Sainte Jeanne de Chantal

 

(1572-1641)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Isabelle RIVIÈRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Quand on se livre aux opérations de l’amour, a dit sainte Jeanne de Chantal, il n’est jamais content qu’il n’ait réduit l’âme dans un total anéantissement d’elle-même. » La vie entière de la sainte a été cet abandon chaque jour un peu plus avant consenti aux opérations de l’amour divin, l’acheminement difficile et déchirant, mais continu, vers le dépouillement parfait d’elle-même, le remplacement de toutes choses en son cœur, et non seulement de tous les biens périssables, de toutes les tendresses humaines, fût-ce les plus saintes, mais de toute vertu propre, de toute spirituelle consolation, et de son être même, par le Bien-Aimé unique et tout puissant. Lui seul à l’heure dernière resplendit en elle, ayant entendu et aimé cette parole de sa servante : « Que bienheureux sont donc les nus, car Notre Seigneur les revêtira, et les vêtira de lui-même. »

Tout lui avait été donné de ce qui fait le bonheur en ce monde : la naissance, la fortune, la beauté, l’esprit, et le plus heureux amour, béni par la naissance de quatre beaux enfants. Mais elle avait reçu aussi la charité, et, de tant de biens, celui-là qui est le seul immortel lui devait seul demeurer, ayant consumé tous les autres.

Jeanne-Françoise était fille de Messire Frémiot, président au Parlement de Dijon, dont la famille était de haute noblesse de robe, ainsi que celle de sa femme, Marguerite de Berbisy. Orpheline de mère à dix-huit mois, elle reçut sous la direction de son père, homme de grande culture et d’héroïque fidélité à Dieu et à ses devoirs, l’éducation la plus solide et la plus brillante qu’on pût alors donner à une jeune fille. « Elle apprenait, nous disent les Mémoires de la Mère de Chaugy, son premier biographe, avec une grande souplesse et vivacité d’esprit tout ce qu’on lui enseignait... Elle était de riche taille, d’un port généreux et majestueux, sa face ornée de grâces, et d’une beauté naturelle fort attrayante, sans artifice et sans mollesse ; son humeur vive et gaie, son esprit clair, prompt et solide ; il n’y avait rien en elle de changeant ni de léger. Bref, elle était telle qu’on la surnomma la dame parfaite. »

À vingt ans elle épousa le baron Christophe de Rabutin-Chantal, intrépide et galant capitaine, lettré, poète, plein de bravoure et d’esprit, de grandeur d’âme et de foi. Ce fut le plus profond amour ; « une union si grande qu’il n’y eut jamais entre eux, rapporte la Mère de Chaugy, non seulement aucun débat, mais pas même de volontés contraires ! » « Ils se donnaient, a dit un témoin, de si grandes marques de l’union de leurs cœurs, qu’ils étaient regardés comme ne faisant qu’une âme en deux corps. » Une belle vie chrétienne commence pour ces deux êtres charmants, nobles et pieux. La jeune baronne a courageusement accepté, à cause des fréquentes absences de son mari, le gouvernement de tous ses biens, ce qui veut dire aussi le gouvernement de tout un peuple de serviteurs, de fermiers et de villageois. Elle y apporte le plus rare génie pratique, avec une bonté sans réserves, et fait naître partout l’ordre et la prospérité. Quand M. de Chantal est près d’elle, en leur château de Bourbilly, ce ne sont que fêtes, chasses, promenades, qui réunissent tout ce que la noblesse bourguignonne a de plus brillant. Le charme, l’esprit et l’aimable vertu de la jeune femme entraînent tout ce monde, et jusqu’à la messe, où on la suit souvent malgré soi, de bonne grâce. Quand le baron est contraint de partir pour la cour, ou pour la guerre – où il se couvre de gloire aux côtés de Henri IV – Madame de Chantal, vêtue de laine, « puisque les yeux, dit-elle, auxquels je veux plaire sont à cent lieues d’ici », fuit toute société, et « saintement incivile » avec ceux qui la voudraient entraîner au plaisir – et certains même un peu plus loin –, partage son temps entre ses domaines, ses petits enfants, ses pauvres et ses prières. En neuf années de mariage elle met au monde six enfants. Les deux premiers meurent dès leur naissance. Elle nourrit, élève, instruit elle-même le fils et les trois filles qui lui sont laissés. Elle visite les malheureux, les soigne, les nettoie de ses mains, prie avec eux et pour eux, et ne laisse aucune misère qu’elle ne soit soulagée. En temps de disette elle prend chez elle les malades, les accouchées et les nouveau-nés. Elle fait chaque jour des distributions de soupe et de pain, et si nombreux sont ceux qui s’y pressent qu’elle doit mettre de l’ordre dans ce cortège d’affamés, faire percer une seconde porte dans la cour du château pour qu’ils puissent entrer d’un côté et sortir de l’autre. Certains font vivement le tour et viennent recevoir une nouvelle portion. La baronne s’en aperçoit et ferme les yeux : « Mon Dieu, dit-elle, à tout moment je mendie à la porte de votre miséricorde voudrais-je bien à la seconde ou troisième fois être rechassée ? » –C’est pourtant là ce qu’elle appellera plus tard le temps de la dissipation, et qu’elle résume par ces paroles qui paraîtraient à mainte femme d’aujourd’hui le plus impossible programme de vertu. « Je vivais, dit-elle, dans l’indévotion, ne pensant qu’à observer les commandements de Dieu et de l’Église, à contenter mon mari et aux affaires de la maison ». Encore passe-t-elle sous silence cette charité si ardente que Dieu la voulut reconnaître par un miracle. Durant la grande famine de 1601, elle distribue les provisions du château avec une si généreuse imprudence que les domestiques prennent l’alarme et vont jusqu’à lui faire des remontrances. Elle monte dans ses greniers. Il n’y reste plus qu’un tonneau de farine et un peu de seigle. Elle se confie à Dieu et ordonne que la distribution continue. Pendant les six mois que dure encore la famine, ce peu de provisions suffit à l’armée de miséreux qui assiège chaque jour le château. « Et, dit la Mère de Chaugy, quand Dieu eut ramené le bon temps, les domestiques allaient voir, par merveille, ce petit monceau de blé auquel il ne semblait pas qu’on eût touché. »

Seigneur, n’étiez-vous point satisfait de votre servante ? Une vie si pleine, si pure, si riche en œuvres et en exemples, tant d’amour et tant de foi, n’était-ce point assez ? – Mais c’est la servante d’abord qui ne se peut satisfaire d’offrir à Dieu un cœur partagé. « Dès que je ne voyais pas M. de Chantal, dit-elle, je sentais en mon cœur de grands attraits d’être toute à Dieu ; mais hélas ! je n’en savais pas profiter, ni reconnaître la grâce que Dieu me présentait et je faisais quasi aboutir toutes mes pensées et mes prières pour la conservation et le retour de ce cher mari. » Pendant une absence de ce cher mari, – qui sera la dernière – elle fait enfin de grandes promesses à Dieu de ne plus rien lui disputer de son cœur, et le supplie de l’aider à les tenir. Il va l’exaucer avec cette surabondance foudroyante par laquelle il répond parfois aux pauvres prières que nous lui adressons sans les comprendre, du fond de notre tiédeur et de notre obscurité. M. de Chantal quitte la cour « pour n’être pas contraint d’obéir en une chose, laquelle il croyait injuste ». Il tombe gravement malade. Plusieurs mois durant, sa femme le défend de toutes ses forces contre la mort, ne voulant pas même entendre parler du sacrifice auquel il l’exhorte avec une admirable résignation. Dieu essayait le coup et préparait ses enfants. Le moment venu il prendra même soin de les avertir par un songe où lui se voit vêtu d’une pourpre sanglante et elle enveloppée d’un grand crêpe noir. Le baron guérit. Un ami l’entraîne à la chasse, et, par erreur ou accident, le blesse mortellement d’un coup d’arquebuse. Accouchée depuis quinze jours, sa femme, aussitôt avertie, se lève et accourt, ne voulant penser encore, malgré son angoisse, qu’à le défendre, à le sauver. « Ma mie, lui dit-il en l’apercevant, l’arrêt du ciel est juste ; il le faut aimer, il faut mourir. – Non, non, dit-elle, il faut chercher guérison ! » Pendant neuf jours que dure l’agonie, elle le dispute avec acharnement à la mort, s’échappant parfois de la chambre du malade, « tout résigné entre les mains de Dieu », pour aller crier par les couloirs : « Seigneur, prenez tout ce que j’ai au monde, mais laissez-moi mon cher époux. » Elle n’a rien donné encore. Elle ne donnera ce qui lui a été pris qu’après avoir épuisé toute l’amertume de la douleur humaine. La belle âme de cet époux tant aimé l’a depuis longtemps quittée qu’elle passe encore ses jours et ses nuits dans « des déluges de larmes incomparables » et des prières qui ne sont que des cris, souffrant de si violentes afflictions que son corps en paraît consumé et que l’on craint pour sa vie. Mais Dieu pas un instant ne s’est éloigné de son cœur. Au milieu de cette tempête de douleurs et parmi les plus violentes tentations de révolte et de découragement, « Notre Seigneur, dit-elle, augmenta en moi le désir de le servir, les attraits que je recevais de Dieu étaient si grands que j’eusse voulu quitter tout et m’en aller dans un désert pour le faire plus entièrement et parfaitement ». Or il est parfois plus difficile de remplir son devoir dans le monde sous le poids d’une grande douleur que de s’aller nourrir de cette douleur au désert, et Mme de Chantal n’a jamais fait passer son désir avant son devoir. Elle revient donc à ses enfants, à ses pauvres, à ses affaires, cherchant du moins la plus grande solitude et la plus grande nudité possibles, donnant tous ses instants de loisir à l’oraison, dédiant désormais chacun de ses actes à Dieu et se consacrant à lui par le vœu de chasteté perpétuelle. C’est alors que naît en elle le pressant désir d’un guide qui lui enseigne la volonté du Seigneur et les moyens de l’accomplir. Toutes ses prières réclament ce maître « avec une contention et force non pareilles », « et je sentais bien, dit-elle, que Dieu lui-même m’enseignait les paroles par lesquelles il voulait que je lui demandasse ce que sa bonté désirait de me donner ». – Ce directeur – qui sera le grand saint François de Sales, évêque de Genève – Dieu, pour lui faire prendre patience, le lui montre d’abord en une vision, cependant qu’il découvre à celui-ci les principes de l’Ordre de la Visitation, et lui fait voir en une extase celle qui sera « la première pierre fondamentale d’icelle ». Si bien que le jour où les deux saints se verront à Dijon pour la première fois, ils se reconnaîtront. Et comme il avait préparé Mme de Chantal au premier sacrifice, – lequel en vérité ouvrait la porte à tous les autres puisqu’il était alors le plus grand dont elle fût capable – Dieu lui fait connaître encore, par ce qu’elle nomma « un saisissement », ce qu’il attend d’elle et de cette obéissance à laquelle il l’a destinée : « Il me fut montré, raconte-t-elle, que l’amour céleste voulait consumer en moi tout ce qui m’était propre. » Cette fois elle est prête et donne tout d’avance dans un transport d’amour : « Tout mon corps frémissait et tremblait quand je fus revenue à moi ; mais mon cœur demeura dans une grande joie avec Dieu, parce que le pâtir pour Dieu me semblait la nourriture de l’amour en la terre, comme le jouir de Dieu l’est au ciel. »

Si grande est sa crainte de laisser passer sans l’entendre un ordre du Seigneur, et si pressant le besoin qu’elle a d’une lumière dans le mélange d’ardeurs et de tentations où elle est plongée, qu’elle va se laisser enchaîner pendant plus de deux ans sous la conduite d’un religieux qu’elle voit bien ne pas être celui que Dieu lui a montré. Il écrase cette âme, toute élan d’amour, sous une multitude de « pratiques et observances diverses, de considérations et ratiocinations extrêmement laborieuses », de prières nocturnes, jeûnes, disciplines et macérations de toutes sortes, et l’attache de plus par vœu à sa direction. Dans le même temps elle va subir un autre martyre. M. de Chantal, son beau-père, vieillard sombre, vaniteux, violent et faible, lui ordonne de venir vivre avec lui en son château de Montholon. Pendant plus de sept ans elle et ses quatre enfants y seront sous la tyrannie d’une servante-maîtresse qu’il entretient avec cinq enfants et qu’il a chargée du gouvernement de toute sa maison. En butte aux vexations de toutes sortes et aux calomnies de cette mégère, qui prétend bien continuer librement à dissiper le bien de son maître, la jeune femme, voyant que toute intervention auprès de celui-ci ne fait qu’aggraver le mal, s’arme d’une angélique patience, rend à cette créature insolente tous les bons offices possibles, et « ne se réserve aucune autorité dans cette maison-là que celle de servir les pauvres », quand elle a fini de servir Dieu, son beau-père, ses enfants et ceux de la servante.

Ainsi, en cette double épreuve, longue et cruelle, où Dieu l’a jetée, la sainte assouplit cette humeur « naturellement vive et impérieuse » dont nous parlent ses biographes, humilie sa volonté, tempère son ardeur, et apprend à obéir dans les ténèbres même et dans la sécheresse. La voici prête pour la venue du doux saint François de Sales qui va donner enfin le vol à cette âme captive par la première règle qu’il lui assignera : « Il faut tout faire par amour et rien par force. »

L’année 1604, Mme de Chantal vient à Dijon pour y entendre prêcher le Carême par l’évêque de Genève. Au premier regard ils se reconnaissent. Mais le spectre du rigide directeur et la prudence de saint François sont entre eux. Chez M. de Frémyot, chez Monseigneur de Bourges, frère de la sainte, où ils se rencontrent souvent, bien que les moindres indications de celui qu’elle a dès l’abord nommé saint dans son cœur soient déjà pour elle des ordres, elle n’ose encore se confier à lui que par bribes. Enfin, pendant une absence du religieux, pressée par une tentation de découragement plus violente encore que de coutume, elle s’ouvre au saint, se confesse à lui et en éprouve tant de paix et de joie qu’il lui semble, dira-t-elle, « avoir entendu un ange ». Dès ce jour, chacune de ces deux grandes âmes est sortie d’elle-même pour se donner à l’autre et se mieux donner ainsi à Dieu. « Madame, lui écrit-il, peu de jours après, depuis quelque temps vous me venez toujours autour de l’esprit, non pas pour me distraire, mais pour me plus attacher à Dieu. » Ce n’est pourtant que cinq mois plus tard, après beaucoup de débats intérieurs de part et d’autre, et sur les instances et presque les ordres de plusieurs saints religieux qu’ils se décident à reconnaître la volonté de Dieu. Saint François, faisant venir auprès de lui en Savoie Madame de Chantal, la prit, le 22 août 1604, comme sa « très chère fille spirituelle », « laquelle désormais je reçois, dit-il, et tiens comme mienne, pour en répondre devant Dieu notre Sauveur ». Elle lui fit sa confession générale, « se plongeant dans la mer de pénitence et promettant à Dieu d’être toute à lui, de corps, de cœur et d’esprit ». Elle renouvela ses vœux de chasteté et de pauvreté et fit vœu d’obéissance à son directeur.

Ici commence entre les deux saints cet amour ineffable par lequel ils se pousseront l’un l’autre si près de Dieu que sa flamme fondra leurs deux âmes en une seule, elle-même ensuite consumée dans le feu divin. Amour « impliable et sans réserve, écrit saint François à sainte Jeanne de Chantal, mais doux, facile, tout pur, tout tranquille, bref, si je ne me trompe, tout en Dieu ». Mystérieuse union spirituelle que le saint tente cent fois d’expliquer : « Quand je dis de mon âme, lui écrit-il, je dis de toute mon âme, y comprenant celle que Dieu lui a conjointe inséparablement », mais qu’il est vain d’essayer de peindre, car lui-même l’a dit : « Les paroles de cet amour ne sont pas en ce monde. »

Madame de Chantal rentre à Montholon, rapportant l’esprit de douceur et de liberté, « celui qui chasse la contrainte, le scrupule et l’empressement ». La règle que lui a donnée le saint peut se résumer en deux mots : humilité, amour. Et quelque exercice difficile qu’elle comporte, pour la chair ou pour l’âme, il ne lui recommande jamais qu’une voie pour y parvenir, celle de la joie : « Vivez joyeuse », ne cesse-t-il de lui répéter, « faites cela comme les anges », « Vous ne voudriez pour rien du monde offenser Dieu ; n’est-ce pas assez pour vivre joyeuse ? » – Elle recommence à supporter toutes les humiliations et souffrances de Montholon, non plus seulement avec patience, mais avec une sorte d’amoureuse allégresse. Elle se jette dans la pauvreté au sein de l’abondance, refusant l’aide de ses servantes, se passant de feu au cœur de l’hiver, mangeant ce qu’elle n’aime pas. « Elle se coupa les cheveux qu’elle avait fort beaux, nous raconte la Mère de Chaugy, et parce qu’elle les avait autrefois frisés et poudrés, et y avait de l’attache, pour se venger de sa vanité, elle les jeta au feu. » Elle s’arrange un costume si sévère que c’est déjà celui d’une nonne. Elle se fait la servante des pauvres et des malades les plus répugnants. Dès qu’il est un misérable abandonné de tous, un galeux couvert de plaies et de vermine, un lépreux si puant qu’on ne peut l’approcher, on en vient faire présent à la baronne qui le reçoit « avec plus de Joie véritable qu’un avaricieux ne recevrait son trésor ». Elle le prend chez elle, le nettoie, le panse, lave ses guenilles, le nourrit elle-même, le console, prie avec lui, baise ses plaies ; et cela non pas un jour, mais des semaines, des mois, jusqu’à ce qu’il guérisse ou qu’il meure et qu’elle l’ensevelisse de ses mains. À peine un de ces malheureux l’a-t-il quittée qu’on lui en apporte un autre, auquel elle se consacre avec le même amour, malgré les alarmes et les représentations de sa famille. Elle se prodigue si ardemment pendant une épidémie de dysenterie qui ravage la contrée qu’elle finit par prendre le mal, dont la Vierge la guérit par un miracle. Elle a fait vœu de n’employer que pour les pauvres et pour l’Église tout le travail de ses mains, et ses mains ne restent jamais inactives. Elle a fait vœu de ne jamais refuser l’aumône quand on la lui demanderait pour l’amour de Dieu, depuis qu’elle a rencontré trois jeunes gens qui implorèrent sa charité au nom du Christ, auxquels, n’ayant rien d’autre sur elle, elle donna la précieuse bague qu’elle avait retirée du doigt de son mari mort, et cela avec un sentiment si vif de la présence divine, qu’elle se jeta à leurs pieds qu’ils lui laissèrent baiser. L’histoire dit que, tel le lépreux qu’avait embrassé saint François dans la campagne d’Assise, ils disparurent soudain, n’étant venus sans doute qu’afin de recueillir pour Dieu ce don sacré qu’il exigeait d’elle après le don du mari bien-aimé : l’attache sensible à son souvenir mortel, le sacrifice de sa douleur même. Quelques années plus tard, l’évêque de Genève obtenait d’elle qu’elle revît l’infortuné meurtrier de son mari – et comme elle donnait toujours plus qu’on ne lui demandait, elle voulut tenir un de ses enfants sur les fonts baptismaux.

Mais ce n’est pas assez. Lorsqu’en mai 1605, elle va passer dix jours à Sales, pour conférer avec saint François « des choses qui pouvaient avancer le royaume de Dieu en eux », « Donc, lui dit le saint, vous vous dédiez toute au pur amour. – Toute, répliqua-t-elle, afin qu’il me consume et qu’il me transforme en soi. » Car d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, ce n’est peut-être rien, si ce n’est que l’aimer pour soi, comme le meilleur et le seul vrai bien. Mais l’aimer par-dessus soi-même et pour Lui, ne plus vouloir en soi que Lui, c’est là seulement que commence l’amour. Elle va maintenant apprendre de saint François à détruire peu à peu toutes choses en elle pour faire place au Bien-Aimé. D’abord cette impatience de sa faiblesse, cette inquiète avidité de perfection qui lui encombrent l’âme, parce qu’elles ne sont que l’attache trop forte à sa propre vertu. « Ne vous débattez point, ne vous empressez point, lui répète-t-il sans cesse,... ayez le courage grand et de longue haleine. » Il ne veut pas qu’elle croie ni désire être elle-même l’instrument de son avancement. Il la veut si détournée de soi, si abandonnée à l’action de Dieu, qu’elle puisse se dire avec vérité « heureuse de vivre aveugle, sans connaissance ni sentiment aucun », et « tranquille en tout évènement, même dans le retardement de sa perfection ». Il ne consent pas même qu’elle s’arrête au désir qui lui fait jeter un jour ce cri : « Ô mon Dieu, mon Père ! eh ! ne m’arracherez-vous point au monde et à moi-même ! » Et s’il lui répond : « Oui, un jour vous quitterez toutes choses, vous viendrez à moi, et je vous mettrai dans un total dépouillement et nudité de tout pour Dieu », il lui défend d’y penser. Dieu réclame d’elle maintenant ce sacrifice, non pas le plus douloureux, mais peut-être le plus difficile pour une âme ardente qui s’est une fois jetée à lui : le renoncement à être pour quelque chose dans le travail qu’il plaît au Seigneur d’accomplir en elle et par elle, cet anéantissement de la volonté propre qui sera le continuel enseignement de sainte Jeanne de Chantal à ses filles de la Visitation.

Dieu seul sait en effet ce qu’il veut d’elle et qu’elle n’a point encore compris, bien qu’il le lui ait fait connaître jadis en une vision qu’elle eut dans la chapelle de Bourbilly : « Dieu me montra, nous a-t-elle raconté, une troupe innombrable de filles et de veuves qui venaient à moi et m’environnaient, et il me fut dit : Mon vrai serviteur et vous aurez cette génération. Ce me sera une troupe élue, mais je veux qu’elle soit sainte. » Qui d’autre que Dieu saurait lui ouvrir les chemins qu’elle doit prendre pour accomplir cette tâche ? Car Saint François les ignore encore, même lorsque le dessein de la Visitation tout formé et résolu dans son esprit, il le découvre à sainte Jeanne de Chantal, en même temps que la volonté de Dieu sur elle, qui est qu’elle en soit avec lui la fondatrice ? « Ma fille, courage ! lui écrit-il alors, toutes choses concourent à affermir ce projet en mon âme ; j’y vois de grandes difficultés pour l’exécution, et n’y vois goutte pour les démêler ; mais je m’assure que la divine Providence le fera par des moyens inconnus aux créatures. » Il ne fallait rien moins, certes, que des « moyens inconnus aux créatures » pour briser tant de liens qui attachaient encore au monde la baronne de Chantal, pour l’arracher à ses deux pères qui la veulent remarier, à ses quatre enfants tant aimés, qu’elle ne quitte ni jour ni nuit, et qui tant ont besoin d’elle, à tous ses pauvres, à son pays même, et l’envoyer fonder à Annecy un nouvel ordre de religieuses. Mais Dieu fait ce qu’il veut et il ne nous demande rien de plus que notre consentement. Lorsque, pressée par tous les siens de consentir à un fort honorable et riche mariage, la pauvre veuve, à bout de forces et d’arguments, se jette dans sa chambre, y fait chauffer à blanc un poinçon, dont elle grave, dans sa chair même, à l’endroit du cœur, le nom de Jésus, puis récrit tous ses vœux « du sang qui sortait de cette amoureuse plaie », n’est-ce point là le consentement que Dieu attend d’elle ? Aussi va-t-il supprimer tout obstacle par un enchaînement de circonstances imprévisibles et trop longues à retracer dans le détail. Le mariage de Marie-Aimée, fille aînée de sainte Jeanne de Chantal, avec le jeune baron de Thorens, frère de saint François – mariage qu’ont pu seuls obtenir des grands-pères de l’enfant le pressant désir de Madame de Boissy, mère du jeune homme, et le vœu qu’avait fait la sainte de donner une de ses filles à la maison de Sales, pour remplacer la jeune sœur de saint François qu’il lui avait confiée et qui était morte chez elle – sera le moyen inattendu de la libération de sainte Jeanne de Chantal.

La mort de Madame de Boissy, qui devait servir de mère à cette petite baronne de treize ans, survenant presque aussitôt après le mariage, va nécessiter la venue de la sainte à Annecy. Inspirée par la volonté divine, elle saura trouver les paroles qui obtiendront de ses deux pères, et de son frère même, l’archevêque de Bourges – dont la résistance n’est pas la moins grande – qu’ils cessent de la disputer à Dieu. M. de Frémyot se charge de l’éducation du fils, Celse-Bénigne, âgé de quinze ans et à qui déjà ne pouvait plus suffire la seule instruction donnée par sa mère. Pour Françoise et Charlotte, il est décidé que Mme de Chantal les prend avec elle, lorsque Dieu, qui trouve peut-être le sacrifice trop lent, fait un ange de la petite Charlotte, ange déjà sur la terre, en qui sa mère avait mis de très pures espérances.

L’arrachement de Mme de Chantal à ses vieux pères, à cette petite tombe toute fraîche, à son fils qui se couche en travers de la porte et dont elle doit enjamber le corps, à ses pauvres dont « l’escadron lamentable » déchire l’air de ses cris, est presque aussi cruel et lui coûte les mêmes déluges de larmes que le sacrifice qui lui a été demandé il y a neuf ans et dont la plaie saigne encore. Mais à peine a-t-elle franchi les portes de Dijon que, telle le Poverello d’Assise chantant nu dans la forêt d’hiver parce qu’il vient de rejeter tous les biens terrestres, l’allégresse de la liberté divine soulève son âme, et elle se met à chanter les psaumes de David.

Trois mois après son arrivée à Annecy, ayant mis ordre aux affaires de ses enfants, et leur ayant laissé tous ses biens, le six juin 1610, à la nuit, Mme de Chantal, accompagnée de Mlles Charlotte de Bréchard et Jacqueline Favre – toutes deux brebis de l’évêque de Genève résolues de se donner à Dieu sous la conduite de la sainte – menée par saint François et ses frères et suivie, malgré le secret qu’on avait voulu garder, d’une foule enthousiaste, entra dans une pauvre petite maison des faubourgs d’Annecy, pour s’y enfermer dans la prière et la pauvreté. Saint François de Sales, après avoir donné à celles qu’il appelait ses trois colombes un abrégé de leurs règlements et sa bénédiction, les laissa seules avec la sœur tourière Anne-Jacqueline Coste, dénuées à ce point de tout bien temporel « que s’il leur fût arrivé quelque chose la nuit, elles n’avaient pas de quoi allumer un bout de chandelle », et ne durent qu’à la charité leur repas du lendemain. Mais elles étaient pourvues de « cette entière démission et soumission d’esprit » et de cet engloutissement en l’amour de Dieu qui devaient être désormais la richesse immortelle des filles de sainte Jeanne de Chantal.

Ainsi fut fondé le premier monastère de la Visitation, pierre fondamentale de ce monument de l’adoration au Sacré-Cœur qui couvre aujourd’hui la terre de son ombre bénie. Un an après il y avait neuf servantes de Dieu dans la petite maison d’Annecy, et les trois premières faisaient profession. Dix ans plus tard, la Mère de Chantal fondait la neuvième maison de son Ordre, qui en comptait près de quatre-vingts lorsqu’elle mourut, toutes établies dans la même nudité, toutes uniquement vouées à l’Unique Amour.

Du jour de son entrée au cloître, ce fut comme une émulation entre la Mère de Chantal et Dieu, à qui devancerait l’autre dans l’œuvre de dépouillement à quoi venait de se consacrer cette âme déjà si profondément sainte. Presque toujours elle a donné d’avance plus que Dieu ne veut lui prendre. Successivement il lui enlève ses deux vieux pères, M. de Thorens son beau-fils, la petite veuve, Marie-Aimée, qui meurt cinq mois après « comme voudraient mourir les anges, a dit un témoin, si les anges pouvaient mourir », sous l’habit de la Visitation et dans les bras de sa mère. Et celle-ci qui au dire de saint François, « aimait puissamment et ressentait vivement », du milieu de son écrasante douleur se tourne vers Dieu et dit avec David : « Je me tais, Seigneur, et n’ouvre point ma bouche, parce que c’est vous qui l’avez fait. » Lorsqu’elle perd Celse-Bénigne, glorieusement tué pour Dieu et pour le roi, la pauvre mère a donné par avance beaucoup plus que la vie de ce trop brillant et aventureux cavalier qui lui coûta tant de mortelles angoisses, ayant renoncé même entre les mains de la Providence, selon qu’elle l’écrivit un jour, « le salut et l’honneur de cet enfant à demi perdu ».

Et quand Dieu lui porte, en 1622, le coup « lequel en vérité, dit-elle, m’eût fait mourir si une autre main que celle de mon Dieu me l’eût donné », lorsqu’il lui ôte en la personne de saint François, ce Père bien-aimé, qui lui a ouvert les portes du ciel, il ne fait qu’agréer un sacrifice offert. Depuis quatre ans déjà, s’apercevant qu’ils se sont jusqu’alors portés l’un l’autre vers le trône de Dieu, les deux saints ont compris qu’il leur restait à Lui remettre chacun cette partie de leur âme qui leur était la plus chère, à retrancher d’eux le soutien et la consolation ineffable de leur amitié sainte. Et ils ont accompli en un instant ce sacrifice, « impossible, dit sainte Jeanne de Chantal, sinon à la grâce de Dieu ».

Au moins lui reste-t-il ses œuvres, et lui est-il permis de s’y complaire comme en une offrande agréable à Dieu ? Mais sainte Jeanne de Chantal, qui porte avec soi jusqu’au ciel l’immense cortège de ses filles, comme la traînée sans fin d’une inextinguible flamme d’amour, non seulement en renonce la gloire devant les hommes, se défend en pleurant des honneurs qu’on lui rend partout où elle passe, semant son chemin de miracles, punit celles de ses filles qui ont osé l’appeler sainte, fait effacer le nom de fondatrice chaque fois qu’elle le trouve dans l’histoire de l’Ordre, mais devant Dieu même ne veut d’autre nom que celui de « servante inutile ». Et s’il eût plu au Seigneur d’anéantir l’œuvre au berceau, comme il sembla plusieurs fois vouloir le faire par les cruelles maladies dont il menaça la vie de la fondatrice, il n’eût rien pris qu’elle n’eût déjà résigné entre ses mains, disant avec saint François : « S’il plaît à Dieu que nous nous en retournions demi-chemin, sa volonté soit faite. » Le don admirable qu’elle a reçu de guider les âmes, et dont nous suivons avec émerveillement dans ses lettres et ses conseils à ses filles l’action miraculeusement combinée de clairvoyance, de tendresse et de fermeté, elle passera les trente-et-un ans de sa vie monastique à en arracher d’elle le mérite, en même temps que l’amour dont ses filles la réenveloppent sans cesse et qu’elle leur fait sans cesse reporter à Dieu. Sur la fin de sa vie elle exige qu’on la démette de la charge de supérieure, et, malgré les larmes de la communauté, se met au dernier rang, qu’elle gardera jusqu’à la mort. Elle eût effacé, si l’on n’y eût pris garde, toute trace d’elle en ce monde, comme elle brûla ses lettres à saint François, sachant bien pourtant ce qu’elles valaient, car elle ne put se tenir de dire : « Ah ! les belles choses qui brûlent ! », et sans doute les brûlant parce qu’elle les savait belles.

Au moins aura-t-elle eu l’ineffable joie de l’union à Dieu, dès cette terre, paradis de tous les saints. Elle aura connu ces ravissements où l’âme, détachée du corps et perdue en Jésus, semble ne plus pouvoir retomber sur la terre, elle aura eu ces extases d’un amour si ardent qu’on en voyait la flamme resplendir sur son visage ! Mais de cela même elle s’est voulue dépouillée : « Oui, Seigneur Jésus, disait-elle, que mon cœur demeure dévêtu de tout, même des biens les plus spirituels, afin que vous soyez uniquement et simplement toutes choses à mon cœur. » Et quand Dieu est venu prendre ce suprême holocauste et la plonger vers la fin de sa vie dans une nuit totale, « laissant sa bénite âme abandonnée à tant de travaux intérieurs, de tentations, de souffrances, de ténèbres et de dérélictions, qu’elle ne se connaissait plus soi-même », elle s’est étendue avec amour sur cette dernière croix et elle a dit : : « Ma lumière est de n’en avoir point ; ma joie est pour le ciel et je n’en veux plus d’autre ; ma richesse est dans la privation de tout bien sensible à l’esprit humain. »

« Le cœur de cette dame, avait dit le Cardinal de Bérulle, est un autel où le feu de l’amour ne s’éteint point ; et il se rendra si véhément, qu’il ne consumera pas seulement les sacrifices, mais l’autel même. » Elle mourut à la Visitation de Moulins, le 13 décembre 1641, ayant donné tout ce qui était à elle et tout ce qui était elle, n’ayant plus à offrir à Dieu parmi les cendres de cet autel consumé, que Celui auquel l’a transformée son amour, et qu’elle lui remet par sa dernière parole : « Jésus ».

Saint Vincent de Paul vit son âme monter au ciel sous la forme d’un petit globe lumineux, s’y joindre à un autre plus grand qu’il connut être l’âme de saint François de Sales, et tous les deux se fondre dans le globe éternel.

Malgré tant de vertus héroïques et les miracles éclatants qu’elle obtint de Dieu pendant sa vie et après sa mort, la Mère de Chantal ne fut proclamée sainte que 126 ans plus tard, comme si, alors qu’elle avait travaillé si ardemment à la canonisation de saint François, elle eût demandé que fussent retardés le plus possible pour elle ces honneurs qu’elle avait tant redoutés sur la terre.

Son corps est demeuré à Annecy, en notre pays de France, que puisse un jour ranimer tout entier à la foi, et embraser de la flamme immortelle de son amour, l’intercession de cette grande sainte française.

 

 

 

Isabelle RIVIÈRE.

 

Recueilli dans La vie et les œuvres

de quelques grands saints, vol. II, 1926.

 

 

 

 

 

 

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