À propos de poésie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je connais les poètes. Ils goûtent un grand plaisir à composer: plaisir charnel, comme d’aimer un beau corps, de boire un bon vin. Profond plaisir où se mêlent les vapeurs du rêve et celles de l’amour, jointes à l’orgueil troublant de violer de lourds secrets.

Ayant écrit, ils vous regardent avec un rire un peu las.

Plaisir de jongleur, parfois – jouissance intellectuelle de jeter les rimes en l’air et de les attraper au vol, de mystifier la syntaxe et d’envoûter la rime.

Plaisir de berger peut-être, qui pousse devant soi les mots dociles comme un troupeau.

Au delà, le poète ressent – comme l’écrivait un auteur normand inspiré, oublié, qui se nommait Charles Théophile Féret:

 

« l’extase encore d’avoir chanté »!

 

 

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La fin divine de l’homme est de bâtir. Laisser une trace, un mot gravé, un chant transmis, une pierre levée. Et s’il y a dans notre âme l’image de Dieu dont parlent nos vieux livres, tout effort créateur émeut cette image en nous jusqu’à l’exaltation tremblante.

Dieu nous étonne. En vérité, nous ne prétendons pas entrevoir le moindre de ses desseins, ni davantage approcher le sens même de la création.

 

Pourquoi cette voix impérieuse dit-elle à quelques-uns: « Ne mourez pas! Laissez des traces, laissez des traces... » ? Il existe parmi nous des hommes choisis qui reçoivent la visitation et ne veulent plus mourir. Un petit nombre d’élus portant les rêves d’un autre monde...

Élus ou condamnés ?

 

Le plus humble des bâtisseurs a le désir obscur de survivre à la mort de sa chair, et la peur de mourir sans avoir dit ce qu’il avait à dire. Il doit rendre témoignage et se hâter de vivre. Un jeune poète que j’interrogeais, m’a confié: « J’ai la certitude en écrivant d’accomplir mon destin, et je crains de trahir cette vocation. Je n’ai pas trente ans, je ne puis faire autrement que d’écrire en vers – et jamais une page de moi ne me semblera belle! » Il advenait parfois, cependant, qu’il aimât ses incantations toutes fraîches et qu’il reçût en plein visage le souffle même de sa jeunesse. Alors, je voyais bien qu’un orgueil immense et vague lui serrait le cœur.

 

Tels, je crois que les poètes sont heureux. Mais ils ne peuvent décrire leur joie, parce qu’elle est leur bien propre comme la dignité est le bien des pauvres. Une joie d’initié très occulte et très profonde, une joie pénétrée d’alcool, d’hébétude heureuse et de sauvagerie.

Musset l’avait bien compris, qui écrivait:

 

            J’aime surtout les vers, cette langue immortelle!

            C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas,

            Mais je l’aime à la rage: elle a cela pour elle

            Que les sots d’aucun temps n’en ont pu faire cas...

 

Ajoutant, à la fin de ce poème inégal et admirable comme furent les siens:

 

            Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,

            À dépecer nos vers, le plaisir qu’ils nous font!

 

Une langue immortelle... Je me souviens, confusément, de l’âge où cette langue là prit naissance. Car c’était du temps que les dieux étaient courts et trapus avec de grosses têtes. Le poème originel fut légué par la bouche large et brune d’un dieu naïf, et sous un ciel de lumière si profonde qu’elle en semblait triste.

 

 

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Victor Hugo pensait que les poètes sont des prophètes. Shakespeare l’avait pensé avant lui. Dans un livre dont le texte est beau comme le titre: Chant pour les abîmes, Daniel-Rops considère le côté prophétique des poètes – et notamment à propos du grand visionnaire anglais, William Blake.

Et voici ce que Daniel-Rops écrit de Rimbaud:

 

« Une ombre prophétique domine notre époque, celle d’un enfant aux yeux de pervenche qui osa tenir tête à Dieu. Puisant à la seule source d’une inquiétude adolescente, il a, par avance, si bien éclairé notre drame que les aspects mêmes en semblent marqués de son sceau; mieux encore, seul dans un univers où régnait le plus plat déterminisme, il a compris le sens des tragédies qu’il devinait dans le futur, leur mystérieux pouvoir d’engagement spirituel... Nous la connaissons, cette « guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue » qu’il avait dite; nous sommes bien comme il l’avait annoncé, « tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur »! Le « temps des assassins » est inscrit dans l’histoire, et au milieu de tout ce qui nous trouble, le cri qui jaillit du plus profond de nous-mêmes est celui qu’il jetait vers un paradis perdu, un monde d’harmonie et de justice, une inaccessible pureté. »

 

 

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Il me semble que nous avons reçu, Canadiens et Français, un message: celui du parler le plus pur qui soit au monde. Les phrases et les mots qui sont nôtres ont la discipline aisée, l’âme limpide par quoi se distinguent les œuvres d’art. Il nous appartient de ne pas trahir l’héritage.

La phrase française déferle comme la vague de la mer. Puissamment, dans le déroulement musical de sa force.

C’est là tout un art, clair et sûr, de contrastes. La sensualité de l’eau qui se creuse comme nos reins a besoin d’être combattue par les blancheurs de l’écume. Chaque page et chaque vague portent en elles la puissance d’un rire et celle d’un sanglot. Et je pourrais continuer longtemps sur ce thème, user la métaphore marine, pour confesser que la langue française est une œuvre de transparence et d’équilibre. La tradition n’en doit pas se perdre, si nos modernes savent infliger à leurs œuvres la rigueur d’une loi.

Car il nous faut non pas des aventuriers, mais des classiques.

Je savais bien, en commençant d’écrire, que j’en viendrais à Rimbaud. La disgrâce des grands poètes est peut-être – comme celle des grands peintres – d’être abominablement continués et trahis par leurs disciples. Le poète, fils de personne, ne devrait pas lui-même avoir de fils dans la lignée littéraire.

De Rimbaud, de Lautréamont, de Baudelaire, d’Apollinaire, de Mallarmé – qui ont cherché, dans l’impulsion de leur sang et peut-être dans la sincérité de leur cœur, le chemin d’une nouvelle incantation poétique – est issue toute une race navrante d’hermétiques, de dadaïstes, de cubistes en mots, de surréalistes, de lettristes et de chiffristes dont notre époque est désolée. Nous parlerons tout à l’heure de ceux-là...

Il est vrai que la langue évolue, et Paul Valéry observait avec son œil clinique les jeux de « cette poésie perpétuellement agissante qui tourmente le vocabulaire fixé, dilate ou restreint le sens des mots, opère sur eux par symétrie, et tantôt par les bouches du peuple, tantôt par les besoins imprévus de l’expression technique, tantôt sous la plume hésitante de l’écrivain, engendre cette variation de la langue qui la rend insensiblement tout autre ».

Mais – ainsi que me l’écrivait La Varende en une formule saisissante: « Il y a les lois immuables du monde, contre lesquelles tu ne peux rien. » Il y a aussi (La Bruyère) « un certain point de beauté dans l’art comme de bonté dans la nature ». Notre langue française vaut par les qualités d’une sagesse ardente et claire, d’un équilibre exalté, d’une mesure à nulle autre pareille, et c’est cela qui doit demeurer, pensons-nous, à travers l’évolution des mots et de la syntaxe.

 

 

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Et voici où j’en voulais venir: notre langage, et la forme supérieure de son expression, la poésie française, sont en danger.

Le péril vient d’être dénoncé vigoureusement par M. Raymond Tristan qui publie dans le numéro de mai de la revue Les Études un essai remarquable: « Petite Anthologie du nouveau français ».

En un paragraphe intitulé : « La poésie étouffée par les mots », Raymond Tristan stigmatise avec une exactitude si impérieuse les vices verbaux de notre temps, que je ne puis résister à la tentation de lui passer longuement la parole:

« Les promoteurs de styles minéraux et des styles végétaux modernes – dit-il – emploient, dans la désagrégation de la langue commune, un instrument semblable à un scalpel ou à un acide : si l’outil est acéré, la langue traditionnelle se laisse découper en lamelles décharnées, et il n’en reste plus qu’un idiome algébrique, c’est-à-dire un squelette; si l’instrument est chimique, elle se décompose, moisit, fond, se gonfle à la manière d’une chair attaquée par la vermine. D’un côté nous avons le chiffrisme et le lettrisme qui parlent un jargon réduit à sa plus simple expression, durci, hiéroglyphe et imitant le cri à l’état pur ou le bruit lui-même; d’un autre, nous avons les poètes qui, jetés dans l’ivresse des mots, laissent couler de leur plume un liquide visqueux qui se noue en pirouettes verbales pour conserver un peu de solidité et ne pas se perdre à jamais dans les interstices de la pensée ou les pores du papier.

« À la limite, voici désormais des poèmes composés de pointillés, de lettres ou bien de jeux de mots, de clowneries, c’est-à-dire des œuvres toujours proches de mourir, dont les unes résistent à la totale solidification par l’onomatopée et dont les autres échappent à la liquéfaction intégrale par le calembour.

« Lorsque le fondateur du lettrisme, Isidore Isou, nous parle, c’est en ces termes:

 

            bidilingi tingi tingi,

            vingilingi, clingi-dingi

            clingi-lingi; ringi-lingi!

            vou...; »

 

Et le poème s’intitule: « Orchestre du Sabbat des esprits infernaux par une étouffante nuit d’été »...

Raymond Tristan cite également les vers d’Antonin Artaud:

 

            Ya garma yourkantormo

            naun no ko

            Ya garma pourkautarma, » etc.

 

Nous pouvons, hélas, illustrer cette thèse par bien d’autres citations de poètes divagants. Voici quelques lignes de L’Allure poétique de Jacques Baron, par exemple:

 

            Un paquebot de silence glisse sur mon cœur.

            Construction de lianes pour aller au paradis.

            Tout est fini,

            Même le suicide des gens intelligents.

            Les larmes d’encre,

            Désir

            En toutes choses...

 

Et voici des vers de Pierre Jean Jouve (tirés d’un poème intitulé Mauvais sexe).

 

            Ce n’est pas dans l’ardeur du vis-à-vis,

            Linéaire dans le bassin des chairs calcaires,

            Ni l’ambassade par l’odeur au sein de l’homme...

 

Ce poème encore (si j’ose dire) du célèbre Henri Michaux:

 

            Et glo

            Et glu

            Et déglutit sa brue

            Gli et glo

            Et déglutit son pied

            Glu et gli

            Et s’ engligluglolera

            Les glous glous

            Les sales rats, etc.

 

Davantage: citons quelques vers du très fameux André Breton, extraits d’un ensemble intitulé: Le revolver à cheveux blancs:

 

            La statue de Lautréamont

            Au socle de cachets de quinine

            En rase campagne,

            L’auteur des Poésies est couché à plat ventre

            Et près de lui veille l’héloderme suspect

            Son oreille gauche appliquée au sol est une boîte vitrée, etc.

 

Davantage encore – ce passage d’un poème de Paul Éluard, que l’un de ses disciples a trouvé assez remarquable et significatif pour le citer en exergue d’une étude consacrée au poète:

 

            J’entendais calculer

            Les dimensions multipliées de la feuille d’automne

            La fonte de la vague au sein de la mer calme

            J’entendais calculer

            Les dimensions multipliées de la force future.

 

On nous fera la grâce, à Raymond Tristan et à moi-même, de croire que nous n’avons pas cherché dans nos anthologies contemporaines des morceaux exceptionnellement hermétiques, absurdes ou ridicules. Bien au contraire, ce sont les maîtres, les auteurs dûment consacrés et même applaudis, que nous avons choisis; et dans leur œuvre, nous avons pris des vers que je qualifierais de « classiques » – si je ne craignais d’attenter à l’honneur de ce mot.

Il reste donc à juger et à conclure, en attirant l’attention sur la maladie mortelle dont notre verbe est menacé. Tel est le but poursuivi par Raymond Tristan, lorsqu’il nous dit en guise de péroraison: « La langue française nouvelle est à l’ancienne ce qu’est le cri d’un orang-outan chatouillé à un discours de Bossuet. »

Et qu’on ne s’y méprenne pas, encore une fois, les insanités dont nous avons produit quelques échantillons et qui pullulent déjà parmi nous, ces faux poèmes abracadabrants ne sont pas simples grimaces de farceurs ni de pitres. Ils témoignent bien d’un égarement verbal qui est le signe de notre Âge.

 

 

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Mais il reste de vrais, de purs poètes, et qui pensent comme nous sur l’héritage qu’ils ont reçu.

Nous avons Jacques Supervielle, et les vers intitulés Saisir, ou Le vent sont de ceux qu’on répète à mi-voix dans la joie d’un soir, pour qu’ils aillent à la rencontre des étoiles.

Nous avons Pierre Emmanuel qui, chaque fois qu’il s’en donne la peine, se plaît dans les perspectives de la grande tradition... Et Luc Estang rêveur, sensible, hanté de sortilèges...

Nous avons Patrice de La Tour du Pin, dont Marcel Arland a su exalter l’insidieuse nostalgie et la Quête de Joie. « J’ai moins aimé les poèmes qu’il a donnés ensuite, plus volontaires et maniérés », ajoute Marcel Arland. Nous lui donnons raison, et derrière la Somme de Poésie de Patrice de La Tour du Pin nous attendons mieux encore.

Et puis, nous avons Vincent Muselli. Je sais bien que la plus grande partie de l’œuvre de ce poète modeste n’a pas encore été publiée en librairie. Les Nouvelles Littéraires en ont livré à notre joie quelques morceaux inédits. Nous ne résistons pas, quant à nous, à citer douze vers admirables que Vincent Muselli dédia naguère aux oiseaux:

 

            Mais ces oiseaux qui volaient haut dans le soir,

            En chantant malgré le vent et malgré l’ombre,

            Disaient-ils point, ah, si fiers en ce décombre!

            L’inexorable dureté de l’espoir ?

            

            La peur entrait dans la bête et dans la plante,

            Les angoisses peuplaient l’air alentour, mais

            Ces oiseaux, alors, chantèrent à jamais

            Ignorants de la lumière fléchissante.

            

            Déjà le jour noircissait dans les roseaux;

            Un deuil froid poignait les choses de la plaine,

            Tout mourait, dans quel secret! et cette peine

            Était longue sur l’étang, mais ces oiseaux...

 

Je ne prétends pas ici me faire l’anthologiste des meilleurs poèmes, ni des pires. Mon propos est de dire ma gratitude à ceux d’entre les musiciens de mots qui chantent encore – et d’en saluer nommément quelques-uns. Or j’en connais un autre, celui qui décrivit Les Esprits de Garonne: André Berry.

J’ai lu de lui Le Trésor des Lais, La Belle sans nom, La Romance de la Dame interdite et accordée, le Florilège des Troubadours, la Course d’Entre deux Ports...

André Berry compose comme il respire. Son aisance souveraine, la cadence des images qui se forment en lui et la limpidité du style où ces images se réfléchissent, tout cela confère à notre homme une maîtrise qui pourrait l’éloigner de la modestie. Or n’est-ce pas lui-même qui fit un jour cet aveu, que j’ai trouvé admirable dans sa bouche:

« C’est difficile, vous savez, la poésie! »

Je disais au début de ces notes: Quelle joie de composer des poèmes! Il me faut ajouter: Quel travail!

André Berry, dans la plénitude de ses dons, n’aurait d’autre effort à faire que lever simplement la pierre de la fontaine et laisser couler l’eau vive. Mais voici que vingt fois il recommence un beau poème, comme le faisait avant lui Baudelaire et comme le feront encore ceux qui professent le respect et l’amour de leurs incantations.

Au vrai, un poème de langue française demeure une composition architecturale, formée suivant les lois d’une prosodie où la rime, le mètre et d’innombrables exigences musicales jouent un rôle essentiel. Sans discipline, un poème n’est que prose ou assonance Et que serait le vers latin de Virgile sans les belles alternances du dactyle et du spondée ?

Oui, Berry, c’est difficile, la poésie...

Mais vous êtes récompensé! Car nos lois ne déterminent pas la seule forme des vers, elles en multiplient l’inspiration! Se frayer un chemin parmi des exigences rigides. Assouplir à force de patience et d’amour l’austérité de cet art. Voir que l’ascétisme de la prosodie a sa justification dans l’élan qui s’accumule derrière lui, tel que le chant doit exploser pour jaillir. Les poètes ont même voie que les saints, qui montent vers l’amour, l’extase et la vision par de durs chemins et des portes étroites.

 

 

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Donc il nous faut des lois – et Paul Valéry, cet orfèvre, ce créateur de musique neuve, l’avait compris.

Est-ce en vain, par exemple, que l’hiatus est condamné ? Est-ce en vain que depuis Jean Bouchet, ce contemporain charmant de Clément Marot, notre prosodie impose la succession des rimes ?

Cette alternance des rimes masculines et féminines devint obligatoire dans nos vers, dit Joachim du Bellay, « afin que plus facilement on pût les chanter ». « Et je trouve une telle diligence fort bonne », ajoute-t-il. Les poètes de la pléiade étaient eux-mêmes soumis à cette discipline, si cruelle d’ailleurs, qui donne à la poésie française sa démarche de danseuse. Et pour citer encore de plus illustres témoignages, Ronsard ne l’appliquait point dans ses premiers livres d’amour, alors que plus tard nous l’y voyons toujours fidèle. Ronsard, le jongleur divin, le joueur de viole, le Joueur de Flûte...

 

 

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Vous direz: Il faut renouveler toutes choses, et l’art lui-même. Il faut bâtir des maisons neuves. Gloire à ceux qui ouvrent des voies inconnues, aux explorateurs du langage, à tous les audacieux par qui la poésie renaît au miracle d’une jeunesse éternelle...

Peut-être. Si nos bergers nous donnaient des formes originales, comme l’a fait Claudel qui s’est inventé à lui-même une loi, s’ils nous offraient des strophes cadencées par les rythmes du monde ou la danse devant l’Arche, nous prêterions l’oreille... S’ils nous guidaient vers des musiques nouvelles, ô Verlaine, et fiançaient la flûte au cor! Mais la plupart d’entre eux – et nous les connaissons – n’apportent point d’autres innovations que l’anarchie, le chaos, la suppression de la musique, de la rime, et toute la cocasserie funèbre du « Swing » en mots dont parlait récemment André Siegfried.

Nous soupirons après la Voix. Nous sommes comme les brebis autour du joueur de tympanon, attentifs au chant qui va porter vers la nuit nos consolations. Or je n’entends rien chanter dans « les dimensions multipliées de la force future », ni dans le « déglutit sa brue » d’Henri Michaux – et j’ai bien peur que les « calculs » de Paul Éluard ne fassent pleurer les yeux des anges.

Mais écoutez André Berry, dans la « Chantefable de Murielle et d’Alain »:

 

            Ô corps d’antan, corps de sel et de sable,

            De pain azyme et de boue et de ciel,

            Mont bien-assis, fontaine insaisissable,

            Ruisseau fuyant sous un arbre éternel,

            

            Folâtres yeux, ravins noirs de mystère,

            Puits ombragés, remplis d’une eau d’azur,

            Qui laissiez voir le centre de la terre

            Et tous ses feux dans votre abîme obscur,

            

            Front souverain, nez droit, bouche subtile,

            Sauvages dents, chaude langue de chair,

            Lèvres de vin, de cannelle et d’argile,

            Festin de manne aux portes de l’enfer...

 

Écoutez-le dans ces vers extraits de la Complainte des villes détruites:

 

            Chères cités dont les aires désertes

            Me navrent plus que tout cadavre humain,

            Aurai-je en vain passé mes saisons vertes

            À découvrir vos murs sans lendemain ?

            

            Mon œil vous cherche en vain parmi les herbes,

            Temples, palais, solides bâtiments,

            Vous qui jadis, en emphases superbes,

            À notre glaise opposiez vos ciments.

            

            Que l’os se rompe et le marbre s’assure,

            Roi comme serfs en naissent avisés,

            Mais le revers était contre nature

            Qui me tient droit, tandis que vous gisez...

 

Ce poème est plus éloquent dans sa musique française que l’étude la mieux fournie en arguments et en exemples. Il est inédit. André Berry vient de me l’envoyer – et j’en ressens l’honneur. Qu’il me soit donc permis de le dédier à tous les faux prophètes, trousseurs de mots et mauvais bergers contre lesquels il porte accusation.

 

 

 

Michel de SAINT PIERRE.

 

Paru dans Liaison en 1949.

 

 

 

 

 

 

 

 

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