André Gide : retour de l’U.R.S.S.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André ROUSSEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« André Gide ne pouvait pas ne pas adorer une telle religion sociale, le jour où un mirage de régime communiste, dans un pays assez lointain pour que le mirage fût invérifiable, lui donnerait l’espérance qu’une société humaine pouvait répondre entièrement à son idéal. » Il ne convient guère de se citer soi-même. Mais si la critique a pour tâche de préciser et de hâter l’expression de vérités latentes dans les livres et dans les hommes, on voudra bien me permettre de revendiquer le petit honneur d’avoir écrit cette phrase dans un livre paru il y a six mois, juste quelques jours avant que M. André Gide n’entreprît son voyage en U.R.S.S. pour aller vérifier le mirage. Je n’ai pas à y changer un mot aujourd’hui.

Il importait, en effet, que le mirage restât lointain. Le retour de ce voyage est un désastre. D’abord pour l’U.R.S.S., M. André Gide est allé en U.R.S.S. comme pour reconnaître et approcher un dieu. Et il a trouvé ce qu’il déteste le plus au monde : un faux dieu dont le culte est organisé par une religion dogmatique qui dupe des consciences asservies. La métropole du communisme n’a pas encore reçu de coup plus dur que ce petit livre, qui montre dans le régime stalinien un tsarisme aggravé, et où l’on trouve des phrases comme celle-ci : « Je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. » Vous me direz que beaucoup de gens s’en doutaient sans être allés à Moscou. Mais tout le monde n’a pas, comme M. Gide, la naïveté des illuminés.

Le désastre, en effet, est en second lieu pour la carrière politique de M. Gide. Ce qu’on peut le moins lui refuser, c’est la bonne foi, une bonne foi éperdue, qui tient lieu d’à peu près tout le reste pour lui en matière politique et sociale. Il avait déjà noté dans son Journal, en juin 1933 : « Je l’ai déjà dit : je n’entends rien à la politique. » Il répète dans Retour de l’U.R.S.S. : « Les questions psychologiques seules sont de mon ressort ; c’est d’elles, surtout et presque uniquement, que je veux ici m’occuper. Si j’aborde de biais les questions sociales, c’est encore au point de vue psychologique que je me placerai. » Si le retour de l’U.R.S.S. fait songer à la chute d’Icare, on peut dire que l’angoisse d’Icare a commencé, pour Gide, dès qu’il a commencé de voler dans l’atmosphère politique. Je souris quand j’entends dire que M. Gide est devenu trotskiste. Il se peut très bien que le trotskisme essaye de l’utiliser comme le communisme a fait depuis deux ou trois ans. Mais si le trotskisme est, comme le disent les augures, un des ressorts secrets les plus machiavéliques du grand trouble européen, cela est beaucoup trop compliqué pour l’ingénuité politique de M. Gide. À vrai dire, M. André Gide ne poursuit à travers toute aventure révolutionnaire, soviétique ou autre, que son aventure particulière, qui est assez dramatique pour occuper toute une vie. Car il s’agit en quelque sorte d’un nouveau pari de Pascal, plus lourd d’anxiété que le premier : il ne s’agit plus de parier que Dieu est où Il a dit qu’Il est, mais de parier qu’Il est où l’homme veut qu’Il soit. Si bien que l’homme est écrasé par le poids de son échec si le pari est manqué. C’est ce poids, c’est cette oppression mortelle dont M. Gide a senti la menace peser sur sa poitrine à son retour de Moscou. On comprend son désarroi.

Son espérance tenace dans la divinisation de l’humanité est inscrite à la plus belle page du livre, la première – une sorte de prologue mythologique où M. Gide évoque la légende de Déméter étendant l’enfant Démophoôn sur un lit de braises pour qu’il devînt dieu. On peut dire que tout Gide est là, avec son désir frémissant de voir l’avènement de « je ne sais quoi de surhumain », « d’inespérément glorieux ». Il ne se console pas que la tentative de Déméter ait échoué en U.R.S.S. Il était allé y assister à « la parturition du futur ». « Il était donc une terre, dit-il, où l’utopie était en passe de devenir réalité. » Et ne croyez pas trop qu’il avoue là que l’utopie est irréalisable. Cette phrase exprime plutôt la passion d’un cœur invinciblement attaché à sa chimère.

M. André Gide n’a d’ailleurs pas été constamment déçu en Russie. Il y a rencontré des occasions d’éprouver les délices, dont il raffole, d’une sorte de sensation enivrante du contact humain. J’ai retrouvé, dans Retour d’U.R.S.S., ce motif conducteur de son œuvre, qui est visible depuis les Cahiers d’André Walter, cette dévotion égocentrique qui renverse le courant de la charité active au profit d’une sensibilité passive, et qui se délecte de sa passivité. André Gide ne serait pas lui-même s’il n’était allé, en Russie, recevoir plus que donner. Je ne fais que mettre l’accent sur sa pensée intime, en soulignant le verbe dans les phrases où il dit : « J’avais senti près d’eux la confiance... Les enfants semblaient m’offrir leur joie. » Et nous n’ignorons rien du communisme dont il rêvait quand nous lisons ceci : « Nulle part autant qu’en U.R.S.S. le contact avec tous et n’importe qui ne s’établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt – parfois un regard y suffit – des liens de sympathie violente. Oui, je ne pense pas que nulle part autant qu’en U.R.S.S. l’on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l’humanité. En dépit des différences de langue, je ne m’étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère... » Notons encore cette impression de Moscou : « À première vue, l’individu se fond ici dans la masse, est si peu particularisé qu’il semble qu’on devrait, pour parler des gens, user d’un partitif et dire non point des hommes, mais de l’homme. Dans cette foule, je me plonge ; je prends un bain d’humanité. »

Un tel bain comporte, à vrai dire, tant de volupté quasi épidermique que le fait de se sentir étranger par le langage n’ôte rien à l’euphorie. Je dirai presque qu’il y ajoute, car nouer conversation serait passer du plaisir sensible à un commencement d’intelligibilité de la civilisation communiste. Et c’est ici que les déboires commencent.

La vérité est que M. André Gide a goûté surtout en Russie une sorte d’ambiance vague, de mysticisme purement humain qui s’y trouvait bien avant le communisme. L’auteur de Dostoïevski est le premier, du reste, à rappeler l’attrait que la Russie éternelle lui a inspiré depuis toujours. Quant à l’U.R.S.S., elle lui est apparue, sous le règne de Staline, comme une imposture qu’un tyran énergique impose à un grand peuple naïf.

À l’égard du stalinisme, la liberté d’esprit de M. Gide joue et gagne à chaque mot. Il n’est pas dupe des renseignements suspects dans lesquels on a tenté de l’enfermer. Mais il a l’habileté de ne pas les contester. Il les rapporte tout simplement. Et l’ironie peut être une terrible doublure de la bonne foi. Le « stakhanovisme » est dégonflé d’un trait de plume. Et les enfants abandonnés, cette honte du régime soviétique, font l’objet d’une page très grande et très belle. M. André Gide a eu un réel mérite à ne pas appuyer le trait. Car la tentation devait être forte, pour lui, de charger Staline afin de tenter de sauver le communisme idéal.

C’est ici que M. André Gide paraît le plus désemparé. Au fond, le culte d’une idée fausse ne fortifie pas l’esprit ; et le communisme en est une. Il y a quelque chose d’enfantin dans l’attachement désespéré de M. A. Gide à son idole. Sa naïveté politique gâte parfois son langage. Sa méconnaissance de la nature de l’homme lui inspire, sur « les instincts bourgeois », des propos de militant borné qui sont loin de la prose des Nouvelles Nourritures. Surtout sa pensée elle-même semble être en désarroi. Il est étonné que le communisme étouffe la personne humaine. Il écrit : « Cette dépersonnalisation, à quoi tout, en U.R.S.S., semble tendre, peut-elle être considérée comme un progrès ? Pour ma part, je ne puis le croire. » Nous non plus, parbleu ! Mais ce qu’il ne fallait pas croire, c’est que le communisme fût favorable à la personnalité – ainsi que M. Gide le répète depuis trois ans. Il écrit aujourd’hui avec un désenchantement glacé : « Que peut-on souhaiter de mieux ? Le bonheur de tous ne s’obtient qu’en désindividualisant chacun. Le bonheur de tous ne s’obtient qu’aux dépens de chacun. Pour être heureux, soyons conformes. » On a envie de lui répondre : « N’est-ce pas ce que vous avez souhaité ? » Au fond, on s’aperçoit qu’il y avait beaucoup de rêverie dans l’idéal communiste de M. Gide. Son désir individualiste a plus d’acuité que son idée de la personnalité n’a de précision. Et pour tout dire, la mythologie a souvent tenu, chez lui, la place de la psychologie.

Maintenant, il flotte, il est à la dérive. Après avoir fait toute sa vie le procès des religions conformistes qui conservent des rites autour d’une foi morte, voici que, par un féroce retour des choses, il prend cette attitude même ! Il veut espérer, malgré tout, que l’U.R.S.S. sera l’Église de la religion qu’il attend, alors que son voyage lui a révélé un sanctuaire vide, entouré de tout ce qu’il abhorre : un pape, un catéchisme, un Saint-Office ! Il se délivre en disant la vérité sur ce qu’il a vu. Mais il tâche de se consoler en se berçant d’une illusion nouvelle. Il s’évertue dans les contradictions qui ne sont d’ailleurs pas incompatibles avec sa logique interne. Il fait le rassemblement de ses sentiments les plus chers pour courir après les idées qu’il voudrait avoir. Sa liberté blessée pousse un cri quand le mythe de l’homme libre de tout menace de l’écraser de sa tyrannie. Et s’il apprend que l’U.R.S.S. envoie Corydon au bagne, il défend le marxisme d’avoir voulu cela.

Si ce cœur perdu à s’épier pouvait se débarrasser de toutes les végétations de la sensibilité, il y aurait place en lui, maintenant, pour une crise religieuse authentique et grave, comme celle qui nous a valu déjà Numquid et tu ? Pourquoi ? On lit dans les « Nouvelles pages de Journal » : « Je pressens une sénilité larmoyante. » Il dit encore qu’à soixante-cinq ans passés ses désirs et sa joie, ses vertus et sa volonté « n’ont jamais été plus exigeants ». Et il est visible que c’est l’écrivain qui a le plus souffert en lui de l’intolérance soviétique.

Mais la vérité tragique de Gide est sans doute que Gide est au bout de la terrible expérience gidienne. L’hypothèse d’une réalité communiste lui apportait non seulement l’avantage d’un triomphe, mais surtout l’issue qu’il n’a pas encore trouvée. C’était une délivrance de lui-même.

Un autre livre, qui paraît en même temps que son « Retour de l’U.R.S.S. » nous montre qu’il en est maintenant à faire un acte gratuit avec ce qui est le plus dépendant de la condition humaine : l’enfant. Faire un enfant sans entrer une minute dans la subordination, dans l’abdication de soi que comporte l’acte d’amour, tel est, en effet, le désir caressé par Geneviève, dont Gide nous dit dans son Journal qu’il s’explique aujourd’hui à travers elle.

Ce roman, ce récit plutôt, comme Gide appelle ces petits ouvrages auxquels son talent se plaît, ajoute peu de chose, du reste, à l`œuvre de l’écrivain. Si ce n’est une phrase qui me paraît fort importante. C’est cet axiome d’immoralisme : « Il faut n’aimer point pour disposer de soi librement. » Vous me direz que c’est le b, a, ba de l’égoïsme. C’est peut-être aussi la vérité contre laquelle l’amour de l’humanité professé par le communisme gidien lutte comme dans un combat avec l’ange : le mauvais ange de Gide sait que, sur ce terrain, il est inévitablement victorieux.

 

 

 

André ROUSSEAUX.

 

Recueilli dans Suites françaises, Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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