes, ne lui apparaît pas comme une région supérieure où l’âme s’affranchit, mais comme une continuation, une aggravation peut-être, des servitudes d’ici-bas. C’est la suprême, l’incurable maladie. Et qui sait si de cette ultime affliction, le corps, ou ce qu’il en reste, ne garde pas une conscience horrible, en même temps qu’il ne cesse point de pâtir, dans la tombe, de la rigueur du climat :

Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs.

Il songe à Mariette, sa vieille bonne, « la servante au grand cœur », décédée quand il avait dix ans, et, soudain, il croit la voir qui le regarde, « tapie en un coin de la chambre », et qui pleure. Mais non, ce n’est qu’un reflet du réverbère, dont un coup de vent, dans la rue, vient d’agiter la flamme. Le logeur, traînant ses pantoufles, fait entendre son pas dans le couloir. On frappe. « Monsieur Baudelaire, êtes-vous là ? » Nulle réponse. Des lettres sont glissées sous la porte ; elles restent pendant des jours sur le plancher...

Puis, brusquement, au choc d’une contrariété nouvelle, la période d’inertie fait place à une surexcitation démente. « Je ne suis pas sûr, écrit le poète, que la colère donne du talent, mais en supposant que cela soit, je devrais en avoir un énorme, car je ne travaille jamais qu’entre une saisie et une querelle, une querelle et une saisie. »

À ces crises de découragement entrecoupées d’explosions de fureur, l’infortuné a cherché d’abord un divertissement dans des amours sans lendemain. Le Carnet amoureux, où il notait soigneusement les « bonnes adresses », témoigne de la fréquence et de la diversité, sinon de ses désirs, du moins de ses curiosités. Mais de ces courtes ivresses, comme de celles du haschisch ou de l’opium, il ne reste bientôt plus au débauché qu’une courbature de tout le corps, une pesanteur surtout à la nuque. Sans parler du dégoût. Car, à cette époque, ne l’oublions pas, la débauche est une chose grave. Elle a perdu le ton de légèreté, de galanterie spirituelle, qu’elle avait au dix-huitième siècle, et elle n’a pas encore pris, même chez les plus cyniques, cette forme d’acquiescement à l’étourdie, indifférent et veule, qui la caractérise aujourd’hui. La débauche, au temps de Baudelaire, est clandestine. Si elle a tant de pudeur, c’est donc qu’elle ne va pas sans remords. Elle est un recours suprême pour le désespéré, une manière d’oubli, de lâche suicide.

D’autre part, comment Baudelaire, dans les plaisirs des sens, aurait-il pu trouver le moindre bonheur ? Les embrassements de l’amour, il les compare, dans ses notes intimes, à une torture, à une opération chirurgicale. Le visage humain, dans l’étreinte, n’exprime plus, selon lui, qu’une férocité folle. Et quant à la détente qui réunit les amants enlacés dans une espèce de mort, il se refuse à nommer extase cette sorte de décomposition.

Voilà pour le physique, mais, au moral même (et le moral, dans la passion, pénètre le physique, colore le monde des sensations, le suscite souvent), au moral, la volupté, dit-il, « gît dans la certitude de faire le mal ». Il y a, comme on le voit, du théologien chez ce sensuel dépravé, mais du théologien qui a fait un pacte avec le diable, du mauvais prêtre possédé. Pour lui, amour est synonyme de fornication, de luxure ; l’œuvre de chair est une messe noire.

C’est par ce biais, le biais du sacrilège que le sadisme de Baudelaire rejoint le sentiment chrétien. Nulle âme n’est plus partagée que celle de cet idéaliste enfoncé dans la matière, et qui s’y vautre ou plutôt s’y débat, le regard levé vers le Ciel. Baudelaire est, si j’ose dire, le pécheur par excellence. C’est même uniquement par sa notion du péché qu’il semble, à première vue, religieux. Il souffre de transgresser la Loi, mais il lui faut la transgresser pour qu’il se souvienne qu’elle existe.

Plus tard, vers la fin de sa vie, sans être jamais ce qu’on nomme un catholique pratiquant, le poète prendra l’habitude de la prière ; mais, durant de longues années, il n’a point fait oraison, il n’a connu Dieu qu’indirectement par la gêne consécutive à la faute, par le repentir, ou par l’horrible joie du blasphème. Baudelaire s’est élevé à l’adoration peu à peu et à travers mille peines. Quand il atteignit ce sommet, son œuvre était écrite, et il ne lui restait plus que peu de temps à vivre. De là vient que toute quiétude est exempte de ses ouvrages. Nulle bénédiction, nulle rosée ; rien que tristesse et cendre. Ce qui triomphe dans les Fleurs du Mal, c’est le Mal précisément ; chaque page est l’évocation de ce temps d’erreur et d’épreuves. Bien plus, la faute tient, dans ce livre, une si grande place que, cessant parfois d’y apparaître comme une désobéissance à la règle, elle y semble une sorte d’obédience à une autre règle. C’est ce qu’on appelle le satanisme de Baudelaire. Si les Fleurs du Mal n’étaient pas le témoignage d’une ascension difficile, si nous les considérions, non comme un passage, mais comme un point d’arrivée, elles seraient, en vérité, un évangile de manichéisme.

Cette dualité du Bien et du Mal, cette lutte constante entre les deux principes, c’est là, non seulement le fond de la poésie baudelairienne, mais c’est tout Baudelaire lui-même. Nature double, il est inquiet de débauche, mais en même temps, assoiffé d’amour chaste, d’amour immaculé, avide de paroles berceuses, de caresses maternelles.

Ici, nous retrouvons les traces décidément ineffaçables de sa grande passion d’enfant. Cette passion a influé d’abord sur certaines tendances de sa sensualité. Dans les parfums qui le subjuguaient, que cherchait-il, en effet, inconsciemment, sinon à retrouver l’odeur grisante du manchon, où, petit garçon de sept ans, il aimait enfouir son visage ? Et quand Jeanne était jeune et belle et qu’elle se dévêtait, pourquoi toujours lui demandait-il de garder ses bijoux, sinon parce que le cliquetis des colliers et des pendeloques réveillait dans sa mémoire le souvenir de très anciennes extases ?

Mais de sa petite enfance, son cœur a gardé surtout un appétit inapaisé de tendresse, et de tendresse pure. Nombreuses seront les figures de femmes auprès desquelles il quêtera, sans toujours l’avouer, la satisfaction de ce besoin. Il en est qui demeurent énigmatiques, telle J. G. F., l’inconnue à qui le poète a fait don de la poésie intitulée : Héautontimorouménos, et, plus tard, des Paradis artificiels. Mais nous savons que cette M. D., à qui le magnifique Chant d’automne est dédié, fut une actrice de la Gaîté, Marie Daubrun, que Baudelaire, durant des années, entoura de soins.

Marie Daubrun était jolie et douce. De plus, comme il arrive fréquemment dans les milieux de théâtre, elle était honnête et vaillante. Elle avait une famille qu’elle soutenait par son travail. Le poète allait souvent saluer la comédienne dans sa loge, le soir. Il s’intéressait à ses soucis, à ses modestes ambitions. Il admirait que cette brave fille, après avoir joué ses stupides cinq actes, comme il disait, eût encore le courage de veiller ses parents malades.

Peut-être trouvera-t-on que Baudelaire fait une étrange figure dans ce rôle de bon et loyal ami. Il n’en est pas moins vrai qu’il le joue, et très bien, avec gravité, avec délicatesse. Et tout cela est si innocent que le fils n’éprouve aucune gêne à en entretenir sa mère. Le jour de la fête de Marie, comme il manque d’argent et qu’il voudrait, à défaut d’un cadeau, envoyer du moins quelques fleurs à l’actrice, il a recours ouvertement à la bourse de madame Aupick, toujours facile à attendrir.

Une autre fois, il intrigue auprès du directeur de la Porte-Saint-Martin pour obtenir l’engagement de sa protégée à ce théâtre ; ensuite, il la recommande à George Sand et à Ponson du Terrail. Enfin, il se brouille pour un certain temps avec son ami Banville qui, lui aussi, tournait autour de cette gracieuse enfant.

Mais il y a encore une autre Marie, un modèle qui, après une conversation avec Baudelaire, avait pris, on ne sait pourquoi, la résolution de ne plus poser. Cette femme avait au cœur une passion pour un autre homme. Elle en avait fait la confidence au poète et celui-ci ne l’en aimait que davantage. Elle était pour lui, disait-il, un objet de culte ; il lui aurait été impossible de la souiller. C’est un sentiment vertueux qui l’enchaînait à elle, une suave et chaste attraction, semblable à l’amour du chrétien pour son Dieu. Donner un nom terrestre à une dévotion aussi incorporelle et mystérieuse eût été un sacrilège. « Vous serez désormais, lui écrivait-il, mon talisman, ma force... Par vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j’immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau. »

Voilà, n’est-il pas vrai, des déclarations, sinon bien enflammées, du moins toutes pleines d’une vive exaltation spiritualiste ? Mais ce qui peut surprendre, c’est que, à la même époque exactement, le poète écrivait dans des termes presque identiques à un autre femme, madame Sabatier. Au point qu’il est permis de se demander si madame Marie et madame Sabatier ne seraient pas une seule et même personne. Ce qui semble, au premier abord renforcer cette hypothèse, c’est que madame Sabatier servit de modèle au sculpteur Clésinger pour sa Femme piquée par un serpent. Cependant, il faut renoncer, je crois, à cette identification. Madame Sabatier s’appelait Aglaé et se faisait appeler Apollonie. C’est sous ce dernier nom qu’un poème d’Émaux et Camées lui est adressé :

 

J’aime ton nom d’Apollonie,

Écho grec du sacré vallon,

Qui, dans sa robuste harmonie,

Te baptise sœur d’Apollon...

 

Qu’en conclure alors, sinon qu’il y avait dans le cœur de Baudelaire un sentiment fixe, répondant à un idéal invariable, mais qui s’accommodait très bien d’objets différents et comme interchangeables ?

Madame Sabatier avait le même âge que Baudelaire. C’était une joyeuse veuve, célèbre dans le monde des lettres et des arts pour sa beauté, son allant et son indépendance. D’après Judith Gautier, elle était assez grande, avait des attaches très fines, des mains charmantes, des cheveux soyeux, d’un châtain doré, le teint clair et uni, des traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Mais les Goncourt, qui n’ont jamais brillé par la bienveillance, disent d’elle que c’était « une grosse nature, avec un entrain trivial, bas, populacier », « une belle femme un peu canaille », « une vivandière de faunes ».

Au physique, de fait, elle était plantureuse, ainsi que l’attestent non seulement le portrait de Ricard, la Femme au chien, et un buste de Clésinger qui est au Louvre, mais justement cette fameuse Femme piquée par un serpent, du même Clésinger, académie dodue, cambrée et contorsionnée, qui a échoué à la galerie Georges Petit (du moins y était-elle encore il y a quelques années).

Et quant à l’humeur de la dame, ce qui donne à penser qu’elle était bien, comme le disent les Goncourt, assez gaillarde, c’est que cette jolie commère ne s’effarouchait nullement de recevoir en hommage, de ses littérateurs ordinaires, de pures pornographies. On l’appelait « la présidente » dans le cercle de ses amis. Or, il y a dans les œuvres secrètes du bon Théo certaines Lettres à la présidente, d’un érotisme d’ailleurs un peu laborieux, mais qui suffisent à nous édifier sur les goûts, gaietés et distractions de l’aimable Aglaé. Voilà, cependant, l’idole à qui Baudelaire, avec la timidité d’un collégien et les tremblements du mystique, allait vouer, pendant des années, un culte idéal.

Madame Sabatier, tous les dimanches soir, recevait à dîner, rue Frochot, des écrivains et des artistes, qui n’étaient pas parmi les moindres de son temps : Gautier, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, Flaubert (que, dans ce milieu, on avait surnommé le Sire de Vaufrilard), Ernest Feydeau (l’auteur de Fanny, lequel haïssait Baudelaire), Maxime Ducamp, Louis Bouilhet (qu’on appelait Monseigneur, à cause, paraît-il, de son embonpoint), Meissonnier, Henry Monnier, les statuaires Clésinger et Préault, etc., et, plus tard, les Goncourt qui, dans leur journal, ont si bien arrangé leur hôtesse.

C’est en 1852 que Baudelaire fut introduit rue Frochot. Dans ses Journaux intimes, il n’est pas tendre pour les femmes en général : « La femme est le contraire du dandy. Donc, elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire, etc. Le beau mérite ! La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. »

Champfleury conte que Baudelaire condamnait les maîtresses de ses amis au régime du vin et du tabac, afin d’assoupir leur langue. Il faut avouer que les créatures qu’il avait été accoutumé de rencontrer jusqu’ici dans les milieux de la bohème n’avaient pas dû appartenir toujours à un genre très relevé. Les amies de Jeanne non plus. Il détestait les péronnelles d’estaminet qui se jettent en travers des discussions d’esthétique.

Mais il ne prisait pas davantage la conversation de bourgeoises qui passaient pour agréables. À son ami, Paul de Molènes, récemment marié, qu’il visitait quelquefois le soir, il disait, vers neuf heures : « Il est tard, envoyez donc coucher votre petite femme ; on ne peut causer avec ces gentils oiseaux-là. »

D’autre part, dans ses Carnets, le poète note très didactiquement : « Les airs charmants, et qui font la beauté, sont : l’air blasé, l’air ennuyé, l’air évaporé, l’air impudent, l’air froid, l’air de regarder en dedans, l’air de domination, l’air de volonté, l’air méchant, l’air malade, l’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés. »

Or, madame Sabatier n’avait aucun de ces airs-là. Elle était gaie. Elle était même « celle qui est trop gaie ». De plus, elle était grasse, et Baudelaire aimait les femmes maigres, parce que la maigreur, disait-il, est plus indécente, plus nue. Il est vrai que c’est d’amour éthéré qu’il s’agit ici pour le moment. Enfin, toujours est-il que, à peine admis dans le salon de « la présidente », le poète, en dépit de toutes ses théories, devint amoureux de ce « Rubens », ou du moins commença de cristalliser autour de son image ronde les plus immatérielles rêveries.

Durant cinq années, de 1852 à 1857, Baudelaire adresse à madame Sabatier des billets anonymes et des vers qu’il la supplie de ne montrer à personne. Il craint tellement de l’offenser qu’il déguise son écriture. Il n’espère rien. Jamais amour, dit-il, ne fut plus désintéressé, plus pénétré de respect. Celle qu’il aime est pour lui non seulement la plus attrayante des femmes, mais la plus précieuse des superstitions. Il va jusqu’à se défendre d’éprouver aucune jalousie pour « l’amant heureux, le possesseur ». Ayant rencontré celui-ci par hasard, il se déclare ravi d’avoir trouvé un homme aimable et digne de plaire. Les poésies dédiées à l’idole sont toutes (sauf une, qui est un rêve sadique) des hymnes de joie et de lumière. Madame Sabatier (comme madame Marie) est la Laure du poète, sa Muse, son bon Ange, sa Béatrice. « Rien ne vaut la douceur de son autorité. »

Cependant – cependant, toujours dans le même temps de sa vie (1856), Baudelaire a avec Jeanne des démêlés qui, pour la première fois après une liaison de quatorze ans, aboutissent à une rupture ; et bien qu’ils eussent chacun un domicile séparé depuis plusieurs années, cette brouille – qui l’eût cru ? – est pour le poète un affreux déchirement. Ah ! il n’est plus question, cette fois, d’amours idéales, ni de littérature.

« Cette femme était ma seule distraction, mon seul plaisir, mon seul camarade, et malgré toutes les secousses intérieures d’une liaison tempétueuse, jamais l’idée d’une séparation irréparable n’était entrée clairement dans mon esprit. Encore maintenant, je me surprends à penser en voyant un bel objet quelconque, un beau paysage, n’importe quoi d’agréable : pourquoi n’est-elle pas avec moi pour admirer cela avec moi, pour acheter cela avec moi ? » Ainsi Baudelaire se confesse-t-il à sa mère avec une sorte de fureur.

À la suite de cette crise, il est resté pendant dix jours sans sommeil, fatigué de vomissements continuels (dus sans doute à l’abus du laudanum qu’il prenait à doses massives, pour tuer son chagrin), et obligé, dit-il, de se cacher parce qu’il ne cessait de pleurer constamment malgré lui.

Voilà une souffrance aiguë, profonde, et cette souffrance est liée à l’adoration, non pas de l’Ange, mais du Démon. Ce qui ne signifie point que, dans son rôle d’amoureux transi, Baudelaire n’était pas sincère. Mais peut-être les cris de la chair, quand elle est frustrée, dépassent-ils toujours en violence les aspirations de l’âme. Baudelaire a écrit quelque part : « La femme dont on ne jouit pas est celle que l’on aime. » Mais ailleurs il a dit : « Sentiments monstrueux de l’amitié ou de l’admiration pour une femme vicieuse... Quelle horreur et quelle jouissance dans un amour pour une espionne, une voleuse, etc. »

Tel qu’il était, faible, anxieux, divisé, la privation d’extases spirituelles le faisait souffrir. Mais venait-il à être sevré de ses vices, alors c’était plus grave : il était fou de douleur.

 

 

CHAPITRE V

UNE DATE LITTÉRAIRE

 

« Dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur. »

(Lettre de Baudelaire à Ancelle, 18 février 1866.)

 

En 1850, Léo Lespès (Timothée Trimm), directeur du Magasin des familles, en publiant dans cette revue deux poésies de Baudelaire : le Vin des honnêtes gens et le Châtiment de l’orgueil, avait jugé prudent de les faire accompagner de la note suivante : « Ces deux pièces sont tirées d’un livre intitulé : les Limbes, qui paraîtra très prochainement et qui est destiné à reproduire les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne. »

En 1855, Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, ayant consenti à insérer dix-huit poèmes inédits extraits du volume toujours en préparation, y joignait ces excuses un peu embarrassées : « En publiant les vers qu’on va lire, nous croyons montrer une fois de plus combien l’esprit qui nous anime est favorable aux essais, aux tentatives dans les sens les plus divers. Ce qui nous paraît ici mériter l’intérêt, c’est l’expansion vive et curieuse, même dans sa violence, de quelques défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni les discuter, on doit tenir à connaître, comme un des signes de notre temps. Il nous semble, d’ailleurs, qu’il est des cas où la publicité n’est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l’influence d’un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »

Les poèmes de Baudelaire parurent dans la Revue sous le titre, pour la première fois imprimé, de Fleurs du Mal (numéro du 1er juin). Le livre annoncé depuis déjà neuf ans avait été baptisé tour à tour les Limbes et les Lesbiennes. C’est Hippolyte Babou, un soir, au café Lemblin, qui trouva le titre définitif : les Fleurs du Mal. Le texte était gros de tant de beautés et plein d’une telle puissance qu’il n’y a pas lieu de supposer que, sans le titre inventé par Babou, le sort de la poésie baudelairienne eût été changé, mais il est certain que ce titre, par sa violence un peu provocatrice, aida, sur le premier moment, au succès, en amorçant le scandale.

Dès la publication de la Revue des Deux Mondes, les attaques avaient commencé. Le signal fut donné par le Figaro, dans un article paru le 4 novembre 1855, sous la signature de Louis Goudall. On y lisait des sentences comme celles-ci : « Indigence navrante des idées, poésie scrofuleuse, écœurante, glaciale, de charnier et d’abattoir, etc. »

Après cette diatribe, Michel Lévy hésitait encore en 1856 à publier le recueil annoncé. Heureusement, un ami de l’auteur, Poulet-Malassis, prit l’aventure à son compte, en décembre.

Auguste Poulet-Malassis était le fils d’un imprimeur d’Alençon. Élève de l’École des Chartes en 1848, il s’était jeté comme Baudelaire dans l’insurrection. Déporté après les journées de Juin, puis gracié, il était revenu vivre à Paris, où il demeurait quand la mort de son père l’avait obligé à regagner Alençon pour prendre la tête de l’imprimerie familiale. Mais ce fougueux garçon s’ennuyait à périr dans sa province. L’impression du journal de la localité et des circulaires préfectorales ne suffisant pas à son activité, il lui vint alors à l’esprit d’éditer, pendant la morte saison, des auteurs de son choix.

Poulet-Malassis (Coco-Malperché, ainsi que l’avait surnommé Baudelaire) avait de l’âme et du goût ; de l’âme, encore qu’il fût matérialiste et athée ; et du goût, mêlé de bon et de mauvais, bref un goût pas toujours très sûr, mais non sans culture ni bonne volonté. Son effort en qualité d’imprimeur fut du moins méritoire. Avec les travaux des Perrin, à Lyon, des Hérissey, à Évreux, les tentatives de Malassis marquent le réveil de l’art typographique endormi en France depuis 48. Il aimait le beau papier, les jolis caractères, les titres en rouge, les initiales ornées, les fleurons, les culs-de-lampe. Honneur donc à ce vaillant !

Il débuta par une édition anonyme des Odes funambulesques de Banville. Puis vinrent, en six ans, de 1857 à 1862, entre autres œuvres : les Poèmes barbares, de Leconte de Lisle, les Fleurs du Mal, de Baudelaire, une réédition d’Émaux et Camées, de Théophile Gautier, une réédition des Poésies complètes de Sainte-Beuve, Améthystes, de Banville, la Vie de Balzac, de Théophile Gautier, les Paradis artificiels, de Baudelaire encore, etc.

L’impression des Fleurs du Mal commença en janvier 1857. Pour que le texte élégamment présenté fût impeccable, rien ne fut livré au hasard. Mais Malassis avait à Alençon un associé, son beau-frère, de Broise, que les continuelles exigences de l’auteur agaçaient, et Baudelaire alors se fâchait : « Si vous ne voulez pas de surcharges, monsieur, il ne faut pas envoyer d’épreuves torchées ! » Avec Malassis lui-même les reproches sont d’un ton plus amical : « Ah ! malheureux plein de pétulance, avez-vous tiré avant d’avoir reçu les dernières corrections ? »

Enfin, à la fin du mois de juin de l’an 1857, parurent en librairie les Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire, ce livre écrit « avec fureur et patience », fruit d’un labeur de plus de quinze années. L’ouvrage était dédié, sous une forme solennelle et lapidaire, à Théophile Gautier.

Le succès fut immédiat, accru par les protestations de la morale outragée. Le Figaro, de nouveau, poussa les hauts cris, dans la rubrique : Ceci et cela, par la voix indignée de Gustave Bourdin, le gendre du directeur Villemessant. Dans ces vers, dit Bourdin, « l’odieux coudoie l’ignoble, le repoussant s’y allie à l’infect ». Même ton au Constitutionnel, sous la signature de Paulin Limayrac. Mais ce fut l’article du Figaro qui, selon Baudelaire, aurait déclenché les poursuites. Peut-être même Bourdin avait-il obéi directement aux suggestions du ministère. En vain les amis de l’auteur s’employèrent-ils, dans la limite de leur pouvoir, à détourner l’orage. L’article de Barbey d’Aurevilly, au Pays, celui d’Asselineau, à la Revue française, ne furent pas insérés.

« L’oncle Beuve », dont l’intervention au Moniteur aurait pu grandement servir les intérêts du poète, se récusa. Dans l’intimité, il appelait volontiers Baudelaire « mon cher enfant », mais il ne l’en abandonna pas moins ; et de la manière la plus hypocrite, la plus piteuse : c’est-à-dire que, tout en battant en retraite, il voulut encore se donner des airs d’allié fidèle et agissant. Le 20 juillet, il avait écrit au poète pour le remercier de l’envoi de son « beau volume ». Mais, de la part d’un critique professionnel, une lettre venant à la place d’un article, loin d’en tenir lieu, ne fait que souligner, chez le signataire, l’intention de ne pas se compromettre. Pour expliquer son abstention au Moniteur, le rusé trouva cette défaite : un précédent fâcheux l’empêchait d’agir. L’auteur de Madame Bovary, quelques mois auparavant, ayant été déféré aux tribunaux qui l’avaient acquitté, l’intrépide Sainte-Beuve, le jugement rendu, avait osé parler du livre avec éloge, et M. Billault, le ministre de l’Intérieur, avait conçu de cette audace quelque dépit. La récidive était difficile. Bref, ce fut Édouard Thierry qui fit, au Moniteur, au lieu et place de « l’oncle », un article favorable à Baudelaire.

Sainte-Beuve se contenta de communiquer privément à « son cher enfant » une note intitulée Petits moyens de défense tels que je les conçois. Il y indiquait les arguments qui, s’ils étaient repris et développés par l’avocat, seraient à son avis susceptibles de diminuer l’effet du réquisitoire et d’incliner le tribunal à la clémence. En somme, ce critique influent plaidait les circonstances atténuantes : « Tout était pris dans le domaine de la poésie. Lamartine avait pris les cieux. Victor Hugo, la terre et plus que la terre. Laprade, les forêts. Musset, la passion et l’orgie éblouissante. D’autres, le foyer, la vie rurale, etc. Théophile Gautier, l’Espagne et ses vives couleurs. Que restait-il ? Ce que Baudelaire a pris, il y a été comme forcé... » Puis, cet habile ajoutait qu’il y a aussi, dans Béranger, des refrains, dans Musset, des vers, qui pourraient être dénoncés comme dangereux ou offensants pour la pudeur. Et cependant, Béranger est « un poète national, cher à tous, que l’empereur a jugé digne de publiques funérailles ». Musset (mort dans l’année) est « un poète souverainement regrettable », et il fut de l’Académie...

Telle est cette petite note, non seulement très niaise, mais humble, timorée, et comme honteuse elle-même de la cause qu’elle prétend défendre. La seule chose qu’on puisse dire à la décharge de Sainte-Beuve, c'est que tout n’était pas lâcheté dans son cas : à l’originalité profonde des Fleurs du Mal, il n’avait positivement rien compris. On le vit bien, lorsque, la période des risques une fois passée, il formula enfin publiquement son opinion sur les poèmes de Baudelaire. « L’auteur, disait-il, est allé chercher son inspiration à l’extrémité du Kamtchatka littéraire. » Puis, il comparait les Fleurs du Mal à un « kiosque fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite », et il appelait cela la Folie Baudelaire.

Il est vrai que, plus tard, il écrivit au poète que son Joseph Delorme, à lui, Sainte-Beuve, c’était les Fleurs du Mal de la veille. Mais là encore, il se trompait, et, cette fois, il se vantait. Certes, nous ne nions pas la profonde culture, la finesse psychologique de l’auteur de Port-Royal. Mais quelle pouvait être, en poésie, la portée de son jugement ? J’ouvre Joseph Delorme, et je lis, dans une pièce qui a pour titre les Rayons jaunes :

 

J’ai vu mourir, hélas ! ma bonne vieille tante !

L’an dernier ; sur son lit, sans voix et haletante.

Elle resta trois jours

Et trépassa. J’étais près d’elle dans l’alcôve ;

J’étais près d’elle encor, quand, sur sa tête chauve,

Le linceul fit trois tours.

 

Et ailleurs, ce début d’une pièce intitulée : Gronderie :

 

Causons moins, car ma mère enfin devinera.

Invitez plus souvent ma cousine Eudora.

Et je veux faire aussi semblant de me distraire

Avec Monsieur Alfred, cet ami de mon frère...

 

Et l’homme qui a écrit cela est le même qui a déversé son venin sur Hugo, sur Vigny – le même qui, lors du procès Baudelaire, s’est pitoyablement esquivé !

Quant au poète, il feignit d’être entièrement dupe des mauvaises raisons alléguées par le critique. Pourquoi ? Le « cher enfant » aimait-il son « oncle » au point de lui pardonner les faux-fuyants d’un caractère tortueux ? Je crois plutôt qu’il le ménageait, qu’il le craignait, et même, l’absolue indépendance est si rare, je crois qu’il le flattait. Que dis-je ? On en a mainte preuve. Ne le comparait-il pas à « ce sage merveilleux assis dans une tulipe d’or et dont la voix parlait aux importuns avec le retentissement d’une trompette » ? Ne porte-t-il pas un jour à ce vieux chat friand un morceau de pain d’épices « incrusté d’angélique » ? Quand, deux ans après le procès, en 1859, Hippolyte Babou reprocha à Sainte-Beuve son abstention dans l’affaire des Fleurs du Mal, Baudelaire s’émut à la pensée que Sainte-Beuve pourrait le soupçonner d’avoir inspiré l’article de Babou. Il alla jusqu’à désavouer ce trop zélé partisan. Et c’est alors qu’il écrit à Poulet-Malassis ces lignes qui éclairent son attitude : « Il paraît que depuis douze ans, Sainte-Beuve notait tous les signes de malveillance de Babou. Décidément, voilà un vieillard passionné avec qui il ne fait pas bon se brouiller. »

L’affaire des Fleurs du Mal vint à l’audience de la sixième Chambre correctionnelle, le 20 août 1857 : Président Dupaty, procureur impérial Pinard. L’avocat, Me Chaix d’Est-Ange fils, s’épuisa, dit Asselineau, dans la discussion des mots incriminés, au lieu de porter la défense dans des régions plus élevées. Le tribunal écarta le délit d’offense à la morale religieuse et retint celui d’outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs. Il ordonna la suppression de six pièces du recueil et condamna l’auteur à 300 francs, les imprimeurs à 200 francs d’amende.

Pour obtenir la remise des amendes, Baudelaire consentit à ne pas faire appel. Bien que le lancement du livre ait bénéficié du bruit fait autour du procès, le poète, pour le principe, et avec raison, protesta toujours contre cet arrêt. Il avait même paru abasourdi de sa condamnation. À Asselineau qui lui demandait : « Vous vous attendiez à être acquitté ? – Acquitté ? répondit-il, j’attendais qu’on me ferait réparation d’honneur ! » Mais, ce qui l’irritait par-dessus tout, c’était d’avoir été accusé de « réalisme » par le procureur Pinard.

La note comique fut donnée par Ancelle, « ce fléau », qui n’avait pu se tenir d’assister à l’audience. Avec sa rage de se mêler de tout et de faire partout des connaissances, il allait d’un groupe à l’autre, posant des questions, émettant des avis, entrant de force en conversation avec les amis de l’auteur. Ceux-ci demandaient à Baudelaire qui était ce grand monsieur à cheveux blancs. Le poète, agacé par cette présence, gêné par ces marques d’intérêt qui lui semblaient autant de fautes de goût et d’indiscrétions, craignant affreusement que son conseil ne le compromît ou ne le rendît ridicule, ne cessa, pendant toute la durée des débats, de jeter sur le notaire des regards inquiets ; mais le vieil homme, se trompant sur le véritable sens de ces regards, qu’il prenait pour des signes de sympathie et de connivence, y répondait de loin par des clignements d’yeux et de mystérieuses grimaces.

 

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

Voilà que j’ai touché l’automne des idées.

 

 

CHAPITRE PREMIER

GLOIRE ET DÉBOIRES

 

...ma plaie

Et ma fatalité...

 

Le Baudelaire d’alors, c’est celui dont la gravure sur acier, placée en tête de l'édition Michel Lévy de 1868, a répandu l’image : le masque entièrement rasé, les cheveux courts ; comme vêtement une sorte de vareuse, très ample, de coupe élégante ; une cravate lâche, nouée avec un négligé savant sous un large col de chemise à peine empesé et rabattu, dégageant le cou ; ce que les Goncourt, qui soupent, un soir d’octobre 1857, au café Riche, à côté du poète, appellent « une vraie toilette de guillotiné ». Mais Baudelaire, à les en croire, n’avait pas de cravate ce soir-là, incorrection qui, de sa part, semble bien surprenante. Jusqu’où leur malignité naturelle n’égare-t-elle pas les Goncourt ! Baudelaire a de petites mains. Quelle tare déjà ! Mais, comble de vice, ces mains sont « lavées, soignées, écurées comme des mains de femme ». Cette répulsion des deux frères devant des mains nettes est assez curieuse.

Émile de Molènes, qui connut Baudelaire pendant cette période de sa vie, nous dit que certains l’appelaient, en effet, « le guillotiné », à cause de ses cols évasés. D’autres le surnommaient « le prêtre », parce qu’il y avait dans ses manières quelque chose d’ecclésiastique. De même, Catulle Mendès, qui connut le poète à la Revue fantaisiste, le premier journal des Parnassiens, passage des Panoramas (alors passage Mirès), appelle Baudelaire S. Ém. Mgr Brummel.

C’est à la Revue fantaisiste que Baudelaire fit la connaissance de Léon Cladel qu’il traitait un peu comme un disciple, dans ses dernières années, et dont il préfaça le roman les Martyrs ridicules.

L’auteur des Fleurs du Mal, qu’on rencontrait encore au « perron » de Tortoni ou au Divan de la rue Le Peletier, jouissait alors, auprès des jeunes gens, du prestige de l’auteur condamné, du « poète maudit ». Lui appelait ses jeunes amis « les Éphèbes » ou « les Éliacins ». Tantôt il les cajolait, leur donnait des conseils sur un ton paternel, tantôt, de sa voix coupante, il les raillait férocement ; et tous, quand il daignait parler d’art, écoutaient bouche bée.

Le succès des Fleurs du Mal n’avait pas été non plus sans attirer sur Baudelaire l’attention vivement intéressée de « la présidente ». Celle-ci, jusqu’alors assez distraite, voyait maintenant d’un autre œil ce bizarre soupirant dont l’anonymat, comme on peut le supposer, était depuis longtemps percé à jour.

Madame Sabatier avait une petite sœur qui, ayant rencontré Baudelaire un soir, partit d’un grand éclat de rire à sa face et lui dit : « Êtes-vous toujours amoureux de ma sœur et lui écrivez-vous toujours de superbes lettres ? » Le poète comprit que son secret était la fable du salon de la rue Frochot. Mais, à vrai dire, espérait-il que les vers qui accompagnaient ses billets ne le désigneraient pas rapidement ? Et, s’ils n’y avaient pas suffi, n’en eût-il pas été le premier piqué ?

Bref, le mystère ayant pris fin, ce fut Aglaé qui, hardiment, brûla les étapes. Elle aimait, comme ou sait, les gravelures, et justement Baudelaire venait d’être condamné pour outrage aux mœurs. Quel attrait ! Sans compter que les Fleurs du Mal faisaient entrevoir à cette femme libertine des complications de sensualité, toute une casuistique charnelle, ma foi ! bien émoustillante.

Le procès est du 20 août, le 30, la dame s’est donnée. Elle s’est donnée, mais... les trésors qu’elle offrait, ces fameux « objets noirs ou roses », je soupçonne qu’on ne les a pas pris, qu’on n’a pas su, pas pu les prendre. Enfin, je crois que l’aventure est de celles que Stendbal eût rangées au chapitre des fiascos. La déconvenue est totale de part et d’autre. L’embarras, quand on s’est avancé si loin, ce doit être de se retirer avec politesse. Les billets échangés, à partir du 31 août, entre l’idole de la veille et son adorateur défaillant, donnent le spectacle de cette retraite par échelons : aussi précipitée que possible de la part de Baudelaire, qu’on sent près de céder à la panique ; plus lente, de la part de la beauté dépitée, laquelle, tout de même, a de la peine à admettre qu’elle doive décidément s’éloigner sans qu’on lui ait rendu hommage.

Le poète avoue qu’il lui manque la foi. Comprenons ce que cela veut dire. « Il y a quelques jours, soupire-t-il, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant. » D’autres se fussent réjouis de la transformation. Mais aussi, quand on a pour la maigreur et pour les « corps bruns » (voire d’un brun poussé au noir) un goût si exclusif, si ancien, quelle idée de se mettre soi-même dans le cas d’avoir à honorer, par d’autres rythmes que ceux des vers, une blonde potelée ! Ou bien, puisque de cette jolie femme blanche et grasse, on avait fait, pendant cinq ans une « Madone », il fallait la laisser dans sa niche. C’est bien ce que pense Baudelaire : « Sacré Saint-Ciboire ! (ainsi jurait-il) que suis-je allé faire dans cette galère ? »

Si nous plaisantons ici, c’est qu’il nous est impossible de voir, dans cette liquidation, autre chose qu’un embarras et qu’une déception, qui l’un et l’autre tournent facilement au comique. « Ma colère, écrit la présidente, était bien légitime. Que dois-je penser quand je te vois fuir mes caresses, si ce n’est que tu penses à l’autre, dont l’âme et la face noire viennent se placer entre nous ? Enfin, je me sens humiliée et abaissée. Sans le respect que j’ai pour moi, je te dirais des injures. » Voilà qui est explicite.

Heureusement, madame Sabatier était ce qu’on nomme une bonne fille : de cette ridicule histoire, elle ne garda nulle rancune au poète. Quant à celui-ci, tout en évitant, du moins pendant quelques mois, le tête-à-tête, dont il avait « une peur terrible », il continua d’aller rue Frochot le dimanche. Il faisait à « la présidente » de menus cadeaux, un jour un encrier, un autre un éventail. Peu à peu, ils en vinrent, elle et lui, à des sentiments qui, également éloignés des extases mystiques et des ardeurs sensuelles, correspondaient entre eux, cette fois-ci, à la vérité : ceux d’une sincère camaraderie.

Mais, en cette même année 1857, il s’est produit, dans la vie de Baudelaire, un événement bien plus important que tout cela : trois mois avant la publication des Fleurs du Mal, en avril, son beau-père est mort.

« Créature imparfaite, j’ai péché, j’en demande pardon à Dieu et aux hommes. Né dans la condition la plus humble, la Providence a permis que je fournisse une brillante carrière, je l’ai parcourue sans me laisser éblouir... » Ainsi débute le testament de feu Jacques Aupick. La solennité pompeuse du de cujus s’y retrouve tout entière. Un sénateur, ancien officier général, ancien ambassadeur, ne pouvait se retirer du monde avec simplicité. Tant de dignités, d’étoiles, de décorations, sans parler des « ordres étrangers », obligeaient leur titulaire à conserver jusque dans la mort une attitude décorative, et la mode du temps, d’ailleurs, ne l’en dissuadait point.

Un tel document, encore que M. Aupick ait eu le tact de ne pas y nommer son beau-fils, explique bien des choses, par son seul ton. Non qu’il excuse Baudelaire de ses insolences, mais il fait comprendre à quel point il n’y avait positivement entre les deux hommes aucune possibilité d’accord.

Poursuivons cependant, cela en vaut la peine : « Je recommande à la sollicitude de mes amis ma femme bien-aimée que, pendant trente ans, j’ai constamment trouvée auprès de moi, tendre et dévouée, et qui a tant contribué à me rendre facile l’exercice de mes hautes fonctions, surtout à l’étranger, où la grâce de son esprit, unie à l’aménité de ses manières, donnait à son salon un charme que chacun se plaisait à reconnaître. Je lui donne ma dernière pensée et me réfugie dans le sein de mon Créateur. »

Un bon point pour Caroline. Elle fut une épouse modèle, nous n’en avions jamais douté. Sincère fut donc son chagrin, mais une certaine inquiétude de l’avenir s’y mêlait. Le général, en effet, était sans fortune, et n’avait rien économisé, ayant toujours inscrit au chapitre « frais de représentation » la totalité de ses émoluments. Sa veuve, qui n’avait plus désormais qu’un revenu de 5000 francs (environ 30 000 d’aujourd’hui), allait passer brusquement d’une vie large à une vie assez étroite.

Prudente, elle décida de se retirer à Honfleur où son mari, quelques années auparavant, avait fait bâtir, sur la falaise, une petite maison d’été. La vente de quelques meubles et celle des chevaux, harnais et voitures, dont Baudelaire s’occupa avec l’assistance de Valère, l’ancien maître d’hôtel de son beau-père, produisit une trentaine de mille francs (180 000 d’à présent).

Heureusement aussi, madame Aupick ayant demandé une pension au gouvernement, celle-ci, dès le mois de juin, lui fut accordée par l’Empereur ; elle s’élevait à 6 000 francs (36 000 d’aujourd’hui) ce qui était mieux que convenable. Encore une fois, même dans le deuil, les affaires de Caroline s’arrangeaient.

Pour le poète, la mort de son beau-père avait été, ainsi qu’il l’a dit, « une chose solennelle, comme un rappel à l’ordre ». Jusqu’ici, les duretés qu’il avait eues à l’égard de sa « pauvre mère » avaient un semblant d’excuse. Il pouvait, en effet, considérer que quelqu’un d’autre que lui avait charge d’elle. Il n’en était plus de même à présent. La première idée qui le frappa, lors du décès du général, ce fut que le bonheur de sa mère, c’était lui seul, désormais, qui avait mission de l’assurer. Tout ce qu’il s’était jusqu’alors permis, nonchalance, égoïsme, grossièretés, violences (c’est Baudelaire lui-même qui s’accuse), tout cela, dorénavant, lui était interdit. Et, de fait, à partir de cette date, le ton des relations du fils avec sa mère va s’adoucir, s’attendrir. Est-ce là une véritable nouveauté ? Non, mais plutôt un ardent retour à ce qui fut jadis, ou même un simple abandon du cœur à des sentiments qui jamais, en réalité, n’ont cessé d’exister, mais que seulement les circonstances ont masqués durant de longues années.

Cependant, quoi qu’en puisse dire Baudelaire, le souci de ses nouvelles responsabilités n’est pas la raison unique de son changement d’attitude. Il y en a deux autres, sinon meilleures, du moins plus profondes : la première, c’est que, avec l’âge et les tribulations, les pointes de son caractère se sont un peu émoussées ; la seconde, c’est qu’il n’a plus aucun motif d’être jaloux : sa mère, comme autrefois, lui appartient exclusivement. Et cela est si vrai que son imagination, maintenant, se retourne avec une sorte de complaisance douloureuse, vers les souvenirs de ce passé lointain, vers la petite maison de Neuilly, plus loin encore, vers le temps des promenades au Luxembourg, vers l’image de son père.

Sur ce père qu’il a si peu connu, souvent il lui arrive, à présent, d’interroger sa mère, comme si les vingt-neuf années du règne de M. Aupick étaient effacées, ne comptaient pour rien. Un jour, le poète découvre, passage des Panoramas, une gouache de François Baudelaire. Il en est ému. « Toutes ces vieilleries-là, dit-il, ont une valeur morale. » Son propre portrait par Deroy, qui longtemps l’a suivi au cours de ses nombreux déménagements, il l’a finalement donné à un ami, car il n’aime plus ces « rapinades ». Mais, au-dessus de sa table à écrire, le portrait du vieillard aux sourcils d’ébène est maintenant accroché au mur.

Cette intimité retrouvée de la mère et du fils, des amis du défunt général, un certain M. Émon, entre autres, qui allait souvent à Honfleur, essayèrent de la troubler. Madame Aupick, influencée par ce personnage, reprocha à son fils son « maudit livre ». C’est les Fleurs du Mal, qu’elle voulait dire. Mais le poète se fâcha, toutefois plus doucement, peut-être, qu’il ne l’eût fait jadis – et M. Émon fut écarté.

Ensuite, ce fut le curé d'Honfleur, l’abbé Cardinne, lequel, après avoir demandé lui-même à Baudelaire un exemplaire des Fleurs du Mal, fit du livre un autodafé dans sa cheminée. Comme disait le poète, « cela ne se fait plus, excepté chez les fous qui veulent voir flamber du papier ». Mais Caroline était pieuse, le geste de son curé l’alarma. Elle n’était pas insensible, cependant, aux petites satisfactions de la notoriété. « Du moment que Charles a publié quelque chose, écrit-elle un jour à Ancelle, j’ai changé de langage, peut-être même, à mon insu, d’opinion. »

Donc, madame Aupick demeure maintenant sur sa falaise, dans sa « maison-joujou ». Elle a un jardin d’où la vue est superbe. Baudelaire est venu à Honfleur embrasser sa mère, et il conçoit le projet de faire auprès d’elle de longs séjours.

En attendant, il lui envoie de Paris de petits cadeaux, pour sa fête, pour son anniversaire : une jardinière, un dessin de Guys. Il lui envoie aussi du thé Peckao-Souchong et des livres : l’Amour de Michelet, « immense succès, succès de femmes », Fanny d’Ernest Feydeau, « immense succès, livre répugnant, archi-répugnant », la Légende des siècles, « un beau livre, ce Victor Hugo est infatigable ».

Par contre, ayant cherché en vain à faire argent à son profit d’un châle de l’Inde que madame Aupick lui avait abandonné, il lui demande si elle n’aurait pas, par hasard, quelque autre objet inutilisable pour elle, mais de bonne vente, dont il trouverait le placement.

C’est que le succès des Fleurs du Mal n’a guère amélioré l’existence du poète au point de vue matériel. En 1857, il a donné au Présent six Poèmes nocturnes (ses premiers poèmes en prose, dont deux spécimens avaient paru déjà en 1855 dans un petit livre intitulé Fontainebleau), et à l’Artiste une belle étude sur Flaubert. En septembre 1858, la Revue contemporaine a publié De l’idéal artificiel (la première partie des Paradis artificiels).

Mais la poésie de Baudelaire n’est pas chose marchande. La valeur en est même encore à ce point discutée qu’Alphonse de Calonne, le directeur de la Revue contemporaine, se croit autorisé à y voir des « chevilles » et à en corriger lui-même certains vers. D’où fureur compréhensible de l’auteur, échanges d’injures et, bientôt, situation si tendue que le poète songe un instant à demander de l’offense réparation par les armes.

De même, la critique de Baudelaire, pourtant magistrale, encore que Buloz ait dit de lui qu’il était « mauvais critique », ne peut être non plus très rémunératrice, n’étant pas accessible à tous. Alors, le poète revient à ses projets de théâtre. De l’Ivrogne, il reparle comme s’il avait commencé d’écrire la pièce, il dit même que les deux premiers actes sont achevés. Mais il ment. Ce n’est plus Tisserant, maintenant, qui doit jouer le drame, c’est Rouvière, le célèbre interprète d’Othello et d’Hamlet, à qui Baudelaire a consacré, en 1855, un article flatteur dans la Nouvelle galerie des artistes dramatiques vivants. Le poète est entré également en relations avec Hostein, le directeur de la Gaîté. Il espère – ou feint d’espérer – qu’Hostein lui fera une avance importante sur la seule vue de son scénario.

Mais, au lieu de se mettre à écrire l’Ivrogne, le voilà qui songe à une autre pièce, qu’il a dessein de tirer d’un conte de Paul de Molènes : le Marquis du 1er houzards, et à un troisième drame : la Fin de don Juan. Le domestique de don Juan ne s’y appellera plus Sganarelle, il sera « une espèce d’intelligence à la Franklin », entendez « un coquin comme Franklin ». Don Juan se rencontrera avec l’ombre de Catilina : le grand séducteur en face du grand conspirateur... Mirages que tout cela !

Comme le poète ne peut pas aller constamment à Honfleur, qu’il est retenu à Paris par ses projets, par la nécessité d’y voir les directeurs de journaux, de revues et de théâtres, la solitude recommence à lui peser terriblement. Avec madame Sabatier, la preuve est faite. Ce n’est point cette grosse blonde réjouie qui comblera le vide horrible de sa vie. Pas plus que cette extraordinaire madame Niéri, une amie de « la présidente », une étrangère qui, lorsqu’elle sort avec Baudelaire, s’avise de payer les fiacres, geste que le poète, un peu humilié, appelle « un enfantillage ». Il a écrit pour cette amazone un sonnet où il la nomme Sisina et la compare à Diane ; mais depuis son rendez-vous avec l’opulente Aglaé, rue Jean-Jacques-Rousseau, il se méfie de ses enthousiasmes par trop littéraires et se tient sur la réserve.

Alors, qui ? Jeanne, parbleu ! Jeanne, qui est vieille, laide, malade, stupide, méchante, voleuse, perverse, abrutie d’alcool, mais qui est Jeanne, après tout ! Déjà, en décembre 1854, Baudelaire disait : « Il me faut à tout prix une famille. Je rentrerai dans le concubinage. Si je ne suis pas installé le 9 janvier chez Mlle Lemer, je serai chez l’autre. » L’autre ? sans doute la mystérieuse J. G. F.

Maintenant, il est excédé de l’hôtel du quai Voltaire. Il le quitte en décembre 1858 pour s’installer dans ses meubles, avec sa vieille maîtresse noire, non loin de la Bastille, au 22 de l’étroite rue Beautreillis. Bientôt pourtant, il prend de nouveau en dégoût cette cohabitation et s’enfuit à Honfleur, laissant Jeanne seule dans son nouveau logement.

Mais à Honfleur non plus l’existence n’est pas gaie, quoique le poète, de sa chambre, ait la vue de la mer, chose à laquelle il semblait tenir beaucoup. Ce qui lui manque, ce sont les conversations, la vie de café, et c’est, quelquefois, l’opium. Quand sa provision de laudanum s’épuise et qu’il n’a pas d’argent pour en faire venir, il s’assombrit, il s’irrite. Pourtant, sauf un court voyage à Paris, il reste là six mois, toute la première moitié de l’année 1859.

En mars, Jeanne a eu une petite attaque. Le poète, aussitôt, est accouru ; il a fait entrer à la maison Dubois la malade dont un bras est paralysé. Puis, d’Honfleur où il est revenu, il envoie à l’administration de l’hôpital la somme qui est due pour l’entretien de Mlle Lemer. Mais, celle-ci, bientôt, réclame de nouveau l’argent, disant que, si la pension n’est pas payée, elle court le risque d’être renvoyée. Poulet-Malassis va, de la part de Baudelaire, demander des explications à la maison de santé. Là, il découvre que Jeanne avait imaginé de faire payer son amant deux fois, dans l’espoir de subtiliser le montant du second envoi. Ce n’est pas tout : la mulâtresse, au bout de trois semaines, est dégoûtée du régime de l’hôpital, c’est-à-dire qu’elle enrage d’être privée d’alcool, comme Baudelaire, à Honfleur, souffre d’être privé d’opium. Alors, de son propre mouvement, un matin, elle quitte la maison Dubois, achète en route une bouteille de rhum et rentre en hâte rue Beautreillis, pour s’enivrer.

Quand, au commencement de l’été 1859, Baudelaire est rappelé à Paris par ses affaires, il évite de rejoindre Jeanne, il descend rue d’Amsterdam, à l’hôtel de Dieppe. Le voici de nouveau seul.

 

 

CHAPITRE II

DISPUTES DES ANGES ET DES DÉMONS

 

Ô douleur ! ô douleur ! le temps mange la vie !...

 

En 1859, Baudelaire écrit encore un Salon, qui paraît cette fois à la Revue française, incomplètement cependant, cette petite revue étant morte avant que la fin de l’étude n’ait pu être insérée. L’Artiste publie la même année une étude sur Théophile Gautier. En outre, de nouvelles Fleurs du Mal ont paru, en 1859 et 1860, à la Revue française, à la Revue contemporaine, à la Causerie, à l’Artiste, et ces poésies, pour la beauté et la perfection de la forme, ne le cèdent en rien aux poèmes antérieurs. En janvier 1860, la Revue contemporaine donne les Enchantements et tortures d’un fumeur d’opium et, chez Poulet-Malassis, paraît au mois de juillet de la même année, l’édition complète des Paradis artificiels.

Tout cela représente une respectable somme de travail, surtout si l’on songe que la traduction des œuvres d’Edgar Poe se poursuivait toujours. Le poète, en effet, sans répudier absolument les chimères où son imagination continue à chercher un moyen de se libérer d’un seul coup, accorde désormais de moins en moins de place dans sa vie à la flânerie Son propre succès l’incite à un effort plus régulier, de même que l’assurance d’avoir maintenant un éditeur fidèle et dévoué, lequel, au surplus, l’aiguillonne constamment.

Toutefois, en 1860, un désaccord passager entre l’auteur et l’éditeur vint retarder de quelques semaines la publication des Paradis artificiels. L’objet de la discussion peut paraître singulier pour l’époque. Poulet-Malassis ne prétendait-il pas imprimer à la fin du volume la notice d’un pharmacien bruxellois, préconisant certaines préparations de haschisch ? Cette publicité aurait été payée par deux cents exemplaires souscrits. Impossible de faire comprendre à « Coco-Malperché », qui se montre ici sous l’aspect d’un précurseur, aventureux de la réclame, ce qu’il y avait, dans ce procédé, de répréhensible, voire même de dangereux. Le poète avait raison de se demander avec inquiétude si la police impériale aurait toléré pareil cynisme. Sa condamnation récente pour « immoralité » eût pris, du fait d’une récidive, entachée cette fois d’esprit de lucre, une couleur nouvelle. Heureusement, après un échange de lettres fort vives, le projet fut abandonné, ce qui, d’ailleurs, n’empêcha pas le ministère de l’Intérieur de refuser l’estampille à l’ouvrage.

Donc, Baudelaire travaille. Quel mérite pourtant n’a-t-il pas aujourd’hui à travailler ! Sa santé est devenue si précaire ! Martyr de ses propres excès, il traîne avec lui un si lourd passif, non seulement de dettes, mais de tares physiologiques, qu’au moment où lui vient le désir sincère d’une vie plus réglée, d’un labeur plus assidu, la bonne volonté, hélas ! ne suffit pas toujours : le corps souvent refuse d’obéir.

Le poète avait-il un médecin ? Il n’y paraît guère. Il ne me souvient pas que, dans toute sa correspondance, il soit une seule fois question d’un docteur, sauf en Belgique, aux approches de la crise finale. Sans doute, jusqu’au dernier moment, Baudelaire aura-t-il redouté qu’un médecin ne lui ordonne, en premier lieu, de supprimer tous les excitants ; et comme il ne pouvait s’y résoudre, il préférait se soigner lui-même, d’après des indications glanées ici et là chez des amis.

Dans ses lettres et dans ses papiers intimes, il parle de douches froides, d’iodure de potassium, d’un sirop de lichen d’Islande qu’il fabrique de ses mains, et dont il donne la formule. On y lit également qu’il combattait ses coliques avec l’opium. Mais n’est-ce pas précisément à l’usage invétéré de l’opium, absorbé sous les espèces du laudanum, que ces coliques étaient dues ? De sorte qu’au lieu de pallier le mal, il semble bien qu’il l’aggravait. De même, pour lutter contre les étouffements, il prenait des capsules d’éther ; mais le remède, devenu vite un autre abus, offrait à son tour de sérieux inconvénients.

Le poète, depuis longtemps, se plaignait de vomissements ; maintenant, il souffre, en plus, de constantes insomnies ; et quand, au petit jour, sous l’influence des narcotiques, il s’assoupit, il a des cauchemars, des essoufflements, des palpitations, des réveils en sursaut, accompagnés d’angoisses et de sueurs glacées. Enfin, l’ancienne affection qui avait déjà reparu à Dijon, il y a une dizaine d’années, donne aujourd’hui encore des signes de sa virulence sous forme de taches sur la peau, de migraines, de lassitudes extrêmes.

Mais voici un avertissement plus grave : le 13 janvier 1860, hors de chez lui, Baudelaire a une congestion cérébrale légère ; il peut cependant donner une adresse à un cocher, l’adresse d’une vieille femme (la mère de Jeanne, peut-être, car Jeanne avait une mère, ou bien la mère de l’autre, ou encore la mère d’une de ces amies dont le Carnet amoureux porte les noms). Cette vieille sorcière le soigne par des pratiques singulières. Au bout de quelques instants, il peut se lever, mais, à peine debout, il a une nouvelle crise, des nausées, des vertiges ; il est incapable de gravir une marche d’escalier sans croire qu’il va s’évanouir. Enfin, au bout de quelques heures, tout est dissipé et, le lendemain soir, il rentre à l’hôtel de Dieppe parfaitement bien, dit-il, « mais fatigué comme s’il avait fait un long voyage ».

Rien, cependant, ni la maladie, ni les tracas, n’a pu diminuer, chez Baudelaire, cette faculté qu’il a toujours eue de s’enthousiasmer, de s'indigner, bref de prendre parti violemment dans toutes les grandes causes de l’art. Le même homme qui, dès 1845, avait défendu avec tant d’ardeur et d’intelligence le génie encore discuté d’Eugène Delacroix, saluait maintenant, en la personne de Richard Wagner, arrivé à Paris à l’automne de 1859, le rénovateur de la musique moderne.

Baudelaire assistait à ces fameux concerts Pasdeloup des 25 janvier, 1er et 8 février 1860, lesquels ont été, pour nombre de ceux qui allaient devenir bientôt les champions de la musique wagnérienne en France, une bouleversante révélation. Le poète fut transporté. « Ç’a été, cette musique, écrit-il à Poulet-Malassis, le 16 février, une des grandes jouissances de ma vie ; il y a bien quinze ans que je n’ai senti pareil enlèvement. » Quinze ans, c’est-à-dire depuis 1845 précisément, depuis la rencontre avec l’œuvre de Delacroix.

Tout de suite, Baudelaire s’affilia au petit groupe des premiers adeptes, les Léon Leroy, les Gaspérini. Champfleury, son vieux camarade du Corsaire-Satan, ne tarde pas à l’y rejoindre. Un peu plus tard, le poète fait la connaissance du musicien lui-même. Il le rencontre chez Tortoni, où Wagner vient parfois, suivi de son chien Fips. Sans doute Baudelaire fut-il de ces mercredis de la rue Newton, où parurent aussi Berlioz et Gounod, et où Minna, la première madame Richard Wagner, recevait aux côtés de son mari.

C’est vers cette époque-là que le poète se lie d’amitié avec le dessinateur Constantin Guys. Cet historiographe des mœurs du jour, par sa manière à la fois mordante et fuligineuse, par son souci du caractère individuel, de l’actualité prise sur le vif, ne pouvait manquer de plaire à un artiste qui, lui-même, s’était tant appliqué à rendre, en vers et en prose, ce qu’il y a de complexe, de corrompu, de factice, de dissonant dans ce qu’on nomme la modernité.

Les sépias de Constantin Guys ne semblent-elles pas l’illustration même du Paris baudelairien, avec sa population mêlée : dandys aux pantalons à sous-pieds, aux redingotes juponnantes, pincées à la taille, le tromblon enfoncé sur les oreilles, le monocle carré dans l’œil ; filles boulottes aux peignoirs entrouverts, prostrées, en quelque maison close, sur des sièges bas : divans, sofas, poufs ; « lionnes » allongées dans leur victoria ou, debout sur le turf, le visage abrité sous la cloche d’une étroite ombrelle ronde ; demoiselles coiffées de minuscules capotes à larges brides ; mondaines à l’Opéra, les épaules nues aux lignes tombantes, les corsages de guêpes jaillis du ballonnement soyeux des crinolines ; et, dans le ruisseau, à la sortie des théâtres, la main tendue vers l’aumône, sous le jet de boue des coupés qui démarrent, celles qui, jadis, à Frascati, à Tivoli, furent Éponine ou Lais, les « petites vieilles » à cabas.

C’est encore en ces mêmes années 1859-1860 que Baudelaire s’intéresse au sort de l’aquafortiste Méryon tombé dans la misère. Mais la vertu elle-même, chez Baudelaire, ressemble à la fureur : « Ce Méryon ne sait pas se conduire ; il ne sait rien de la vie. Il ne sait pas vendre ; il ne sait pas trouver un éditeur. Son œuvre est très facilement vendable ! »

Malheureusement, le cas de Méryon était plus triste encore : c’était un maniaque de la persécution. Le poète, pour lui venir en aide, lui propose de faire éditer, par Poulet-Malassis, un album de douze de ses eaux-fortes représentant des vues de Paris, et de joindre, lui, Baudelaire, à chaque planche, un petit poème ou un sonnet. Méryon repousse l’idée avec une espèce d’horreur. Baudelaire, alors, parle d’accompagner les eaux-fortes de méditations poétiques en prose. Méryon refuse encore. Ce qu’il veut, c’est une description littérale de ses dessins, un texte en style de guide ou de manuel. Croit-on que Baudelaire, cet homme pourtant si orgueilleux, si irascible, et lui-même accablé de tant de maux, envoie promener l’impudent ? Non. Il se soumet à son exigence, à une seule condition, c’est de ne pas signer les notices. En outre, il ne réclame aucun droit sur la vente mais ne laisse pas de recommander à son éditeur et ami ce « fou infortuné, qui ne sait pas conduire ses affaires et qui a fait un bel ouvrage ». « J’ai considéré pour vous, écrit-il, à Poulet-Malassis, la plaisir double d’une bonne affaire et d’une bonne action. » Voilà une phrase, il me semble, que M. Ancelle eût retenue pour la placer dans une de ses homélies municipales ! Quoi ! la morale existe donc ?

Là ne se borne pas la générosité de Baudelaire. De quel élan fraternel il ajoute : « Et, à ce sujet, pensez à Daumier ! à Daumier libre et foutu à la porte du Charivari au milieu d’un mois, et n’ayant été payé que d’un demi-mois ! » C’est que Méryon, Daumier, ce sont des artistes, des vrais, et des artistes méconnus ; cela, c’est sacré.

Pourtant, il est arrivé à Baudelaire de commettre dans sa vie ce qu’il faut bien appeler de petites indélicatesses. Cette biographie est véridique, elle n’a d’autre objet que de montrer l’homme tout entier, sous toutes ses faces, avec ses grandeurs, avec ses fautes. Parmi celles-ci nous aurions souhaité qu’il n’y en eût pas d’un certain caractère. Dès qu’il est question d’argent, la plus vénielle défaillance a quelque chose de sordide. Dans une existence, c’est une tache. Des crimes plus grands, parfois, salissent moins.

Or, Baudelaire, au mois d’août 1860, se laisse aller à disposer d’une somme qui lui a été confiée. Des créanciers, et parmi eux Arondel, peut-être, ce « vieux tigre », le cernent de toutes parts. Pour les apaiser, il leur remet une partie du dépôt qu’il a reçu. Comme il lui est dû de l’argent à lui-même par divers journaux, il a pensé qu’il serait couvert de la somme détournée avant toute réclamation. Mais son calcul se trouve faux. Alors, il avoue sa vilaine action à sa mère en la suppliant de le sauver ; et ce qui me paraît non moins grave que l’indélicatesse elle-même, c’est cette phrase qu’il ajoute : « Il ne faut pas exagérer ce que j’ai fait ; c’est monstrueux comme étourderie, mais je l’avais fait plusieurs fois sans malheur. » Ce n’est pas tout : neuf mois plus tard, en mai 1861, il recommence.

Sans chercher des excuses à une conduite qui n’en comporte pas, on peut du moins essayer de l’expliquer. Comment cela ? Par la misère ? Non, c’est là l’argument de plaidoirie, l’argument pathétique, et il est trop commode. Mais par la mentalité même du coupable, lequel, au milieu de ses embarras, a conservé toute sa vie l’état d’esprit d’un fils de famille. Le fils de famille, en effet, garde au fond de lui-même la conviction que, dans le pire, il sera secouru, entendez que les siens ne le laisseront pas poursuivre, qu’ils désintéresseront les plaignants à la première menace.

Ainsi pense Baudelaire encore à quarante ans.

« Ma mère, dit-il quelque part, est fantastique. » Fantastique d’indulgence, inépuisable en pardons, oui, comme bien des mères. Ne souscrit-il pas aussi des billets payables à Honfleur et qui tombent, le matin, comme des aérolithes, là-bas, sur la falaise, dans la « maison-joujou » ? Madame Aupick dit : « Charles, bien que tu sois bon, j’ai peur que tu ne me ruines. » Mais, ayant dit, elle paie, et Charles le sait. Il abuse, c’est sa façon d’aimer. Il adore avec égoïsme.

En voici une nouvelle preuve, et d’une telle énormité qu’elle peut paraître extravagante : Madame Aupick se plaint que sa vue baisse. « Consulte, lui dit son fils, consulte beaucoup. Songe donc que je vivrai un jour près de toi, et que le spectacle d’une mère aveugle, en augmentant mes devoirs, ce qui ne serait rien, serait pour moi une douleur journalière. »

Et cet aveu encore, où se révèle le fond trouble de sa nature, mélange déconcertant de scrupule et de perversité : « Ta candeur, écrit-il à sa mère, ta facilité à être dupe, ta naïveté, ta sensibilité, me font rire. Crois-tu donc que, si je le voulais, je ne pourrais pas te ruiner et jeter ta vieillesse dans la misère ? Mais, je me retiens, et, à chaque crise nouvelle, je me dis : " Non, ma mère est vieille et pauvre ; il faut la laisser tranquille... " »

Seulement, il est capable aussi de grands dévouements, car il est bon, en effet. Il faut bien que ce soit vrai pour que sa mère le dise, elle qui a souffert par lui, et de tant de façons. La santé de Jeanne (« ma paralytique » comme il l’appelait maintenant) ne s’améliorant pas (et comment se fût-elle améliorée, quand la bouteille de rhum était toujours à portée de sa main sur la table de nuit ?), Baudelaire, en décembre 1860, loua pour sa vieille maîtresse, 4, rue Louis-Philippe, à Neuilly, qui, en ce temps-là, était encore la campagne, un logement plus aéré, plus agréable que celui de la rue Beautreillis. Lui-même quitta l’hôtel de Dieppe pour aller habiter avec ses anciennes amours, aujourd’hui bien déchues.

Mais une surprise l’attendait à son arrivée. Il trouva, auprès de Jeanne, un mulâtre, un frère à elle, qui, arrivé inopinément du bout du monde (de Saint-Domingue peut-être), n’avait rien trouvé de mieux que de s’installer chez sa sœur et d’y vivre à ses dépens, sans rien faire. La venue de monsieur Charles, demeuré le protecteur en titre de Mlle Lemer, n’émut aucunement le métis. À califourchon sur une chaise et les bras croisés sur le dossier de son siège, il n’en continua pas moins de fumer la pipe avec placidité dans la chambre de la malade, crachant de loin, de temps en temps, dans le foyer. À huit heures du matin, l’inquiétant personnage arrivait tranquillement, se faisait servir ses repas au chevet de sa sœur, et demeurait là jusqu’à onze heures du soir, sans qu’il fût possible un instant à monsieur Charles d’avoir un entretien tête à tête avec son amie. L’homme blanc était délibérément tenu à l’écart, considéré comme une quantité négligeable par le couple marron.

Peut-être Jeanne trouvait-elle que son frère en usait tout de même avec trop de sans-gêne, mais elle le savait peu commode, prompt aux injures et aux coups, et n’osait souffler mot. Baudelaire lui-même était violent, mais à la façon des faibles, toujours à la merci de leurs nerfs, c’est-à-dire qu’en face des êtres grossiers et résolus, il devenait facilement craintif. Ne se sentant pas le courage d’avoir une explication avec le parasite, il profita d’une courte absence de celui-ci pour se plaindre à Jeanne. Il ne se reconnaissait pas le droit, lui dit-il, de chasser son frère, mais si l’on continuait à lui manquer d’égards, il se retirerait à Honfleur. Il n’entendait nullement priver Jeanne de son appui, mais puisqu’elle vivait maintenant avec ce frère, il trouvait juste que celui-ci participât désormais pour les deux tiers ou la moitié à son entretien.

La malheureuse ne protesta pas, mais elle se mit à fondre en larmes. Il était évident que son frère la terrorisait et que la seule idée d’avoir à lui transmettre de telles représentations la faisait elle-même trembler. Néanmoins, elle promit en sanglotant d’engager le redoutable individu à reprendre ses affaires (quelles affaires ? On n’ose se le demander) ; mais elle ne cacha pas qu’elle craignait fort que sa prière ne fût mal accueillie, car son frère, durant tant d’années d’absence, n’avait jamais envoyé d’argent à leur mère.

Le lendemain, en effet, quand sa sœur se risqua à lui faire des observations, le mulâtre l’arrêta net : « Ton amant, dit-il, doit être accoutumé à la gêne. Lorsqu’on se charge d’une femme, c’est qu’on prend l’engagement de l’entretenir. Quant à moi, je n’ai point mis d’argent de côté. Ne compte sur moi en aucune façon. » Là-dessus, il tapota contre sa semelle le fourneau de sa pipe, pour en faire tomber la cendre, puis, ayant appelé la servante, il commanda son déjeuner.

Baudelaire prétendit plus tard que si cette réponse lui avait été faite directement, il aurait « coupé le visage de l’homme à coups de canne ». Mais il prenait ainsi sa revanche en imagination. La vérité, c’est qu’il céda la place et retourna à l’hôtel de Dieppe.

À quelque temps de là, l’état de Jeanne ayant empiré, on dut la transporter de nouveau à l’hôpital. Quand elle en sortit et revint à Neuilly, l’appartement était vide : son frère, en son absence, avait vendu les meubles.

 

 

CHAPITRE III

AU BORD DU SUICIDE ET...

CANDIDATURE À L’ACADÉMIE

 

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou...

 

« Ah ! chère mère, est-il encore temps pour que nous soyons heureux ? Je n’ose plus y croire ; quarante ans, un conseil judiciaire, des dettes énormes, et enfin, pire que tout, la volonté perdue, gâtée. Qui sait si l’esprit lui-même n’est pas altéré ? Je n’en sais rien, je ne peux plus le savoir, puisque j’ai perdu même la faculté de l’effort.

« Avant tout, je veux te dire une chose que je ne te dis pas souvent, et que tu ignores sans doute, surtout si tu me juges par les apparences, c’est que ma tendresse pour toi va en augmentant sans cesse. C’est une honte d’avouer que cette tendresse ne me donne même plus la force de me relever. Je contemple les anciennes années, les horribles années, je passe mon temps à réfléchir sur la brièveté de la vie ; rien de plus ; et ma volonté va toujours se rouillant. Si jamais homme a connu, jeune, le spleen et l’hypocondrie, certes, c’est moi. Et cependant, j’ai envie de vivre, et je voudrais connaître un peu la sécurité, la gloire, le contentement de soi-même. Quelque chose de terrible me dit : jamais, et quelque autre chose me dit cependant : essaye.

« De tant de plans et de projets, accumulés dans deux ou trois cartons que je n’ose plus ouvrir, qu’est-ce que j’exécuterai ? Jamais rien, peut-être... »

Cette lettre est de février ou mars 1861, le poète lui-même ne s’en rappelait plus au juste la date. Elle était restée longtemps parmi ses papiers sans qu’il ait eu le courage de l’expédier. La seconde édition des Fleurs du Mal, augmentée de trente-cinq poèmes nouveaux, venait de paraître chez Poulet-Malassis. Mais les exemplaires de l’auteur demeurèrent un mois sur sa table, avant qu’il ait eu la force d’en faire les envois.

Son état était une sorte de terreur nerveuse. L’idée du suicide qui, déjà, maintes fois, avait effleuré son esprit, reparut alors avec persistance. « À toute heure de la journée, dit-il, cette idée me persécutait. Je voyais là la délivrance absolue, la délivrance de tout. » En même temps, par une étrange contradiction (seulement apparente, selon lui), il priait à toute heure. Qui ? Quel être défini ? Il n’en savait rien.

Néanmoins, il priait pour obtenir deux choses : pour lui, la force de vivre ; pour sa mère, de longues, longues années. Et, dans sa détresse, ses souvenirs d’enfance lui revenant en foule, il invoquait comme intercesseurs Mariette, la « servante au grand cœur » de jadis, et son père, dont le portrait « toujours muet » le regardait fixement. À ces deux êtres, dont la mémoire était liée pour lui à celle de ses premiers ans, il joignait dans un fervent appel l’âme de son frère spirituel, si tardivement découvert par hasard, de celui qui, sur terre, avait été vraiment son semblable, son double, Edgar Poe.

Pourtant le 13 mars (1861), Baudelaire se rendit à l’Opéra pour assister à la représentation de Tannhäuser. L’œuvre, comme on sait, fut outrageusement sifflée. Catulle Mendès, alors âgé de vingt ans, qui prit part à la bataille, dans le petit groupe des fidèles, a noté dans son Richard Wagner l’attitude dédaigneuse du poète au milieu du parterre déchaîné. Mais ce que Mendès ne pouvait supposer, c’est que l’indignation qui emplissait l’âme de Baudelaire pendant cette tumultueuse soirée, allait, en le détournant de son idée fixe, le sauver du suicide. En effet, l’article Wagner, qui parut le 18 mars à la Revue européenne, fut écrit en trois jours, dans une imprimerie, où le poète travaillait de dix heures du matin à dix heures du soir. Cette occupation violente chassa, dit-il, son obsession.

Mais la besogne achevée, il retomba dans une langueur affreuse, traversée d’hallucinations. Au moment de s’endormir, et même dans le sommeil, il entendait des voix très distinctement, des phrases complètes, banales, triviales, sans aucun rapport avec ses pensées ordinaires ni avec ses soucis actuels.

Toutes ces souffrances de Baudelaire, sa mère, par contrecoup, les ressentait profondément ; chaque lettre de son fils lui était un nouveau sujet de larmes. Quelques torts qu’il ait eus envers elle, ses plaintes lui déchiraient le cœur. Peut-être même eût-elle préféré les injustices et les insolences d’autrefois à ces lamentations d’homme découragé, pareilles aux gémissements d’un enfant.

Se sacrifiant d’avance elle-même à ce fils malheureux, elle manifesta l’intention de vendre la « maison-joujou » et de venir habiter Paris avec Charles, en demandant la levée de son conseil judiciaire et en joignant ses revenus aux siens. Mais ce projet, que Baudelaire avait suggéré, rencontra de la part d’Ancelle une opposition obstinée. Le conseil, en effet, connaissait son pupille ; il connaissait aussi la faiblesse de madame Aupick. Ne parlait-elle pas encore de congédier sa servante afin de pouvoir, grâce à cette économie, envoyer plus d’argent à son fils. En vérité, elle se serait dépouillée pour lui jusqu’à son dernier sou.

Mais Ancelle veillait. C’était un temporisateur, un de ces bavards qui tournent aisément leurs bavardages en moyens dilatoires. Baudelaire le savait, lui dont la fureur s’était brisée tant de fois contre cette éloquence évasive, ces digressions interminables, cet art, enfin, de noyer l’objet d’une demande dans le flot d’une conversation. Le notaire usa donc de son procédé habituel, il se montra disert, affairé, distrait, il traîna, éluda, lassa. De même, quand madame Aupick parut disposée à aliéner en faveur de son fils une somme de dix mille francs dont la moitié devait être employée à désintéresser d’anciens créanciers, Ancelle feignit de ne pas très bien comprendre et, sans demander d’ailleurs aucun éclaircissement, se déroba, devint impossible à joindre.

C’est pourtant à la fin de cette année 1861, une des plus tristes de sa vie, que Baudelaire fit une démarche qui surprit tout le monde : il se présenta à l’Académie. Un tel geste prouve à lui seul combien, dans le domaine des choses temporelles, son esprit était chimérique. Mais déjà, en 1857, l’année même de son procès, n’avait-il pas espéré que le gouvernement impérial, le même qui l’avait fait poursuivre, le nommerait chevalier de la Légion d’honneur ? L’année suivante encore, lors de la promotion du 15 août, dans laquelle Mürger obtint le ruban rouge, et Sandeau, la rosette d’officier, le poète parut un peu étonné, non sans simuler une dédaigneuse indifférence, de ne pas voir son nom figurer au Moniteur.

Baudelaire, en se présentant à l’Académie, commettait l’erreur commune à beaucoup de littérateurs, qui semblent oublier que l’illustre compagnie n’est pas uniquement une assemblée d’hommes de lettres, mais avant tout un salon. Or, Baudelaire avait du génie, c’est certain ; mais dans ce qu’on nomme les milieux académiques, était-il estimé ? Pas le moins du monde. Il y était considéré comme une espèce de bohème dont les vers scandaleux avaient été flétris publiquement. Il n’avait donc pas la moindre chance d’être élu, ni même d’être pris au sérieux comme candidat.

À la vérité, le poète envisageait la question à son point de vue propre, sans souci aucun des réalités extérieures, c’est-à-dire que le sentiment intime qu’il avait de sa valeur lui voilait l’absurdité de sa tentative. Sans doute, il a pu dire à sa mère que la seule chose qui l’intéressait dans l’affaire, c’était les pauvres émoluments attachés à la fonction, et dont il ignorait même le chiffre exact (il a voulu parler des jetons de présence, c’est comique) ; sans doute, il a écrit qu’il ne se souciait pas d’être approuvé de « toutes ces vieilles bêtes », mais qu’il avait pensé que sa mère attachait une immense importance aux honneurs publics, et que si, par miracle, il réussissait, elle en éprouverait une grande joie ; et même, il a pu faire aussi cette réflexion ahurissante que, s’il avait le bonheur d’être élu, il obtiendrait ensuite facilement qu’on lui rendît la libre disposition de ses biens, car imagine-t-on un académicien pourvu d’un conseil judiciaire ?

Mais, au fond, en sollicitant les suffrages de l’Académie, il obéissait surtout à un besoin de réhabilitation, comme l’a très bien démêlé M. Jacques Crépet, l’éminent baudelairien, à qui une longue pratique de son auteur confère la plus haute autorité. Si invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui, le procès des Fleurs du Mal, tout en révélant au grand public le nom du poète, l’avait entaché d’une certaine déconsidération. Aux Débats, par exemple, M. de Sacy ne permettait pas qu’il fût fait allusion dans son journal à un écrivain dont le livre avait été condamné par les tribunaux.

Baudelaire a donc pensé que s’il parvenait à franchir le seuil de l’Académie, la suspicion qui l’entourait cesserait du même coup. Évidemment, mais le raisonnement comportait un cercle vicieux puisque c’était cette suspicion même qui ôtait au poète toute chance de succès.

D’un autre côté, comme il fallait s’y attendre, dans les cénacles, dans la petite presse, dans les cafés littéraires, l’annonce que l’auteur des Fleurs du Mal posait sa candidature au fauteuil de Scribe fut accueillie par des clameurs et des lazzi. Baudelaire fut injurié, raillé comme un transfuge qui, du camp des indépendants, passait à celui des officiels. À Flaubert qui, du fond de sa retraite de Croisset, avait désapprouvé ce coup de tête, Baudelaire répondit : « Comment n’avez-vous pas deviné que Baudelaire, ça voulait dire Auguste Barbier, Théophile Gautier, Banville, Flaubert, Leconte de Lisle, c’est-à-dire : littérature pure ? »

Bref, au mois de décembre, le poète commença de faire ses visites, à pied, dit-il, et « en guenilles ». Mais gardons-nous de prendre ce dernier mot à la lettre. La mise de Baudelaire a toujours été soignée, voire recherchée. Ce n’est que deux ou trois ans plus tard qu’on le rencontrera quelquefois vêtu d’habits râpés. Encore gardera-t-il jusqu’au bout, dans sa pénurie, le luxe du linge blanc, impeccable.

Plusieurs académiciens se dérobèrent. Il fut impossible au poète de rencontrer Ponsard, pour qui Asselineau lui avait donné une lettre d’introduction, ni Legouvé, ni de Sacy, ni Saint-Marc Girardin, ni même Prosper Mérimée, qu’il connaissait pourtant.

Villemain, le secrétaire perpétuel, le reçut avec hauteur. « Je n’ai jamais eu d’originalité, moi, monsieur », aurait-il dit au candidat. À quoi celui-ci aurait répondu, non sans perfidie : « Monsieur, qu’en savez-vous ? » De Viennet, le poète rapportait cette définition devenue célèbre : « Il n’y a que cinq genres, monsieur : la tragédie, la comédie, la poésie épique, la satire, et la poésie fugitive, qui comprend la fable, où j’excelle. » Mais tout cela est-il bien authentique ?

Henri Patin, le latiniste, se montra charmant. De même Sandeau, à qui Baudelaire avait été recommandé par Flaubert. Il y a cependant pas mal d’ironie (involontaire, sans doute) dans ce mot de Sandeau au poète : « Peut-être, peut-être, pourrez-vous arracher quelques voix de protestants dans le vote pour le fauteuil Lacordaire. »

Baudelaire, en effet, avait eu la bizarre idée de renoncer à sa candidature au fauteuil de Scribe pour briguer le fauteuil du père Lacordaire. De ce choix, pour le moins inattendu, il donnait la raison suivante : « Lacordaire est un prêtre romantique, et je l’aime. » Mais, loin de paraître valable à ceux-là même qui montraient le plus de bienveillance au poète (j’entends à sa personne, car sa candidature, nul ne la prit en considération), cette raison fit l’effet d’une nouvelle excentricité.

Sainte-Beuve, âme trouble, mais intelligence extraordinairement claire, fut, pour le coup, stupéfait : comment un homme tel que Baudelaire, dont la supériorité était évidente, pouvait-il, à l’âge de quarante ans, avoir encore de pareilles foucades ? À ce vieux critique matois, si respectueux de l’autorité, de la hiérarchie, si expert dans l’art de jauger les influences, une telle méconnaissance des rapports sociaux, et de leurs règles, de leur jeu, de leur maniement, demeurait incompréhensible.

À tant d’ingénuité, en effet, il n’y a qu’une seule explication, c’est que, de la société, Baudelaire ne connaissait qu’un petit coin : la bohème. Fils de bourgeois, il avait, dès son jeune âge, rompu en visière avec le monde. Dandy il était, mais non dandy de salons, comme Musset, dandy plutôt de cafés, de restaurants, d’ateliers, de casinos et de mauvais lieux.

« L’oncle Beuve » avait voulu d’abord, oh ! sans se compromettre, donner à son « cher enfant », si fâcheusement engagé dans cette folle équipée académique, une preuve de son tendre intérêt. C’est alors que, dans une sorte d’examen des diverses candidatures, paru le 20 janvier 1862 au Constitutionnel, il avait consacré à Baudelaire le fameux paragraphe où il parlait de Kiosque et de Kamtchatka. Mais voilà, maintenant, que ce candidat auquel il avait fait l’honneur de discuter ses titres publiquement, commettait une énorme inconvenance, celle d’opter, lui, l’auteur des Fleurs du Mal, pour le fauteuil de Lacordaire ! Il fallait obtenir de cet extravagant qu’il adressât tout de suite au secrétaire perpétuel une lettre de désistement : « Laissez, écrit Sainte-Beuve à Baudelaire, le 9 février, laissez l’Académie pour ce qu’elle est, plus surprise que choquée, et ne la choquez pas en revenant à la charge au sujet d’un mort comme Lacordaire. » Ce ton, de la part du femmelin Sainte-Beuve, était comminatoire. Le poète ne s’y trompa point ; il se retira de la lutte sans insister davantage.

C’est alors que, pour se venger, selon un premier mouvement qui lui est habituel, il médite d’écrire sur l’Esprit et le style de M. Villemain, « cette mandragore sans âme », un article dont on a trouvé l’ébauche, après sa mort, dans ses papiers. Ce projet d’article est même si développé qu’on se demande ce qui a bien pu retenir Baudelaire de le mettre au point, en vue de la publication. C’eût été l’affaire d’une heure de travail. Aurait-il voulu, à la réflexion, ménager l’avenir ?

Au fauteuil de Lacordaire ce fut le prince de Broglie qui succéda. Ainsi, tout était dans l’ordre.

De son aventure académique, le poète garda du moins quelques bons souvenirs. Je ne veux pas parler de sa visite à Lamartine, bien que celui-ci, par déférence envers madame Aupick, l’ait fort gracieusement reçu ; mais Baudelaire pensa qu’il ne devait pas trop se fier aux belles paroles du chantre d’Elvire, qu’il juge « un peu catin, un peu prostitué », encore que parfait homme du monde. Non, c’est Alfred de Viguy qui, seul, il faut bien le dire, traita Baudelaire comme un égal, ayant seul pénétré, avec sa merveilleuse intuition, l’exceptionnelle valeur de ce pur poète, à la fois digne et malheureux, semblable à quelque Chatterton précocement vieilli, aux tempes déjà grises.

Les deux hommes causèrent ensemble trois heures durant, Vigny ayant condamné sa porte pour qu’on ne les troublât point. Tant de bonté de la part d’un vieux maître malade, vivant claustré en son logis, tant de flatteuse curiosité, tant de compréhension des plus subtiles nuances de l’âme, voilà une de ces rencontres privilégiées, comme il en arrive rarement dans une vie d’artiste. Baudelaire fut profondément ému de cet accueil. Bientôt, revient, rue des Écuries-d’Artois, où Vigny le retient encore trois heures ; et comme Vigny souffre de maux d’estomac, il lui recommande certaines gelées de viande combinées avec du madère, et lui donne les adresses de tavernes où l’on vend de la bonne bière anglaise.

 

 

CHAPITRE IV

L’IRRÉMÉDIABLE

 

Le jour décroît, la nuit augmente, souviens-toi !

 

En 1861, dans les intervalles de répit que lui laissent ses idées de suicide, ses ambitions académiques et ses soucis d’argent, Baudelaire publie, à la Revue fantaisiste, une série de neuf notices sur quelques poètes contemporains. La plupart de ces études, dont l’une, très élogieuse, est consacrée à Victor Hugo, furent réimprimées un peu plus tard dans l’Anthologie des poètes français publiée sous la direction d’Eugène Crépet. La Revue fantaisiste donne encore, en septembre, un savant article de Baudelaire sur les Peintures murales d’Eugène Delacroix à l’église Saint-Sulpice ; et, le 20 avril 1862, paraît, dans le Boulevard, un article du poète sur les Misérables.

On sait que Baudelaire n’aimait pas Hugo et qu’il n’admirait jamais les œuvres du maître que contraint, pour ainsi dire (comme on l’a vu pour la Légende des siècles), mais Baudelaire avait à Hugo des obligations. Quoique éprouvant la plus vive antipathie pour la personne du grand poète, il avait sollicité de lui une préface à l’étude sur Gautier, et même, dans le dessein de forcer la main de Victor Hugo, il lui avait dédié des vers (le Cygne, les Sept Vieillards, les Petites Vieilles). Hugo n’avait envoyé qu’une courte lettre, mais qui, en deux mots, caractérisait l’apport original de Baudelaire. Il n’avait parlé, lui, ni de Kamchatka ni de Kiosque, il avait dit : « Vous créez un frisson nouveau. »

Donc, en écrivant sa louangeuse notice de 1861, de même qu’en faisant, l’année suivante, l’éloge des Misérables, Baudelaire s’acquittait d’une dette de reconnaissance. « J’ai montré à ce sujet, a-t-il dit, que je possédais l’art de mentir. » Il a écrit ailleurs, en effet, que les Misérables étaient « un livre immonde et inepte ». Mais cette opinion, à son tour, exprimée dans une lettre intime, a l’outrance d’une boutade.

Trop souvent on est tenté de voir dans les jugements tirés des correspondances privées le reflet exact de la pensée d’un auteur. Même quand celui-ci est absolument sincère (comme c’est le cas pour Baudelaire dans ses lettres à sa mère), il peut arriver que l’épistolier, dans la mesure, précisément, où il est libre de toute contrainte, s’abandonne à des excès de langage, dus à des mouvements d’humeur qui ont une tout autre cause que leur objet apparent, c’est-à-dire sans aucun rapport avec les mots venus sous la plume. Que Baudelaire, par exemple, ait reçu un exploit d’huissier un quart d’heure avant de se mettre à écrire, et il dira : « immonde et inepte » là où il aurait dit... je ne sais quoi, mais quelque chose de moins brutal, de plus proche de son sentiment réel. Et c’est ainsi que ce qu’on nomme sincérité peut être quelquefois exagération, fausseté.

Au printemps de 1862, Claude Baudelaire, le magistrat, le demi-frère du poète, mourut d’une congestion cérébrale à Fontainebleau, où il avait accompli, en qualité de juge au tribunal de cette ville, toute sa carrière. Déjà, en 1860, à l’âge de cinquante-cinq ans, Claude avait été frappé d’une première attaque dont il ne s’était jamais entièrement remis.

Les deux frères, depuis longtemps, étaient fâchés. Charles ne souffrait même pas qu’on lui parlât de Claude qui l’avait offensé dans plusieurs circonstances. Son crime, disait-il, s’appelle « sottise, rien de plus, mais c’est beaucoup. J’aime mieux les gens méchants, qui savent ce qu’ils font, que les braves gens bêtes ». Cependant, à la mort de Claude, Charles écrivit à sa belle-sœur, et il reçut d’elle, en réponse à ses condoléances, une lettre qui l’engageait à la venir voir.

Baudelaire fit le voyage avec Ancelle. À cette date, le notaire est encore pour le poète « l’horrible plaie de sa vie ». Il l’appelle « cet imbécile », le raille de ce qu’ « il a toujours la conception lente », de ce qu’ « il aime toujours sa femme et sa fille, sans en rougir ». En outre, Ancelle « se connaît en littérature comme les éléphants à danser le boléro ». C’est « un homme insupportable, le type du jocrisse, du lambin et de l’hurluberlu ». Un jour, ce bourgeois sans élégance ne prétend-il pas persuader à Baudelaire de se faire habiller, par économie, dans une maison de confection ! On n’a pas idée d’une telle bassesse ! Une autre fois, le notaire, venu rendre visite à l’écrivain, pose au logeur des questions indiscrètes : « M. Baudelaire ne reçoit-il pas de femmes ?... Rentre-t-il tard ?..., etc. » D’où colère du poète à qui ces cancans sont rapportés. Dans l’espace d’un après-midi, Baudelaire expédie à sa mère, coup sur coup, cinq lettres, dans lesquelles il lui crie son indignation : « Ancelle est un misérable et je vais le souffleter devant sa femme et ses enfants. Je vais le souffleter à quatre heures (il est deux heures et demie). Je jure que ceci aura une fin et une fin terrible. » Mais la fin, comme toujours, c’est la réconciliation des deux hommes.

Les voilà donc tous les deux, le conseil et son pupille, enfermés, bloqués, face à face, dans le train de Fontainebleau. Ce fut une journée horrible. J’aurais préféré tout, dit le poète, plutôt que de le voir et de l’entendre bégayer lentement pendant des heures : « Vous avez une bien bonne mère, n’est-ce pas ? Aimez-vous bien votre mère ? » Ou bien : « Croyez-vous en Dieu, il y a un Dieu, n’est-ce pas ? » Ou encore : « Louis-Philippe a été un grand roi ; on lui rendra justice, n’est-ce pas ? » Baudelaire, obligé de répondre à toutes ces sornettes, pensa avoir une crise de nerfs.

Les relations que le poète entretenait avec son éditeur n’étaient pas, non plus, toujours agréables ; mais, quand Poulet-Malassis se montrait déplaisant, c’était d’une autre manière. Il avait, dit Baudelaire, une faculté mystérieuse qui le poussait à injurier ses amis, avec d’autant plus d’audace qu’ils étaient plus intimes et plus anciens. En cela, Malassis rappelait au poète un de ses fournisseurs d’autrefois, un doreur, avec lequel il était assez lié et qui, un jour que Baudelaire lui reprochait son sans-gêne, avait eu cette superbe réponse : « Pourquoi me gênerais-je, puisque vous êtes mon ami ? »

Les impatiences de « Coco-Malperché » avaient, toutefois, une excuse. Ses affaires allaient mal, car ce bon imprimeur était un mauvais commerçant. Il avait eu beau ouvrir une boutique de librairie rue de Richelieu, tout en conservant son imprimerie d’Alençon, dès 1859, il se plaignait que ses éditions d’ouvrages littéraires ne lui rapportaient pas un sou et même se soldaient souvent par un déficit.

1859, c’était l’année de la campagne d’Italie. Malassis, dont l’esprit versatile subissait, selon l’expression de Baudelaire, toutes les températures, ne rêvait plus que brochures politiques. Alors le poète, très judicieusement, lui avait rappelé qu’il était « dans la nature humaine de toujours dépenser cinq francs pour acheter un roman, ou une stalle au spectacle ». Et il avait ajouté : « Mes Fleurs du Mal resteront, mes articles critiques se vendront, moins rapidement peut-être qu’en un meilleur temps, mais ils se vendront. Quand même la guerre voyagerait de l’Italie sur le Rhin, les hommes voudront lire les disputes littéraires et les romans. » Cette vue (tous les libraires, aujourd’hui, seront d’accord pour l’affirmer) s’est vérifiée pendant la dernière guerre.

Mais Poulet-Malassis avait fait à Baudelaire des avances importantes, et le naufrage de sa maison d’édition allait bientôt accroître, de la façon la plus tragique, les embarras du poète. Pendant les années de lutte (1859-1862), Baudelaire s’ingénie à réconforter son éditeur. « Si je pouvais courir à Alençon, lui écrit-il, j’y courrais tout de suite, non pas seulement pour m’amuser un peu, mais pour vous secouer. »

En même temps il lui reproche de négliger sa santé. Le pauvre « Coco », en effet, est atteint de la même maladie dont Baudelaire, à différentes reprises, après un semblant de guérison, constata sur lui les retours. Or, pour la première fois, en 1859, « Coco », à la requête d’un de ses créanciers, est incarcéré à Clichy. Puisqu’il va faire sa prison à l’hôpital, il devrait bien, que diable ! en profiter pour se soigner. Mais non, « Coco » a des aphtes, des constrictions douloureuses à la gorge, au point de ne pouvoir avaler sans souffrance, et il en est encore à ergoter sur la nature de son mal. Pourtant, le premier accident, il l’a montré familièrement à son ami, Baudelaire l’a vu de ses yeux. Aucun doute n’était possible. « Coco » n’a pu oublier cela. Alors, qu’il fasse donc comme Baudelaire, qu’il se soumette au traitement : mercure, iodure de potassium, et salsepareille. Salsepareille ! on croit rêver. Autant prétendre guérir une ulcération de l’estomac par une infusion de camomille.

En 1861, la déconfiture de l’éditeur est devenue inévitable. Le poète et lui discutent amicalement de ce que peut représenter, pour la marque Poulet-Malassis et de Broise, la propriété d’ouvrages tels que les Fleurs du Mal et les Paradis artificiels. « Coco » n’a aucune certitude que le tout vaille seulement 5 000 francs. Le poète s’insurge : cela, dit-il, peut être vrai pour le moment, mais peut ne pas l’être plus tard. Qui sait si les Fleurs du Mal, à elles seules, vendues en toute propriété, ne suffiraient pas un jour à libérer leur auteur ? Malheureusement ; il n’est plus loisible à Poulet-Malassis de considérer l’avenir, celui-ci fût-il le plus proche, car le présent le traque de tous côtés. Au mois de mai 1862, la faillite est déclarée ; en novembre, le fonds est vendu à Pincebourde, l’ancien employé de la librairie. « Coco » est de nouveau emprisonné pour dettes à la maison d’arrêt des Madelonnettes, et même ses ennemis font courir le bruit qu’il est à Mazas, avec les voleurs.

Dans la débâcle, l’éditeur s’est vu obligé de repasser à ses propres créanciers une partie des billets signés par le poète. Ce passif s’ajoutant brusquement à l’arriéré, la situation de Baudelaire devient telle qu’il ne peut plus désormais espérer y faire face.

Du moins s’efforce-t-il de parer à quelque échéance en donnant à la Presse la série des Petits poèmes en prose. Mais voilà-t-il pas que le directeur de cette feuille, Arsène Houssaye, a eu vent que quelques-uns de ces morceaux avaient déjà paru à la Revue fantaisiste ! Un malveillant lui a dénoncé le fait ; d’où fureur, demande d’explication, rupture. Baudelaire escomptait quinze feuilletons. La publication, du jour au lendemain, est interrompue. À la Revue des Deux Mondes, autre déboire : Buloz refuse l’étude magistrale que le poète vient d’écrire sur Constantin Guys : le Peintre de la vie moderne. Baudelaire riposte par une lettre violente. Le voilà brouillé aussi avec cette maison. Cependant le Figaro accueille l’article sur Guys (26, 28 novembre et 3 décembre 1863). Mais, en l’insérant, la rédaction juge bon de le faire précéder d’une note quasi offensante, qui a le ton d’une excuse. L’auteur en est encore le gendre de Villemessant, le même Bourdin qui avait vilipendé les Fleurs du Mal en 1857. Enfin, à la mort d’Eugène Delacroix, le poète publie, dans l’Opinion nationale, un Delacroix, sa vie et son œuvre, qui est un magnifique hommage au génie du maître disparu. Mais ce n’est pas avec le produit de ces courts chefs-d’œuvre que Baudelaire peut combler le gouffre qui, maintenant, se creuse sous ses pas. Pourtant, il serait prêt à faire bien des besognes. N’a-t-il pas composé des vers sur commande, imités, selon lui, de Longfellow (et, selon nous, de Leconte de Lisle) pour un musicien américain, un certain Stoepel qui, d’ailleurs, s’est éclipsé ensuite sans verser la somme convenue ? N’a-t-il pas, pressé par le besoin, vendu pour la somme dérisoire de 2 000 francs tous ses droits sur les cinq volumes de ses traductions ?

Quant aux essais dramatiques, il n’en est plus question depuis déjà longtemps. La Fin de Don Juan, qui, d’abord, avait dû être un drame, était devenue ensuite une idée d’opéra, et, dernier avatar, un scénario de ballet. Ç’avait été, pendant quelques mois, un prétexte à rendez-vous et à conversations avec Nestor Roqueplan, le directeur de l’Académie impériale de musique. Mais, comme il manquait au projet, pour qu’il fût réalisable, rien de moins que le musicien, tout fut abandonné.

Ah ! la dure réalité l’emporte, dira-t-on. Elle a guéri Baudelaire, à la fin, de la manie des rêves impossibles. Non, il ne faut pas croire cela. Un homme ne peut penser qu’avec son cerveau, agir que selon son caractère. Il n’en a point de rechange. Et ce qu’il y a de désolant ici, c’est qu’autour de cette individualité puissante, la folie commence à rôder.

« Aujourd’hui, 23 janvier 1862, écrit Baudelaire sur son carnet, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. » Et c’est au mois de décembre de la même année qu’il parle d’une « grandissime affaire ». Le mot grandissime n’est-il pas effrayant ici comme une grimace d’aliéné ? Comment pourrait-on mettre en doute la persistance, chez le poète, d’un pouvoir infini d’illusion, lorsqu’on saura qu’il envisageait comme possible de se faire nommer directeur d’un grand théâtre subventionné ! Si l’on songe à quel état de dénuement il se trouvait alors réduit, quelle était sa détresse au physique et au moral, comment lire sans un serrement de cœur cette phrase d’une lettre à sa mère, où la surexcitation de l’espérance va jusqu’à la pirouette : « Quant au théâtre, avant un mois, avant six semaines, j’aurai tous mes renseignements, j’aurai vérifié les protections, et je passerai dans trois ans, dans un an, peut-être, à travers ton conseil judiciaire (dussé-je l’avouer au ministre lui-même), comme un saltimbanque à travers un rond de papier.  »

Pourtant, dans l’été de 1863, Baudelaire eut une courte joie : elle lui fut apportée, comme cela arrive parfois dans la carrière des Lettres, par un article d’un journal étranger, où il était parlé de son œuvre avec enthousiasme. Le journal est le Spectator, l’auteur de l’article, un poète : Swinburne. Tout de suite, Baudelaire envoie ce témoignage à sa mère, pour que madame Aupick se rende bien compte que son fils est quelqu’un d’important ; car, vraiment, elle l’oublie trop (du vivant du poète, l’a-t-elle même jamais pensé ?). Qu’elle admire Edgar Poe, c’est très bien, mais elle ne parle plus que de lui, elle exagère. Les travaux de son enfant ont aussi leur prix. « Ah ! s’écrie Baudelaire, il est bien vrai que les familles, les parents, les mères connaissent fort peu l’art de la flatterie ! » À voir ainsi Charles jaloux de l’intérêt qu’il s’est tant appliqué lui-même à faire naître dans le cœur de sa mère pour le « cher Eddie », on se laisserait aller à sourire, si le martyre du poète, désormais, pouvait inspirer un autre sentiment que celui de la pitié.

Oui, ce salut que Swinburne adresse, depuis Londres, à l’auteur des Fleurs du Mal, c’est l’hommage anticipé de l’avenir, déjà ; mais, hélas ! pour l’heure, à Paris, c’est le présent qui triomphe et la bêtise qui règne, « la bêtise au front de taureau ». En 1863, le Figaro insère, en extrait, une violente attaque de Pontmartin contre Baudelaire. En 1864, le même Figaro condescend à publier une série de Poèmes en prose. Seulement, après deux publications (7 et 14 février), Villemessant met fin à cette fantaisie et voici la raison qu’il donne sans ambages à l’auteur, pour expliquer la mesure prise : « Vos poèmes ennuyaient tout le monde. »

Dès lors, partout rebuté, cherchant en vain, depuis la faillite de Malassis, un nouvel éditeur, Baudelaire « s’enfonce opiniâtrement, comme il dit, dans son indécrottabilité ». Il conçoit le dessein d’écrire ses confessions. Dans ce livre, auquel il donne d’avance un titre emprunté à Edgar Poe : Mon cœur mis à nu, il exhalera toutes ses haines. Ce sera une œuvre de rancune ; car il a maintenant un besoin de vengeance, comme un homme fatigué a besoin d’un bain.

Voici venue l’époque du Baudelaire aux longs cheveux grisonnants, au cou enveloppé frileusement d’une écharpe violette ; le Baudelaire qu’on a vu errant comme une ombre, un gros cahier sous le bras, en compagnie du vieux Guys, chez Musard, au casino de la rue Cadet, chez Valentino. À Monselet qui, un soir, dans un de ces bastringues, lui demandait : « Qu’est-ce que vous faites là ? » il répondit : « Je regarde passer des têtes de mort. »

C’est peut-être dans ces lieux de plaisir, au son des valses de Métra, que le poète a connu cette Berthe, aux « yeux obscurs, profonds et vastes », que, vers la fin de sa vie, il appelait son enfant. Car, Jeanne, il ne la rencontre plus guère, à présent, que pour lui verser dans la main le peu d’argent qu’il a en poche.

Il habite toujours seul et toujours à l’hôtel de Dieppe, rue d’Amsterdam. Après le déjeuner, il a d’horribles maux d’estomac. Après le dîner, la laideur de son étroite chambre, indigemment éclairée, l’accable de tristesse. Il souffre du manque d’amitié et du manque de luxe. Quelquefois, quand le temps est beau, il va, comme jadis Jean-Jacques vieilli et persécuté, se promener solitairement aux environs de Paris ; Il refait la visite à Trianon qu’il avait faite dans l’été de 1851, avec sa mère, pour le plaisir atroce de remettre ses pas dans les pas des anciens jours.

C’est que, de plus en plus, se misanthropie augmente, avec son mépris du présent. La race parisienne, en ces années 1862-1864, lui apparaît dégradée. Ce n’est plus le monde charmant et aimable qu’il a connu autrefois. Les artistes ne savent rien, pas même l’orthographe. Excepté d’Aurevilly, Flaubert, Sainte-Beuve, il ne peut plus s’entendre avec personne. Gautier est le seul qui puisse le comprendre quand il parle peinture. Il est dégoûté de la vie et n’a plus qu’un désir : fuir la face humaine, et surtout la race française. Car la France a horreur de la poésie, de la vraie poésie, elle n’aime que « les saligauds comme Béranger et Musset ». D’un côté, la grivoiserie, de l’autre, le sentiment, le cœur, et « autres saloperies féminines ». Leconte de Lisle a bien raison de le dire : « Tous les élégiaques sont des canailles. »

 

 

CHAPITRE V

DERNIÈRE FUGUE

 

Le cœur gros de rancune et de désirs amers.

 

Au printemps de 1864, Baudelaire s’évade de son enfer. Sur de mirifiques assurances, que lui ont données un peu à la légère ses amis Stevens, il est parti pour Bruxelles, avec l’intention d’y faire, au Cercle des Arts, une série de lectures publiques. Après quoi, pense-t-il, tous les cercles littéraires du pays se disputeront l’honneur de l’entendre. Il fera une fructueuse tournée dans les principales villes : Anvers, Gand, Liège, Namur, Bruges, etc. Le 16 avril, le poète est à Bruxelles, hôtel du Grand Miroir. Pour sujet de sa conférence d’ouverture, il a choisi : Eugène Delacroix. L’épreuve a lieu le 2 mai, au premier étage du palais gothique qui fait face à l’Hôtel de Ville. Ce fut un désastre : presque personne n’était venu.

Comme le dit Camille Lemonnier, dans le curieux jargon qui était à la mode il y a quelque trente-cinq ans : « Il faut se rappeler l’indifférence totale du Bruxelles d’alors pour la littérature : on vivait dans un air saturnien où se plombait l’idée. » Le rédacteur chargé de la rubrique Beaux-Arts à l’Indépendance belge, Frédérix, fit cependant de la soirée un compte rendu favorable.

Mais la seconde conférence (celle-ci sur Théophile Gautier) n’eut pas davantage de succès. Quand Baudelaire prit la parole, il n’y avait guère plus d’une vingtaine d’auditeurs disséminés sur les premières banquettes de l’immense salle. Encore beaucoup d’entre eux s’esquivèrent-ils dès l’exorde. Il ne resta bientôt plus, dit Camille Lemonnier, présent ce soir-là, que deux ou trois personnes : des huissiers peut-être, ou des membres de la Commission du cercle. L’amphithéâtre faisait une cuve d’ombre, au fond de laquelle, perdu dans le cercle lumineux tombant d’une lampe carcel, Baudelaire, en habit et cravate blanche, semblait poursuivre dans le vide une prédication inutile. Sa voix grêle, aux articulations incisives, résonnait bizarrement dans le vaste vaisseau, certains mots éveillant sous la voûte des échos dérisoires. Le poète, cependant, n’avait pas l’air de remarquer cet abandon, cette absence. Quand il eut terminé, il s’inclina, fit trois saluts corrects, comme s’il se fût trouvé devant une nombreuse assemblée. Mais qui sait si son imagination n’évoquait pas, à cette minute même, la foule des générations qui, plus tard, après sa mort, se presseraient, penchées sur ses livres, pour y recueillir les leçons de sa dure expérience ?

Bref, la troisième conférence, qui avait pour sujet les Paradis artificiels, s’étant déroulée, le 23 mai, dans le même désert, la commission du Cercle décida d’arrêter les frais. Ces messieurs firent porter à Baudelaire par un huissier cent francs au lieu des trois cents qui lui étaient dus. Cependant, fidèle encore, malgré son âge, à sa vieille habitude de fils de famille préoccupé de garder vis-à-vis des siens une posture avantageuse, le poète écrivit à sa mère et à son conseil que ses conférences avaient remporté un succès sans précédent, mais que, la saison étant trop avancée, il n’avait pu parler que cinq fois (ce qui n’était même pas vrai) et que, quant au règlement du prix convenu, on lui avait manqué de parole (ce qui semble en partie exact).

Bien rares sont ceux qui, après avoir subi un échec, ne s’ingénient pas à en trouver l’explication en dehors du jeu où leur personne est engagée, dans des circonstances extérieures à l’épreuve elle-même. Ici, la raison de l’insuccès est pourtant simple : sauf de quelques écrivains, qui, d’ailleurs, ne se dérangèrent point, l’auteur des Fleurs du Mal était totalement inconnu en Belgique. En revanche, quand, l’année suivante, Alexandre Dumas père vint à Bruxelles, on s’écrasait pour le voir. La véritable grandeur et la notoriété ne vont pas toujours de pair, voilà tout.

Mais Baudelaire aimait se leurrer. Faiblesse, chez lui, bien excusable ; la réalité l’avait tant malmené ! Chaque fois que, de nouveau, elle le traquait, d’instinct, il cherchait une issue dans des rêveries ou dans des fables. Cette fois-ci, il lui plut d’imaginer que les Bruxellois s’étaient abstenus de suivre ses conférences parce qu’on avait fait courir le bruit qu’il était un mouchard, à la solde de la police française. Et l’auteur de cette infamie, naturellement, était quelqu’un de la bande de Victor Hugo !

Pour ruiner l’effet d’une aussi vile calomnie, le poète accepta l’offre gracieuse de Prosper Crabbe, agent de change et collectionneur, qui mettait son hôtel à sa disposition, pour qu’il y donnât, sur invitations, une séance de lecture.

La soirée eut lieu, en effet, « d’un drôle à crever de rire », déclare Baudelaire. Oui, mais d’un rire qui a le son du désespoir. « Trois énormes salons, illuminés de lustres et de candélabres, décorés de superbes tableaux, une profusion absurde de gâteaux et de vins ; tout cela pour dix à douze personnes très tristes. » Un journaliste se penche à l’oreille du poète et lui dit : « Il y a dans votre œuvre quelque chose de chrétien qu’on n’a pas assez remarqué. » (Ce Belge, par parenthèse, était bien intelligent.) Mais, à l’autre bout du salon, « sur le canapé des agents de change », un murmure s’élève. Ces messieurs chuchotaient, furieux : « Il dit que nous sommes des crétins ! » Cependant, la conférence commence... Au bout de dix minutes, le conférencier, voyant qu’il fatigue tout le monde, se lève et dit : « Restons-en là », puis se met à boire et à manger. Ses amis, au nombre de cinq, étaient honteux et consternés. Baudelaire seul riait, riait...

Non content de s’être moqué ce soir-là de tout le monde, il voulut faire mieux. Ah ! c’est ainsi ! On porte contre lui des accusations infâmes ? Eh bien ! il prendra plaisir à entacher lui-même sa réputation d’une façon plus ignominieuse encore. Il dira qu’il est « pédéraste ». Que les temps sont changés ! Aujourd’hui, sur une telle annonce, il aurait eu tout de suite un public.

Mais bientôt, nouvelle déception d’un autre ordre : les conférences, dans l’esprit du poète, n’avaient jamais été, du moins il l’affirme, le but principal de son voyage. Il était venu à Bruxelles surtout dans l’espérance de conclure un traité, pour ses ouvrages de critique, avec la maison d’édition Lacroix et Verboeckhoven. Mais Lacroix, six fois prié par Baudelaire d’assister aux conférences, ne s’excusa même pas de n’y point paraître. Et Verboeckhoven se chargea de transmettre au poète, après examen de ses offres, la réponse des deux associés : elle était négative.

À quelque temps de là, Lacroix s’étant présenté à la députation, Baudelaire se mêla dans un club à la foule de ses adversaires ; il goûta, dit-il, la basse joie de huer pendant trois heures l’éditeur qui l’avait refusé. Un tel enfantillage étonne, chez un homme de quarante-trois ans, par ailleurs si grave. D’autre part, il est bien difficile de ne pas faire un rapprochement entre l’anonymat de cette puérile vengeance et les articles non signés dans lesquels le poète, plusieurs fois, au cours de sa carrière, épancha sa bile. Ce sont là traits de caractère.

De même, le déséquilibre nerveux de Baudelaire ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la répulsion quasi spasmodique, la véritable nausée qu’il éprouve désormais pour tout ce qui est belge. Il y a, de toute évidence, à l’origine de cette violente antipathie, un sentiment de dépit, ou bien, si l’on veut, le trouble mental est ici la manifestation déraisonnable, délirante, d’une profonde déception.

Certes, déclare le poète, les Français sont bêtes, et c’est à cause de leur stupidité qu’il a voulu les fuir, mais les Belges sont plus bêtes encore. Que ne donnerait-il pas, maintenant, pour trinquer dans un cabaret du Havre ou d’Honfleur avec un matelot, un forçat même, pourvu que celui-ci ne fût pas Belge ! À l’exception du vin, tout à Bruxelles répugne à l’exilé : le pain est mauvais, la viande est mal cuite, la bière est détestable, les arbres sont noirs, les fleurs n’ont aucun parfum. Voici l’hiver, et l’on n’a même pas la pauvre petite consolation que donne la vue d’un foyer, puisque le feu ici est caché dans les poêles. « Jugez, écrit Baudelaire à Ancelle, jugez ce que j’endure, moi qui ai commencé à faire connaissance avec l'eau et le ciel à Bordeaux, à Bourbon, à Maurice, à Calcutta... » Mon Dieu ! pourquoi ment-il encore ? Il n’est jamais allé à Calcutta.

Mais enfin, il tient sa vengeance ; il va écrire un livre : la Belgique déshabillée. Il en a rédigé déjà plusieurs chapitres. Il le dit, mais ce n’est pas vrai. Il est si difficile, non pas de penser un livre, mais de l’écrire sans lassitude, enfin d’avoir du courage tous les jours ! Donc, en attendant, pour se documenter sur le pays (avant de prendre la plume, n’est-ce pas indispensable ?), il va visiter Anvers, qu’il trouve superbe, avec un grand air solennel de vieille capitale, augmenté par un grand fleuve ; Malines, où il est l’hôte de Rops, et qui l’enchante par ses églises, ses pelouses, son silence dévot et la musique perpétuelle de ses carillons. Rops lui-même est, dit-il, un garçon un peu fou et violemment provincial, mais le seul véritable artiste, en somme, que le poète ait rencontré en Belgique.

Quant aux Français de Bruxelles, il y a d’abord ceux qui passent : Nadar le premier, toujours gai, toujours prodigieux de vitalité, et qui est venu ici pour donner aux Belges le spectacle d’une ascension en ballon. L’aéronaute a même offert gentiment à Baudelaire une place dans sa nacelle, et la proposition, un instant, a enthousiasmé le poète : « Fuir ce sale peuple en ballon, aller tomber en Autriche, en Turquie, peut-être !... » Quelle tentation ! Mais le Géant s’élève dans les airs, emportant le seul Nadar, et Baudelaire, à pas lents, tête basse, regagne l’hôtel du Grand-Miroir, où la logeuse, aux aguets derrière la vitre du bureau, le regarde entrer, d’un œil méfiant déjà.

Un autre jour, c’est Monselet qui débarque, tout rond, tout réjoui, un peu essoufflé, et qui bientôt repart, n’ayant vu d’Anvers qu’une grosse friture qu’il est allé manger de l’autre côté de l’Escaut.

Ainsi, chacun va vers son destin. Il en est dont la gloire se borne à une réputation de fins gourmets, jointe au mérite d’avoir chanté avec esprit le Homard ou le Cochon. Ceux-là sont heureux, peut-être. Mais Baudelaire échangerait-il contre un si futile bonheur sa cruelle destinée ? De même, ce nom de Nadar, que tant d’affiches ont clamé sur les murs de Bruxelles, ce nom sonore qui, certain dimanche, par la ville en fête, fut dans toutes les bouches, Baudelaire, ignoré, bafoué, malade, l’eût-il troqué contre le sien ?

Cependant, à Bruxelles, le poète a retrouvé un véritable ami : « Coco », « Coco » en exil comme lui, venu, après sa faillite, s’installer en Belgique, pour y faire commerce de livres obscènes. Ah ! certes, cela n’est pas très glorieux, ni très relevé ; cela ne suppose pas une rigidité de principes inflexible. « Coco » est un cynique, c’est entendu, mais tout de même quel brave homme ! La bonté ne s’allie pas toujours avec le sentiment de l’honneur. C’est infiniment regrettable. Mais l’âme humaine est si variée ! Et puis, quoi qu’on puisse dire de Poulet-Malassis, est-ce que, s’il n’avait pas été là en 1856, Baudelaire eût jamais trouvé un éditeur qui consentît à imprimer les Fleurs du Mal ? Rien de moins sûr. La preuve en est que, depuis la déconfiture de son ami, partout où le poète se présente, en chapeau haut et macfarlane, un manuscrit sous le bras, il ne rencontre que visage de bois.

Le poète et son ancien éditeur, depuis la fameuse « dégringolade », étaient un peu fâchés. Le règlement de comptes ne s’était pas terminé sans quelques chamailleries. Mais, réunis tous les deux par le hasard dans la même ville, à l’étranger, allaient-ils continuer à se bouder ? Était-ce admissible entre des camarades comme eux ? Entre deux « vieux de 48 » ? Car cela aussi a son importance, et ce voltairien de Malassis a beau trouver que Baudelaire tourne au « calotin » ; Baudelaire a beau penser que l’athéisme de « Coco » n’est chez lui qu’une vulgarité de plus, ils ont été, jadis, dans la bataille des rues, du même côté de la barricade, et ce sont choses qui ne s’oublient point. Et d’ailleurs, même, pendant la période de brouille, Malassis a montré son bon cœur. Jamais, en dépit de sa propre gêne, il n’a voulu céder une vieille créance de 5 000 francs qu’il a sur Baudelaire, dans la peur que le cessionnaire, ensuite, ne tracassât son ancien ami. Combien y a-t-il de rigoristes qui auraient agi aussi bien ? Voilà donc Baudelaire et Malassis réconciliés.

Ils se sont donné l’accolade. Mais l’hôtel du Grand-Miroir est situé dans le centre de la ville, rue de la Montagne, et Malassis habite faubourg d’Ixelles, au diable vauvert. Aussi, les deux compagnons se voient-ils assez peu.

Baudelaire se sent plus seul, plus abandonné encore qu’à l’hôtel de Dieppe. Il va quelquefois passer la soirée au Prince of Wales, taverne où fréquentent quelques proscrits de l’Empire : Ranc, Deschanel, son ancien condisciple de Louis-le-Grand. Ou bien, il reçoit à son hôtel la visite de Thoré, encore un camarade d’autrefois, du temps des barricades. Thoré, exilé politique, n’a pas voulu profiter de l’amnistie de 1859, mais, « quoique républicain, il a des mœurs élégantes ». Le poète a eu un grand plaisir à renouer avec lui. Du reste, il est en humeur de trouver du génie à tous les Français.

Sauf à Victor Hugo, bien entendu. Ou plutôt, non, il reconnaît, au contraire, que Victor Hugo possède un « génie spécial », mais, par un étrange phénomène, cet homme de génie est, en même temps, « un sot ». À propos, ce sot d’une espèce particulière va venir habiter Bruxelles. « Ou il n’a pas eu la force de supporter l’Océan, ou l’Océan lui-même s’est ennuyé de lui. » Le grand poète, effectivement, a acheté une maison, rue de l’Astronomie, dans le quartier Léopold. Il arrive bientôt, non sans tapage, car un Victor Hugo, quand il bouge, déplace plus d’air qu’un Baudelaire.

Celui-ci, plusieurs fois, est convié à dîner par madame Adèle Victor Hugo. Il accepte, mais ne remporte de ces soirées qu’une irritation injurieuse : madame Hugo est « à moitié idiote ». Elle et ses fils, Charles et François-Victor, ont maintenant une nouvelle marotte : un plan majestueux d’éducation internationale. Heureusement, madame Charles Hugo est musicienne. Baudelaire, après le dîner, la prie de se mettre au piano. « Allons, dit-il, quelques nobles accords de Wagner ! » C’est la formule consacrée. La jeune femme s’exécute de bonne grâce, elle ouvre la partition de Tannhaüser et joue le chœur des Pèlerins, la marche des Chevaliers, ou la prière d’Élisabeth. Un autre soir, Baudelaire attire madame Adèle Victor Hugo dans un coin du salon et, poussé sans doute par le démon de la perversité, il lui parle longuement de Sainte-Beuve... D’ailleurs, Baudelaire, bientôt, semble se repentir de la façon grossière dont il a jugé Adèle, car madame Victor Hugo, ayant appris qu’il était malade, lui a envoyé son médecin : à dater de ce jour, c’est décidément une bonne femme.

Quant au vieux maître lui-même, il vient de publier les Chansons des rues et des bois. « Énorme succès comme vente : désappointement de tous les gens d’esprit. Il a voulu, cette fois, être joyeux et léger, et amoureux, et se refaire jeune. C’est horriblement lourd. » Mais à qui Baudelaire écrit-il cela ? À sa mère. Donc, il faut savoir lire entre les lignes bien des réflexions cachées. Celles-ci, par exemple : « Sacré Saint-Ciboire ! ce Victor Hugo est tout de même très fort, mais ses livres se vendent, son nom est glorieux, et c’est un poète comme moi ! Entre nous deux, ma mère doit faire la comparaison, elle qui croit, comme toutes les mères, qu’une œuvre n’a de valeur que dans la mesure de son succès. Alors, de Victor Hugo, je ne dirai rien que je ne pense, mais je le dirai d’une certaine manière ; et surtout, je ne dirai qu’une partie de ma pensée. Il y a deux choses, entre autres, que je tairai : la première, c’est que l’abondance de Victor Hugo et la régularité, la diversité de sa production, me stupéfient, me renversent ; la seconde, que je garde plus secrète encore, que je n’avoue même pas à Gautier, ni à Sainte-Beuve, c’est que, moi, ouvrier du vers, moi, technicien, je ne puis me défendre d’éprouver une admiration immense pour le métier de ce grand homme. »

 

 

CHAPITRE VI

APPROCHES DE LA NUIT

 

Vainement ma raison voulait prendre la barre.

 

Mais qu’y a-t-il ? Baudelaire était parti pour un mois. Il ne revient plus. Voici un an bientôt qu’il a quitté Paris. Ses amis n’y comprennent rien. Ils ont appris par Nadar et Monselet que les conférences ont été un « four noir ». Mais les conférences, maintenant, sont loin. Qu’a fait Baudelaire, depuis ? Qu’est-ce qui le retient en Belgique ? Mystère.

De Bruxelles, le poète envoie à Manet des exhortations bougonnes. Car on peut bien dire que, de son temps, tous les précurseurs, les chefs d’école futurs, il les a distingués. Manet, certes, n’a pas l’envergure d’un Delacroix, d’un Wagner ; il n’est que « le premier dans la décrépitude de son art » ; mais surtout ce qui lui manque, c’est la force de caractère, l’inébranlable foi du grand peintre et du grand musicien. Ceux-ci, assurément, souffraient de se voir incompris ; rien, cependant, ne les pouvait abattre, tandis que Manet, lui, s’abandonne au doute, au découragement. Et c’est de cela que Baudelaire, de loin, le gourmande, un peu comme il se sermonne lui-même.

Ces lettres du poète, l’artiste les montre à madame Paul Meurice, leur amie commune, charmante femme, intelligente, spirituelle, coquette, que Baudelaire a connue chez « la présidente » et qui n’a, à ses yeux, qu’un défaut : celui d’être « tombée dans la démocratie comme un papillon dans la gélatine ».

Tous les quinze jours, le samedi, il y a chez elle soirée musicale. Elle a mis sa robe Robin des bois, garnie de cornalines, sans le plus petit pli sur les hanches, ou sa robe de taffetas vert, à l'habit d’incroyable. Ses cheveux sont relevés en coque sur le sommet de la tête, avec des boucles qui descendent sur le front, laissant les oreilles et la nuque à découvert. Elle et madame Manet, qui jouent du piano comme deux anges, s’assoient à tour de rôle, en faisant bouffer leur jupe, sur le tabouret tournant ; Chérubin-Astruc chante, un peu vain de sa belle voix. Dans l’assistance, on voit Fantin (et cette réunion est comme un tableau de lui), Fantin dont le dieu, en musique, est Schumann ; Bracquemond, qui a un culte pour Beethoven ; Champfleury, qui est un dévot de Haendel ; Manet enfin, dont les préférences vont à Haydn. Mais, au moment du thé, il est rare que, dans ce petit groupe fervent, quelqu’un ne répète pas la question tant de fois posée par tous depuis des mois : « Enfin, Baudelaire, que fait-il à Bruxelles ? » Sainte-Beuve non plus ne sait que penser de cette absence qui se prolonge. Il vient d’être nommé sénateur et « son cher enfant » lui a écrit pour l’en féliciter. Par Baudelaire il a su que le nouveau commerce de Malassis (auquel lui, Beuve, s’intéressait en bibliophile) avait valu au pauvre « Coco » d’être poursuivi pour outrages à la pudeur publique, mécompte et note d’infamie qui, d’ailleurs, n’altéraient en rien son incorrigible gaieté. Mais Baudelaire lui-même, pourquoi ne rentre-t-il pas en France ? Puisqu’il est le premier à dire que, pour achever ses Poèmes en prose, il lui faut l’atmosphère de Paris, ses spectacles, ses foules, ses musiques et jusqu’à ses réverbères, que ne prend-il le train tout de suite !

Au surplus, un homme de lettres a toujours tort de s’absenter longtemps. C’est ainsi qu’on se fait oublier. Cet inconvénient, Sainte-Beuve l’a signalé au poète. Cependant, l’occasion était belle, pour Baudelaire, de prendre la tête de la jeune école. Ce qui manque, en effet, aux nouveaux venus, à ceux qui s’intitulent Parnassiens, c’est « une tradition relative », c’est un chef. Si Baudelaire était là, il deviendrait, bon gré, mal gré, « une autorité, un oracle, un poète consultant ». Or, chose singulière, inexplicable, cet ambitieux, cet orgueilleux, reste sourd à tous les appels. D’où vient pareille indifférence, pareille atonie ? Troubat, fidus Troubates, le secrétaire dévoué de Sainte-Beuve, est revenu à la charge et s’est attiré cette réplique : « Ces jeunes gens ne manquent certes pas de talent, mais que de folies, que d’inexactitudes ! Quelles exagérations !... Je n'aime rien tant que d’être seul. »

Pourtant, parmi ces jeunes, il en est un qui a publié dans l’Art, la revue parnassienne dirigée par L. Xavier de Ricard, trois longs articles enthousiastes sur les Fleurs du Mal. Ces articles, Mendès, le rédacteur en chef, les a envoyés à Baudelaire, en lui disant qu’il avait indiqué les opinions à émettre, mais qu’il n’a pu s’opposer aux fautes de langue qui constituent l’originalité de l’auteur. Voilà qui paraîtra plaisant quand on saura que l’auteur des articles s’appelait Paul Verlaine.

Mais, après avoir un peu souri de la vanité naïve du bon Catulle, peut-être ne fera-t-on pas sans tristesse cette réflexion que l’étude de Verlaine arrivait déjà trop tard : trop tard pour que l’esprit de Baudelaire, au milieu de ses tourments, attachât à cet hommage l’importance qu’il méritait, trop tard aussi pour que son cœur ulcéré y pût trouver une consolation. C’est une vérité pénible que tout se noue et se dénoue, tout se prépare et se défait dans le mystère, dans la confusion d’un malentendu éternel. Quand Wagner a connu Baudelaire, croit-on qu’il a entrevu un instant à quel homme il avait affaire ? Baudelaire, pour lui, fut un jeune admirateur parmi d’autres, rien de plus. Et maintenant, voici à son tour un petit expéditionnaire de l’Hôtel de Ville, à la syntaxe mal assurée, lequel a écrit sur l’œuvre de Baudelaire un article que Mendès, meilleur grammairien, a failli refuser, le jugeant incorrect ; et ce modeste et bizarre employé, au masque de faune, dont l’haleine sent l’absinthe, c’est, de nouveau, le poète au milieu des versificateurs, considéré par eux simplement comme un de leurs pareils, l’inspiré, le vates encore une fois insoupçonné, l’astre qui se lève quand l’autre décline, le successeur enfin.

Déjà, pour Baudelaire, le rythme du temps n’est plus le même que pour ses amis ; et c’est pourquoi ceux-ci, depuis des mois, s’étonnent sans comprendre. Ce désaccord ne s’est pas produit à une date précise, mais par gradations insensibles. Le condamné, tout le premier, n’a aucune notion du changement. Après de longues périodes de léthargie, il a de brusques réveils. Il jette un regard sur le calendrier et s’aperçoit avec effarement que des semaines ont passé. Alors, dans une grande agitation, il cherche à rattraper le temps perdu, à mettre pour ainsi dire à jour ses sentiments, ses idées, ses affaires.

Avec une lucidité subite, retrouvée comme dans un éclair, il se souvient que Jeanne lui a écrit qu’elle devenait aveugle ; il la plaint, il s’inquiète, il supplie Ancelle d’envoyer de sa part quelque argent à cette malheureuse ; ou bien, en hâte, il correspond avec les personnes qu’il a chargées de ses intérêts en France : le commandant Lejosne, puis Julien Lemer. Car le poète est toujours à la recherche d’un éditeur. Avant de quitter Paris, il avait conclu avec Hetzel un traité valable pour une durée de cinq ans, lequel comportait une réédition des Fleurs du Mal et l’impression d’un ouvrage inédit : le Spleen de Paris (les Poèmes en prose). Aujourd’hui, Hetzel, impatient, somme l’auteur de livrer le manuscrit du Spleen, mais le poète ne parvient pas à l’achever. Ce que Baudelaire désirerait, c’est trouver enfin une maison sérieuse qui consentît à éditer, non pas seulement deux de ses livres, mais ses œuvres complètes.

À présent que ses atroces migraines ont cessé, il reproche à ses mandataires leurs lenteurs, se dit surpris de leurs négligences. Les frères Garnier, sollicités par Lemer, qu’attendent-ils pour se décider ? Qu’ils donnent au moins une réponse ! Mais attention ! Hippolyte est « le vrai directeur », Auguste, « le frère vulgaire ». C’est Hippolyte qu’il faut gagner.

Ou bien, fébrilement, il rédige un projet de lettre en riposte aux attaques développées par Jules Janin, dans l’Indépendance belge, contre Henri Heine et Byron : « Vous êtes un homme heureux. Je vous plains, monsieur, d’être si facilement heureux. Faut-il qu’un homme soit tombé bas pour se croire heureux !... »

Puis, de nouveau, les névralgies, toutes relations rompues avec le monde extérieur, de nouveau, un pas de plus vers la zone du complet isolement. Baudelaire est retombé dans cet « état soporeux » qui, dit-il, le fait douter de ses facultés. Pendant des jours, il ne sort plus. Quand Malassis vient le voir, il le trouve couché, la tête enveloppée d’un linge humide. « Coco » s’esclaffe à cette vue, parle ensuite de son procès, avec entrain, gaiement. Baudelaire répond à peine ; et bientôt, pour ne pas le fatiguer, « Coco » s’en va, toujours riant.

Mais là-bas, dans sa « maison-joujou », la mère de Baudelaire a de sombres pressentiments, car cette chair qui souffre, cette âme qui se débat, c’est une partie d’elle-même. Elle ne cesse d’écrire à son fils : « Reviens ! » Et lui, chaque fois que se déchirent les brumes qui s’amassent autour de son cerveau, répond : « Je partirai le mois prochain, il faut que je termine ici mon livre sur la Belgique... » Le mois suivant : « Je partirai dans quelques jours. » Mais l’hiver s’achève, le printemps passe, et Baudelaire est encore à Bruxelles. Quand, à l’hôtel, il voit charger sur une voiture les malles d’un voyageur, il songe : « Voilà un homme heureux, il peut s’en aller... » Mais il reste. À Ancelle, il écrit : « Je suis en pénitence... Il s’agit de livres à finir et de livres à vendre qui m’assurent, en France, une tranquillité de quelques mois. » Mauvaises raisons : de son ouvrage vengeur sur la Belgique, qu’il dit très avancé, il n’a encore rien écrit, à part quelques réflexions outrageantes, notées sur un carnet. Et pour ce qui est de la vente de ses œuvres, c’est en France précisément que l’affaire se négocie.

À la vérité, l’explication de ce séjour prolongé du poète à Bruxelles, il faut la chercher dans son état mental et dans le sentiment, lié à cet état, qui a motivé son départ de Paris : Paris l’épouvante. D’Arondel, qui toujours le menace, Baudelaire n’ose même plus prononcer le nom. Il le désigne ainsi : « Le créancier qui me fait si peur. »

Un jour, pourtant, il se sent mieux, il va partir, il a donné rendez-vous à Paris à Michel Lévy, à bien d’autres ; il tremble de joie à la pensée qu’il ira ensuite à Honfleur embrasser sa mère chérie. Mais soudain, au guichet du chemin de fer, une terreur s’empare de lui, « une peur de chien », l’horreur de revoir son enfer, de traverser Paris sans être certain d’y faire une large distribution d’argent à ses créanciers. Et il retourne à son hôtel.

Vers la fin de juin 1865, cette angoisse s’apaise. Un arrêt, une rémission, comme disent les médecins, se produit dans la marche du mal. Le poète prend le train. Le 4 juillet, Baudelaire est à Paris, hôtel du Chemin de fer du Nord, place du Nord. Il écoute dans la chambre banale, au plafond bas, la rumeur sourde de la grande ville, et ce piétinement continu des chevaux qui, tant de fois, a retenti sous son crâne, comme le martèlement même de ses cruels soucis.

Le 7, il est à Honfleur : il retrouve sur la falaise la petite maison, les massifs de pétunias, sa chambre, avec la vue sur la Manche d’un bleu-gris, avec les dessins de Guys, accrochés au mur, les eaux-fortes de Méryon, l’aquarelle de Whistler. Mais surtout, il retrouve le grand amour de sa vie, sa vieille mère. Tous les deux s’étreignent, pleurent longuement dans les bras l’un de l’autre.

Le lendemain, madame Aupick remarque que son fils est triste, préoccupé. Elle le fait asseoir sur un banc du jardin, l’interroge, le confesse. Il avoue les tourments que lui cause la dette Malassis. Le créancier, son ami, est lui-même sans ressource... Alors, madame Aupick, une fois de plus se lamente, et une fois de plus se dépouille : elle paie.

Aussitôt, soulagé de ce grand poids, le 9 juillet, quarante-huit heures à peine après son arrivée, Baudelaire s’ennuie, décide de s’en aller. « Je reviendrai bientôt. » Et le soir, il est à Paris, hôtel du Nord.

Il y reste six jours, six jours à son insu « tout chargés d’adieux ». Il a une entrevue avec Hippolyte Garnier, une autre avec Julien Lemer, il prend un bock rue Royale en compagnie de Troubat, passe une demi-journée entière avec Asselineau et Banville. Ses amis lui trouvent bonne mine, l’oeil clair, la parole vive et sonore, l’air gai. Peut-être le corps s’est-il un peu alourdi, mais la bière engraisse, dit-on, et Baudelaire revient du pays de la bière.

L’incompréhensible, cependant, c’est qu’il s’entête à vouloir retourner là-bas. Le 11 juillet, en effet, le poète écrit à Sainte-Beuve : « Je repars pour l’enfer... » Mais, s’il repart, c’est que Paris, où il ne se sent pas tranquille, où il appréhende de rencontrer, à chaque coin de rue, un de ses créanciers, Paris lui semble un enfer plus effroyable encore. Enfin, il y a son étude des mœurs belges, toujours sur le chantier...

Le 16 juillet, Baudelaire est de retour à l’hôtel du Grand-Miroir, dans sa chambre « toute blanche », glacée, dit-il, même en été. Comme un renard frappé à mort, il a regagné son terrier loin des chasseurs, loin d’Arondel et autres.

Et des semaines, des mois encore s’écoulent. À Paris, Garnier, finalement, a repoussé les offres du poète. Celui-ci, de loin, s’est tourné vers Ancelle, et, dans un geste plein d’excuses pour le passé, plein de supplications aussi, sous les coups du présent qui l’accable, il a crié à son conseil : « Faites-vous homme d’affaires littéraires par amour pour moi. » Ancelle, tout heureux de cette marque de confiance, a commencé immédiatement ses démarches.

Et voici maintenant que son pupille, ce cher et difficile garçon avec lequel il a dû tant lutter, lui adresse, pour la première fois de sa vie, des félicitations : « Mille remerciements pour tout votre zèle ; vous vous en tirez beaucoup mieux que je ne le croyais. » Un autre jour, Baudelaire écrit qu’il a honte de tous les tintouins qu’il causé à son « cher Ancelle » et le vieillard est ému, bouleversé. Enchanté aussi d’avoir repris par correspondance les conversations d’autrefois ; scandalisé et souverainement excité, lui, si respectueux de toutes les gloires officielles, si pondéré dans ses jugements, par des violences comme celles-ci : « Excepté Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Mérimée, Vigny, Flaubert, Banville, Gautier, Leconte de Lisle, toute la racaille moderne me fait horreur. La vertu, horreur. Le vice, horreur. Le style coulant, horreur. Le progrès, horreur. Ne me parlez plus jamais des diseurs de riens ! »

À partir de décembre 1865, les crises deviennent plus fréquentes et chaque fois plus aiguës. Le processus en est le suivant, Baudelaire lui-même l’a décrit : Il se porte parfaitement bien, il est à jeun, et tout à coup, sans préparation ni cause apparente, il sent du vague, de la distraction, de la stupeur ; et puis, une douleur atroce à la tête. Il tombe en s’accrochant aux meubles et les entraînant avec lui, à moins qu’il ne soit en ce moment-là couché sur le dos. Ensuite, sueur froide, vomissements de bile ou d’écume blanche, abattement profond. Le médecin a prononcé le mot : hystérie, ordonné contre les névralgies des pilules (composées de quinine, de digitale, de belladone et de morphine) ; contre les vertiges : eau de Vichy, valériane, éther, eau de Pullna.

Dans les intervalles de deux accès, le poète envoie à sa « bonne et chère petite mère », pour le 1er janvier 1866, des burettes en vieux Rouen. Il lui écrit : « Je te vois dans ta chambre ou ton salon, travaillant, allant, agissant, maugréant et me faisant des reproches de loin... » Ou bien : « Mes livrent dorment, valeurs perdues pour le moment ; et puis, on m’oublie... »

À son hôtel, il doit maintenant plusieurs centaines de francs. Toujours la même spirale de tourments, dans laquelle il tourne, en s’enfonçant de plus en plus : la descente dans le maelstrom.

La logeuse, par une progression fatale, est devenue successivement « l’insupportable hôtesse », puis « cette bougresse », puis « le monstre du Grand-Miroir ». Il a avec cette femme, qui surveille son courrier dans l’attente d’un pli chargé, des scènes abominables. C’est alors qu’il recommande à Ancelle de lui adresser ses lettres à la poste. Il s’y rend pour les retirer casqué d’un bourrelet imbibé d’eau sédative et de térébenthine. Mais cette étrange coiffure fait scandale dans la rue et même dans la cour du Grand-Miroir.

Une fois dans sa chambre, enfermé à double tour, il respire un peu. Au lit, il a la tête lourde, mais il se sent en sûreté. Il évite de penser à cette « femelle maudite », hélas ! sans y parvenir toujours. Parfois, les ombres de toutes les logeuses qui l’ont harcelé pendant son existence, l’environnent comme des furies ; elles caracolent autour de lui, à califourchon sur des balais. C’est un carrousel étonnant qui fait tout ensemble frissonner et rire. Mais quelle heure est-il ? Impossible de le savoir. Il n’y a pas de pendule dans la chambre et sa montre est au mont-de-piété... Ah ! que le jour tarde à paraître !... Pourquoi sa mère ne lui envoie-t-elle pas son portrait qu’il lui a demandé si souvent !... Ou encore, il se dit : « Ah çà, raisonnons ! Si c’est l’apoplexie ou la paralysie qui vient, que ferai-je, et comment mettrai-je ordre à mes affaires ? » Et longtemps, l’oreille tendue, il tâche, au prix de fatigues infinies, d’attraper au vol, au loin, les vagues sonneries des horloges...

Or, un matin de mars 1866, après une nuit affreuse, il se sent soudain la tête libre, entièrement dégagée ; une allégresse extraordinaire envahit son cœur, pareille au flot longtemps contenu qui se précipite dans l’écluse. C’est un autre vertige, mais un vertige heureux, une multiplication brusque de toutes ses forces. Il songe à la fois et indistinctement à sa mère chérie, à cette pauvre Jeanne, à ce brave Ancelle, dans un élan confus de tout son être, où l’amour, la pitié, le repentir se mêlent, ne font plus qu’un seul sentiment très pur, très haut, très calme : celui d’un immense pardon, d’une absolution générale. Il note alors sur son carnet : « Ma phase d’égoïsme est-elle finie ? – Mes humiliations ont été des grâces de Dieu. – Sans la charité, je ne suis qu’une cymbale retentissante. »

Seigneur, par combien de cercles d’épreuves, et de tribulations, et de fautes amèrement expiées, votre créature a-t-elle dû passer pour dépouiller le vieil homme ! Que de fureurs il lui a fallu d’abord épuiser ; fureurs d’ambitions, fureurs de plaisirs, concupiscences de l’âme et de la chair, avant d’accéder à cette grande paix ! Et vous, cœurs naturellement bons, si tant est que vous existiez sur terre, comme vos faciles vertus semblent faibles, en comparaison de cette vertu disputée, arrachée toute sanglante, après un long combat, à la horde des mauvais instincts !

Si maintenant, en cette minute de répit, au seuil du dernier passage, l’on examine l’existence révolue de Baudelaire, dans une perspective raccourcie, il apparaîtra que, pour éprouver ce pur poète, pour le châtier (comme lui-même châtiait son style lorsqu’il en grattait les scories), tout a vraiment conspiré : d’abord, cet âcre sang libidineux qu’il avait hérité, et qui fut sa fatalité première, ce tempérament débile et violent aux oscillations perpétuelles ; ensuite, des fautes et des excès qui ne furent jamais gratuits, j’entends jamais sans conséquence, mais qui toujours déroulèrent rigoureusement, implacablement la chaîne de leurs effets ; enfin, la série des malchances, dont on ne sait jamais dans quelle mesure on les doit attribuer au caractère de celui qui en pâtit, à son individualité par trop originale, ou bien à l’incompréhension de ses contemporains.

L’œuvre de Baudelaire, à elle seule, quelle qu’en soit la sombre beauté, ne suffirait point à expliquer la sorte d’attachement personnel, intime, que tous les gens de lettres dignes de ce nom gardent à la mémoire du poète. Il faut, pour rendre compte de cette ferveur, invoquer une autre raison, à savoir que Baudelaire fut, de son vivant, le type même de l’homme de lettres supérieur et malheureux. Mais pourquoi, dans ce débat, mettre à part, d’un côté l’œuvre magnifique, et de l’autre la vie douloureuse ? Celle-ci et celle-là, nous l’avons dit, ne se peuvent séparer. Baudelaire appelle les Fleurs du Mal « ce livre atroce ». Par là que veut-il faire entendre, sinon que c’est sa destinée elle-même qui fut atroce et qu’il en a condensé l’enseignement, jour par jour, dans ces pages musicales ? Des platitudes, des misères, des vices, des élévations, des rechutes, des extases, des angoisses, et tout cela vécu, mieux encore : vivant, palpitant, rien que la dure réalité, aussi objective, souvent aussi littérale qu’un constat d’huissier, mais en même temps devenue, par le prestige d’un art souverain, pleine de résonances, de prolongements, d’échos.

Allons ! l’heure approche où tous les désordres apparents vont se fondre dans cet ordre suprême : le chef-d’œuvre qui restera, quand l’homme bientôt ne sera plus. Toutes les tristesses de cette existence déréglée trouveront après coup leur raison : elles collaboraient à la purification d’une âme et à la composition d’un grand livre. Baudelaire, en ces premiers mois lugubres de 1866, se voit repoussé par tous les éditeurs, toutes les portes, une à une, se ferment devant lui, mais voici déjà, qui tourne sur ses gonds pour lui livrer passage, la porte de l’immortalité.

Le poète, dans quelques jours, aura quarante-cinq ans. Mais il a tant souffert ! Son visage a cette usure de l’épiderme, pareille à celle des mauvais chemins : aux tempes, autour des yeux, de profondes ornières, creusées par les chars des passions. Il a cette aridité de tous les traits, laquelle contraste amèrement avec l’intensité du regard. Il a surtout ce pli d’une bouche depuis longtemps habituée à ne plus mâcher que de la cendre.

Quarante-cinq ans ! Mais c’est à nous principalement, à nous qui le considérons aujourd’hui à travers ses livres, que Baudelaire, sur son déclin, apparaît sous l’aspect d’un vieillard. Oui, nous avons beau connaître la date de sa naissance, calculer son âge, telle est la somme d’expérience dont son œuvre est remplie, que nous ne parvenons absolument pas à concevoir qu’il ait pu être, à la fin de sa vie, ce qu’on appelle un homme encore jeune.

Pourtant, il était écrit que, jusqu’au bout, jusqu’en cette matinée où il atteignit les sommets de la contrition parfaite, le poète ne cesserait pas d’être dupe d’une espérance trompeuse. Hélas ! le sentiment de sérénité qui l’a soudain envahi, il le prend pour un regain de jeunesse ! Brusquement, les années lointaines sont rapprochées de la minute présente, comme si le temps qui s’est écoulé dans l’intervalle était tout entier supprimé.

Dehors, le ciel est bleu, le soleil brille comme autrefois sur les peupliers de l’île Saint-Louis, sur les guinguettes de Montsouris. Baudelaire ouvre sa croisée. Un souffle doux pénètre dans la chambre, balayant les odeurs de pharmacie, les derniers miasmes de la nuit. Une cloche qui vibre a le même son qu’avait la cloche de Saint-Séverin, lorsque, rue Saint-André-des-Arts, il prêtait l’oreille à son tintement, par les beaux dimanches. Un arbre, sous la fenêtre, montre les pointes rouges de ses bourgeons. Ainsi, les marronniers du Luxembourg, jadis, par la même éruption empourprée, manifestaient leur impatience. Comme l’hiver, cette année, a fini de bonne heure ! un temps fameux pour la promenade !

Justement, le beau-père de son ami Rops, « le seul homme de Belgique sachant le latin et ayant l’air d’un Français », a invité le poète à venir passer quelques jours chez lui, à Namur. Rapidement mais avec grand soin, comme un amoureux pressé de courir à un rendez-vous depuis longtemps désiré, Baudelaire fait sa toilette, polit ses ongles, lave, brosse et rejette en arrière ses longs cheveux gris « qui lui donnent l’air d’un académicien à l’étranger ». Ensuite, il assure sur sa tête, comme une tiare, son chapeau de soie à bords plats, descend l’escalier en sifflotant, jette au passage à la dame de l’hôtel stupéfaite un regard indulgent, qu’il accompagne d’un petit salut de la main. Sur le trottoir, il hèle un fiacre : « Cocher, à la gare ! » Namur ! nécessaire, pour son livre, de revoir cette ville-là ! Sacré Saint-Ciboire !

 

 

CHAPITRE VII

LA FIN

 

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre.

 

À quoi bon insister sur ce qui suit ? Voici les faits : à Namur, dans l’église Saint-Loup, qu’il visite en compagnie de Félicien Rops et de Malassis, lequel est venu le rejoindre, Baudelaire est pris d’un étourdissement. Il chancelle, il tombe. Le pied, dit-il, lui a glissé. Mais le lendemain il donne des signes de trouble mental. On le ramène à Bruxelles, paralysé du côté droit, la parole déjà confuse.

Pourtant il peut encore dicter de courts billets. Et même, dans l’un d’eux, qu’il adresse, le 29 mars 1866, à Prarond, son vieux camarade de la pension Bailly et de l’École normande, pour le remercier de l’envoi de ses Airs de flûte, il lui signale un vers faux. Mais l’aphasie, en huit jours, fait de sensibles progrès. Malassis prévient Ancelle, Asselineau, Jules Troubat.

Bientôt, Ancelle arrive, toujours empressé, toujours dévoué, profondément ému. Baudelaire est transporté dans une maison de santé tenue par des religieuses. Ses facultés baissent rapidement. Madame Aupick, à son tour, est prévenue par Ancelle avec tous les ménagements possibles. C’est aujourd’hui une femme de soixante-treize ans à demi impotente. N’importe ! avec Aimée, sa servante, elle prend le train pour Bruxelles. À la vue de son fils, sa douleur éclate. Malassis mêle ses larmes aux siennes. « Quel excellent jeune homme ! dit-elle, Comme il est bon ! Ce jeune homme doit avoir une belle âme !  »

Au bout de deux semaines, les religieuses qui soignaient Baudelaire à la maison de santé s’étant scandalisées des jurons qu’il proférait, le malade est reconduit à l’hôtel du Grand-Miroir, où sa mère s’installe auprès de lui. Quand le temps est beau, il sort en voiture avec madame Aupick et Stevens, quelquefois même à pied, appuyé sur une canne. Un jour « Coco » l’emmène déjeuner à la campagne. Cependant, le malheureux a presque totalement perdu l’usage de la parole. Tantôt, il s’impatiente des vains efforts qu’il fait pour articuler un mot, tantôt il a des accès d’hilarité qui épouvantent sa mère. « Cette tête, dit-elle, a trop travaillé. » Un tel aveu, de la part de la vieille dame, pourrait sembler l’expression d’un repentir tardif. Baudelaire n’a-t-il pas été toujours méconnu des siens ? Mais non, malgré son grand âge et malgré son chagrin, Caroline est demeurée trop futile pour avoir de ces retours sur elle-même.

Dans les premiers jours de juillet, le malade est ramené à Paris. Madame Aupick l’accompagne, avec l’assistance d’Aimée. Arthur Stevens s’est joint au cortège. Asselineau, venu à la gare du Nord pour recevoir son ami, l’aperçoit de loin dans la foule, s’appuyant du bras gauche sur Arthur Stevens, le bras droit pendant, inerte, le long du corps, sa canne accrochée au bouton de son habit. Le paralytique, à son tour, le reconnaît. Il rit, d’un rire sonore, aigu, prolongé, qui glace le cœur d’Asselineau.

Après quelques jours passés à l’hôtel, Baudelaire, le 4 juillet, est transféré, par les soins d’Ancelle, à Chaillot, dans la maison de santé que dirige le docteur Émile Duval, rue du Dôme. Madame Sabatier, Léon Cladel, Champfleury, Manet et sa femme, d’autres encore, accourent, attristés. Madame Meurice obtient la permission de jouer dans la chambre du malade des fragments de Tannhäuser. Nadar même, une ou deux fois, au cours de l’automne, eut la singulière idée d’emmener Baudelaire dîner chez lui avec quelques intimes. Et le plus étonnant, c’est que le docteur ait autorisé ces sorties.

Pendant plusieurs mois, le mal demeure stationnaire. Mais l’aphasique en est resté à ces mots : Non, cré nom, non. Poulet-Malassis, répondant de Bruxelles à Asselineau, qui lui avait envoyé des nouvelles de leur pauvre ami, cite cette profonde réflexion de Trousseau : « Rappelez-vous, en voyant un aphasique qui vous paraît en possession de son intelligence, quoiqu’il ait perdu la faculté de s’exprimer, combien de fois vous avez dit, à propos de certains animaux, qu’il ne leur manquait que la parole. »

Rien de plus vrai. Si les premiers biographes de Baudelaire ont cru devoir s’étendre longuement sur cette année d’agonie, c’est sans doute parce qu’il ne leur semblait pas absurde que les amis du poète aient pu, encore à cette date, conserver quelque espoir. Mais aujourd’hui que l’on sait pertinemment que, dans l’état actuel de la médecine, la paralysie générale, une fois déclarée, est incurable, l’histoire des mois qui suivent la congestion fatale ne présente aucune espèce d’intérêt. Si triste, et répugnante, et révoltante est même cette liquéfaction progressive d’un puissant cerveau, qu’on n’a plus qu’une hâte : en finir. Pour l’état civil, Baudelaire vit encore quelque temps, mais en réalité, il est déjà mort : il a été foudroyé à Namur, dans l’église Saint-Loup. À partir du printemps 1867, le malade ne quitte plus son lit. Enfin, le 31 août de la même année, ce qui reste, en apparence, de celui qui fut Baudelaire, ce paralytique à la bouche écumeuse, cette loque lamentable, rend le dernier soupir.

Alors, le masque grimaçant se détache, tombe et, brusquement, pour quelques heures, le visage du poète reparaît, purifié, pacifié, triomphant.

Le deuil de madame Aupick est immense ; elle perd ce fils qu’elle idolâtrait, comme elle dit avec cette nuance d’emphase qu’elle a toujours eue et dont Charles, autrefois, souriait. Mais Caroline est Caroline, même à soixante-quatorze ans passés. En dépit de ce grand déchirement, elle reste flattée des visites qu’elle reçoit, de la sympathie qu’on lui marque, de la rumeur de gloire qui, déjà, s’élève autour du nom de son enfant.

Ancelle se rend à la mairie déclarer le décès. Il se charge de toutes les démarches qui ont trait aux obsèques. Lui aussi est toujours le même : affairé, obligeant, ponctuel, tatillon, solennel, bavard. Mais il a les yeux rouges, la face congestionnée et comme bouillie. C’est qu’il pleure quand il est seul, en fiacre.

Le service funèbre fut célébré le lundi 2 septembre, à l’église Saint-Honoré, de Passy, devant une centaine d’hommes de lettres et d’amis, tout au plus. L’inhumation eut lieu au cimetière Montparnasse, dans le caveau de famille. Quelques fidèles seulement, parmi lesquels Paul Verlaine, Fantin, Manet, avaient accompagné le convoi jusque-là, car la chaleur était accablante. La Société des Gens de lettres n’avait délégué aucun des membres de son comité. Personne non plus du ministère. Banville, très noblement, parla sur la tombe : il salua en Baudelaire le novateur, celui qui, dit-il, n’a pas transfiguré la nature humaine à l’image d’un idéal préconçu, mais qui a « accepté tout l’homme moderne, avec ses défaillances, avec sa grâce maladive, avec ses aspirations impuissantes... » Asselineau, ensuite, à la fois plein de chagrin et furieux qu’il y eût si peu de monde, rendit hommage à l’homme privé, trop souvent calomnié.

La presse se montra distraite ou dédaigneuse. Un seul article déférent, celui d’Auguste Vitu, dans l’Étendard.

Dans le Journal des Goncourt, rien, à cette date. Seize mois plus tard, à la date du 12 janvier 1869, ceci : « La folie de l’artiste, de l’écrivain – voyez Méryon, Baudelaire – les surfait une fois morts ; elle fait monter leurs œuvres, ainsi que la guillotine fait monter l’écriture des guillotinés dans les catalogues d’autographes. » C’est là, n’est-il pas vrai ? ce qu’on appelle un trait, pittoresque, amusant, spirituel. Mais combien de fois les Goncourt, dans leur fameux Journal, ont-ils pris de pareilles pointes pour des jugements ! À retenir, cependant, le renseignement contenu dans cette malice : moins de deux ans après le décès du poète, la cote Baudelaire, à la Bourse des Lettres, avait déjà monté.

Madame Aupick est revenue à Honfleur. Ce qu’elle a entendu dire de son fils, au lendemain de sa mort, a modifié entièrement l’idée qu’elle se faisait de lui. Mais elle l’a tant aimé que pas un instant elle n’a la pensée qu’elle l’a peut-être aimé sans le comprendre : elle croit l’avoir toujours compris. Sainte-Beuve écrivit à la malheureuse mère une lettre touchante et pleine d’onction, ce qui, sans doute, le dispensait à ses yeux d’écrire un article. L’oraison du grand critique, cette courte messe basse, eut pour effet d’accroître la fierté de madame Aupick et son ravissement éploré. « La pauvre dame, écrit Asselineau à Malassis, nous est arrivée encore imbue de préjugés que lui avaient donnés contre son fils un tas d’officiers d’artillerie, amis de son mari, parmi lesquels elle vivait à Honfleur. Mais... la lettre de Sainte-Beuve l’a enlevée... »

Caroline vécut encore quelques années, vouant désormais, non seulement à la mémoire de son enfant, mais à l’œuvre qu’il avait laissée, un culte absolu, enthousiaste. Aux amis de son fils elle distribua généreusement, en souvenir de lui, les peintures, dessins, gravures, qui ornaient sa chambre à Honfleur, petite collection de choix dont la vente aujourd’hui produirait une somme supérieure combien de fois à celle qui eût suffi pour libérer Baudelaire de ses soucis d’argent ! Il y avait là des Guys, des Méryon, des Rethel, un Boilly, un Legros, des Whistler, des Manet, des Jongkind, des Devéria, etc.

À la mort de son fils, madame Aupick était entrée en relations avec la mère de Théodore de Banville, et les deux vieilles dames, par la suite, correspondaient.

Madame de Banville, de son côté, avait un culte pour le génie de son Théodore, mais sa religion à elle n’était point posthume : cette mère admirait son fruit de son vivant ; elle l’avait, on s’en souvient, toujours admiré. Sa pensée, à la longue, s’était même, autant qu’elle le pouvait, identifiée avec celle de son poète chéri ; et il est comique et attendrissant de constater ce que deviennent, transposés dans l’esprit d’une bonne dame, l’optimisme rayonnant d’un Banville et sa tendance à tout idéaliser.

Voici un passage d’une lettre dans laquelle madame de Banville raconte à madame Aupick une visite qu’elle vient de faire avec son fils sur la tombe de Baudelaire :

 

« Madame bien aimée,

Mon fils et moi, nous avons fait notre pèlerinage pieux. La tombe de votre fils adoré resplendissait dans la pourpre lumineuse d’un ciel d’Orient, et elle révélait encore les soins religieux que des mains amies avaient ingénieusement occupés à l’embellissement de sa transformation... Il y avait dans l’atmosphère qui entoure cette tombe, où sont réunies toutes les gloires [allusion délicate au général Aupick], quelque chose de divin qui parfumait cette enceinte sacrée... »

 

En réalité, une pierre nue, entourée d’une grille en fer. Mais pour qui voit un ciel d’Orient au-dessus du cimetière Montparnasse, la réalité existe-t-elle ? Madame Aupick mourut, dans sa petite maison, sur la falaise, en 1871, âgée de soixante-dix-huit ans moins un mois.

Mais Jeanne, Jeanne Duval, Jeanne Lemer, Jeanne Prosper, enfin Jeanne la mulâtresse, que devint-elle ? Nadar est le dernier qui prétendit l’avoir aperçue, vers 1870. Elle passait sur le boulevard, ou plutôt se traînait, appuyée sur des béquilles.

 

 

François PORCHÉ, La vie douloureuse de Charles Baudelaire, 1926.

 

 

 

 

 

 

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