Theopilus poenitens

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

F. ROZIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Écho du Merveilleux a publié, sous la signature H. Louatron, un cas de pacte très intéressant qui, quoique moderne, ressemble tellement à celui de saint Théophile repentant, le cas le plus ancien, du moins dans la littérature chrétienne, que je crois intéressant de le raconter, ne serait-ce que pour comparer et montrer que les choses se sont toujours passées de la même manière.

Je trouve cette histoire dans le recueil des Bollandistes au 4 février, elle est intitulée : Miraculum S. Mariæ de Theophilo pœnitente, auctore Eutychiano, interprete Paulo Diacono Neapoleos. Ex III mss. Les évènements se passent aux environs de l’an 538. Le récit contient beaucoup de longueurs et ne pourrait pas trouver place dans un seul numéro de votre revue, je vais donc me contenter de le résumer et de traduire seulement quelques passages importants.

« Avant l’incursion de l’exécrable nation des Perses dans la République romaine, il y avait dans la ville d’Adana, seconde région de Cilicie, un aumônier (?) (Vice-Dominus) de la sainte Église de Dieu, nommé Théophile, remarquable par la pureté de ses mœurs, qui gouvernait avec modération et dans les meilleures conditions les choses de l’Église et le troupeau raisonnable du Christ ; tellement que son évêque se reposait sur lui de tous les soins de son Église et de son peuple. Du plus petit au plus grand, tout le monde lui rendait grâce et l’aimait : car il était la providence des orphelins, des pauvres et des affligés. »

Après la mort de l’évêque, tous les diocésains, clercs et laïques, le choisirent pour lui succéder, et obtinrent l’assentiment du Métropolite. Mais Théophile se jeta à ses pieds et le supplia de lui permettre de conserver sa situation d’aumônier et de choisir un autre évêque qui serait plus digne que lui. Après avoir insisté inutilement, force fut de céder, on nomma un autre évêque.

Sur les instigations de quelques membres du clergé, le nouveau titulaire le destitua et nomma un autre aumônier.

Théophile en conçut une vive irritation, et plus désireux des vaines gloires humaines que des dignités célestes, il résolut de mettre tout en œuvre, même les pires moyens, pour reconquérir sa place.

Il y avait dans la ville un abominable juif adonné aux arts diaboliques. Il fut le trouver chez lui, et requit son aide pour arriver à ses fins. Cet exécrable juif lui proposa de le mener la nuit suivante auprès de son patron, ce que Théophile accepta avec reconnaissance. Le lendemain il fut fidèle au rendez-vous et le juif le prévint de ne pas avoir peur, quoi qu’il puisse voir, et surtout de ne pas faire de signe de croix. Ils se trouvèrent aussitôt au milieu d’une assemblée infernale au sein de laquelle trônait messire Satan. Ce dernier, sur la recommandation du juif, promit d’aider le malheureux ex-économe, à la condition qu’il devienne son serviteur. « Celui-ci répondit : j’ai entendu, et je ferai tout ce qu’il me dira, pourvu qu’il me vienne en aide ; et il se mit à lui baiser les pieds et à le prier. » Le diable dit au juif : « Qu’il renie le fils de Marie et Marie elle-même que je hais, qu’il écrive qu’il les renie complètement et je ferai tout ce qu’il me demandera... » Théophile renia le Christ et sa mère et écrivit son reniement de sa propre main et y apposa son sceau.

Le lendemain, l’évêque, mieux renseigné sur le compte de son ancien aumônier, et éclairé probablement par la providence divine, lui restitua sa charge et le réhabilita devant tout le clergé assemblé. « Mais l’exécrable juif venait le voir souvent et lui disait : Tu as vu quel profit et quel prompt remède tu as trouvés par moi et mon patron que tu as prié. » Et lui répondait : « C’est vrai, et je te remercie de ton concours. »

Mais au bout de peu de temps, « le créateur de toutes choses et notre Dieu Rédempteur, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et son salut, se souvint de sa conduite première... et ne détourna pas son regard de sa créature, mais il lui donna la grâce du repentir ». Théophile versa des larmes amères et se reprocha longuement sa conduite. Le juif venait d’être arrêté et condamné. Enfin le malheureux aumônier, après une suite de réflexions, qu’il serait trop long de rapporter, conclut en disant : « Je sais que j’ai renié le fils de Dieu, né de la sainte et immaculée Marie, Mère et toujours vierge, Notre Seigneur Jésus-Christ et elle-même, par l’intermédiaire de ce juif que j’ai mal connu ; j’irai cependant vers cette mère elle-même du Seigneur, mère sainte, glorieuse et sans tache, et je la solliciterai elle seule de tout mon cœur et de toute mon âme, et je jeûnerai et je prierai sans cesse dans son vénérable temple, jusqu’à ce que par elle j’obtienne miséricorde au jour du jugement... »

Après quarante jours et quarante nuits de jeûne et de prières, la sainte Vierge lui apparut et lui dit : « Pourquoi, ô homme téméraire, restes-tu ainsi à me demander secours, toi qui as renié mon fils, le sauveur du monde, et moi ? Comment pourrais-je même lui demander de te pardonner les maux que tu as faits ? De quels yeux regarderais-je le visage miséricordieux de mon fils que tu as renié ?... » Théophile répondit qu’il savait être indigne de pardon, mais qu’il avait confiance en elle, la protectrice du genre humain, et qu’il espérait que son repentir trouverait grâce devant le Seigneur. « Sans le repentir, comment les Ninivites auraient-ils été sauvés ? sans le repentir, comment la mérétrice Raab aurait-elle été sauvée ? sans le repentir, comment David... etc., etc. » La sainte Vierge finit par lui promettre d’intercéder pour lui et, trois jours après, elle lui réapparut, le visage souriant, et lui dit d’une voix douce : « Homme de Dieu, ton repentir est suffisant... Dieu a reçu tes larmes et m’a accordé ton pardon, à la condition que tu conserves dans ton cœur les commandements du Christ, fils du Dieu vivant, jusqu’au jour de ta mort. »

Trois jours après, la sainte Vierge lui apparut en songe et lui remit le pacte qu’il avait signé ; au réveil il le trouva sur sa poitrine.

Le lendemain, dimanche, il se jeta aux pieds de son évêque, lui raconta tout ce qui était arrivé, et lui remit le pacte. L’évêque assembla le peuple et lui fit un long discours, montrant ce que peuvent les larmes et le repentir, et surtout l’intercession de Marie, « mère de Dieu, immaculée, toujours vierge, puissante auprès de Dieu en faveur des hommes et véritable espoir des désespérés, qui est le refuge des affligés, qui a arrêté la malédiction de la nature humaine, qui est la véritable porte de la vie éternelle... » Puis, à la prière de l’économe, il brûla le pacte.

Le peuple fondit en larmes, entonna le Kyrie eleison, puis l’évêque dit la messe. On vit alors « la figure du vénérable aumônier resplendir comme le soleil. Et tous, voyant cette subite transfiguration, glorifiaient davantage Dieu, qui seul fait de grandes merveilles ».

Théophile se rendit à la chapelle de la sainte Vierge, et trois jours après mourut, ayant embrassé ses frères et donné ses biens aux pauvres. On l’enterra dans cette chapelle.

Incontestablement le cas de Théophile est beaucoup plus grave que celui du propriétaire de M. Louatron, mais il ne faut pas perdre de vue que le pacte est le plus grand péché qu’on puisse commettre, il est par excellence le péché contre le saint esprit, celui qui ne sera jamais pardonné ; il est très dangereux de le commettre, même en plaisantant. On ne peut jamais être sûr de trouver les circonstances atténuantes des deux cas cités.

 

 

Dr F. ROZIER.

 

Paru dans L’Écho du merveilleux

en juillet 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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