Émile est-il chrétien ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André RAVIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE 10 mars 1762, les États de Hollande et de Westfrise avaient accordé, sans grande difficulté semble-t-il, au libraire Neaulme le privilège qu’il sollicitait pour l’édition d’un nouvel ouvrage de Jean-Jacques Rousseau : Émile ou de l’Éducation. Et le 20 mai, le livre paraissait à Paris. Or, dès le 3 juin il était confisqué par la police du roi ; le 9, le Parlement portait un Arrêt qui condamnait le livre au feu et décrétait l’auteur de prise de corps. Le 19 juin, le Petit Conseil de Genève formulait contre Jean-Jacques et son livre les mêmes condamnations. Le 22, c’est au tour de la Hollande de s’émouvoir : le Grand Pensionnaire, P. Steyn, soumet l’Émile aux mêmes États de Hollande et de West-frise qui l’avaient approuvé, et le 30 juillet, les États révoquent le privilège qu’ils ont accordé, il y a quatre mois, interdisent la publication du livre, sa traduction, sa mise en vente, « sous peine de mille florins, de peines à fixer, même corporelles, ordonnant la saisie chez les libraires et les particuliers, et l’insertion du jugement dans les feuilles publiques ». Le 10 août, Neaulme, très ennuyé du tour que prend l’affaire, fait amende honorable dans la Gazette d’Amsterdam, et promet un nouveau Traité d’Éducation, d’où serait « expurgé tout ce qui pouvait donner matière à scandale ». Formey accepta de se charger de la besogne : en 1764, paraissait, chez Neaulme, un ouvrage qui portait en titre : Émile chrétien, consacré à l’utilité publique, et rédigé par M. Formey. En fait, cette « rédaction » consistait surtout en des coupures de passages entiers, opérées sur l’original. L’Émile chrétien était un livre manqué.

Cependant, aux condamnations qui avaient précédé la condamnation hollandaise, d’autres étaient venues s’ajouter : l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, avait publié son mandement le 28 août 1762 ; le 9 septembre, Rome avait mis le livre à l’index ; le 27 novembre, la Sorbonne censurait l’ouvrage. Bientôt Berne, Neufchâtel...

L’Émile faisait de Jean-Jacques Rousseau un homme traqué.

Quels griefs ont donc à formuler contre l’Émile catholiques et protestants, pour se retrouver en une pareille unanimité ?

Du dépouillement de toutes ces censures, une conclusion s’impose : c’est avant tout la Profession de foi du Vicaire Savoyard qui a fait brûler l’Émile et proscrire son auteur. La pédagogie du livre était à peu près passée sous silence, ou n’était critiquée que par ricochet. Sauf pourtant dans le mandement de Christophe de Beaumont : le problème religieux de l’éducation y était posé au-delà des questions de méthodes et de techniques pédagogiques, ce problème qui en éducation commande toutes les questions de techniques et de méthodes : Que vaut la nature humaine ? Quelle confiance l’éducateur peut-il lui accorder ? Que sont le défaut, la tentation et le péché ; d’où proviennent-ils et comment l’enfant peut-il être prémuni contre eux, – ou, après la faute, en être guéri ? Quelle est la valeur des facultés de l’homme, de ses désirs profonds, et en particulier quel crédit accorder à cette force en nous qui s’appelle le « sentiment » ?

D’autres questions se posaient encore sans doute 1. Mais celles qui touchent à la bonté de la nature humaine sont capitales. Nous leur consacrerons ces lignes.

 

 

Ce par quoi, dit-on souvent, Rousseau se sépare radicalement du christianisme, en éducation et d’ailleurs dans toute sa philosophie, c’est le principe de la bonté naturelle de l’homme. Ce propos est à la fois vrai et faux ; il convient d’en distinguer les principaux aspects.

Lorsque Rousseau écrit au début de l’Émile : « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses », le chrétien ne peut qu’être d’accord avec Jean-Jacques. « Dieu créa l’homme à son image », dit la Bible. Et au soir de ce sixième jour de sa Création « Il vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon » (Gen. I, 27 et 31).

Lorsqu’à sa déclaration préliminaire Rousseau ajoute cette contrepartie : « Tout dégénère entre les mains de l’homme », le chrétien peut encore être d’accord avec Jean-Jacques, pourvu qu’il ne s’agisse que du principe général et non pas de son mode d’action. « Par la désobéissance d’un seul homme, dit l’épître aux Romains, la multitude a été constituée pécheresse. » L’apôtre Paul va même plus loin encore, et c’est toute la « création » qu’il voit « assujettie à la vanité », à cause des péchés des hommes.

Le point précis où Rousseau commence à s’éloigner de la doctrine chrétienne se situe dans sa conception de l’homme historique, de l’homme tel qu’il naît aujourd’hui. Cet homme historique, Jean-Jacques le considère comme possédant encore la bonté originelle. Le christianisme le considère au contraire comme « blessé », « Vulneratus in naturalibus » selon l’expression de saint Thomas d’Aquin. « L’Émile, écrit Jean-Jacques dans le 3e Dialogue, ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement. »

Une telle affirmation paraît bien, cette fois, incompatible avec la thèse catholique du péché originel ? Elle l’est en effet. Moins absolument peut-être cependant que ne le pensent quelques pessimistes excessifs que l’Église d’ailleurs a condamnés. L’Église a toujours professé que dans l’« homo lapsus », dans l’homme considéré en l’état de nature déchue, la nature n’était pas totalement corrompue : le libre arbitre est, non pas anéanti, mais seulement atténué par la chute, il reste capable de bien moral et n’est pas nécessairement dominé par les concupiscences ; l’intelligence reste capable d’atteindre la vérité, et notamment de connaître Dieu, et n’est pas nécessairement vouée à l’erreur. Le païen n’est pas exclu de la vérité et de la vertu ; ce sont les missionnaires eux-mêmes qui ont lancé en Europe le thème romantique du « bon sauvage », qui joua un si grand rôle dans la pensée de Jean-Jacques, et nulle condamnation jamais ne tomba sur leur enthousiasme.

Le tort de Rousseau n’est pas d’avoir soutenu qu’il y avait dans la nature des « mouvements droits », mais que les premiers mouvements de la nature étaient toujours droits, et que l’homme ne portait pas en lui-même les sources de ses défauts et de ses fautes ; ce n’est pas d’avoir déclaré qu’il y avait de la bonté originelle dans l’homme, mais qu’il n’y avait que de la bonté originelle, et point de perversité. Christophe de Beaumont en son mandement a eu grand soin de reconnaître dans l’enfant ces tendances naturelles « de la raison » au vrai et du « cœur » à la vertu, sans lesquelles aucune éducation ne serait possible. Lisons ce passage, en pensant à l’Émile : « Nous savons que, pour réformer le monde, autant que le permettent la faiblesse et la corruption de notre nature, il suffirait d’observer, sous la direction et l’impression de la grâce, les premiers rayons de la raison humaine, de les saisir avec soin et de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par là, ces esprits, encore exempts de préjugés, seraient pour toujours en garde contre l’erreur ; ces cœurs, encore exempts de grandes passions, prendraient les impressions de toutes les vertus... Oui, il se trouve en nous un mélange frappant de grandeur et de bassesse, d’ardeur pour la vérité et de goût pour l’erreur, d’inclination pour la vertu et de penchant pour le vice. Étonnant contraste qui, en déconcertant la philosophie païenne, la laisse errer dans de vaines spéculations. »

Cet « étonnant contraste » n’a pas échappé à Rousseau. Il a reconnu en l’homme le caractère inévitable du conflit intérieur, de l’écartèlement de la liberté humaine entre le bien et le mal. Il essaie d’en retarder le plus possible l’apparition dans Émile, c’est vrai ; il prétend y réussir jusqu’à la quinzième année, c’est sans doute illusion ou tours de passe-passe. Mais enfin ce conflit éclate, il déchire Émile, et il sera désormais le destin d’Émile adolescent et adulte. Pour Jean-Jacques, la crise de l’adolescence est en effet une « seconde naissance » : « C’est ici que l’homme naît véritablement à la vie... Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprement celle où la nôtre doit commencer. » Pourquoi donc accorder à cette crise une telle importance ? C’est qu’Émile « commence (alors) à sentir son être moral ». Bientôt Jean-Jacques déclarera : « Nous entrons enfin dans l’ordre moral. » Il est regrettable – mais fort compréhensible, car la lecture n’en est pas aisée – qu’en dehors de la Profession de foi, ces livres IV et V de l’Émile soient bien moins étudiés que les trois premiers livres : c’est là, bien plus que dans « les jeux d’enfant » (le mot est de Jean-Jacques) des quatorze premières années, que se trouve la véritable pédagogie de Rousseau.

Ce combat moral, Jean-Jacques ne l’atténue pas. Il aurait plutôt tendance à l’exagérer. Et il nous faut, ici encore, nous défendre d’une interprétation trop artificielle de sa pensée. Parce que Jean-Jacques rend la société responsable des vices et des fautes de l’homme, nous sommes enclins à concevoir ce combat moral comme un combat de frontières, pour ainsi dire : l’homme, intérieurement bon, se défendrait à la périphérie de son être contre l’influence extérieure de la société dépravée. Ce serait là un grave contre-sens. Le combat moral, selon Jean-Jacques, est un combat intérieur, que l’homme livre contre lui-même ; c’est l’homme lui-même qui est divisé. La racine de cette perversion, est la transformation de l’amour de soi : « passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications », en amour-propre : « Ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l’opinion. »

À telles enseignes que, dans cet éveil, si important pour l’histoire des idées, de la conscience humaine au XVIIIe siècle, Rousseau tient incontestablement une place considérable. Ne jugeons pas ici des conduites de l’homme Rousseau, mais du fait Rousseau. Constatons seulement que son rôle fut considérable. Rousseau s’efforce d’établir qu’entre le catéchisme catholique étayé sur la Révélation et la raison froide, athée et amorale, de ceux qu’on appelait les « philosophes », il y avait place pour une force, immanente à l’homme, donnée d’ailleurs à l’homme par Dieu, et qui se suffisait à elle-même, soit dans l’ordre de la vérité, soit dans l’ordre de la vertu : la conscience. « Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions. » Pour saisir avec exactitude ce qu’est la conscience humaine selon Rousseau, et la situer par rapport au « cœur » selon Pascal, ou au « sentiment » des philosophes « sentimentalistes », il faudrait commenter chaque mot de cette célèbre apostrophe du vicaire savoyard : car toute la pensée de Jean-Jacques est là enclose. Remarquons du moins que cette conscience est un « instinct », c’est-à-dire un « sentiment », avec tout ce que le mot chez Rousseau comporte de « naturel », donc de certitude, d’infaillibilité, de bonté, mais aussi de « volupté », de « jouissance », de « contentement de soi » : elle ne relève jamais de la seule intuition de l’esprit ou du seul jugement moral, elle engage, elle doit engager aussi la sensibilité, elle est un acte de l’être total, elle a sa source et son écho dans les profondeurs de la nature humaine. « Exister pour nous, c’est sentir. » Les sentiments innés, Jean-Jacques les appelle d’un mot caractéristique, et qui ne comporte par lui-même à ses yeux aucune nuance péjorative : les « passions » : « Nos passions sont les Principaux instruments de notre conservation : c’est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire. C’est contrôler la nature, c’est réformer l’ouvrage de Dieu. » Quiconque voudra départager dans la pensée de Rousseau le meilleur et le pire, et comprendre comment le même homme a pu « convertir » et pervertir tant d’« âmes sensibles », devra toujours se référer à l’ambiguïté du « sentiment » selon Rousseau. Là est la qualité, la force, l’emprise de la religion de Rousseau, mais aussi les illusions, les contradictions, les trompe-l'œil, les fausses sincérités.

Quoi qu’il en soit, c’est dans la « conscience » que se livre le combat moral d’Émile ; et c’est donc sur la conscience d’Émile que s’efforce d’agir le précepteur à partir de la « seconde naissance ». L’éducation selon Rousseau est essentiellement une éducation de la conscience : c’est-à-dire qu’elle présente toutes les ambiguïtés, tout le mélange de qualités et d’erreurs, qui affectent sa notion de conscience.

Pour montrer sur des exemples précis la force et la faiblesse de cette pédagogie, nous aurions pu retracer les « purifications » que subissent, dans la conscience de l’homme, au feu du combat moral, des « sentiments » aussi naturels et essentiels, selon Rousseau, que l’amour de la liberté, le désir du bonheur, le goût impérieux du bien-être : tous ces « sentiments » qui sont d’abord des besoins « physiques », des passions innées, les crises de conscience les transmuent en valeurs morales, mais en valeurs morales telles que, loin d’ouvrir Émile sur l’amour de Dieu et l’amour des hommes, elles replient Émile sur lui-même en un égotisme douloureux.

Pour faire court, nous nous en tiendrons à retracer (trop sommairement) l’évolution de cette « passion primitive, innée, antérieure à toute autre », que nous avons évoquée plus haut, et que Jean-Jacques appelle « l’amour de soi ».

Voici, autant du moins qu’on puisse le saisir à travers les corrections, repentirs et contradictions de Jean-Jacques, – ce que l’amour de soi, ce vouloir-être fondamental, ce vouloir-être qui est nécessairement un vouloir-être-heureux-libre-bon, devient au fil des crises de conscience par lesquelles Émile accède à la perfection morale selon Rousseau.

Il s’agit donc pour Jean-Jacques que l’amour de soi se retrouve au terme de l’éducation d’Émile, aussi intact, aussi « originel » qu’il l’était à sa naissance. « L’amour de soi-même est toujours bon et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soucis est et doit être d’y veiller sans cesse. » Or, au cours de la vie d’Émile, et notamment au cours de l’adolescence, plusieurs aliénations menacent de transformer l’amour de soi en sa contrefaçon, l’amour-propre. Nous en étudierons les trois principales : l’orgueil, la révélation de l’existence de Dieu, enfin l’amour de Sophie.

En réalité, il n’y a pour Jean-Jacques qu’une seule aliénation fondamentale : c’est l’amour de la femme : « Sitôt que l’homme a besoin d’une compagne, il n’est plus un être isolé, son cœur n’est plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres. » Mais l’amour (et l’amitié qui, selon Jean-Jacques, est très liée à l’amour) veut être préféré. L’amour de soi se mue alors en amour-propre, – et de l’amour-propre naissent à leur tour l’orgueil, les dissentiments, les jalousies, les discordes et mille autres passions « haineuses et irascibles » : « Vous verrez... comment l’amour de soi cessant d’être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. »

C’est à prévenir Émile contre l’orgueil que s’emploie d’abord le précepteur. C’est l’orgueil qui est en effet le plus immédiatement menaçant. Il s’agit d’établir dans l’âme d’Émile ce que Jean-Jacques appelle de deux mots chrétiens, mais qui est, en fait, assez différent des vertus chrétiennes : l’humilité et la charité. C’est par la charité qu’il commence. Il profite de la « sensibilité naissante pour jeter dans le cœur du jeune homme les premières semences de l’humanité ». Et nous assistons à toute une éducation théorique et pratique d’Émile à la pitié. Le choix de cette vertu est significatif : il nous montre Jean-Jacques soucieux de rattacher étroitement la charité elle-même à l’amour de soi et à son « contentement » : « La pitié est douce, parce qu’en se mettant à la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L’envie est amère, en ce que l’aspect d’un homme heureux, loin de mettre l’envieux à sa place, lui donne le regret de n’y pas être. » Ainsi, même en ce don de soi aux autres qu’est la charité, c’est bien encore l’amour de soi que « nourrit » en Émile le précepteur : « Le précepte d’agir avec autrui comme nous voulons qu’il agisse avec nous n’a de vrai fondement que la conscience et le sentiment. Quand la force d’une âme expansive m’identifie avec mon semblable, et que je ne veux pas qu’il souffre, je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature elle-même qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. L’amour des hommes dérivé de l’amour de soi est le principe de la justice humaine. » En initiant Émile à une charité aussi étroitement liée à l’amour de soi, le précepteur réussit un coup double. Il développe en son élève « la sensibilité naissante », mais il l’établit aussi dans l’humilité : nul risque d’orgueil ni de vanité pour celui qui connaît les hommes par le truchement de leurs « misères communes », qui sont les effets des « passions ». Car « en s’intéressant à ses frères », Émile les juge. « Or, sûrement s’il les juge bien, il ne voudra être à la place d’aucun d’eux : car le but de tous les tourments qu’ils se donnent, étant fondé sur des préjugés qu’il n’a pas, lui paraît un but en l’air. » Acceptons-en l’augure ! Mais, s’il évite l’envie et la jalousie, Émile pourra-t-il ne pas se comparer, et donc se préférer aux autres hommes ? « Quand, en conséquence de mes soins, Émile préfère sa manière d’être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Émile a raison ; mais, quand il se croit pour cela d’une nature plus excellente, et plus heureusement né qu’eux, Émile a tort ; il se trompe, il faut le détromper. » Et Jean-Jacques d’inventer toute une série de procédés pour « faire sentir à l’adolescent qu’il est homme comme les autres, ou sujet aux mêmes faiblesses » : nous n’entrerons pas dans ce dédale de subtilités et même de contradictions, où visiblement Rousseau se sent mal à l’aise. Nous voyons assez à quel point l’humilité et la charité d’Émile diffèrent de l’humilité et de la charité chrétiennes, et comment elles trouvent dans l’amour de soi sauvegardé leur force et leur limite.

Dans le système d’éducation de Rousseau, l’initiation religieuse est une pièce essentielle. On sait quelle était la position de l’éminent historien de La Religion de Jean-Jacques Rousseau, Pierre-Maurice Masson, sur le difficile problème de la Profession de foi du vicaire savoyard. « L’Émile et la Profession de foi, dit-il, qui forment un tout bibliographique, ne forment pas un tout intellectuel. » J’ai cru devoir, en partant du texte de l’Émile et du manuscrit Favre, critiquer cette assertion : la Profession de foi est bien un texte autonome, inséré par Jean-Jacques dans l’Émile, mais là où elle est insérée, Jean-Jacques aurait placé, de toutes façons, un développement sur l’initiation religieuse de son élève. L’antinomie, la « crise » de la pensée de Rousseau n’est pas, comme le voudrait Pierre-Maurice Masson, entre l’Émile et la Profession de foi, mais entre la thèse du solitaire originellement et infailliblement bon parce que hors de la moralité (livres I, II et III de l’Émile), et sa conception de l’homme social et donc moral des livres IV et V : qu’on relise, si l’on veut s’en convaincre, le très important discours sur le bonheur : « Il faut être heureux, cher Émile... », qu’adresse le gouverneur à son élève, avant d’exiger de lui qu’il s’éloigne de Sophie.

Quoi qu’il en soit, Jean-Jacques, en révélant à Émile l’existence de Dieu et son rôle dans notre vie morale, ne pouvait pas ne pas rattacher cette « instruction » à l’amour de soi. L’amour de Dieu lui-même ne saurait être, pour un disciple de Jean-Jacques, une aliénation. Et en effet, voici quel est le parfait résultat de cette initiation religieuse : « Quand nous en sommes venus là, quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre élève ! Que de nouveaux moyens nous avons de parler à son cœur ! C’est alors seulement qu’il trouve son véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes et sans y être forcé par les lois, à être juste entre Dieu et lui, à remplir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter dans son cœur la vertu, non seulement pour l’amour de l’ordre, auquel chacun préfère toujours l’amour de soi, mais pour l’amour de l’auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d’une bonne conscience et la contemplation de cet Être Suprême lui promettent dans l’autre vie, après avoir bien usé de celle-ci. » Nous sommes ici au point extrême de déviation de la pensée de Rousseau par rapport à la pensée chrétienne. Ce ciel est le ciel de Jean-Jacques, plutôt que le ciel de Dieu : « J’aspire au moment, déclare le vicaire savoyard, où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et n’aurai besoin que de moi pour être heureux. »

Arrive enfin la crise décisive pour la « bonté originelle » d’Émile. Dans sa passion pour Sophie, comment sauvegardera-t-il son amour de soi ? Rousseau ne serait pas Rousseau s’il ne triomphait encore de cette difficulté. Jouons le jeu : ne lui faisons pas grief du caractère romanesque, pour ne pas dire burlesque, de ce « journal des amours » d’Émile et de Sophie. Comment Émile restera-t-il fidèle à son amour de soi ? Telle est l’unique question que nous voulons poser.

C’est un fait. L’amour d’Émile pour Sophie est présenté d’abord par Rousseau comme une « chaîne », une « servitude », donc une aliénation. Mais réfléchissons-y de plus près : « Émile aime Sophie : mais quels sont les premiers charmes qui l’ont attaché ? La sensibilité, la vertu, l’amour des choses honnêtes. En aimant cet amour dans sa maîtresse, l’aurait-il perdu pour lui-même ?... En quoi donc Émile est-il véritablement changé ? Il a de nouvelles raisons d’être lui-même : c’est le seul point où il soit différent de ce qu’il était. » Malgré ces solennelles considérations, Rousseau sent bien que « l’amour de soi » reste très menacé chez Émile. « Parce que ta passion pour Sophie est une “passion pure”, lui dit-il, t’en a-t-elle moins subjugué ? T’en es-tu moins rendu esclave ? » Il va donc imposer à l’amant de Sophie l’épreuve de la séparation momentanée : « Venez apprendre à supporter l’absence. » Quelle est la signification profonde de cette absence ? Jean-Jacques l’indique dans un passage étrange du discours sur le bonheur qui prélude à la séparation. Il s’agit de « régir en homme » cette « première passion », c’est-à-dire de reconquérir sur elle le sentiment, « la volupté » d’être lui-même, « libre, heureux et sage ». « Veux-tu donc vivre heureux et sage ; n’attache ton cœur qu’à la beauté qui ne périt point ; que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants ; étends la loi de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui peut t’être enlevé ; apprends à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à te mettre au-dessus des évènements, à détacher ton cœur sans qu’ils le déchirent, à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais criminel. » C’est donc bien le combat moral, avec ses sacrifices et ses renoncements, que le précepteur présente à Émile. « Alors tu seras sage malgré les passions. » Mais voici où l’amour de soi prend sa revanche, et où nous le retrouvons, au-delà de la crise morale, plus plein, plus « vainqueur » que jamais, sous la forme de la parfaite « jouissance » : « Alors tu trouveras dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler ; tu les posséderas sans qu’ils te possèdent, et tu sentiras que l’homme, à qui tout échappe, ne jouit que de ce qu’il sait perdre. » Sur un « je le veux » dictatorial du précepteur, Émile quitte Sophie ; il part pour un long voyage à travers les pays d’Europe, et Rousseau profite de cet intermède pour initier Émile à un véritable « Contrat social ». Au retour, le jeune homme a reconquis sa pleine liberté intérieure ; son bonheur est à l’abri de toutes les « fortunes ». Le vouloir-être, le vouloir-vivre triomphent en lui. « Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs pour vivre ; elle ne m’empêchera jamais d’avoir vécu... Si j’étais sans passions, je serais dans mon état d’homme, indépendant comme Dieu même, puisque ne voulant que ce qui est, je n’aurais jamais à lutter contre la destinée. Au moins, je n’ai qu’une chaîne, c’est la seule que je porterai jamais et je puis m’en glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie et je suis libre. »

Le véritable épilogue de cette éducation rousseauiste ne se lit pas dans le Traité d’Éducation, mais dans une « suite » inachevée, qui demeura dans les papiers de Jean-Jacques. Ce fragment fut publié dans l’édition de Genève, sous le titre Émile et Sophie ou les Solitaires. De la bonté humaine rêvée, on y passe brusquement à la réalité de la souffrance et de la faute. « Tout s’est évanoui comme un songe, écrit Émile à son gouverneur ; jeune encore j’ai tout perdu, femme, enfants, amis, tout enfin jusqu’au commerce de mes semblables... Je suis mort dans tout ce qui m’était cher. » Deuils, contradictions, échecs, et surtout infidélité de Sophie, esclavage chez les « barbaresques », tels sont en bref les évènements. Mais comment, de cette « mort », Émile va-t-il resurgir ? Par le seul, indéracinable et invaincu amour de soi. « Émile, sois un homme nouveau. » Qu’est-ce à dire ? « Je tâchais de me mettre tout à fait dans l’état d’un homme qui commence à vivre... Ce qui est réel, ce qui est existant pour toi (me disais-je), c’est ta vie, ta santé, ta jeunesse, tes talents, tes lumières, tes vertus enfin, si tu le veux, et par conséquent ton bonheur. » Par-dessus toutes les souffrances et tous les déchirements éclate le cri d’Émile : « Je suis seul, j’ai tout perdu, mais je me reste. » C’est le dernier mot de la sagesse selon Rousseau.

J’ai failli écrire : « de sa spiritualité ». Car à lire de telles formules, on comprend pourquoi Rousseau apparaît comme le « directeur de conscience » des âmes sensibles. Son vocabulaire mime étrangement le vocabulaire religieux ; sa pensée se fait toute proche d’une pensée religieuse. Et nous venons de l’entendre employer – est-ce pure coïncidence ? – le mot même de saint Paul : « Sois un homme nouveau. » Émile serait-il donc en quelque façon l’« homo novus » de la doctrine chrétienne ? Sur le plan de la foi, non, à coup sûr, et personne n’oserait l’affirmer sérieusement. Mais sur le plan de la « conscience » et de la sensibilité ? « Jean-Jacques, écrit P.-M. Masson, aura été l’un des mainteneurs du catholicisme dans l’élite intellectuelle française, non pas sans doute du dogme catholique comme tel, mais de cette sensibilité chrétienne qui, dans un pays de tradition catholique, facilite pratiquement l’adhésion au dogme, ou autorise du moins un compromis silencieux avec lui. » Que cette influence de Rousseau se vérifie sur le plan de l’histoire littéraire, il semble bien qu’on ne puisse le contester. Mais si l’on donne au mot de « sensibilité chrétienne » son sens précis, l’affirmation de P.-M. Masson est trop bienveillante. Ce qui empêche radicalement la sensibilité selon Rousseau d’être une sensibilité chrétienne, c’est précisément sa conception de l’amour de soi. L’acte de charité que Jean-Jacques apprend à Émile n’est pas l’acte d’amour chrétien : « Mon Dieu, je vous aime ; et j’aime mon prochain comme moi-même pour l’amour de vous », mais bien « Mon Dieu, je vous aime vous et mon prochain pour l’amour de moi ». Une âme qui se referme ainsi sur elle-même, qui est totalement imperméable au sentiment du péché et au besoin d’un salut, même si elle perçoit encore au fond d’elle-même, comme ce fut le cas de Jean-Jacques, un réel désir de Dieu, n’a pas la sensibilité chrétienne. Pour n’avoir pas ouvert son amour de soi sur l’amour d’Un Autre et sur l’amour des autres, Jean-Jacques dont le cœur aspirait cependant vers Dieu, sinon vers le Christ, a enclos l’homme nouveau dans un égotisme tragique.

 

 

André RAVIER.

 

Paru dans La Table ronde

en septembre 1962.

 

 

 

 

 



1 Je me permets de renvoyer à mon ouvrage : L’Éducation de l’Homme nouveau. Essai historique et critique sur le livre de l’« Émile » de J.-J. Rousseau. 2 vol. Spes 1941. Malheureusement, l’édition en est épuisée.

 

 

 

 

 

 

 

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