Jacques Copeau

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel RAYMOND

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aussi loin qu’on aille dans la vie de Jacques Copeau – et on peut aller très loin –, on trouve un enfant qu’enfièvre le théâtre. À dix ans, Ghéon montait des spectacles avec sa sœur, dans une remise désaffectée, sous l’œil bienveillant de son grand-père et de son chien. Copeau enfant s’émerveille du monde : pièce aux cent actes divers. En retrait entre le saillant d’un mur dont la tapisserie évoque une forêt d’automne et la paroi d’un lourd buffet à odeur de confitures, il surveille la coutume de la maison. Claudel s’est décrit, escaladant les arbres paternels et de là, « dieu sur sa tige », regardant autour de lui, « spectateur du théâtre du monde ». Rien ne lui échappe : l’intensité de la lumière, les faucheurs dans les champs, un chariot sur la route, les milliers d’atomes dansant devant le soleil. Le grand poète est né là. Copeau, du fond de sa cachette, surveille le monde, épie les bruits de la maison, le babillage d’une servante, le battement d’ailes d’un insecte captif. Parfois, il se penche à la fenêtre. Des chats se disputent sur le pavé de la cour ; un serviteur passe. Il a déjà le sens du drame, de l’action. Il comprend sa poésie : mosaïque où les silences, les paroles, les bruits les plus infimes jouent leurs rôles, où la parole n’a sa pleine valeur que parce que le silence la précède ou la suit. Les plus humbles maisons ont leur poésie À comprendre le jeu journalier, Jacques Copeau se prépare, à son insu, à sa future carrière. Ces spectacles quotidiens, dont jamais il ne s’est lassé, pour médiocres qu’ils puissent paraître, ont imprimé sur sa mémoire toute une collection de menus gestes, tics ou manies qui trahissent les habitudes et les émotions de ceux qui les font ou qui en sont affligés.

Seul, il s’essaie à reproduire gestes et attitudes observés. Un jour, sa mère est surprise au milieu de ses travaux de couture par la visite d’une amie. Il observe, à la dérobée, les deux femmes échangeant leurs confidences. Sa mère, « triste de voix et de visage », penche sa tête en murmurant, et taillade inlassablement des bouts de chiffons, d’une paire de ciseaux qu’elle tient dans sa main droite. Il semble à Copeau que ce geste monotone doive fatalement accompagner l’expression mélancolique qui l’a tant ému chez sa mère. Il retrouve, le lendemain, cette tristesse, en taillant, en infimes morceaux, quelques centimètres de son costume d’enfant.

Le lit d’un torrent desséché est le décor tout trouvé pour réciter des fragments de l’Iliade en brandissant des quartiers de roches. Les cimes jointes d’un rond de tilleuls offrent une habitation de feuillage où il emprisonne sa petite camarade de jeux pour lui faire récits et confidences. Il va s’enfermer au grenier pour écouter le fracas d’un violent orage. Dans une buanderie obscure, il allume de grands feux.

Sur tous ces théâtres du monde, ce qu’il cherche c’est « l’ébranlement d’une fibre secrète, l’exaltation de quelque chose qui ressemble au goût de la chair, à l’amour des êtres et de la nature, au besoin de fuir, de se dénaturer, ou de se consumer, ou de se sacrifier ».

Cet amour du drame (entendu au sens d’action), cultivé par les jeux nombreux d’une jeunesse comblée de loisirs, devait fatalement le conduire au théâtre vrai joué sur des scènes véritables. Copeau, se passionnant pour le théâtre en même temps qu’il s’éprenait de la vie, voulut, comme un enfant démonte son jouet, défaire l’instrument dont tous les dramaturges s’étaient servis jusque-là, le vérifier, puis le remonter comme il l’entendait. L’histoire de Jacques Copeau vaut d’être contée ! c’est une page d’héroïsme ! L’histoire des novateurs est toujours héroïque. S’il y a encore du vrai théâtre en France, nous le devons à Jacques Copeau.

 

 

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Débuts modestes. Sa famille est pauvre. Il gagne sa vie péniblement en donnant des leçons de français, en écrivant des articles. Les jeunes gens qui ont de beaux rêves en tête doivent, assez souvent, gagner leur vie péniblement. Ses amis sont Gide, Ghéon, Suarès, Péguy. À L’Ermitage, il rédige la chronique dramatique 1. Il est un des fondateurs de la Nouvelle Revue française, périodique fondé en 1908, qui eut deux premiers numéros ! et un peu de brouille entre les deux. Le premier de ces deux numéros parût le 15 novembre 1908. Quelques collaborateurs s’étaient permis d’encenser d’Annunzio et d’éreinter Mallarmé, d’ailleurs décédé : mœurs qui affligèrent profondément Gide, Ghéon, Copeau, Schlumberger, Ruyters et Arnaud, les véritables fondateurs du mouvement. Gide avait fréquenté chez Mallarmé et il ne voulait pas tolérer qu’une revue qu’il patronnait massacrât un maître qu’il admirait profondément. « On ne se débarrasse pas d’un tel poète, écrivait Gide, simplement en ne le comprenant pas. » En février 1909, une deuxième livraison parut donc, le numéro 1 à nouveau imprimé sur la couverture, indiquant par là que la direction de la Revue faisait table rase du passé. De la révolution de palais qui avait eu lieu, aucun commentaire. Les délinquants étaient d’ailleurs partis en claquant les portes. Professeur, critique d’art, marchand de tableaux, dramaturge, Jacques Copeau fut de tous les métiers. Mais son rêve était d’avoir un théâtre à lui, un théâtre qu’il dirigerait à sa manière, comme il l’entendait ; le cabotinage en serait exclus ; rien de frelaté n’y entrerait.

À cette époque, le symbolisme n’avait réussi à purifier que la poésie. Henri de Régnier, Francis Viélé-Grifin avaient publié leurs plus beaux vers ; Henri Ghéon – dont on oublie souvent qu’il est avant tout un grand poète – avait prêté l’oreille aux Chansons d’Aube. Le début du XXe siècle est une des plus riches périodes poétiques. Le roman s’affranchit peu à peu du naturalisme ; le théâtre, par contre, en est encore au drame bourgeois ou à la comédie en pyjamas. Le romantisme avait essayé d’envahir le théâtre mais s’y était fourvoyé ; le naturalisme avait eu ses heures. Mais le public en avait assez. À la première de la Fille Élisa, il quitta la salle en bloc. Somme toute, ce qui manquait au théâtre, c’était la poésie : fée qui transforme le réel, spiritualise le terre-à-terre quotidien, surmonte un médiocre destin. Les quelques pièces dites poétiques existantes : la Jeanne d’Arc de Péguy, Un jour de Francis Jammes, quelques autres, par leur trop grande densité poétique, nuisaient à la poésie propre du théâtre : ce concours accordé de mots, de gestes, d’attitudes, de chant, de silence : toutes choses omises systématiquement par le théâtre bourgeois, mais qui existent dans la moindre farce de Molière.

Copeau a admirablement résumé la vacance dont souffrait le théâtre dans une note de 1913 où il expliquait les mobiles qui le poussaient à fonder le Vieux colombier.

« Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour plus cyniquement, dégrade notre scène française et détourne d’elle le public cultivé ; l’accaparement de la plupart des théâtres par une poignée d’amuseurs à la solde de marchands éhontés ; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse ; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l’exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt et dont il n’est même plus question ; partout veulerie, désordre, haine de la beauté, indiscipline, ignorance et sottise, dédain du créateur, une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré, voilà ce qui nous indigne et nous soulève. »

Copeau est prêt. Il a médité, dans la solitude, sur les possibilités du théâtre. Il a étudié les anciens ; critique dramatique, il a vu assez de mauvaises pièces pour savoir ce qu’il ne faut pas faire. Un goût très sûr. De l’honnêteté. Du caractère. Du métier. En 1913, à l’été, sous le signe de deux colombes ravies au pavement de San Miniato, Jacques Copeau ouvre le Vieux colombier. Une espèce de grange disent les malins. En effet, la salle est petite, l’acoustique détestable. Un critique (qui ne signe pas, mais qui était, je pense bien, M. Lucien Dubech) parle de garage et de grenier à foin. Devant un tel dépouillement, on évoque Antoine, inaugurant, quelque trente ans auparavant, au fond d’une obscure impasse, le Théâtre libre, animé des mêmes désirs de purification et de sincérité.

Nudité du Vieux colombier. Une scène moderne, reliée par trois marches à la salle, permet de mêler les acteurs au public. Les journalistes plaisantent. Jouer Shakespeare entre quatre rideaux. Copeau présente d’abord Une femme tuée par la douceur d’un Anglais inconnu, Thomas Heywood. Puis Shakespeare, Molière, Claudel, Ghéon. Le Temps blaguait lourdement, confondait le novateur avec Alfred Cortot ou Jean Cocteau, souhaitait bon vent et bonne traversée à M. Alfred (sic) Copeau. Daudet prophétisa : « Voici le théâtre de l’avenir », dit-il en pointant l’index vers les nuées.

Vient la guerre. La France a besoin de propagandistes cultivés pour l’étranger. Clémenceau demande Copeau.

– Vous me connaissez donc, monsieur le président ?

– Mais oui ! Je vous ai applaudis souvent, vos jeunes camarades et vous, dans Molière, le dimanche, quand j’avais un instant libre.

Copeau s’en va en Amérique, il y vécut dans le sentiment de l’exil et fournit une somme inouïe de travail.

Mais déjà, le Vieux colombier est plus qu’une troupe et qu’un théâtre. C’est une famille, un groupement d’esprit, un grand foyer d’amitié. Je définirai immédiatement son esprit et ses tendances.

Rendre au théâtre sa grandeur, revenir au classique, lancer de jeunes auteurs : tel était le programme du « patron ». Finis mercantilisme et réclame tapageuse. Il faut préparer un lieu d’asile au talent futur ; réagissons contre toutes les lâchetés du théâtre contemporain. Reprendre les meilleures pièces des trente dernières années ; former le goût en jouant Molière, Shakespeare ; créer une école de comédiens. Copeau conte sur un public restreint mais sincère et intelligent ; l’élite plutôt que la masse. Il le recrute parmi les abonnés de la N.R.F. – les deux mouvements procédaient des mêmes intentions – et des étudiants ; les artistes et les étrangers intellectuels. L’innocence des colombes symboliques, l’inimitié du « patron » pour tout ce qui est faux : genre, couleurs, débit, sentiments ; la soumission à la poésie, créa vite chez les habitués du Vieux colombier une sorte de mystique, amour de la beauté, de l’œuvre d’art, de la poésie.

Copeau rentre d’Amérique le 6 juillet 1919, fourbu de l’énorme somme de travail qu’il a fournie là-bas. André Gide va le chercher au Havre, le ramène à Cuverville où il lui donne lecture du début encore incertain de son roman les Faux monnayeurs.

Il faut refaire le Vieux colombier. Plusieurs amis l’assistent dans cette tâche, dont Roger Martin du Gard qui a élu domicile à deux pas du théâtre. En 1920, il joue Mérimée, Molière, Shakespeare. L’argent commence à manquer. L’année 1921 n’est guère brillante financièrement parlant. Copeau, surmené, se désintéresse de son entreprise en même temps que le public. L’idée de fonder une école le tourmente de plus en plus. Il y formera des acteurs, leur fera étudier l’histoire dramatique. Ce sera le lieu de ralliement, le refuge de tous ceux que le salut du théâtre intéresse. Il se désaffectionne de sa troupe. Il est irascible. Les acteurs s’offusquent. Les jeunes auteurs sont ennuyés de ce qu’il ne se donne même pas la peine de lire leurs manuscrits. C’est dans cette atmosphère inquiétante que fut célébré le tricentenaire de la mort de Molière. Copeau lut en tremblant – lui qu’on n’avait jamais vu trembler 2 – le texte célèbre de Grimarest : « Le jour que l’on devait donner la troisième représentation du Malade imaginaire, Molière se trouva tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; ce qui l’engagea à faire appeler sa femme, à qui il dit en présence de Baron : “Tant que ma vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux ; mais aujourd’hui que je suis accablé de peine, sans pouvoir compter sur aucun moment de satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il faut quitter la partie.” »

En décembre 1922, Jacques Copeau est appelé à défendre son œuvre devant la Société des Amis du Vieux-Colombier. Soixante-quinze pour cent des fondateurs n’ont pas renouvelé leur souscription. La faillite approche. Le « patron » est taciturne. Ses idées d’école le tracassent toujours : « Une industrie ne saurait se passer de laboratoire. »

Et déjà, son influence se fait sentir. La Comédie-Française remet Molière au programme. Des théâtres d’avant-garde s’ouvrent, des troupes s’organisent. Dullin a déjà du succès. Copeau met à l’affiche la Maison natale dont il est l’auteur. Échec complet. On pardonne mal, écrit Léon Chancerel (loc. cit.), à un directeur de théâtre de monter ses propres pièces. Il nous semble que la critique a été sévère. La Maison natale (du moins à la lecture) ne nous semble pas si mauvaise. De toute façon, c’est la fin du Vieux Colombier. Le signe de départ a marqué la maison où, pourtant, les habitués ont vécu des heures inoubliables : Cromedeyre-le-Vieil de Jules Romains ; la Nuit des rois de Shakespeare ; Saul d’André Gide ; le Carosse du Saint-Sacrement de Mérimée ; le Paquebot ‘Tenacity’ de Charles Vildrac ; le Testament du Père Leleu de Roger Martin du Gard.

Mai 1924. Un dimanche soir. Dans l’après-midi, Copeau a joué Alceste du Misanthrope, il vient de jouer le grand-père de la Maison natale. L’affiche annonce mélancoliquement : Dernière représentation.

Il est seul. La salle vide. Il se dégrime devant un miroir. Il faut recommencer, partir loin de toute agitation, tout refaire. Ce fut l’hégire.

 

 

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J’abrège. La retraite à Pernand, en Bourgogne avec une quinzaine de jeunes. Le problème du pain quotidien. Les paysans, d’abord défiants, les prennent bientôt en sympathie puis les baptisent d’un nom qui leur est resté : les Copiaus. Naissent les Quinze appuyés sur André Obey. Les Compagnons de jeu, la Petite scène, le Théâtre du marais, le Pigeonnier, autant de troupes nées dans le sillage de Copeau. On n’en finirait pas d’énumérer ce que lui doivent un Ghéon, un Dullin, un Jouvet. Il faudrait un livre pour raconter tout ce que le théâtre lui doit et il est à regretter qu’aucun théâtre ne se le soit attaché. On sait qu’il est là. Il traduit Shakespeare. Il donne des conférences sur Bossuet. Mauriac lui a fait monter Asmodée. On voudrait qu’on utilisât davantage cette grande force inemployée, ce chef de file 3 qui disait un matin à son ami Chancerel : « Il faudrait être un saint. »

 

 

 

Marcel RAYMOND.

 

Paru dans La Relève en 1940.

 

 

  

 



1 L’Ermitage groupait les noms d’André Gide, de Jacques-Émile Blanche, de Maurice Denis, de Francis Viélé-Griffin, de Henri Ghéon, de Michel Arnaud et d’Édouard Ducôté. Elle cesse de paraître en 1908. 

2 Détail rapporté par Léon Chancerel, la Revue des Jeunes, 15 mars et 15 avril 1935.

3 Cézanne.

 

 

 

 

 

 

 

 

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