En 1830 : La dame au globe de la rue du Bac

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST la nuit. Au Séminaire de la rue du Bac, chez les Filles de la Charité, Catherine Labouré, jeune Sœur de vingt-trois ans, dort. Avant de glisser dans le sommeil, elle a ressenti une fois de plus le violent désir de voir la Vierge. Elle a même coupé un morceau de linge d’une relique de saint Vincent de Paul, pour l’avaler, dans la pensée que Monsieur Vincent lui obtiendra cette grâce.

Et voici la suite de cette nuit extraordinaire du 18 au 19 juillet 1830, racontée avec une naïveté savoureuse par Catherine Labouré elle-même :

« À onze heures et demie du soir, je m’entendis appeler par mon nom : “Ma Sœur, ma Sœur, ma Sœur !” M’éveillant, j’ai regardé du côté où j’entendais la voix, qui était du côté du passage. Je tire le rideau, je vois un enfant, habillé de blanc, âgé à peu près de 4 à 5 ans, qui me dit : “Venez à la chapelle, la Sainte Vierge vous attend.” Aussitôt la pensée me vient : “Mais, on va m’entendre.” Cet enfant me répond : “Soyez tranquille, il est onze heures et demie, tout le monde dort bien, venez, je vous attends.”

« Je me suis dépêchée de m’habiller, me suis dirigée du côté de cet enfant, qui était resté debout, sans avancer plus loin que la tête de mon lit. Il m’a suivie, ou plutôt, je l’ai suivi, toujours sur ma gauche, partout où il passait. Les lumières étaient allumées partout où nous passions, ce qui m’étonnait beaucoup ; mais bien plus surprise, lorsque je suis entrée à la chapelle, la porte s’est ouverte à peine l’enfant l’avait touchée du bout du doigt. Mais ma surprise a été encore bien plus complète quand j’ai vu tous les cierges et flambeaux allumés, ce qui me rappelait la messe de minuit. Cependant, je ne voyais pas la Sainte Vierge.

« L’enfant me conduisit dans le sanctuaire, à côté du fauteuil de M. le Directeur, et là, je me suis mise à genoux et l’enfant est resté debout tout le temps. Comme je trouvais le temps long, je regardai si les veilleuses ne passaient pas par la tribune.

« Enfin, l’heure est arrivée. L’enfant me prévient, il me dit : “Voici la Sainte Vierge ; la voici.” J’entends comme un bruit, comme le froufrou d’une robe de soie, qui venait du côté de la tribune, auprès du tableau de saint Joseph, qui venait se poser sur les marches de l’autel, du côté de l’Évangile, dans un fauteuil pareil à celui de sainte Anne : la Sainte Vierge, seulement, ce n’était pas la même figure (que celle) de sainte Anne.

« Je doutais si c’était la Sainte Vierge. Cependant, l’enfant qui était là me dit : “Voici la Sainte Vierge.” À ce moment, il me serait impossible de dire ce que j’ai éprouvé, ce qui se passait au dedans de moi, il me semblait que je ne voyais pas la Sainte Vierge. C’est alors que cet enfant me parla, non plus comme un enfant, mais comme un homme, le plus fort, et des paroles, les plus fortes.

« Alors, regardant la Sainte Vierge, je n’ai fait qu’un saut auprès d’elle, à genoux sur les marches de l’autel, les mains appuyées sur les genoux de la Sainte Vierge. Là, il s’est passé un moment, le plus doux de ma vie... »

La Vierge a dit à Catherine Labouré que des malheurs vont fondre sur la France et que le trône sera renversé.

 

*

 

Dix jours plus tard, les journées des 27, 28, 29 juillet éclairent cet avertissement d’une lumière aveuglante et triste. À côté de l’insurrection, l’impiété triomphe. On insulte les prêtres. On renverse les croix. Et davantage : la libre pensée se manifeste avec un bruit de cymbales et de solennelle sottise ; la haine grimace en une sorte de naïveté féroce et l’irréligion devient officielle. C’est le temps où Jules Janin déclare : « Le catholicisme est une religion qui ne va plus. » Où Henri Heine écrit à une gazette d’outre-Rhin : « La vieille religion est radicalement morte, elle est déjà tombée en dissolution. » Où le singulier petit schisme de l’abbé Chatel connaît une courte fortune – où le bizarre saint-simonisme enfin prétend s’ériger en Église avec initiation, dignitaires et « Pères Suprêmes » ou « Papes » vêtus de bleu. « Aujourd’hui », écrit un journaliste, « ou bien l’on nie Dieu, ou bien on le singe ! »

Mais comme Elle veut être présente à chacune des marées du malheur, c’est aussi le moment que choisit la Vierge pour se manifester avec éclat, avec scandale et avec gloire. Et le 27 novembre 1830, Sœur Catherine Labouré a l’intuition qu’elle va revoir la Très Sainte Vierge : « que je la verrai belle dans son plus beau », dit-elle...

Le pressentiment est juste. À la chapelle, vers cinq heures et demie du soir, Catherine entendant « comme le frou-frou d’une robe de soie », regarde du côté de la tribune, près du tableau de saint Joseph, et elle voit. Elle voit « la Sainte Vierge, debout, de taille moyenne, habillée de blanc, vêtue d’une robe de soie blanche-aurore, faite ce qu’on appelle à la Vierge, montante, manches plates ». Un voile blanc couvre la tête. La figure est découverte, les pieds appuyés sur une boule blanche où l’on voit « un serpent de couleur verdâtre avec des taches jaunes » ; les mains élevées dans l’attitude de l’offrande à Dieu, tenant une boule d’or surmontée d’une petite croix d’or. Aux doigts des belles mains, des anneaux apparaissent, revêtus de pierreries « plus belles les unes que les autres », jetant des rayons. Et cependant, certaines de ces pierres demeurent ternes et mortes. Un peu plus tard, la vision se modifie : il s’est formé un tableau autour de la Sainte Vierge, « un peu ovale ». En haut du tableau, des paroles sont écrites en lettres d’or : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à Vous ! »

Et puis une voix se fait entendre : « Faites, faites frapper une médaille sur ce modèle. Toutes les personnes qui la porteront recevront de grandes grâces... »

Enfin, sous les yeux de la voyante, le tableau paraît se retourner comme un revers de médaille. À ce revers, Catherine voit le monogramme de la Vierge, composé de la lettre M surmontée d’une croix, et, au-dessous, les deux cœurs de Jésus et de Marie dont l’un est entouré d’une couronne d’épines et l’autre transpercé par l’épée...

Voici donc toute la floraison des symboles : et d’abord la présence du Serpent, à propos duquel nous évoquons le texte de la Genèse (III - 15) : « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité ; celle-ci te meurtrira à la tête et tu la meurtriras au talon. »

Symbole de la robe blanche-aurore que sans doute Isaïe voyait lorsqu’il parlait à celle que le Seigneur « a revêtue des ornements du salut ». Et ce globe d’or ? « Cette boule d’or que vous voyez », dit la Vierge à Catherine, « représente le monde entier, la France particulièrement, et chaque personne en particulier. »

À la fin de la vision, les mains de la Vierge se sont étendues. Et la Vierge a parlé, non sans tristesse, « des grâces que l’on oublie de me demander ». Sans se lasser, jusqu’à nos jours, la Vierge à nouveau étendra les mains dans ce geste à la fois de prière et de donation : prière pour les vivants, et pour retenir le bras de son Fils, « qui se fait lourd » ainsi qu’elle dira plus tard. Et puis, cet offertoire des grâces, de toutes les grâces qui sont prêtes « et qu’on oublie de demander ».

 

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Par la suite, Catherine Labouré ne confiera qu’à son directeur, le Père Aladel, le récit de ses visions, de ses confidences, des privilèges exorbitants qu’elle a reçus. Envers tous les autres, envers ses compagnes, elle observera un silence héroïque. Dès 1831, elle est placée à l’Hospice d’Enghien et durant plus de quarante-cinq ans, sous la cornette blanche des Filles de la Charité, enfouie dans la méditation, l’humilité et la tâche quotidienne, elle gardera son secret.

Le dernier jour de l’année 1876, elle mourra après une agonie dont sa Supérieure dira qu’elle n’en a jamais vu de si calme et de si douce...

Mais, des apparitions de 1830 à sa mort, Catherine Labouré a pu voir se dérouler dans la France du XIXe siècle tout le cycle extraordinaire des manifestations mariales.

 

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En 1840, la Vierge s’est manifestée à Sœur Bisqueyburu, fille de la Charité, à qui elle a montré son cœur surmonté de flammes. Le 20 janvier 1842, c’est la conversion fameuse d’Alphonse Ratisbonne, qui a vu « la Vierge Marie telle qu’elle est sur ma médaille » dit-il. En 1846, c’est sœur Apolline Andriveau qui est favorisée d’une vision. Voici l’apparition de la Salette le 19 septembre 1846 : « La Vierge qui pleure », porte sur la poitrine un crucifix suspendu à une chaîne d’or. En 1858, ce sont les apparitions de Lourdes à Bernadette Soubirous... Et puis, après les malheurs de 1870, la Vierge est encore là. Elle revient à Pontmain, elle revient à Pellevoisin, pour attester qu’elle est présente et qu’elle veille.

Mais ce n’est pas fini. La Vierge ne s’est point assise dans le ciel. Elle marche de nos jours, parmi nous plus têtue et plus légère, plus jeune et plus belle, plus souriante et plus triste que jamais. L’Église infiniment prudente ne se prononce qu’avec retard et lenteur sur chaque étape de l’itinéraire marial. Nous, qui ne sommes ni docteurs ni saints, nous pouvons cependant suivre la Vierge à ses traces, comme la suivait Catherine Labouré du fond de son silence : attentifs à la musique intérieure et cherchant la consolation. On dit, n’est-ce pas, qu’elle est passée à Beauraing en 1932-1933. On dit qu’elle est passée à Banneux, à Île-Bouchard, est-ce vrai ? On dit qu’elle a pleuré, tout près de nous dans l’espace et dans le temps, à Syracuse...

Bien sûr, il y a des simulateurs ; il existe également des gens qui se trompent de bonne foi. Aussi l’Église, à propos des apparitions de la Vierge, a rendu souvent une décision négative. Mais qu’importe ? Marie est là. Et les voix de la prière vivante s’interrogent : « L’avez-vous entendue ? L’avez-vous vue passer ? »

Mais si la Vierge ainsi nous prodigue les « révélations supplémentaires », comme disent les théologiens, nous n’avons pas lieu de nous vanter. Elle attire notre attention parce que la tiédeur nous envahit. Et si nous la voyons multiplier ses pèlerinages aux lieux d’en bas, si Elle croise parmi nous la trace de ses pas, c’est qu’elle a peur pour le monde.

Oui, elle est venue. Remercions. Et comme au temps de Catherine Labouré, il s’agit de bien entendre l’infatigable appel : car jamais peut-être on n’a enfoncé de si nombreux clous, à si grands coups de marteaux, dans les pieds et dans les mains du Christ.

C’est pour cela, sans aucun doute, que la Vierge pleure – et qu’elle chemine...

 

 

Michel de SAINT PIERRE,

En 1830 : La dame au globe de la rue du Bac.

 

Paru dans Ecclesia en août 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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