Saint Pierre l’Ermite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jules ROY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alors j’entendis la voix du Seigneur disant : « Qui enverrai-je ? Quel sera notre messager ? » Je répondis : « Me voici, envoie-moi. » Il me dit : « Va, et dis à ce peuple : Écoutez de toutes vos oreilles... »

Isaïe 6, 8-9.

 

 

Il nous aurait probablement effrayés, ce petit moine maigrichon et barbu, déjà gris de poils à la quarantaine, brun de visage à ne s’abriter jamais, qui s’en venait en plein hiver, pieds nus sous sa robe de bure, prêcher dans les campagnes, les jours de foire, et raconter les malheurs des pèlerins de Terre Sainte pour émouvoir les chrétiens de France et les pousser à délivrer le tombeau du Christ. On assurait qu’il avait reçu en songe le commandement de se rendre auprès du pape pour réclamer la déclaration de la croisade. Certes, il ne suffisait pas de dire que les pèlerins étaient détroussés : le sujet d’indignation n’eût pas été sérieux. On était détroussé par ses propres coreligionnaires en allant seulement à Saint-Jacques de Compostelle. Les pèlerins n’étaient victimes que des mœurs du temps, assurément plus franches que les nôtres à l’égard des touristes étrangers. Sur la route de Jérusalem, on risquait toutefois davantage et le pape Urbain II venait de lancer l’idée stratégique de croisade moins par sentimentalité que pour prévenir la menace d’une nouvelle invasion de l’Europe par l’Islam.

Aurions-nous emboîté le pas à Pierre l’Ermite ? Aurions-nous laissé nos fermes, nos boutiques, nos clients ou nos vaches, l’assurance de notre pain et les secours de nos femmes pour partir à la conquête de quelques pierres ? On ne se lance pas sans conviction dans une telle aventure pour enlever un tombeau vide. Oui, de nos jours, qui s’y hasarderait ? Si vif que soit notre amour pour les lieux où l’Homme-Dieu a vécu, nous avons appris à reconnaître la primauté du spirituel sur le temporel, surtout dans le domaine du sacré. Les destructions, les exactions et les tueries, nous savons bien que ce n’est pas par elles que triomphe une parole de paix. Aujourd’hui, je suis sûr que Pierre l’Ermite serait prêtre de la mission de France ou petit frère de Jésus, et qu’il évangéliserait les taudis des banlieues ouvrières, les stades de football ou les grandes solitudes rocheuses du Hoggar.

Que disait-il de sa voix passionnée, ce religieux qu’on appela vite familièrement Coucoupiètre, « le Pierre à la capuche » ? Qu’on ne pouvait pas vivre quand l’honneur de sa foi était bafoué, que la souillure des Infidèles représentait une honte pour le monde chrétien et qu’il fallait préférer le risque de mort à la honte ? La chronique n’a pas gardé ses propos, sans doute plus à la portée de ses auditeurs. Parmi eux, peu de bourgeois et d’aristocrates. Quelques chevaliers de basse lignée, quelques paysans sans biens, quelques sous-officiers, beaucoup de chômeurs sans indemnité de chômage, de condamnés de droit commun et de gredins à peine sortis de prison à qui était promise la rémission de leurs péchés : la même foule de gens de peu qui faisait, depuis plus de mille ans, pincer les narines aux docteurs en philosophie et aux familles distinguées. Que leur disait-il, alors ? À ceux qui ne possédaient rien, qu’ils devaient tout abandonner pour Dieu ; à ceux qui ne songeaient qu’à échapper aux polices du roi, qu’ils devaient partir pour la Syrie ? Parlait-il de pays brûlants, de puits dans le désert à de pauvres hères qui crevaient de froid, et faisait-il lever chez eux les mirages des sables et le vent du sud qui dessèche les bouches ? Quand il arriva, en avril 1096, à Cologne, après avoir écumé le Berri, le Poitou, l’Orléanais, l’Aquitaine, puis la Champagne, la Lorraine et la Rhénanie, il en avait quinze mille à chanter des cantiques, des refrains de métier ou des chansons à boire, qui se bousculaient derrière lui. Ce diable d’ermite entraînait une troupe énorme, déguenillée et mal embouchée où ne manquaient sûrement pas les ribaudes à soldats, la marmaille et les chiens. À travers l’Allemagne, la Hongrie et la Serbie, la misérable horde atteignait le bout de l’Europe trois mois plus tard, en plein juillet, volant, tuant et incendiant pour boire et manger, précédée par la terreur qu’avait déjà provoquée la bande encore plus désordonnée de Gautier-sans-avoir qui campait sous les murs de Constantinople et l’y grossit. Toutes deux franchirent le Bosphore malgré les conseils, puis avec l’aide résignée de l’empereur Comnène, et, après quelques nouveaux pillages et deux succès faciles sur les Turcs, se firent tailler en pièces et écraser. Les belles croisades, en vérité ! Désespéré de ne pouvoir faire entendre raison à ses gens, l’innocent Coucoupiètre se sépara d’eux pour attendre l’armée de Godefroi de Bouillon qu’il suivit sans y jouer aucun rôle.

Assista-t-il, deux ans plus tard, à l’arrivée des chevaliers devant Jérusalem ? Dans ce cas, lui aussi et avant tous les autres, il baisa la terre et pleura à l’apparition des remparts de la ville. Mais, ses yeux enfin dessillés, il avait choisi. Il ne demeura pas, après la victoire, dans le royaume franc qui s’établissait en Palestine pour tenter de conserver sa conquête. Quelle conquête ? Un rivage cruel, des commanderies en alerte jour et nuit, des combats sous les flammes du ciel, des rivalités entre évêques et barons, ordres religieux et militaires de carrière, des intrigues, des tortures et des massacres au nom du Christ pour garder des reliques et la colline où la croix de l’Homme-Dieu avait été dressée entre celles des deux larrons. La sainte Jérusalem prenait pour lui son symbole d’espérance suprême, la croix possédait son cœur, les clous s’enfonçaient dans ses mains. Il rentra en Europe et fonda, près de Liège, un monastère où il mourut en 1115.

Que représente-t-il ? L’âme de qui la foi ne connaît pas d’obstacles. S’il n’avait pas été un saint, comment eût-il été suivi en annonçant souffrances, maladie et mort, alors qu’il faut être un escroc, d’habitude, pour séduire les gogos par la promesse de les rouler dans les flots du Pactole ? Beaucoup sans doute se sont trompés sur le but qu’il cherchait à atteindre et ont confondu le royaume de Dieu avec la fin de leurs maux temporels ; et lui, peut-être, n’a pas manqué de candeur en accrochant trop vite le signe sacré sur les épaules de fripons. À qui la faute, sinon à la naïveté des temps, à leur misère aussi, et à la prodigieuse entreprise qui, avec les mains, la sueur et la foi des hommes, bâtissait les cathédrales et forgeait les croisades ?

 

 

Jules ROY.

 

Recueilli dans Les saints

de tous les jours de juillet, 1959.

 

 

 

 

 

 

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