Elle a les yeux du tsar

 

L’ÉNIGME LOUIS XVII

RECOMMENCE AVEC ANASTASIA

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 30 avril 1918, un train poussif arrive en gare d’Ekaterinenbourg. De l’un des wagons descend un homme de petite taille, vêtu d’une capote en drap de soldat, comme en portaient les officiers russes pendant la guerre ; cet homme est coiffé d’une casquette d’officier, couleur kaki ; ses gestes et sa démarche sont calmes, simples, en même temps qu’empreints d’une incomparable dignité. Derrière lui, vient une personne en paletot noir, au visage pâle et crispé, dont l’attitude est celle d’une grande dame, en dépit de la simplicité de sa tenue. Ces voyageurs-là ne sont autres que l’ex-empereur et l’ex-impératrice de Russie, Nicolas II et son épouse Alexandra Feodorovna.

Ils montent dans une automobile qui les attend – et bientôt, en ce modeste équipage – ils parviennent à une bâtisse de deux étages, robuste et sans élégance, entourée d’une haute palissade et surveillée par les gardes rouges.

Le commandant bolchevik de ce comité d’accueil est un certain Golostcheskine, qui s’incline à peine devant ses hôtes illustres et s’adresse brièvement à l’empereur, avec un petit geste de la main :

– Citoyen Romanov, vous pouvez entrer.

Car en ces jours funèbres, les choses allaient très vite : le 12 mars de l’année précédente (1917) éclatait la révolution ; le 15 mars, c’était l’abdication du tsar – et la famille impériale était déclarée prisonnière dès le 21 mars de la même année. D’abord enfermés au palais de Tsarskoïe-Selo, puis conduits à Tobolsk (première étape de la grande route sibérienne), les souverains vont trouver ici, à Ekaterinenbourg, l’arrêt suprême et la dernière halte. Comme l’écrira plus tard Alexandre Kerenski : « Pour l’ex-tsar, le transfert à Ekaterinenbourg signifiait la mort dès le premier jour... » Le 23 mai, le tsarévitch et ses quatre sœurs ayant été à leur tour amenés de Tobolsk sous escorte, la famille impériale est réunie tout entière dans sa nouvelle résidence : cette demeure, appelée la maison Ipatiev (du nom de son ancien propriétaire), que l’on entoure bientôt d’une deuxième clôture formée de troncs d’arbres mal équarris, et qui est devenue, en fait, une prison.

 

 

Leur sort est misérable. Il y a là une intention bien arrêtée du Soviet local. Rien n’est épargné pour faire sentir aux captifs leur déchéance totale : plus de cinquante hommes assurent la garde extérieure, une vingtaine se trouvent à l’intérieur de la maison, logés au même étage que la famille impériale. D’emblée, ils se conduisent, à l’égard du tsar, de la tsarine et de leurs enfants, avec une insolence exceptionnelle, avec incroyable grossièreté 1. À telle enseigne que le commandant de la maison, Avdeiev, s’attire d’emblée une remarque de l’empereur :

– Jusqu’ici, Monsieur, j’avais eu affaire à d’honnêtes gens, bien élevés !

Le régime des prisonniers est extrêmement sévère 2. Cinq personnes seulement sont admises auprès des Romanov : le docteur Botkine. le cuisinier Kharitonov, le laquais Troupp, le marmiton Léonid Siednev et une femme de chambre, Demidova. Le matin, la famille réunie boit le thé, servi avec le pain noir qui reste de la veille. Le déjeuner a lieu à deux heures, envoyé tout préparé par le Soviet local, composé d’un bouillon de viande et d’un rôti, ou plus souvent de côtelettes. Tout le monde mange à la même table, sur l’ordre de l’empereur, et il n’y a ni nappe ni serviettes. Le dîner se compose des mêmes plats que le déjeuner. Une seule promenade, dans le chétif jardin de la maison Ipatiev, est permise aux captifs et ne dure qu’une vingtaine de minutes. Durant cette sorte de « récréation », comme le jardin est entouré de sentinelles, le tsar adresse parfois une question bienveillante à l’une d’elles. Pour toute réponse, il obtient le silence ou bien une insulte. Même grossièreté à l’égard des quatre jeunes princesses, que les gardes rouges poursuivent de gestes obscènes et de plaisanteries scatologiques...

 

 

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Anastasia – née en 1901 – était la cadette

et la plus espiègle des quatre grandes-duchesses.

 

 

Le tsar Nicolas oppose à ces ignominies une âme sereine. Sa simplicité ne désarme pas les gardiens, mais son regard et sa démarche les intimident. De nombreux témoins parleront des yeux de Nicolas II – du regard bleu du tsar, tantôt vif et tantôt lointain, dont la lumière est « unique », « extraordinaire... » La tsarine, pour courageuse qu’elle soit, ne parvient pas à la même sérénité ; il lui advient de braver ouvertement les gardes, qui la trouvent arrogante ; et pourtant, elle aide ses filles à tricoter des gilets, à raccommoder les vêtements, à laver le linge. Les grandes-duchesses bavardent volontiers avec les sentinelles, et leur extrême jeunesse attire une irrésistible sympathie : gaies malgré tout, elles respirent le goût de vivre, la joie de respirer une heure de plus. Tel n’est pas, hélas ! le cas du petit tsarévitch Alexis : cet enfant au visage sérieux et comme transparent, reste au lit presque toute la journée – et ses yeux sont tristes « comme ceux d’une proie traquée par les loups ».

Quant à la jeune Anastasia, elle est le boute-en-train et la joie de la famille. Selon les témoins, c’est « un petit diable charmant », une espiègle en compagnie de laquelle il est impossible de s’ennuyer. « Vive et remuante, elle fait continuellement des mines comiques avec son chien favori, comme on en fait au cirque ! »

Entre-temps, le Soviet local s’est mis d’accord avec le Kremlin pour exécuter les Romanov...

Voici maintenant que tombe le soir du 16 juillet 1918. L’impératrice Alexandra Feodorovna, qui tient elle-même son journal intime, note, à dix heures du soir, que sa fille Tatiana lui a lu la Bible, que Baby (le tsarévitch) a pris un peu froid ; et qu’à huit heures, après souper, elle a « joué au bésigue avec Nicolas ». Puis la tsarine pose sa plume, et toute la famille impériale va se coucher. Vers minuit, réveil brutal ; Yourovski a pénétré dans la chambre du tsar et de la tsarine :

– Levez-vous, descendez !

– Pourquoi descendre ? demande calmement Nicolas II.

Yourovski assure qu’il s’agit de leur propre sécurité ; l’empereur, l’impératrice et leurs filles s’habillent à la hâte, et l’on descend l’escalier, Nicolas portant lui-même le petit Alexis. La famille impériale et les personnes qui sont restées à son service (seul le jeune marmiton a été emmené ailleurs) entrent dans une salle du rez-de-chaussée, que le plan incliné du jardin transforme en une sorte de sous-sol. Toujours plein de sérénité, le tsar Nicolas réclame avec courtoisie des chaises : on en apporte trois, où prennent place l’empereur, l’impératrice et le tsarévitch Alexis. Dans la chambre se trouvent Yourovski lui-même, avec des gardes tchékistes. Les quatre jeunes grandes-duchesses se tiennent derrière les chaises de leurs parents ; quant aux domestiques, ils sont dispersés dans la pièce, appuyés au mur ou debout.

 

 

À cet instant, Yourovski sort son revolver Nagan et s’adresse au tsar brutalement :

– Nicolas Alexandrovitch, les vôtres ont essayé de vous sauver, mais ils n’y ont pas réussi. Nous sommes dans l’obligation de vous fusiller. Il faut mourir !

Puis il se met immédiatement à tirer. Le tsar tombe, atteint par les premières balles – avec l’admirable docteur Botkine, qui s’est jeté devant son maître instinctivement pour le protéger. Les courageux valet de chambre et cuisinier sont abattus à leur tour. Demidova, elle, tente de fuir en se couvrant d’un coussin : elle est achevée à coups de baïonnettes. Quant au tsarévitch Alexis, l’enfant malade, il gémit encore ; Yourovski lui-même se penche et tire sur le jeune garçon de nouveau, à plusieurs reprises. Anastasia, déjà percée de balles, reçoit un coup de crosse supplémentaire avec un coup de baïonnette... Alors, « dans les armoires pleines de linge, on prend plusieurs draps, on les attache à deux timons (...) et, sur cette civière improvisée, on transporte les cadavres. Immédiatement, le sang forme d’énormes taches rouges sur les draps et des gouttes coulent sans interruption tout le long du chemin, sur le plancher, sur l’escalier, sur la terre de la cour... 3 ». Les assassins chargent dans un camion leur effrayant fardeau. Ils y jettent, l’un après l’autre, les cadavres « comme des bûches de bois » et les recouvrent d’un autre morceau de drap. « Tout ce travail à la lueur de lanternes, accompagné de plaisanteries ineptes et de grossièretés 4 ». Bientôt, l’étrange corbillard se met en marche et quitte Ekaterinenbourg paisiblement endormie. L’un des bourreaux a le cœur particulièrement disposé à la poésie : il déclare qu’à l’horizon « on voyait poindre la bande rose de l’aurore de l’été ».

Prenant un chemin, le camion et son chargement de corps sanglants se dirige vers un endroit planté de pins, où sommeille un petit étang parmi de vieux puits de mines abandonnés. Les meurtriers jettent les cadavres à terre, les dénudent, découvrent dans les vêtements de la tsarine Alexandra et de ses filles quantité de bijoux, d’or et de diamants – puis, avec méthode, on dépèce les cadavres comme sur l’étal d’un boucher ; on les arrose du contenu de trois bonbonnes d’acide sulfurique ; on verse encore, sur les débris humains, deux cents litres de pétrole que l’on enflamme. Un témoin notera que « les matières grasses contenues dans les corps fondirent et se répandirent sur le sol où elles se mêlèrent à la terre ». Puis enfin, brisant la glace qui recouvre le fond de l’un des puits, les assassins y jettent des objets qui ont résisté au feu, avec le peu de boue noirâtre qui forme tout ce qui reste de la famille impériale.

 

 

Le 17 février 1920, à Berlin, un policier zélé repêche, dans les eaux calmes du canal de la Landwehr, une jeune femme qui vient de se jeter à l’eau. Il ramène la désespérée – une assez jolie fille – sur la berge, la conduit au poste de police où elle ne daigne répondre à aucune question ; puis, à l’hôpital où les meilleurs soins lui sont donnés.

Dès le 27 mars, la « suicidée », qui verse dans les accès de la plus profonde mélancolie, est internée à l’asile d’aliénés de Dalldorf.

L’inconnue de Berlin reste la plupart du temps assise tranquillement, le regard dans le vide. Cependant, lorsqu’on lui demande, à tout hasard, si elle ne veut pas « voir son fiancé », elle répond par une phrase purement allemande :

Nicht, von alle dem ! (Non ! surtout pas).

 

 

Et l’inconnue, notée comme « tranquille » et presque toujours silencieuse, reste à Dalldorf longtemps. Elle partage sa chambre avec une femme d’environ quarante-cinq ans, employée de blanchisserie, qui se nomme Marie Peuthert, et qui déclare avoir exercé autrefois le métier de couturière en Russie, travaillant notamment pour les dames de la cour. Un jour, cette femme contemple longuement, sur la couverture d’un magazine, une photographie des filles de Nicolas II qui porte en guise de légende : « Une des filles du tsar est-elle vivante ? »

Se tournant vers l’inconnue, Marie Peuthert déclare :

– Je sais qui tu es.

Aussitôt, sa compagne met un doigt sur ses lèvres et répond dans un murmure :

– Tais-toi !

Peu après, Marie Peuthert quitte l’asile ; elle se répand en propos mystérieux et alléchants, affirmant à qui veut l’entendre que l’une des filles du tsar est vivante à l’asile de Dalldorf.

L’extraordinaire nouvelle fait vite le tour des émigrés russes de Berlin. Bientôt, la baronne Buxhoeveden, qui a été demoiselle d’honneur de la famille impériale entre 1913 et 1918, se rend auprès de la malade. Sa conclusion est assez nette : « L’Inconnue de l’asile, bien que présentant certaines ressemblances dans la partie supérieure du visage, ne peut être ni la grande-duchesse Tatiana ni la grande-duchesse Anastasia – avec qui elle n’a pas la moindre ressemblance physique ». Au contraire, Mme Zénaïde Tolstoï et sa fille, devant l’Inconnue, déclarent qu’elles ont le sentiment d’être en présence « de la grande-duchesse Tatiana ». Tatiana et non Anastasia...

 

 

Peu importe : dans les milieux « russes blancs » de Berlin, l’Inconnue a déjà de nombreux fidèles – et l’Affaire Anastasia commence.

Atteinte de phtisie et de tuberculose osseuse, la malade quitte Dalldorf au printemps de 1922, pour aller habiter chez le baron et la baronne Kleist. Peu à peu, l’appartement du baron devient une sorte de petite cour. Bien entendu, on y rencontre tous les émigrés russes de la ville. Or, le baron Kleist est un homme consciencieux, qui ne se paie pas de mots. Captant jour après jour la confiance de sa protégée, il en obtient au compte-gouttes des réponses, qui, s’ajoutant les unes aux autres, finissent par constituer un ensemble troublant :

« Oui, affirme l’Inconnue, je suis la grande-duchesse Anastasia Nicolaïevna, fille cadette de l’empereur Nicolas II. J’étais présente lors du massacre de la famille impériale et, quand le carnage a commencé, je me suis cachée derrière le dos de ma sœur Tatiana, qui fut tuée immédiatement. Ensuite, je reçus quelques coups et je perdis connaissance. Lorsque je repris mes sens, je me trouvais dans la famille d’un soldat qui m’avait sauvée. » Puis, la malade précise qu’elle a été soustraite aux mains des bolcheviks par le soldat russe Alexandre Tchaïkovsky. C’est avec lui et sa famille qu’elle, Anastasia Nicolaïevna, grande-duchesse de Russie, est arrivée à Bucarest, en Roumanie, où elle est restée jusqu’en 1920. Elle a eu de Tchaïkovsky un enfant, un garçon, qui a les cheveux noirs de son père, mais les yeux de sa mère. Quand, cette même année 1920, Tchaïkovsky a été tué dans une rixe au fond d’une ruelle de Bucarest, elle, Anastasia, s’est enfuie de Bucarest pour venir à Berlin...

 

 

Le baron Kleist note, note encore, certifie exactes les copies – et constate un beau jour que sa protégée s’est enfuie de son domicile... Après divers séjours chez des amis, très souffrante, « Madame Tchaïkovskaïa » entre de nouveau à l’hôpital – et c’est là qu’elle va recevoir de fort importantes visites : au tout premier rang desquelles il faut placer la rencontre avec M. Pierre Gilliard et sa femme. Car M. Gilliard a été le précepteur du tsarévitch et le professeur des grandes-duchesses. Il a vécu douze années dans l’intimité de la famille impériale. Presque chaque jour, il a vu Anastasia. Pierre Gilliard est de nationalité helvétique, et sa relation est faite avec méthode, avec précision : « Dans son lit, Mme Tchaïkovskaïa, à laquelle on a fait quelques jours auparavant une opération au coude, paraît très abattue ; elle a de la fièvre. (...) La malade a le nez long et fortement relevé au bout ; la bouche très large, les lèvres épaisses et charnues ; la grande-duchesse, au contraire, avait le nez étroit et court, la bouche plutôt petite et les lèvres fines. La forme des oreilles ne correspond pas davantage. (...) Bref, à part la couleur des yeux, nous ne retrouvons rien... »

À part la couleur des yeux.

Malgré tout, un doute subsiste : « Qui est donc cette créature ? » se demande Pierre Gilliard, avec angoisse.

Nous sommes en 1925. En octobre de la même année, retour des Gilliard – mais cette fois, en compagnie de la grande-duchesse Olga, tante d’Anastasia. Pierre Gilliard déclarera, en évoquant cette visite : « La grande-duchesse Olga fut, comme nous, incapable de retrouver la moindre ressemblance entre la malade et Anastasia Nicolaïevna – à part la couleur des yeux. » Par la suite, les Gilliard et la grande-duchesse soumettent Mme Tchaïkovskaïa à une série d’épreuves et de contre-épreuves, la confrontent avec des souvenirs et des images de la famille impériale et leur premier sentiment se confirme : l’Inconnue n’est pas Anastasia.

 

 

Tout semble perdu, et les partisans de « Madame Tchaïkovskaïa » se désespèrent...

C’est alors qu’intervient le témoignage de Tatiana Melnik-Botkine, la propre fille du bon docteur qui s’est sacrifié pour la famille impériale et qui a été massacré avec elle au fond de la maison Ipatiev. Tatiana, il est vrai, n’a eu que de rares occasions de voir les grandes-duchesses (témoignage de Pierre Gilliard) ; mais enfin, le fait est qu’elle les a connues. Or, que dit Tatiana mise en présence de Mme Tchaïkovskaïa ? « Elle se tenait à ma droite, silencieuse. Le front penché. Mais subitement elle perdit son air angoissé, se mit à rire et me jeta de biais un regard pétillant d’esprit, son regard d’autrefois, d’enfant espiègle qui vous avertissait qu’elle s’amusait bien. (...) Le doute n’était plus permis : c’était Anastasia Nicolaïevna ! »

L’objectivité nous contraint à reconnaître que le témoignage tout entier de Tatiana Melnik-Botkine est impressionnant à l’extrême.

En 1927, le duc de Leuchtenberg – apparenté aux Romanov et qui possède en Allemagne le château de Seeon – se penche à son tour sur le problème de l’inconnue. Il lui offre l’hospitalité, et le 1er mars 1927, « Madame Tchaïkovskaïa » s’installe à Seeon. C’est alors que se place l’épisode essentiel de Félix Dassel. Cet homme, ancien capitaine de dragons, a connu la grande-duchesse Anastasia et sa sœur Maria lorsqu’elles avaient respectivement seize et dix-huit ans – en 1916 – alors qu’elles le soignaient dans un hôpital militaire. Dassel a vu trois fois par semaine, durant des mois, les filles du tsar que, dans tout l’hôpital, on nommait « les petites mères de la maison ». Guéri, il a continué de les voir, ayant été « bombardé » aide de camp pour leur tenir compagnie et les chaperonner, aussi bien dans leurs promenades à la campagne que dans leurs visites en ville...

 

 

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Si Anastasia a survécu,

c’est cette amnésique à l’hôpital de Dalldorf,

en 1920.

 

Or, dans le courant de l’année 1927, Félix Dassel (réfugié, il a entendu parler de l’affaire Anastasia) peut se rendre au château de Seeon, où le duc de Leuchtenberg le présente à l’Inconnue. À son tour, Félix. Dassel tend des pièges à « Mme Tchaïkovskaïa ». Et son interlocutrice, cette fois, passe victorieusement toutes les épreuves, avec tant de précision et d’autorité amusée que Félix Dassel en est immédiatement ébloui. D’autant plus que lui aussi, il a reconnu le regard d’Anastasia, ses longs doigts, son petit rire un peu saccadé, « exactement, exactement comme autrefois »...

– Je regardai, notera-t-il, les yeux joyeux et amusés d’Anastasia, « la petite mère de la maison », ces yeux (...) dans lesquels luisait toujours une petite étincelle lorsque la bouche riait (...) Brusquement je la reconnaissais, j’étais convaincu, comme si la foudre tombant avait fait ressortir brusquement, avec une grande netteté, des contours jusque-là invisibles...

Comme le remarque spirituellement Alain Decaux 5, on se met à la place du malheureux duc de Leuchtenberg, ballotté des témoins sceptiques à Félix Dassel, et de Dassel au prince Youssoupov (lequel affirme catégoriquement que Mme Tchaïkovskaïa est une comédienne). « Que croire ? Qui croire ? »

 

 

L’arrivée de Gebl Botkine, frère de Tatiana Melnik-Botkine, ne simplifie pas les choses. Vivant en Amérique, ce Botkine est devenu un célèbre caricaturiste ; entreprenant et convaincant, prenant fait et cause pour « Anastasia » dont les avatars lui sont connus en partie, il a fait le siège de la princesse Xénia, une Romanov devenue américaine par son mariage avec le milliardaire William Leeds. Tant et si bien qu’à son tour ladite princesse a voulu intéresser à l’affaire son parent le grand-duc André, cousin germain de Nicolas II. Moment décisif dans cette histoire étonnante : chevaleresque, intelligent, passionnément épris de justice et de vérité, le grand-duc André entreprend alors une enquête qu’il mène avec tous ses talents et toute son âme et qui va durer un an. Cette année écoulée, le grand-duc fait connaître publiquement sa conviction : Madame Tchaïkovskaïa est bien la grande-duchesse Anastasia.

Et le 4 février 1928, le grand-duc André écrit à sa cousine Olga une lettre dont le journal L’Aurore publiera beaucoup plus tard la traduction :

« Chère Olga,

« (...) J’ai passé deux jours avec elle (Mme Tchaïkovskaïa), je l’ai observée de près, attentivement, et je dois dire en toute conscience qu’Anastasia Tchaïkovskaïa n’est autre que ma nièce, la grande-duchesse Anastasia Nicolaïevna. Je l’ai reconnue immédiatement, et l’observation ultérieure n’a fait que confirmer ma première impression. Dans toute cette affaire, il n’y a pour moi aucun doute. Elle est Anastasia 6. »

La conséquence du témoignage essentiel du prince André ne se fait pas attendre : la princesse Xénia (alias Mrs. Leeds), invite sa « cousine Anastasia » aux États-Unis, où Mme Tchaïkovskaïa débarque le 7 février 1928. Durant quelque temps, elle vivra « comme au paradis ». Est-ce enfin pour elle, qui a flotté comme une épave de l’asile au toit d’un ami et des amis à l’hôpital, le commencement d’un vrai bonheur et du repos ?

 

 

Aux États-Unis, Mme Tchaïkovskaïa prend une identité américaine. Elle devient Mrs. Anderson pour l’état civil. ...7 de se brouiller avec sa « cousine » Xénia (on a donné, de cette mésentente, les explications les plus diverses) et poursuivant son destin chaotique et misérable, l’Inconnue, ou Mme Tchaïkovskaïa, ou Mme Anderson, ou Anastasia... repart en septembre 1931 pour l’Allemagne. Elle a déjà beaucoup vieilli : fièvres, infection, plaies et maux variés n’ont cessé de l’accabler. Les témoins de l’époque l’ont décrite avec son visage maigre, agité de mouvements nerveux, souvent mouillé de larmes, ses yeux légèrement bridés ; et cette bouche abîmée, contre laquelle ses doigts ne cessent de presser un mouchoir...

 

 

Les années passent, la guerre de 1939 éclate. Mais le prince Frédéric-Ernest de Saxe-Altimbourg, cousin et ami d’enfance d’Anastasia, la visite et la reconnaît à son tour. Grâce à lui, après la défaite de l’Allemagne, Mme Anderson peut quitter une zone déjà occupée par les Russes ; le prince, alors, l’installe dans une cabane en Forêt-Noire. Des secours viennent à la malheureuse femme – qui semble en proie à une véritable manie de la persécution : entourant sa cabane de fils de fer barbelés, se faisant garder par quatre molosses redoutables, ne recevant presque aucune visite et vivant confinée, repliée sur elle-même, en compagnie d’une vingtaine de chats.

Son amie Tatiana Melnik-Botkine la retrouve. Plus tard encore, les sommes récoltées dans le monde pour sa « cause » permettent de lui faire construire une vraie maison. Et Vick Vance, reporter à Paris-Match, va voir Mme Anderson-Anastasia (novembre 1960) au cours d’un voyage mémorable dont il rend compte dans un numéro de son journal que nous avons sous les yeux. Le journaliste, à peine introduit, flaire une très forte odeur de chat – car leur nombre n’a pas diminué. Il attend dans un living-room petit et encombré. Brusquement la porte s’ouvre, et une amie de Mme Anderson (l’une de ces personnes dévouées qui depuis quarante ans n’ont cessé de graviter autour d’elle et de l’aider avec un étrange et parfois sublime dévouement) annonce à Vick Vance :

– Son Altesse Impériale la grande-duchesse Anastasia Nicolaïevna !

Et voici le récit même du reporter de Paris-Match :

« Une très vieille femme paraît, voûtée, vêtue d’une extravagante robe lilas sous un manteau de nylon à col de lapin, et coiffée jusqu’aux yeux d’une toque de même fourrure. On ne voit de son visage que les yeux bleus, fanés, car elle tient un mouchoir sur sa bouche et sur son nez (...). Elle marche difficilement, son bras gauche, atteint de tuberculose osseuse, est à demi paralysé. Fanée, fripée, malade, elle paraît cent ans. Elle n’en a pas soixante. »

Les premières paroles de Mme Anderson au journaliste, prononcées avec lassitude, sont :

– J’ai tout dit !

« La voix rauque, cassée, et dans ses yeux qui nous épient, fuient sous le regard et s’épouvantent au premier flash, je lis un effroi qui va grandissant. »

Mme Anderson exprime alors le désir qui la hante : mourir en Russie !

Au profond étonnement de Vick Vance, elle dit enfin :

– Je vais demander à Nikita Khrouchtchev (...). Si je lui disais que je veux mourir chez nous, peut-être ne me refuserait-il pas cette dernière joie ?

Tels sont les faits de cette monumentale et misérable affaire Anastasia. Telle est l’histoire, parfois affreuse, toujours émouvante, d’un être que le bonheur semble fuir éternellement – et qui fuit à son tour le bonheur quand il approche.

 

 

Un être, une femme que la douleur physique et la souffrance morale – et l’incertitude qui les dépasse toutes – ont fait vieillir bien avant que son âge fût venu. Une femme dont on a beaucoup dit qu’elle avait un « caractère insupportable » – dont on a beaucoup dit également qu’elle était capable d’une étrange, d’une irrésistible douceur. Une femme occupée de son « procès », l’un des plus grands procès de tous les temps, qui, pour elle, se résume à prouver au monde son identité – c’est-à-dire son existence. Une femme dont nous avons vu le visage actuel, en gros plans, sur les images d’un film documentaire : un vieux visage où les yeux pétillent par instants – et tout à coup s’éteignent, refermés sur une insondable tristesse. Une femme, enfin, dont tout le monde, ses ennemis comme ses amis, s’accorde à dire que, même vêtue en folle de Chaillot, elle est d’un maintien royal et d’une parfaite dignité.

Le 15 mai 1961, à Hambourg, le procès intenté depuis trois ans par Anna Anderson devant le tribunal, a reçu sa conclusion : « Mme Anderson n’est pas Anastasia ! »

Pour justifier cette sentence, le tribunal a déclaré notamment que Mme Anderson avait refusé de se soumettre aux examens médicaux et linguistiques requis ; que le rapporteur du tribunal reçu par elle, ayant des notions de russe, n’avait pu « constater que la demanderesse connût le russe ou le comprît » ; que jusqu’en 1926, Mme Anderson n’avait parlé que l’allemand – et que ses avocats s’étaient révélés incapables de résoudre ce problème du langage, extrêmement troublant ; que les témoins oculaires du passé d’Anastasia ne l’avaient jamais reconnue spontanément ; qu’enfin les expertises anthropologiques et graphologiques n’avaient rien démontré de définitivement probant.

 

 

Dominique Auclères, du Figaro, croit en son âme et conscience, que Mme Anderson est bien la grande-duchesse Anastasia.

Cette certitude, elle l’étaie, depuis des années, lentement mais sûrement, avec une logique tenace et une admirable obstination. Dans Figaro du 16 mai 1961, avec toute la sérénité requise, elle oppose à la sentence de Hambourg un certain nombre d’arguments qui n’ont pas manqué d’impressionner. En particulier, elle souligne l’importance capitale des témoignages du grand-duc André, de Tatiana Melnik-Botkine et de Félix Dassel, dont on ne semble pas avoir suffisamment tenu compte. Et puis, Mme Dominique Auclères renvoie ses lecteurs (et sans doute, les futurs juges) au dossier constitué par le professeur Otto Reche, éminent anthropologue allemand, dont on attendait les conclusions avec impatience, dont la compétence avait été invoquée par le tribunal lui-même, et pour qui, en définitive – après de longues recherches, après des études comparatives où il engageait toute sa science et toute sa réputation – Mme Anderson était bel et bien Anastasia !

On sait – tout le monde sait aujourd’hui – que les avocats de Mme Anderson ont fait appel de la décision du tribunal de Hambourg. Ce nouveau procès s’est ouvert en avril 1964, et Dieu seul peut dire toute l’encre qu’il aura fait couler ! Semaine après semaine, nous lisions les grands titres des journaux, qui relataient les péripéties de l’extraordinaire débat :

« L’Inconnue de Berlin viendra-t-elle dire au tribunal qu’elle est Anastasia ? »

« Nouvelles révélations attendues au procès Anastasia ! »

« Cheminement déroutant du nouveau procès... »

« Confrontation des anthropologues opposés, les professeurs Reche et Clauberg ! »

« Le tribunal attend la déposition des graphologues... »

« Les graphologues favorables à Mme Anderson. »

« Des photos qui veulent être des preuves. »

« Anastasia : le tribunal de Hambourg examine les chances de survie d’une des victimes d’Ekaterinenbourg. »

Et cela continua longtemps. Le procès fut suspendu, repris, à nouveau renvoyé. Et les titres, sensationnels et justifiés, reparurent... Au bout de tant et tant de mois, en novembre 1966, les derniers témoins s’affrontaient, l’affaire touchait à son terme. Me Wollmann, avocat de Mme Anderson, tentait de prouver dans sa plaidoirie que la grande-duchesse Anastasia avait pu échapper au massacre d’Ekaterinenbourg. Le procès était une fois de plus renvoyé. Et le 1er mars 1967, enfin, les journaux nous apprenaient la décision négative de la cour d’appel : laquelle refusait de reconnaître Mme Anderson comme étant la grande-duchesse Anastasia...

– Il m’est impossible, avait déclaré le président du tribunal de Hambourg, de donner la motivation du jugement. Les attendus de ce procès monumental sont si nombreux qu’ils pourraient remplir un livre. Sommairement, j’indique que la demanderesse, qui réclamait d’être reconnue en tant qu’Anastasia grande-duchesse de Russie, n’a pas apporté les preuves suffisantes à cette reconnaissance, pas plus qu’elle n’en a été capable en première instance.

 

 

 

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Anastasia entourée de ses sœurs.

 

 

Et Mme Dominique Auclères commentait ce verdict avec une émotion que nous allions partager : « Ce fut tout. La petite pièce regorgeait de monde, chacun semblait stupéfait d’une si brusque et si brève décision : deux procès au cours des neuf dernières années, succédant à vingt et un ans de querelles judiciaires autour d’une énigme humaine et historique qui dure depuis quarante-sept ans, des tonnes de documents ramassés à coups de voyages coûteux, de nuits d’insomnies, de sacrifices personnels et de dévouement passionné de la part du prince Frédéric-Ernest de Saxe-Altimbourg, de la baronne de Miltitz, de Me Wollmann qui avait succédé aux anciens avocats Leverkuhn et Vermeeren, les témoignages de Mme Botkine, de son frère Gleb, du prince Galitzine et de tant d’autres, les lettres du grand-duc André, une coopération infatigable de la princesse de Hesse-Philippsthal, convaincue, elle aussi, de l’identité impériale de Mme Anderson, tout s’écroulait subitement, tout avait donc été vain. »

Des mois plus tard, la récapitulation des faits par le tribunal (trois cents pages) et la motivation de son jugement (plus de quatre cents pages) parvenaient enfin aux avocats.

Bien entendu, celui de Mme Anderson entreprit une double action : d’une part, il avait soin de se pourvoir en cassation, n’acceptant en aucune façon les conclusions de Hambourg ; d’autre part, il préparait une réfutation en dix-sept points du mémoire établi par les juges.

Et juridiquement l’affaire en est là. On pense que la décision de la cour suprême interviendra dans le courant de l’année 1968.

 

 

Pendant que se poursuivait le combat dans l’arène judiciaire, un coup de théâtre éclatait dans l’affaire Anastasia. Mon ami Gilbert Prouteau, metteur en scène, qui préparait la réalisation d’un film sur « le Dossier Anastasia », filmait un dialogue avec une personnalité de tout premier plan : S.A.S. la princesse Romanovskaïa-Krassinskaïa, veuve du grand-duc André, cousin germain de Nicolas II. Bernard Lesueur était témoin de cette rencontre qu’il nous contait dans le Figaro du 21 septembre 1967... La veuve du grand-duc André est aujourd’hui une très vieille dame de quatre-vingt-quinze ans que j’ai personnellement l’honneur de connaître et que j’écouterais pendant des heures, tandis qu’elle déroule, l’œil fixé au loin, l’étonnante et gracieuse banderole de ses extraordinaires souvenirs.

Ce jour-là, Gilbert Prouteau, s’adressant à la charmante vieille dame, lançait la première question prévue :

– Princesse, vous avez rencontré en 1928, à Paris, celle qu’on appelait alors « l’Inconnue de Berlin » ?

De sa voix harmonieuse, si douce à entendre, cette voix de violoncelle un peu détendu, la veuve du grand-duc André répondit :

Je l’ai vue une fois.

– Et qu’en avez-vous pensé ?

Que c’était Elle...

Je sais bien que des précisions et des mises au point ont été apportées depuis lors. Il nous a été rappelé que, en dépit de ses certitudes, le grand-duc André était mort sans administrer de preuves quant à l’identité de Mme Anderson et d’Anastasia ; que d’autre part, le sentiment, même profond, de la princesse Romanovskaïa-Krassinskaïa, ne pouvait en aucune façon tenir lieu de preuve ni être invoqué comme un fait nouveau.

Je sais bien...

 

 

Mais cela, c’est le point de vue des juristes – encore que, pour quiconque a étudié de près le dossier d’Anastasia, il est impossible de préjuger de la décision de la cour suprême. Pour ma part, j’ai eu la joie de me rendre, tout récemment, auprès de la princesse Romanovskaïa-Krassinskaïa. J’ai trouvé cette vieille dame admirable et adorable – l’un de ces êtres exclusivement faits pour aimer et pour être aimés – au premier étage de sa maison de Paris. Cette maison-là est pleine de souvenirs du grand-duc et de toute la famille impériale.

Pendant des heures, nous avons parlé, la princesse, ses amis et moi, de Nijinsky, des ballets de Saint-Pétersbourg, du vieux tsar Alexandre III. Puis nous avons parlé de Nicolas II. Alors, sans même que j’eusse mis la question sur le tapis, la princesse m’a redit ce qu’elle avait déjà confié à Bernard Lesueur et à Gilbert Prouteau :

– Ah ! le regard de Nicolas ! Ceux qui ont vu ces yeux-là, jamais ils ne les oublieront.

Puis, enfin, comme une amie évoquait le nom de Mme Anderson, qui traversa soudain comme une comète, le silence venu, alors, la princesse l’arrêta d’un geste pour murmurer ces quelques mots :

– Oui, oui, je l’ai rencontrée autrefois. Elle avait les yeux du tsar.

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE.

 

Paru dans le numéro 184 de Marie-Claire,

en décembre 1967.

  

 

 

 

 

 



1 Le récit que nous faisons de la captivité et de l’extermination de la famille impériale appartient à l’histoire : récit d’Alexandre Kerenski, témoignage du valet de chambre Tchemodourov et, surtout, dépositions faites plus tard devant le juge d’instruction Sokolov.

2 Lire à ce sujet La Révolution russe, par Richard Kohn (Julliard).

3 Déposition de l’un des témoins devant le juge Sokolov.

4 Ibid.

5 Alain Decaux, L’énigme Anastasia (la Palatine).

6 Le même journal, l’Aurore, publiait, le 23 février 1960, une lettre du fils du grand-duc André, le prince Vladimir Romanov, touchant la documentation du grand-duc André : « J’affirme que, dans le dossier de mon père, il ne se trouve aucune pièce prouvant de façon indubitable que l’Inconnue est ou n’est pas la fille de l’empereur Nicolas II. »

7 Texte manquant dans la publication. Erreur de montage ? (Note du webmestre.)

 

 

 

 

 

 

 

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